Le problème du mal est tel, tellement ténébreux, qu’il résiste à la raison. Dès lors, pour d’un côté ne pas l’atténuer (en en faisant par exemple, approche classique, « l'ombre du bien », dans un monde qui est « le meilleur possible »), de l’autre ne pas devenir fou, on l’aborde par le mythe. À savoir, on met en usage l’imaginaire. Je ne retiendrai ici que trois types d'approche du mal, impliquant l’imaginaire : — un type qui se déploie de nos jours, dans la cadre de la pensée évolutionniste ; — l'idée de chute, voire de chute céleste, avec la figure de Lucifer ange déchu ; — les réflexions de la tradition juive autour de la notion de tsimtsoum, à savoir le retrait de Dieu.
Je souligne que par les mots « mythe », « mythique », j’entends ici simplement une approche mettant en jeu l’imaginaire (sans que ce mot n'ait de sens dépréciatif : nous sommes des êtres de sens, et donc d’images, et donc d’imagination, ayant une fonction importante dans notre connaissance du réel).
1. Évolution — Le mal comme moteur
Les acquis scientifiques contemporains ont renouvelé radicalement notre vision du monde, de la vie, de l'univers. Les découvertes en matière d'origine temporelle de la vie sont un des tournants clés de notre perception du monde. Notamment via la théorie de l’évolution. Un tournant qui affecte irrémédiablement jusqu'à notre imaginaire collectif. Or, parlant d'essais d'approche de la question du mal, au fond inaccessible à la raison, la question de l’imaginaire est en jeu, et donc, je l'ai dit, la production de mythes. À partir du cadre commun évolutionniste qui est le nôtre aujourd’hui, le mal se pense selon l’élaboration de discours mythiques correspondant à ce cadre.
Quelques exemples. Pensons à des films comme Star Wars, 2001 Odyssée de l’Espace, La Planète des Singes, et j’en passe : tout notre imaginaire fonctionne dans ce cadre-là. Y compris, ce qui est en jeu dans notre propos, le problème du mal. Les premiers exemples qui peuvent venir à l’esprit en sont bien de telles œuvres artistiques (Star Wars, où dans un lointain passé, une civilisation galactique a atteint les degrés de développements techniques et spirituels inaccessibles à l'humanité actuelle ; 2001 Odyssée de l’espace, où un étrange monolithe guide l’humanité de ses origines simiesques à un statut de spiritualisation digne du scientifique jésuite Teilhard de Chardin — rejoignant la pensée du philosophe Bergson ; ou, parlant d’humanité simiesque, La planète des Singes — avec ici en outre l’ironie de Pierre Boulle, l’auteur du livre, puisque les singes, et non les hommes, pourraient bien être l’aboutissement de l’évolution). Notons que dans cette perspective artistique, le thème de la relativité de l’espace et du temps prend aussi du service (la rencontre des deux thèmes — évolution et relativité — se fait ainsi : le deuxième devient comme le lieu de perception aiguë, par télescopage, du premier — pensons aussi à Nimitz, retour vers l’enfer, où le Nimitz, ce porte-avion américain moderne, est projeté par une tempête électromagnétique distordant le tissu spatio-temporel, au jour de la bataille de Pearl Harbor. Dans La planète des Singes de Tim Burton, le héros tombe, par télescopage espace-temps similaire, dans le futur où les singes ont surpassé les hommes — la problématique relativiste est en fait essentielle dès le roman de Boulle). Cela est devenu paradigme, en regard donc, de l’évolutionnisme.
Concernant le mal, à l’occasion de cet imaginaire évolutionniste, la division de l’être causée par le mal devient carrément le moteur de l’évolution, et de notre devenir. La division est dépassée : dépassée pour un mieux, dans une acception optimiste ; pour le pire, dans une vision — disons — plus réservée.
Deux philosophies modernes et contemporaines représentent bien ces deux lignées : lecture lumineuse, représentée par Hegel, et lecture sombre, par Schopenhauer (tous deux précédent toutefois les découvertes qui permettront la mise en place de la théorie de l'évolution, précisons-le). En science Darwin (1809-1882), a donné son nom à la théorie de l’évolution (L'origine des espèces, 1859). En philosophie, Hegel (1770-1831 — Phénoménologie de l'esprit, 1807) et Schopenhauer (1788-1860 — Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819), peuvent représenter les deux pôles de lecture qui prendront du service dans la cadre d'une approche évolutionniste du problème du mal. Par le biais de l’intellect lumineux d’un côté (lecture optimiste — le mal comme moteur de l’évolution englouti par le mieux). Sous l’angle de la volonté sombre de l’autre (le mal composante tragique).
Dans la première perspective, l’esprit absolu se développe et se réalise dans l’Histoire, laquelle, au vu de cette fin heureuse, est une bonne chose : tout converge vers la clarté de l’intelligence dévoilée. Comme le dit Paul en Romains 8, « tout concourt au bien… » — des hommes, de la Création, etc., plus généralement que « de ceux qui aiment Dieu ». Cette lignée globalement optimiste est celle des scientifiques évolutionnistes comme Teilhard de Chardin, ou plus récemment, mutatis mutandis, Yves Coppens : Lucie s’est levée sur ses pattes, parce qu’un grand mal lui était advenu : la faille du rift est-africain avait asséché les forêts qui la protégeaient, l’obligeant à se dresser pour veiller, au départ à défaut de mieux, et finalement pour le mieux. Dans ce lot, produit d’un nouveau besoin de protection, bientôt les massues – comme dans 2001 Odyssée de l’espace —, plus efficaces que la montée aux arbres. « Je fais le mal que je ne voudrais pas », mais au fond, c’est pour mon mieux. D’où ces deuxièmes exemples de mythes, plus proches de la science, qui elle se contente de faire des constats, en principe, comme celui qui veut que l’évolution des mâchoires, leur affinement, s’explique par la cuisson des aliments. Viennent ensuite les interpolations intellectuelles qui font aisément glisser de la théorie aux mythes (via la fonction positive du mal : de la brèche du rift, avec savane à l’Est, à la station debout.).
La perspective plus sombre (type Schopenhauer) part du même constat : le mal construit le monde, mais vu ce qu’est le monde, ce n’est pas pour le mieux. Tout cela est le fruit, non pas de la claire intelligence en route vers son dévoilement, comme pour les optimistes ; mais procède d’une volonté obscure, le sombre et tragique vouloir-vivre, qu’il est donc préférable d’anéantir en soi. Mieux vaut combattre ce vouloir-vivre, viser au bienheureux néant d’où il aurait mieux valu ne jamais sortir.
En résumé, dans l’imaginaire évolutionniste, tout le monde est d’accord pour dire qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs : les premiers s’y résolvent, qui aiment bien l’omelette : au fond, si l’omelette est à ce prix, eh bien ! — passons-en par là. Les seconds considèrent qu’au regard de ce qu’est l’omelette, il n’est pas si sûr que cela valait bien le coup de casser les œufs. Si ce sont là les douleurs de l’enfantement, eh bien ! — pour le dire comme l’Ecclésiaste, « l’avorton est finalement le plus heureux ».
Alors, concrètement : que faire ? Ou au moins que dire ?… Se faire une Raison et ne pas sombrer dans la conscience malheureuse, comme le veut Hegel — : demain sera brillant — ? Anéantir le vouloir-vivre qui ne sait produire que des omelettes immangeables à force d’amertume ?
En regard de la volonté sombre le mal réapparaît — fait lancinant.
2. Lucifer — Le mal contre Dieu
Avec cela, un problème : qu’il soit un accident de l’être (selon l'approche devenue un temps commune qui entend le mal comme « ombre du bien ») ou l’être lui-même, comment s’effectue le passage au mal ? D’où vient-il ? Un mythe est connu qui tente d’expliquer cette chose impossible : le mythe de Lucifer. Il correspond à une lecture de type platonicien des choses, utilisée comme méthode d’exégèse de la Bible — pratiquée depuis les pères de l’Église et connue jusqu’à aujourd’hui.
Ce mythe de Lucifer est dû, sous sa forme connue, essentiellement à un père de l’Église, nommé Origène, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère. Il a certainement des racines plus anciennes, dans la gnose et les apocryphes inter-testamentaires. Bien qu’il ne se trouve pas dans la Bible, malgré ce que l’on croit parfois.
Le système théologique d'Origène : premier système théologique chrétien à connaître une expansion à peu près universelle. De l'Égypte, où il a pris naissance, aux monastères irlandais, en passant par les théologiens byzantins. Cela avant d'être officiellement condamné par un Concile orthodoxe au VIe siècle, en 553, au IIe Concile de Constantinople, Ve Concile œcuménique ; théologie condamnée, ce qui n'a pas empêché les orthodoxies d'en conserver des pans entiers. Et d'en exporter des pans entiers dans leurs terres de mission, des terres germaniques pour l'Occident aux terres slaves pour Byzance.
Car si l'origénisme a été condamné, ses méthodes en exégèse biblique et en théologie, sont restées longtemps à l'ordre du jour, et jusqu'en Occident où par exemple au XIIe siècle le commentaire du Cantique des Cantiques par Bernard de Clairvaux, adversaire des cathares, est de méthode nettement origénienne, méthode qu’il partage avec ses adversaires. On en a trace, sous cet aspect que l’on va voir et qui est la chute des démons, jusque dans les Confessions de Foi réformées.
Origène enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite à un péché commis au ciel, selon le cas rébellion ou imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des "tuniques de peau" que sont nos corps pour les moins fautives. A la tête des rebelles, Lucifer.
Des textes bibliques fondent la pensée d’Origène, dont deux qu’il faut mentionner : Genèse 1-3, et Ésaïe 14.
Concernant le premier, Origène est dans la ligne de nombreux exégètes juifs sur les tuniques de peaux : "Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'il en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau". Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question avaient été cousues par Dieu après qu'il eût égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul les promet aux Corinthiens pour la résurrection (1 Corinthiens 15). À l'inverse, la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies ; des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible.
Concernant le second texte : cette faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, s’induit de la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin — ce qui est traduit par "Lucifer" en latin —, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité… la chute. Lucifer, terme qui est passé dans la traduction latine de la Bible, la Vulgate, traduction effectuée par cet ex-disciple d’Origène qu’est saint Jérôme.
Avec cela la question se pose du motif de Lucifer & co pour pécher. Le plus connu parmi les motifs proposés est l’orgueil, toujours à la lecture d’Ésaïe 14 — et Ézéchiel 28 — : « tu as voulu t’égaler à Dieu », à quoi se couple souvent la convoitise, en l’occurrence du poste de Dieu, de sa gloire. Ce qui a induit un développement qu’il faut signaler : la damnation par amour, amour en l’occurrence de la beauté de Dieu, bien digne d’être désirée, convoitée, ce qui vaut, dans cette perspective, excuse pour le diable, qui peut même en devenir digne d’imitation mystique. Ce développement est le fait de certains courants de la mystique musulmane, notamment de Ahmad Ghazali, cela à partir de sa lecture du verset du Coran concernant cette question. Cette tradition de la damnation par amour s’est perpétuée chez les Yézidis, mouvement religieux d’origine musulmane connu aujourd’hui essentiellement chez les Kurdes.
Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.
Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique — puis protestant — depuis le Moyen Âge, mais développé et accentué chez d’autres chrétiens comme les cathares. Par exemple, dans les christianismes non-cathares, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, ce qu'Origène ne faisait pas, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l'œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.
Origine commune pour les deux théologies, développements dissemblables. Or, que l'origine théologique soit commune n'a rien d'étonnant, puisque le système origénien a connu une expansion universelle.
L'abandon de ce platonisme commun va s'accentuer dans le catholicisme, et cela n'est pas sans lien avec la controverse anti-cathare, dénonçant ainsi de plus en plus nettement la dimension dualiste d'une telle théologie, qui est largement sienne aussi. Les cathares, eux, sont allés jusqu'à prêter au diable la Création matérielle dans laquelle nos âmes sont déchues.
Ici se fait la rupture, ici passe la frontière vers un pas de plus qui sera franchie par le catharisme. Un pas supplémentaire sera alors franchi par rapport au mythe origénien : le Père de l'Église n'expliquait pas l'origine de ce monde, le nôtre, celui dans lequel sont déchues par châtiment consécutif à un péché céleste, les âmes originellement créées bonnes, autrement que dans un rapport médiat à Dieu. Un récit mythique des bogomiles, ces cathares des pays slaves, que l’on retrouve dans le catharisme occidental, récit intitulé Interrogatio Iohannis, pousse l'explication un peu plus loin. La médiation dans le rapport du monde à Dieu doit relever du mauvais, d'une façon ou d'une autre. La douleur et la nostalgie n'en laissent point de doutes. L'Interrogatio Iohannis, et bogomilisme comme le catharisme avec elle quand il la reçoit, nous proposent bien quelque chose de l'ordre de la médiation du problème du mal : certes les quatre éléments sont créés par le Dieu bon, mais en l'état actuel de leur configuration, il ont été façonnés par le diable, l'Ange déchu.
Bref, des théologies, médiévales s'accordent à reconnaître qu'il n'est pas possible, dans l'état où elle se trouve, d'attribuer au Dieu bon la Création matérielle. Des conséquences considérables procèdent de cette certitude. Sur le plan sexuel : ici, pas trop de problème, cathares et catholiques de l'époque sont en plein accord. Mais en matière de possessions de l'Église, et jusqu'au sommet de la hiérarchie, au Vatican, ça coince, et à plus forte raison, quand le siège réputé saint est de ce fait la clef de voûte du système féodal. Être propriétaire est déjà avoir pactisé avec le diable. "Nul ne peut servir Dieu et Mammon, l'argent", disait Jésus. La preuve, s'il en est encore besoin, cela débouche sur la guerre, la violence ; et argument parfait en faveur des cathares, sur la Croisade et l'Inquisition, pour le premier système totalitaire moderne, ou pré moderne.
Sur cette base, certains cathares iront un peu plus loin : puisque le système luciférien, quelles que soient les zones où on le pousse, reste platonicien, n’est-il pas lui-même trop optimiste ? En d’autres termes, le mal est-il seulement ombre du bien ?
Pourquoi le mal ? Parce que Dieu a laissé une zone de libre-arbitre à Lucifer et à ses sbires, dont nous-mêmes, dit le mythe. Un théologien cathare italien, Jean de Lugio, ne se contente pas de cette réponse. Le traité retrouvé qui lui est attribué, le Livre des deux Principes affirme en substance : le mythe est bien joli, mais finalement il n'explique rien. Voilà en effet un Dieu étrange que celui qui aurait offert à l'Ange (Lucifer) de passer au mal en lui octroyant un libre-arbitre qui lui fait préférer le quasi-néant du mal au Bien suprême qu'est Dieu ! Les choses sont pires que cela.
L'argument ne manque pas de poids, qui requiert donc un second Principe face à Dieu, le Principe du mal, résistant.
Le mythe de Lucifer est dès lors dénoncé comme insuffisant. Il y a face à l’être, un abîme horrible, insondable, tel qu’il faudra bien qu’il prenne lui-même figure mythique pour pouvoir être dit : un monstre tétramorphe, lit-on chez des polémistes… Comme un père du diable.
Reste la question de sa provenance. C’est ici qu’on abordera notre troisième mythe et quelques-unes de ses variantes, le mythe du tsimtsoum.
3. Tsimtsoum — Le risque de la Création et l’absence de Dieu
Le mal est ici la conséquence de l’absence de Dieu. Au départ, il y a un constat biblique. Au moment de la destruction du Temple, c’est la présence de Dieu qui se retire. Alors que le peuple est exilé de la Terre de Canaan pour Babylone, Dieu part en exil lui aussi. C’est l’exil de la Shekhina, de la présence de Dieu, de sa gloire…
L'exil à Babylone n'a pas été le premier ni le dernier pour Israël. On sait ce qu'il a souffert il y a 50 ans à peine, et qui a mené à cette conclusion : devant tant de souffrance, il n'y a plus d'explications qui tiennent. Où est Dieu ? demande Élie Wiesel en camp de concentration… Primo Levi, un autre déporté victime du racisme nazi, n'a pas supporté cette question : il en est mort, suicidé. De même que Bruno Bettelheim, et tant d'autres…
Un penseur juif contemporain, Hans Jonas (Le Concept de Dieu après Auschwitz, Rivages poche n°123), a proposé, lui, d'en revenir à l'explication qui était donnée par un rabbin du XVIe siècle, suite à l'expulsion des juifs d'Espagne. Il s'appelait Isaac Luria. Cette explication se résume à cela : Dieu s'est absenté. (Notons que Hans Jonas, lui, pousse le thème plus loin que cela n’a jamais été fait. Quoiqu’il en soit, il trouve là une issue pour l’horreur totale du XXe siècle.)
Isaac Luria était confronté lui aussi à une catastrophe, l’expulsion d’Espagne, qui lui fait concevoir son développement mythique : on ne peut expliquer l'intensité du mal que si Dieu s'est absenté. En 1492, l'Espagne est en proie à un fanatisme et à un racisme obsessionnels : c’est là qu’on commence à parler de « pureté du sang » ! C'est le comble de la méchanceté et de l'idolâtrie, au moins digne de Babylone. 1492 c'est l'année de la découverte de l'Amérique que l'on ne peut fêter qu'avec larmes, puisqu'elle débouchera sur le massacre de millions d'Indiens, puis sur les déportations esclavagistes de millions d'Africains. Cette année-là, l'Espagne décide aussi d'expulser de ses terres les juifs et les musulmans.
Ceux qui vivent ce mépris sont à même de se dire : mais que fait Dieu ? Est-il présent ? Non. Il s'est absenté, a répondu Isaac Luria. Il s'est absenté pour que le monde puisse exister, comme pour un enfantement. Le rabbin Isaac Luria appelle cela une "contraction" de Dieu. Dieu, en effet, est infini, il occupe tout l'espace. Ce qui fait qu'il n'y a pas de place pour le monde. Alors Dieu s'est contracté, a créé en lui un espace, comme une femme en qui une place se crée pour laisser place à celui qui deviendra son enfant. Par des contractions dans la douleur. Contraction : en hébreu cela se dit tsimtsoum.
Dieu nous a laissé une place. Du coup nous pouvons advenir, le monde peut exister, mais – c'est à ce prix – Dieu n'est pas là où est le monde. D’où la méchanceté qui y prend place. Là où Dieu n’est pas, là est le mal. Mais il a fallu qu'il se retire, avec tous les risques que cela suppose, pour que le monde soit. Il peut devenir lui-même, mais c'est au prix de l'absence de Dieu, et donc de sa protection. Telle est notre situation vis-à-vis de Dieu. Nous pouvons devenir nous-mêmes, puisqu'il s'est retiré, mais c'est au prix de son absence, avec tout le tragique que cela suppose. Bien sûr la question se pose : est-ce que cela valait le coup, pour un monde aussi douloureux ? Toujours est-il que nous sommes là, et qu'il nous appartient de faire avec… pour le mieux si possible.
Alors Dieu, toutefois, a prévu une autre présence de lui-même, cachée, souffrante, nous accompagnant dans notre exil, comme le souci et la prière des parents accompagne l'exil de l'enfant qui a voulu devenir sans eux. Élie Wiesel à Auschwitz, à la question : "où est Dieu ?" répondait, voyant un adolescent pendu par ses bourreaux : il est là, qui pend. Remarquons que c'est ce type de présence qu'il nous a octroyée en Jésus-Christ. Une présence qui ne fait pas défaut mais qui n'empiète pas non plus. Au cœur de notre exil, il est là.
Mais en deçà de cela, esquisse du thème de la rédemption, perce peut-être quelque chose d’important concernant notre thème, la question du risque de la Création, et notre part dans cette histoire-là.
Car on a parlé de l’adolescence et de son devenir. Mais remontons plus haut : avant la naissance. Avant le passage à l’être. Le désir d’être qui débouche sur les contractions de la mère. Françoise Dolto nous enseigne que l’enfant est le produit de trois volontés. Celle du père et de la mère, certes, mais aussi la sienne propre. Il ne viendrait pas à l’être sans son désir propre de devenir ! Par analogie, il est possible de dire que la Création est advenue parce qu’elle l’a bien voulu ; nous l’avons bien voulue, cette contraction divine. Avant même d’être. Prière de la création non encore advenue, qui a été émise et exaucée. La question face au mal est de savoir si l’on a bien fait. Quoiqu’il en soit, c’est fait : le monde est là. (Dieu connaît l'infinité des possibles, même jamais advenus. Il a jugé celui-ci digne d'être créé.)
Nous voilà donc entre exil et espérance (Ro 8, 18-24a : « J’estime, dit Paul, que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du néant - non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. »).
Cela ne nous dit pas le « quoi » de l’aboutissement de cette espérance : peut-être consistera-t-il à reconnaître enfin qu’il aurait peut-être mieux valu ne pas prononcer cette prière devenue gémissement : « ne te hâte pas de prononcer une parole devant Dieu » dit l’Ecclésiaste. Peut-être Dieu transformera-t-il par un exaucement inattendu une prière maladroite ? On le voit, les mythes de la Création ne font jusque là que redire nos questions…
Je souligne que par les mots « mythe », « mythique », j’entends ici simplement une approche mettant en jeu l’imaginaire (sans que ce mot n'ait de sens dépréciatif : nous sommes des êtres de sens, et donc d’images, et donc d’imagination, ayant une fonction importante dans notre connaissance du réel).
1. Évolution — Le mal comme moteur
Les acquis scientifiques contemporains ont renouvelé radicalement notre vision du monde, de la vie, de l'univers. Les découvertes en matière d'origine temporelle de la vie sont un des tournants clés de notre perception du monde. Notamment via la théorie de l’évolution. Un tournant qui affecte irrémédiablement jusqu'à notre imaginaire collectif. Or, parlant d'essais d'approche de la question du mal, au fond inaccessible à la raison, la question de l’imaginaire est en jeu, et donc, je l'ai dit, la production de mythes. À partir du cadre commun évolutionniste qui est le nôtre aujourd’hui, le mal se pense selon l’élaboration de discours mythiques correspondant à ce cadre.
Quelques exemples. Pensons à des films comme Star Wars, 2001 Odyssée de l’Espace, La Planète des Singes, et j’en passe : tout notre imaginaire fonctionne dans ce cadre-là. Y compris, ce qui est en jeu dans notre propos, le problème du mal. Les premiers exemples qui peuvent venir à l’esprit en sont bien de telles œuvres artistiques (Star Wars, où dans un lointain passé, une civilisation galactique a atteint les degrés de développements techniques et spirituels inaccessibles à l'humanité actuelle ; 2001 Odyssée de l’espace, où un étrange monolithe guide l’humanité de ses origines simiesques à un statut de spiritualisation digne du scientifique jésuite Teilhard de Chardin — rejoignant la pensée du philosophe Bergson ; ou, parlant d’humanité simiesque, La planète des Singes — avec ici en outre l’ironie de Pierre Boulle, l’auteur du livre, puisque les singes, et non les hommes, pourraient bien être l’aboutissement de l’évolution). Notons que dans cette perspective artistique, le thème de la relativité de l’espace et du temps prend aussi du service (la rencontre des deux thèmes — évolution et relativité — se fait ainsi : le deuxième devient comme le lieu de perception aiguë, par télescopage, du premier — pensons aussi à Nimitz, retour vers l’enfer, où le Nimitz, ce porte-avion américain moderne, est projeté par une tempête électromagnétique distordant le tissu spatio-temporel, au jour de la bataille de Pearl Harbor. Dans La planète des Singes de Tim Burton, le héros tombe, par télescopage espace-temps similaire, dans le futur où les singes ont surpassé les hommes — la problématique relativiste est en fait essentielle dès le roman de Boulle). Cela est devenu paradigme, en regard donc, de l’évolutionnisme.
Concernant le mal, à l’occasion de cet imaginaire évolutionniste, la division de l’être causée par le mal devient carrément le moteur de l’évolution, et de notre devenir. La division est dépassée : dépassée pour un mieux, dans une acception optimiste ; pour le pire, dans une vision — disons — plus réservée.
Deux philosophies modernes et contemporaines représentent bien ces deux lignées : lecture lumineuse, représentée par Hegel, et lecture sombre, par Schopenhauer (tous deux précédent toutefois les découvertes qui permettront la mise en place de la théorie de l'évolution, précisons-le). En science Darwin (1809-1882), a donné son nom à la théorie de l’évolution (L'origine des espèces, 1859). En philosophie, Hegel (1770-1831 — Phénoménologie de l'esprit, 1807) et Schopenhauer (1788-1860 — Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819), peuvent représenter les deux pôles de lecture qui prendront du service dans la cadre d'une approche évolutionniste du problème du mal. Par le biais de l’intellect lumineux d’un côté (lecture optimiste — le mal comme moteur de l’évolution englouti par le mieux). Sous l’angle de la volonté sombre de l’autre (le mal composante tragique).
Dans la première perspective, l’esprit absolu se développe et se réalise dans l’Histoire, laquelle, au vu de cette fin heureuse, est une bonne chose : tout converge vers la clarté de l’intelligence dévoilée. Comme le dit Paul en Romains 8, « tout concourt au bien… » — des hommes, de la Création, etc., plus généralement que « de ceux qui aiment Dieu ». Cette lignée globalement optimiste est celle des scientifiques évolutionnistes comme Teilhard de Chardin, ou plus récemment, mutatis mutandis, Yves Coppens : Lucie s’est levée sur ses pattes, parce qu’un grand mal lui était advenu : la faille du rift est-africain avait asséché les forêts qui la protégeaient, l’obligeant à se dresser pour veiller, au départ à défaut de mieux, et finalement pour le mieux. Dans ce lot, produit d’un nouveau besoin de protection, bientôt les massues – comme dans 2001 Odyssée de l’espace —, plus efficaces que la montée aux arbres. « Je fais le mal que je ne voudrais pas », mais au fond, c’est pour mon mieux. D’où ces deuxièmes exemples de mythes, plus proches de la science, qui elle se contente de faire des constats, en principe, comme celui qui veut que l’évolution des mâchoires, leur affinement, s’explique par la cuisson des aliments. Viennent ensuite les interpolations intellectuelles qui font aisément glisser de la théorie aux mythes (via la fonction positive du mal : de la brèche du rift, avec savane à l’Est, à la station debout.).
La perspective plus sombre (type Schopenhauer) part du même constat : le mal construit le monde, mais vu ce qu’est le monde, ce n’est pas pour le mieux. Tout cela est le fruit, non pas de la claire intelligence en route vers son dévoilement, comme pour les optimistes ; mais procède d’une volonté obscure, le sombre et tragique vouloir-vivre, qu’il est donc préférable d’anéantir en soi. Mieux vaut combattre ce vouloir-vivre, viser au bienheureux néant d’où il aurait mieux valu ne jamais sortir.
En résumé, dans l’imaginaire évolutionniste, tout le monde est d’accord pour dire qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs : les premiers s’y résolvent, qui aiment bien l’omelette : au fond, si l’omelette est à ce prix, eh bien ! — passons-en par là. Les seconds considèrent qu’au regard de ce qu’est l’omelette, il n’est pas si sûr que cela valait bien le coup de casser les œufs. Si ce sont là les douleurs de l’enfantement, eh bien ! — pour le dire comme l’Ecclésiaste, « l’avorton est finalement le plus heureux ».
Alors, concrètement : que faire ? Ou au moins que dire ?… Se faire une Raison et ne pas sombrer dans la conscience malheureuse, comme le veut Hegel — : demain sera brillant — ? Anéantir le vouloir-vivre qui ne sait produire que des omelettes immangeables à force d’amertume ?
En regard de la volonté sombre le mal réapparaît — fait lancinant.
2. Lucifer — Le mal contre Dieu
Avec cela, un problème : qu’il soit un accident de l’être (selon l'approche devenue un temps commune qui entend le mal comme « ombre du bien ») ou l’être lui-même, comment s’effectue le passage au mal ? D’où vient-il ? Un mythe est connu qui tente d’expliquer cette chose impossible : le mythe de Lucifer. Il correspond à une lecture de type platonicien des choses, utilisée comme méthode d’exégèse de la Bible — pratiquée depuis les pères de l’Église et connue jusqu’à aujourd’hui.
Ce mythe de Lucifer est dû, sous sa forme connue, essentiellement à un père de l’Église, nommé Origène, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère. Il a certainement des racines plus anciennes, dans la gnose et les apocryphes inter-testamentaires. Bien qu’il ne se trouve pas dans la Bible, malgré ce que l’on croit parfois.
Le système théologique d'Origène : premier système théologique chrétien à connaître une expansion à peu près universelle. De l'Égypte, où il a pris naissance, aux monastères irlandais, en passant par les théologiens byzantins. Cela avant d'être officiellement condamné par un Concile orthodoxe au VIe siècle, en 553, au IIe Concile de Constantinople, Ve Concile œcuménique ; théologie condamnée, ce qui n'a pas empêché les orthodoxies d'en conserver des pans entiers. Et d'en exporter des pans entiers dans leurs terres de mission, des terres germaniques pour l'Occident aux terres slaves pour Byzance.
Car si l'origénisme a été condamné, ses méthodes en exégèse biblique et en théologie, sont restées longtemps à l'ordre du jour, et jusqu'en Occident où par exemple au XIIe siècle le commentaire du Cantique des Cantiques par Bernard de Clairvaux, adversaire des cathares, est de méthode nettement origénienne, méthode qu’il partage avec ses adversaires. On en a trace, sous cet aspect que l’on va voir et qui est la chute des démons, jusque dans les Confessions de Foi réformées.
Origène enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite à un péché commis au ciel, selon le cas rébellion ou imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des "tuniques de peau" que sont nos corps pour les moins fautives. A la tête des rebelles, Lucifer.
Des textes bibliques fondent la pensée d’Origène, dont deux qu’il faut mentionner : Genèse 1-3, et Ésaïe 14.
Concernant le premier, Origène est dans la ligne de nombreux exégètes juifs sur les tuniques de peaux : "Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'il en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau". Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question avaient été cousues par Dieu après qu'il eût égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul les promet aux Corinthiens pour la résurrection (1 Corinthiens 15). À l'inverse, la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies ; des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible.
Concernant le second texte : cette faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, s’induit de la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin — ce qui est traduit par "Lucifer" en latin —, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité… la chute. Lucifer, terme qui est passé dans la traduction latine de la Bible, la Vulgate, traduction effectuée par cet ex-disciple d’Origène qu’est saint Jérôme.
Avec cela la question se pose du motif de Lucifer & co pour pécher. Le plus connu parmi les motifs proposés est l’orgueil, toujours à la lecture d’Ésaïe 14 — et Ézéchiel 28 — : « tu as voulu t’égaler à Dieu », à quoi se couple souvent la convoitise, en l’occurrence du poste de Dieu, de sa gloire. Ce qui a induit un développement qu’il faut signaler : la damnation par amour, amour en l’occurrence de la beauté de Dieu, bien digne d’être désirée, convoitée, ce qui vaut, dans cette perspective, excuse pour le diable, qui peut même en devenir digne d’imitation mystique. Ce développement est le fait de certains courants de la mystique musulmane, notamment de Ahmad Ghazali, cela à partir de sa lecture du verset du Coran concernant cette question. Cette tradition de la damnation par amour s’est perpétuée chez les Yézidis, mouvement religieux d’origine musulmane connu aujourd’hui essentiellement chez les Kurdes.
Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.
Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique — puis protestant — depuis le Moyen Âge, mais développé et accentué chez d’autres chrétiens comme les cathares. Par exemple, dans les christianismes non-cathares, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, ce qu'Origène ne faisait pas, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l'œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.
Origine commune pour les deux théologies, développements dissemblables. Or, que l'origine théologique soit commune n'a rien d'étonnant, puisque le système origénien a connu une expansion universelle.
L'abandon de ce platonisme commun va s'accentuer dans le catholicisme, et cela n'est pas sans lien avec la controverse anti-cathare, dénonçant ainsi de plus en plus nettement la dimension dualiste d'une telle théologie, qui est largement sienne aussi. Les cathares, eux, sont allés jusqu'à prêter au diable la Création matérielle dans laquelle nos âmes sont déchues.
Ici se fait la rupture, ici passe la frontière vers un pas de plus qui sera franchie par le catharisme. Un pas supplémentaire sera alors franchi par rapport au mythe origénien : le Père de l'Église n'expliquait pas l'origine de ce monde, le nôtre, celui dans lequel sont déchues par châtiment consécutif à un péché céleste, les âmes originellement créées bonnes, autrement que dans un rapport médiat à Dieu. Un récit mythique des bogomiles, ces cathares des pays slaves, que l’on retrouve dans le catharisme occidental, récit intitulé Interrogatio Iohannis, pousse l'explication un peu plus loin. La médiation dans le rapport du monde à Dieu doit relever du mauvais, d'une façon ou d'une autre. La douleur et la nostalgie n'en laissent point de doutes. L'Interrogatio Iohannis, et bogomilisme comme le catharisme avec elle quand il la reçoit, nous proposent bien quelque chose de l'ordre de la médiation du problème du mal : certes les quatre éléments sont créés par le Dieu bon, mais en l'état actuel de leur configuration, il ont été façonnés par le diable, l'Ange déchu.
Bref, des théologies, médiévales s'accordent à reconnaître qu'il n'est pas possible, dans l'état où elle se trouve, d'attribuer au Dieu bon la Création matérielle. Des conséquences considérables procèdent de cette certitude. Sur le plan sexuel : ici, pas trop de problème, cathares et catholiques de l'époque sont en plein accord. Mais en matière de possessions de l'Église, et jusqu'au sommet de la hiérarchie, au Vatican, ça coince, et à plus forte raison, quand le siège réputé saint est de ce fait la clef de voûte du système féodal. Être propriétaire est déjà avoir pactisé avec le diable. "Nul ne peut servir Dieu et Mammon, l'argent", disait Jésus. La preuve, s'il en est encore besoin, cela débouche sur la guerre, la violence ; et argument parfait en faveur des cathares, sur la Croisade et l'Inquisition, pour le premier système totalitaire moderne, ou pré moderne.
Sur cette base, certains cathares iront un peu plus loin : puisque le système luciférien, quelles que soient les zones où on le pousse, reste platonicien, n’est-il pas lui-même trop optimiste ? En d’autres termes, le mal est-il seulement ombre du bien ?
Pourquoi le mal ? Parce que Dieu a laissé une zone de libre-arbitre à Lucifer et à ses sbires, dont nous-mêmes, dit le mythe. Un théologien cathare italien, Jean de Lugio, ne se contente pas de cette réponse. Le traité retrouvé qui lui est attribué, le Livre des deux Principes affirme en substance : le mythe est bien joli, mais finalement il n'explique rien. Voilà en effet un Dieu étrange que celui qui aurait offert à l'Ange (Lucifer) de passer au mal en lui octroyant un libre-arbitre qui lui fait préférer le quasi-néant du mal au Bien suprême qu'est Dieu ! Les choses sont pires que cela.
L'argument ne manque pas de poids, qui requiert donc un second Principe face à Dieu, le Principe du mal, résistant.
Le mythe de Lucifer est dès lors dénoncé comme insuffisant. Il y a face à l’être, un abîme horrible, insondable, tel qu’il faudra bien qu’il prenne lui-même figure mythique pour pouvoir être dit : un monstre tétramorphe, lit-on chez des polémistes… Comme un père du diable.
Reste la question de sa provenance. C’est ici qu’on abordera notre troisième mythe et quelques-unes de ses variantes, le mythe du tsimtsoum.
3. Tsimtsoum — Le risque de la Création et l’absence de Dieu
Le mal est ici la conséquence de l’absence de Dieu. Au départ, il y a un constat biblique. Au moment de la destruction du Temple, c’est la présence de Dieu qui se retire. Alors que le peuple est exilé de la Terre de Canaan pour Babylone, Dieu part en exil lui aussi. C’est l’exil de la Shekhina, de la présence de Dieu, de sa gloire…
L'exil à Babylone n'a pas été le premier ni le dernier pour Israël. On sait ce qu'il a souffert il y a 50 ans à peine, et qui a mené à cette conclusion : devant tant de souffrance, il n'y a plus d'explications qui tiennent. Où est Dieu ? demande Élie Wiesel en camp de concentration… Primo Levi, un autre déporté victime du racisme nazi, n'a pas supporté cette question : il en est mort, suicidé. De même que Bruno Bettelheim, et tant d'autres…
Un penseur juif contemporain, Hans Jonas (Le Concept de Dieu après Auschwitz, Rivages poche n°123), a proposé, lui, d'en revenir à l'explication qui était donnée par un rabbin du XVIe siècle, suite à l'expulsion des juifs d'Espagne. Il s'appelait Isaac Luria. Cette explication se résume à cela : Dieu s'est absenté. (Notons que Hans Jonas, lui, pousse le thème plus loin que cela n’a jamais été fait. Quoiqu’il en soit, il trouve là une issue pour l’horreur totale du XXe siècle.)
Isaac Luria était confronté lui aussi à une catastrophe, l’expulsion d’Espagne, qui lui fait concevoir son développement mythique : on ne peut expliquer l'intensité du mal que si Dieu s'est absenté. En 1492, l'Espagne est en proie à un fanatisme et à un racisme obsessionnels : c’est là qu’on commence à parler de « pureté du sang » ! C'est le comble de la méchanceté et de l'idolâtrie, au moins digne de Babylone. 1492 c'est l'année de la découverte de l'Amérique que l'on ne peut fêter qu'avec larmes, puisqu'elle débouchera sur le massacre de millions d'Indiens, puis sur les déportations esclavagistes de millions d'Africains. Cette année-là, l'Espagne décide aussi d'expulser de ses terres les juifs et les musulmans.
Ceux qui vivent ce mépris sont à même de se dire : mais que fait Dieu ? Est-il présent ? Non. Il s'est absenté, a répondu Isaac Luria. Il s'est absenté pour que le monde puisse exister, comme pour un enfantement. Le rabbin Isaac Luria appelle cela une "contraction" de Dieu. Dieu, en effet, est infini, il occupe tout l'espace. Ce qui fait qu'il n'y a pas de place pour le monde. Alors Dieu s'est contracté, a créé en lui un espace, comme une femme en qui une place se crée pour laisser place à celui qui deviendra son enfant. Par des contractions dans la douleur. Contraction : en hébreu cela se dit tsimtsoum.
Dieu nous a laissé une place. Du coup nous pouvons advenir, le monde peut exister, mais – c'est à ce prix – Dieu n'est pas là où est le monde. D’où la méchanceté qui y prend place. Là où Dieu n’est pas, là est le mal. Mais il a fallu qu'il se retire, avec tous les risques que cela suppose, pour que le monde soit. Il peut devenir lui-même, mais c'est au prix de l'absence de Dieu, et donc de sa protection. Telle est notre situation vis-à-vis de Dieu. Nous pouvons devenir nous-mêmes, puisqu'il s'est retiré, mais c'est au prix de son absence, avec tout le tragique que cela suppose. Bien sûr la question se pose : est-ce que cela valait le coup, pour un monde aussi douloureux ? Toujours est-il que nous sommes là, et qu'il nous appartient de faire avec… pour le mieux si possible.
Alors Dieu, toutefois, a prévu une autre présence de lui-même, cachée, souffrante, nous accompagnant dans notre exil, comme le souci et la prière des parents accompagne l'exil de l'enfant qui a voulu devenir sans eux. Élie Wiesel à Auschwitz, à la question : "où est Dieu ?" répondait, voyant un adolescent pendu par ses bourreaux : il est là, qui pend. Remarquons que c'est ce type de présence qu'il nous a octroyée en Jésus-Christ. Une présence qui ne fait pas défaut mais qui n'empiète pas non plus. Au cœur de notre exil, il est là.
Mais en deçà de cela, esquisse du thème de la rédemption, perce peut-être quelque chose d’important concernant notre thème, la question du risque de la Création, et notre part dans cette histoire-là.
Car on a parlé de l’adolescence et de son devenir. Mais remontons plus haut : avant la naissance. Avant le passage à l’être. Le désir d’être qui débouche sur les contractions de la mère. Françoise Dolto nous enseigne que l’enfant est le produit de trois volontés. Celle du père et de la mère, certes, mais aussi la sienne propre. Il ne viendrait pas à l’être sans son désir propre de devenir ! Par analogie, il est possible de dire que la Création est advenue parce qu’elle l’a bien voulu ; nous l’avons bien voulue, cette contraction divine. Avant même d’être. Prière de la création non encore advenue, qui a été émise et exaucée. La question face au mal est de savoir si l’on a bien fait. Quoiqu’il en soit, c’est fait : le monde est là. (Dieu connaît l'infinité des possibles, même jamais advenus. Il a jugé celui-ci digne d'être créé.)
Nous voilà donc entre exil et espérance (Ro 8, 18-24a : « J’estime, dit Paul, que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du néant - non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. »).
Cela ne nous dit pas le « quoi » de l’aboutissement de cette espérance : peut-être consistera-t-il à reconnaître enfin qu’il aurait peut-être mieux valu ne pas prononcer cette prière devenue gémissement : « ne te hâte pas de prononcer une parole devant Dieu » dit l’Ecclésiaste. Peut-être Dieu transformera-t-il par un exaucement inattendu une prière maladroite ? On le voit, les mythes de la Création ne font jusque là que redire nos questions…
RP, Aumônerie hôpital, Poitiers, 4 mars 2014
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