Parcours anthropologique augustinien œcuménique sur sexualité et mariage
Augustin d’Hippone — saint Augustin (354-430) — a légué à l’Occident cette certitude, assez commune dans le christianisme postérieur aux développements du Père de l’Église Origène (185-253), que la sexualité est un des lieux d’expression de l’humain, i.e. de l’humain pécheur. L’inspiration augustinienne marque ces figures significatives du christianisme occidental, que l’on considérera aussi dans un second temps : Thomas d’Aquin, Luther, Calvin.
Dans une perspective assez commune dans l’Église primitive, issue, en christianisme orthodoxe, d’Origène, l’humanité n’est ce qu’elle est, humanité charnelle, dotée d’un corps charnel, qu’accidentellement.
Dans cette perspective (considérée comme de type platonicien), l'âme préexiste au corps, elle subsiste par elle-même. Elle descend dans un corps, généralement par punition d'une faute antérieure, une chute, littéralement. Cette position a eu une grande importance dans l'Église primitive, notamment à Alexandrie, mais aussi dans tout le bassin méditerranéen.
Une autre perspective existe alors (proche du stoïcisme) — pour laquelle l'âme est immanente, substance universelle dans la nature. Concernant la vie humaine, elle est transmise par analogie à la génération, dans ce qui a été nommé « traducianisme », et est donc présente au corps de la conception à la mort. Éventuellement professée parallèlement avec la doctrine platonicienne, cette conception stoïcienne était celle de courants importants de l'Église primitive. C'est la position d'un Père comme Tertullien. Elle suppose l'animation immédiate, dès la conception.
Ces deux approches ont en commun de distinguer nettement en l’être humain, foncièrement spirituel, l’esprit et le corps qu’il habite, corps animal, donc animé, puisque l’approche est souvent trichotomiste — distinguant corps-âme-esprit. Ces approches ne sont pas étrangères à la doctrine d’Augustin, qui s’en sépare relativement toutefois, à l’instar d’autres Pères du IVe-Ve siècles, préfigurant ce qui deviendra plus tard l’anthropologie commune dont Thomas d’Aquin (env. 1225-1274) est un artisan important.
C’est un troisième courant, noté comme de type aristotélicien : l'âme ici est la structure du corps. Cette position est devenue incontournable au Moyen Age, nettement précisée suite à l’œuvre de Thomas d'Aquin — dont Calvin hérite plus sensiblement que Luther (héritier, lui, de l’autre courant médiéval, plus classiquement augustinien). Ce troisième courant admet une relative distance entre l'âme et le corps, l'un n'existant pourtant normalement pas sans l'autre — l’approche est dichotomiste — dimension spirituelle, dimension corporelle. Les « modes de production » du corps et de l’âme sont toutefois nettement distingués : le corps est le fruit de l'union sexuelle des géniteurs humains, l'âme est créée directement par Dieu. Contrairement au « traducianisme », dans cette perspective, dite « créatianiste », l'animation est généralement médiate, l'âme n'étant créée par Dieu que pour un corps suffisamment développé (selon Aristote et Thomas d'Aquin, 40 jours pour les garçons, 80 jours pour les filles).
Augustin écrit avant cette époque. Il s’inscrit dans une anthropologie qui distingue nettement l’esprit du corps. La chute origénienne depuis un état préexistant est absente : elle s’exprime d’une autre façon : comme péché originel — appuyée sur une lecture de l’Épître de Paul aux Romains. L’être humain, être spirituel, se caractérise tel que nous le connaissons par sa participation, dans le temps, à la dimension corporelle, et charnelle.
La sexualité est un lieu d’expression de l’humain, avec tout ce que l’humain a de redoutable. Un des lieux d’expression du péché originel, donc, lieu d’autant plus redoutable qu’il n’est pas des moindres, à proportion de l’intensité du plaisir. Le moyen de la transmission du péché originel aussi…
Citons donc Augustin (Confessions VIII, I) parlant des hésitations à travers lesquelles il accèdera finalement quand même à la conversion : “[...] j’avais pris en dégoût la vie que je menais dans le siècle [...]. Mais j’étais pris encore dans les liens tenaces de la femme. Sans doute l’Apôtre ne m’interdisait point le mariage, bien que dans son ardent désir de voir tous les hommes semblables à lui, il recommande un état plus parfait. Mais moi, trop faible encore, je choisissais la voie paresseuse, et c’était la seule raison de mes incertitudes en tout le reste [...].
J’avais appris de la bouche de la vérité elle-même qu’il y a des eunuques ‘qui se sont mutilés eux-mêmes pour gagner le Royaume des cieux’. Mais, dit aussi l’Apôtre, ‘comprenne qui peut comprendre’. [...] Pour moi, je n’en étais plus là ; j’avais franchi cette étape, et [...] je vous avais trouvé, ô vous, notre Créateur [...]
Il est encore un autre genre d’impies : ‘ils connaissent Dieu, mais ne le glorifient pas comme Dieu ni ne lui rendent grâces’. Dans ce péché aussi, j’étais tombé [...]. J’avais trouvé la ‘perle précieuse’. Je devais l’acheter au prix de tout ce que je possédais. J’hésitais encore.”
Nous connaissons la suite, dans le jardin de Milan (Confessions VIII, XII) : “[...] voici que j’entends, qui s’élève de la maison voisine, une voix, voix de jeune garçon ou de jeune fille, je ne sais. Elle dit en chantant et répète à plusieurs reprises : ‘Prends et lis ! Prends et lis !’ [...]
Je revins donc en hâte à l’endroit où [j’avais] laissé, en me levant, le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où tombèrent mes yeux : ‘Ne vivez pas dans la ripaille et l’ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, ni dans les querelles et jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair’. Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile.”
Augustin est dès lors converti. Il est à ce moment avec son ami Alypius. Il poursuit ainsi son récit (ibid.) : “Aussitôt nous nous rendons auprès de ma mère, nous lui disons tout : elle se réjouit. Nous lui racontons comment la chose s’est passée : elle exulte, elle triomphe. [...] Vous m’aviez si bien converti à vous que je ne songeais plus à chercher femme et que je renonçai à toutes les espérances du siècle, debout désormais sur cette ‘règle de foi’ où vous m’aviez montré à ma mère, tant d’années auparavant”.
On ne s’arrêtera pas à la question des rapports de St Augustin et de sa mère Ste Monique, ou à la complexité du triomphe de cette dernière qui, on le sait, avait mis auparavant toute son énergie à séparer son fils de sa concubine, dont il avait tout de même eu un enfant — pour le marier à un jeune fille de la noblesse romaine. On se contentera de rappeler qu’il n’est pas excessif de dire que tout le rapport du Moyen Age à la sexualité est lié à ce carrefour.
Augustin l’a dit lui-même, le mariage s’assimile à la concupiscence des “plaisirs impudiques du lit”, dont Augustin, pour les avoir connus, pense qu’y succomber relève d’une sorte de paresse spirituelle (on l’a entendu). Le célibat, dans la chasteté, est nettement plus “parfait”, au point que la conversion, ultimement, s’y assimile. Cet état de perfection consistant à être “revêtu” du Christ.
Hiérarchie à deux pôles donc : le mariage, relevant de la chair, au cœur duquel subsiste le péché, lié à la concupiscence qui accompagne l’union sexuelle et par laquelle se transmet le péché originel. Et le célibat dans la chasteté, état de perfection, que désire tout chrétien médiéval, cela d’une façon parfois des plus radicales.
C’est ainsi que les recherches récentes sur le catharisme ont mené les historiens à abandonner l’ancienne théorie selon laquelle il se serait agi de manichéens. On s’accorde aujourd’hui à y voir des augustiniens radicaux mâtinés d’origénisme (l’exégèse origénienne faisait alors autorité). Il est significatif que ceux qui étaient alors appelés les Bonshommes étaient dans le catharisme nommés aussi des Revêtus ou (en tout cas pour leurs ennemis) des Parfaits. Deux termes que l’on vient de lire chez Augustin pour désigner l’état auquel il aspire avant de l’atteindre. Ce qui distingue les cathares n’est que leur radicalité qui fait qu’il n’est pas de rachat du mariage. C’est précisément relativement à ce rachat qu’il va être question, hors catharisme, de sacrement. Cela en lien avec cet aspect de l’enseignement d’Augustin qui veut que le péché inévitable dans l’union sexuelle soit couvert par ce résultat positif de ladite union : la procréation. Péché inévitable qui fait en même temps véhicule de sa propre transmission.
Mais en deçà du péché, l’union sexuelle est le lieu d’une œuvre créatrice de Dieu, qui couvre donc le péché inévitable qui l’accompagne ; qui le couvre pourvu que l’intention des parents s’unissant soit précisément la procréation. D’où la possibilité ultérieure d’une dimension sacramentelle du mariage, en lien avec cette couverture du péché qui y demeure toutefois. Moins grande radicalité, donc, que dans le catharisme.
On est à l’époque où s’institutionnalise le mariage d’Église. Au temps d’Augustin, le mariage est encore strictement civil, l’Église ne fait que l’entériner — concernant ses fidèles (Augustin n’a donc jamais procédé à une bénédiction nuptiale, inexistante. Il a participé à un mariage, dit-il dans un sermon, comme témoin). Au Ve siècle apparaissent les premières bénédictions nuptiales (Paulin de Nole), sur le parvis de l’Église, pratique qui restera celle du Moyen Âge, même après que l’Église grégorienne ait mis en place le mariage d’Église devenu sacrement.
C’est dans la confrontation au catharisme que va se préciser la définition de la sacramentalité du mariage, qui va, non pas éliminer la hiérarchie des deux états, mais atténuer l’abrupt de l’abîme qui les sépare. On voit nettement cela chez ce militant de la lutte anti-dualiste, Thomas d’Aquin, premier de trois augustiniens célèbres sur lesquels on se penchera à présent : Thomas d’Aquin, Luther, Calvin.
Thomas d’Aquin est célèbre entre autres, et à juste titre, pour avoir réhabilité la nature. Du même coup, il réhabilite d’une certaine façon la sexualité, sans se départir totalement de l’enseignement normatif augustinien concernant sa dimension peccamineuse. Le mariage est cependant naturel, au point que sous cet angle la relation sexuelle, nécessairement, n’est pas péché, puisque le corps a été créé bon. “Les inclinations naturelles dans les choses viennent de Dieu [...]”, dit-il. Il poursuit : “Or chez tous les animaux parfaits, se trouve cette inclination naturelle au commerce charnel ; celui-ci ne peut donc être de soi un mal” (Somme contre les Gentils, CXXVI).
Toutefois, et je cite encore, “[...] la génération [...] est la raison d’être du coït. [...] L’éjaculation de la semence doit donc être ainsi réglée que s’ensuivent et une génération parfaite et l’éducation de l’engendré” (Somme contre les Gentils, III, CXXII).
Par ailleurs, la hiérarchie augustinienne demeure. Je cite toujours : “[...] certains hommes, sans rejeter la continence perpétuelle, ont accordé au mariage une même valeur. C’est l’hérésie de Jovinien [1]. La fausseté de cette erreur apparaît [en ce que] la continence rend l’homme plus apte à élever son âme jusqu’aux choses spirituelles et divines” (ibid., III, CXXXVII). “[...] La jouissance [des plaisirs charnels], et particulièrement des plaisirs sexuels, ramène l’esprit à la chair [...]” (ibid., III, CXXXVI). La hiérarchie demeure, mais se nuance, puisque, le plaisir étant le moteur par lequel Dieu met en oeuvre cette fonction naturelle et voulue de lui — la procréation —, il n’est pas foncièrement mauvais.
À partir de là, la raison de l’octroi du sacrement demeure aussi, mais se précise. Je cite à nouveau : “[...] la génération humaine a des fins multiples : continuité de l’espèce, [...] d’un peuple [...,] de l’Église [...]. Ordonnée au bien de l’Église, elle devra se soumettre au gouvernement ecclésiastique. Or, on donne le nom de sacrements à ce qui est dispensé au peuple par les ministres de l’Église” (ibid., IV, LXXVIII). Je précise : puisque, dit-il par ailleurs, l’Église “se multiplie par une génération spirituelle” et non pas charnelle (ibid., III, CXXXVI).
En résumé, chez l’augustinien Thomas d’Aquin, fidèle au maître, la malignité foncière de la relation sexuelle se nuance de ce qu’elle ne concerne que la nature post peccatum. En soi la nature est bonne et la sexualité en relève tout de même. Concernant la question des sacrements, pour Thomas, l’inscription de la vie matrimoniale dans la sacramentalité relève de ce que l’Église, en dette certes à la nature, n’en relève toutefois pas. Son recrutement n’est pas génétique. Un soupçon de surnaturel gracieux s’insère dans une nature bonne mais déchue. S’infiltreront plus tard dans ce soupçon de réhabilitation de la sexualité les prémices de l’optimisme moderne et contemporain du fait de jésuites dont Pascal stigmatisera l’abandon de l’esprit thomiste.
Nuances diverses que Luther (1483-1546), augustinien aussi, n’a donc pas fait siennes. Le Réformateur en revient strictement au maître, Augustin. En raison de la concupiscence qu’elle suppose, pour lui aussi l’union sexuelle relève du péché.
Faisant sienne une lecture augustinienne commune du Psaume 51, v.7 : “dans la faute j’ai été enfanté et, dans le péché, conçu des ardeurs de ma mère”, Luther commente : “[l’acte conjugal] est un péché [2] que rien ne distingue de l’adultère ou de la fornication, si l’on se place du point de vue de la passion sensuelle et de la laideur du plaisir. Pourtant, Dieu, par pure miséricorde, ne l’impute pas aux époux, étant donné qu’il nous est impossible de l’éviter, bien que nous soyons tenus de nous en passer” (Des vœux monastiques).
Augustinisme strict, que n’auraient pas renié même les cathares, si ce n’est quant à l’affirmation selon laquelle le péché en question, induit par l’attrait de l’union sexuelle, est inévitable, quels que soient les vœux.
C’est que Luther, insistant avec Paul sur cette fonction de la Loi qui est de nous convaincre de péché, est particulièrement sensible au fait que l’on n’échappe pas au péché, et à celui-là particulièrement, — sous l’angle de la convoitise, la concupiscence, précisément, ultime commandement. “Celui qui convoite une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle”. Que celui à qui cela n’est jamais arrivé jette la première pierre à Luther, en prenant garde toutefois qu’Augustin, avec Brassens, est derrière.
C’est la raison fondamentale de la rupture des vœux de Luther. À quoi bon s’imposer une pratique, reçue de la tyrannie des hommes, et qui, quelles que soient les mortifications que l’on s’impose pour elle, laisse son adepte retomber de toute façon dans le péché qu’il ne peut vaincre. C’est là pourquoi Luther affirme que fondamentalement on ne peut éviter sous cet angle ce dont on serait pourtant tenu de se passer.
C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre sa fameuse formule, employée à tort et à travers : “pecca fortiter, pèche hardiment..., mais crois plus hardiment encore” : accomplis sans contrainte, et avec joie, ton “devoir conjugal”... Ce qui n’est pas encore le soixante-huitard : “jouissez sans entraves” ! — on demeure certes dans le monde augustinien ! C’est un des lieux centraux de la justification par la foi. Et c’est cela qui lui permet de juger l’obligation du célibat des prêtres comme une tyrannie insupportable. “Je laisse [...] en suspens la question du Pape, des Évêques, des clercs des fondations et des moines qui ne sont pas d’institution divine, écrit-il. Puisqu’ils se sont imposés des fardeaux, ils n’ont qu’à les porter. Je veux parler de la classe des curés que Dieu a instituée ; les curés doivent assurer le gouvernement des paroisses, prêcher, administrer les sacrements, vivre au milieu de leurs paroisses. Il faudrait qu’un Concile chrétien leur concède la liberté de se marier pour éviter les risques et le péché. Car du moment que Dieu ne les a pas liés, nul ne doit ou ne peut les lier quand bien même ce serait un ange venu du ciel, pour ne pas parler du Pape [...]" (À la noblesse chrétienne de la nation allemande). En d’autres termes, il y a une Loi de Dieu, qui permet le mariage, qui même l’ordonne, il est donc illégitime, et même tyrannique de vouloir l’abolir par une loi humaine inverse, fût-elle canonique.
Quant au péché sexuel, on a vu que selon Luther, il n’est pas imputé aux époux, par la seule miséricorde de Dieu, et non pas à cause de sa fonction procréatrice — même si elle n’est pas pour autant séparée de la sexualité, en étant même pour Luther, une fin essentielle. Ici aussi fonctionne la justification par la foi, en rapport avec la volonté des conjoints, exprimée publiquement — pour ceux à qui cela n’est pas interdit par des lois tyranniques — volonté de vivre ensemble dans la fidélité selon la Loi de Dieu. Justification par la foi dont les sacrements — baptême et cène — suffisent donc.
Détail important : la publicité est un aspect important dans la Réforme pour qu’il y ait mariage effectif, cela en lien avec la dimension essentiellement sociale du mariage, qui se fonde sur une Loi divine donnée dès la Création — pas de sacramentalité spécifique aux chrétiens, donc. Où l’on a parlé de Loi ; ce qui nous rapproche des développements de cet autre augustinien que l’on considèrera, Calvin.
Calvin (1509-1564), augustinien comme Luther, en adopte la radicalité quant au sens du péché : ”J’appelle continence, écrit-il, non pas quand le corps seulement est gardé pur et net de paillardise, mais quand l’âme se maintient en une chasteté sans souillure. Car S. Paul ne défend pas seulement l’impudicité externe, mais aussi la brûlure intérieure du cœur (I Cor. 7:9)” (IRC, IV, xiii, 17).
Comme pour Luther, la justification se reçoit dans la foi, de la seule grâce de Dieu : “[...] non seulement Dieu pardonne [l’intempérance de la chair dans la mariage], mais il [la] couvre du voile du saint mariage à ce que ce qui était vicieux de soi ne soit point imputé” (Comm. Deut., 24, 5).
Et fondamentalement, au cœur de cette approche, est la conscience que le mariage est commandé par Dieu, dès la Création. Dimension sociale donc : ce n’est pas seulement le consentement qui fait le mariage, mais la publicité de ce consentement, d’où en deçà de la dimension sacramentelle certaine (image de l’union du Christ et de l’Église), la disparition de la notion de sacrement quant au mariage (si toutes les images et métaphores employées par le Christ ou la Bible, précise Calvin, étaient des sacrements, le nombre en serait infini - IRC, IV, xix, 34). La Loi de Dieu, donc, donnée dès la Création, contre les lois tyranniques des hommes. Ici Calvin adopte la même polémique que Luther contre le célibat imposé (IRC, IV, xiii,14-17).
Mais chez Calvin — comme chez Luther, mais après lui l’accent tendra à se déplacer là —, la Loi divine fonctionne comme organe de libération : “ce que Dieu permet à une jeune femme de s’éjouir avec son mari est une approbation de la bonté et de la douceur infinie du mariage” (Comm. Deut. 24, 5). Cela ne doit pas nous induire à penser que Calvin modère Augustin plus que de raison. Quant à sa modération de la rigueur augustinienne, Calvin est proche de Thomas d’Aquin, pas plus. Mais cela signifie que la Loi promulgue une liberté à laquelle aucune tyrannie ne saurait contrevenir. Mais rien dans cela qui soit sacrement. Cela augure des développements ultérieurs, déjà en germe chez Luther, et surtout donc chez Calvin, concernant l’inversion de la proposition antécédente. Auparavant le célibat était obligatoire, sauf l’exception de l’incapacité à se contenir. Dorénavant, le mariage sera obligatoire, comme ordre de Dieu, sauf le don exceptionnel de se contenir.
Trois augustiniens tirant des conséquences différentes de l’œuvre d’Augustin, avec en commun avec lui, le refus de s’enthousiasmer pour la sexualité, grevée du péché comme le reste de l’humain. À travers ce cheminement en zigzag depuis Augustin, qui conduit à octroyer un sacrement comme alternative au célibat dans le cas des augustiniens médiévaux (mais pas d’Augustin lui-même !) et de Thomas d’Aquin ; qui conduit à prononcer une bénédiction visant à libérer de façon paradoxale ce qui reste quand même ce que c’est — un chat est un chat — pour les Réformateurs ; dans les quatre cas, Augustin et ses successeurs, il est question d’une parole en forme de malgré tout, depuis le “malgré le fait que le célibat est préférable si possible”, jusqu’au : “malgré tout Dieu ordonne le mariage”. Trois interprétations d’Augustin, autant de façons de gérer ce qu’il faut bien gérer quand même...
Avec Thomas d’Aquin, est accentué le consensus des conjoints, qui est censé faire le mariage ; ce que les Réformateurs s’efforçaient de corriger vu les abus du genre mariages secrets et morganatiques que cela entraînait (en fait pour eux des non-mariages).
En est issue la prise de conscience que c’est la publicité du geste légal et consensuel qui fait le mariage. Cela accentué avec Calvin et ses développements ultérieurs dans les sociétés qui l’ont reçu, puis dans les autres : c’est en France (entre autres) le mariage républicain. Le développement des relations œcuméniques nous permet aujourd’hui d’assumer indépendamment de nos appartenances ecclésiastiques le fait que cette publicité du geste consensuel et légal est la chose fondamentale qui donne aujourd’hui sens à la bénédiction que nous prononçons sur les couples qui viennent à nous.
La prise de conscience augustinienne (puis freudienne) de ce que la sexualité est grevée de questions comme celles relatives aux phénomènes de domination, d’irresponsabilité masculine, etc. / au péché en termes augustiniens, débouchant sur la nécessité d’assumer le fait qu’ils ne se corrigent que par un contrat rigoureux et public — cela d’autant plus que la sexualité, si elle est distincte de la procréation, n’en est pas séparée ; cette prise de conscience, apparemment floue en notre société, débouche de toute façon sur l'affirmation de la nécessité d’un contrat rigoureux. Le mariage comme contrat entre deux parties sans cela inconciliables : rien de plus autre, de plus étranger qu’un homme et une femme : ceux qui sont mariés le savent : les hommes et les femmes ne sont pas faits pour vivre ensemble. Trop différents ! D’où précisément, entre homme et femme, le mariage ; ce scellement qui ne peut concerner que deux êtres radicalement étrangers, comme le sont un homme et une femme, deux côtés en vis-à-vis d’une même chair scindée, avant de devenir la seule chair dont ils sont issus, n’ignorant pas, dès lors, la fécondité éventuelle, et fondant l’égalité des contractants.
En bon augustinien, Thomas d’Aquin le savait déjà. Il écrit par exemple, après avoir rappelé que le mariage est rendu nécessaire par la fécondité éventuelle et le droit des enfants mis au monde : “L’amitié s’établit en une certaine égalité. [... S’il était] licite à l’homme d’avoir plusieurs femmes, l’amour de la femme pour son mari [...] serait [...] quasi servile. Et l’expérience le prouve : quand les hommes possèdent plusieurs femmes, celles-ci sont quasi des servantes” (Somme contre les Gentils, III, CXXIV). Où l’on a un exemple précis que c’est la loi qui libère d’autant mieux qu’elle est rigoureuse, là où ce que l’on intitule liberté opprime d’autant plus que cela contraint la loi à organiser des souplesses, genre répudiation... Alors certes, on peut s’en accommoder comme d’autres conséquences de la dureté du cœur que dénonce Jésus concernant cette question. Dureté du cœur : c’est bien le constat d’un augustinien que fait ici Thomas d’Aquin en apologète : c’est la conviction relative au péché originel dont participent à plein la polygamie comme l’irresponsabilité, qui conduit à la fois à l’exigence de la monogamie et à celle du mariage (le droit des enfants ou des femmes, contre le péché, en l'occurrence le droit du plus fort).
C’est ce genre de rigueur, fonction de la conscience que même en matière sexuelle, les choses ne sont pas roses, rigueur qui est encore jusqu’à nouvel ordre dans la loi de la République, qui fonde notre liberté de bénir un couple et sa vie sexuelle : publicité d’un contrat égalitaire, passé dans la conscience que ce qui risque éventuellement d’arriver, genre fécondité, est du coup en soi bénédiction.
Nos rites de bénédiction sont issus d’une conscience augustinienne. Cela pour l’Occident. Mais on aurait pu s’arrêter aussi sur le christianisme oriental qui fonctionne de façon équivalente : j’ai évoqué Origène, qui est en arrière-plan d’Augustin, mais aussi des pères cappadociens, piliers de la théologie orthodoxe. Nos rites de bénédiction, issus de cette conscience commune, sont censés dès lors, face à ce tragique de notre condition, avoir pour fonction de couvrir par le mariage, au gré de la parole de Dieu, l’intimité de l’expression sexuelle...
[1] Jovinien était cet adversaire de St Jérôme (IVe-Ve siècle), qui s’attaquait à la supériorité du célibat et avec cela, à la virginité perpétuelle de Marie (avec aussi Helvidius).
[2] Péché dont Marie, pour Luther, est donc exempte — avant comme après l’enfantement —, exemption indispensable — selon un Luther augustinien ici aussi — pour que le Christ naisse sans péché. (Cf. Robert Grimm, Luther et l’expérience sexuelle, L&F 1999, p. 72-74.)
Augustin d’Hippone — saint Augustin (354-430) — a légué à l’Occident cette certitude, assez commune dans le christianisme postérieur aux développements du Père de l’Église Origène (185-253), que la sexualité est un des lieux d’expression de l’humain, i.e. de l’humain pécheur. L’inspiration augustinienne marque ces figures significatives du christianisme occidental, que l’on considérera aussi dans un second temps : Thomas d’Aquin, Luther, Calvin.
Dans une perspective assez commune dans l’Église primitive, issue, en christianisme orthodoxe, d’Origène, l’humanité n’est ce qu’elle est, humanité charnelle, dotée d’un corps charnel, qu’accidentellement.
Dans cette perspective (considérée comme de type platonicien), l'âme préexiste au corps, elle subsiste par elle-même. Elle descend dans un corps, généralement par punition d'une faute antérieure, une chute, littéralement. Cette position a eu une grande importance dans l'Église primitive, notamment à Alexandrie, mais aussi dans tout le bassin méditerranéen.
Une autre perspective existe alors (proche du stoïcisme) — pour laquelle l'âme est immanente, substance universelle dans la nature. Concernant la vie humaine, elle est transmise par analogie à la génération, dans ce qui a été nommé « traducianisme », et est donc présente au corps de la conception à la mort. Éventuellement professée parallèlement avec la doctrine platonicienne, cette conception stoïcienne était celle de courants importants de l'Église primitive. C'est la position d'un Père comme Tertullien. Elle suppose l'animation immédiate, dès la conception.
Ces deux approches ont en commun de distinguer nettement en l’être humain, foncièrement spirituel, l’esprit et le corps qu’il habite, corps animal, donc animé, puisque l’approche est souvent trichotomiste — distinguant corps-âme-esprit. Ces approches ne sont pas étrangères à la doctrine d’Augustin, qui s’en sépare relativement toutefois, à l’instar d’autres Pères du IVe-Ve siècles, préfigurant ce qui deviendra plus tard l’anthropologie commune dont Thomas d’Aquin (env. 1225-1274) est un artisan important.
C’est un troisième courant, noté comme de type aristotélicien : l'âme ici est la structure du corps. Cette position est devenue incontournable au Moyen Age, nettement précisée suite à l’œuvre de Thomas d'Aquin — dont Calvin hérite plus sensiblement que Luther (héritier, lui, de l’autre courant médiéval, plus classiquement augustinien). Ce troisième courant admet une relative distance entre l'âme et le corps, l'un n'existant pourtant normalement pas sans l'autre — l’approche est dichotomiste — dimension spirituelle, dimension corporelle. Les « modes de production » du corps et de l’âme sont toutefois nettement distingués : le corps est le fruit de l'union sexuelle des géniteurs humains, l'âme est créée directement par Dieu. Contrairement au « traducianisme », dans cette perspective, dite « créatianiste », l'animation est généralement médiate, l'âme n'étant créée par Dieu que pour un corps suffisamment développé (selon Aristote et Thomas d'Aquin, 40 jours pour les garçons, 80 jours pour les filles).
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Augustin écrit avant cette époque. Il s’inscrit dans une anthropologie qui distingue nettement l’esprit du corps. La chute origénienne depuis un état préexistant est absente : elle s’exprime d’une autre façon : comme péché originel — appuyée sur une lecture de l’Épître de Paul aux Romains. L’être humain, être spirituel, se caractérise tel que nous le connaissons par sa participation, dans le temps, à la dimension corporelle, et charnelle.
La sexualité est un lieu d’expression de l’humain, avec tout ce que l’humain a de redoutable. Un des lieux d’expression du péché originel, donc, lieu d’autant plus redoutable qu’il n’est pas des moindres, à proportion de l’intensité du plaisir. Le moyen de la transmission du péché originel aussi…
Citons donc Augustin (Confessions VIII, I) parlant des hésitations à travers lesquelles il accèdera finalement quand même à la conversion : “[...] j’avais pris en dégoût la vie que je menais dans le siècle [...]. Mais j’étais pris encore dans les liens tenaces de la femme. Sans doute l’Apôtre ne m’interdisait point le mariage, bien que dans son ardent désir de voir tous les hommes semblables à lui, il recommande un état plus parfait. Mais moi, trop faible encore, je choisissais la voie paresseuse, et c’était la seule raison de mes incertitudes en tout le reste [...].
J’avais appris de la bouche de la vérité elle-même qu’il y a des eunuques ‘qui se sont mutilés eux-mêmes pour gagner le Royaume des cieux’. Mais, dit aussi l’Apôtre, ‘comprenne qui peut comprendre’. [...] Pour moi, je n’en étais plus là ; j’avais franchi cette étape, et [...] je vous avais trouvé, ô vous, notre Créateur [...]
Il est encore un autre genre d’impies : ‘ils connaissent Dieu, mais ne le glorifient pas comme Dieu ni ne lui rendent grâces’. Dans ce péché aussi, j’étais tombé [...]. J’avais trouvé la ‘perle précieuse’. Je devais l’acheter au prix de tout ce que je possédais. J’hésitais encore.”
Nous connaissons la suite, dans le jardin de Milan (Confessions VIII, XII) : “[...] voici que j’entends, qui s’élève de la maison voisine, une voix, voix de jeune garçon ou de jeune fille, je ne sais. Elle dit en chantant et répète à plusieurs reprises : ‘Prends et lis ! Prends et lis !’ [...]
Je revins donc en hâte à l’endroit où [j’avais] laissé, en me levant, le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où tombèrent mes yeux : ‘Ne vivez pas dans la ripaille et l’ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, ni dans les querelles et jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair’. Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile.”
Augustin est dès lors converti. Il est à ce moment avec son ami Alypius. Il poursuit ainsi son récit (ibid.) : “Aussitôt nous nous rendons auprès de ma mère, nous lui disons tout : elle se réjouit. Nous lui racontons comment la chose s’est passée : elle exulte, elle triomphe. [...] Vous m’aviez si bien converti à vous que je ne songeais plus à chercher femme et que je renonçai à toutes les espérances du siècle, debout désormais sur cette ‘règle de foi’ où vous m’aviez montré à ma mère, tant d’années auparavant”.
On ne s’arrêtera pas à la question des rapports de St Augustin et de sa mère Ste Monique, ou à la complexité du triomphe de cette dernière qui, on le sait, avait mis auparavant toute son énergie à séparer son fils de sa concubine, dont il avait tout de même eu un enfant — pour le marier à un jeune fille de la noblesse romaine. On se contentera de rappeler qu’il n’est pas excessif de dire que tout le rapport du Moyen Age à la sexualité est lié à ce carrefour.
Augustin l’a dit lui-même, le mariage s’assimile à la concupiscence des “plaisirs impudiques du lit”, dont Augustin, pour les avoir connus, pense qu’y succomber relève d’une sorte de paresse spirituelle (on l’a entendu). Le célibat, dans la chasteté, est nettement plus “parfait”, au point que la conversion, ultimement, s’y assimile. Cet état de perfection consistant à être “revêtu” du Christ.
Hiérarchie à deux pôles donc : le mariage, relevant de la chair, au cœur duquel subsiste le péché, lié à la concupiscence qui accompagne l’union sexuelle et par laquelle se transmet le péché originel. Et le célibat dans la chasteté, état de perfection, que désire tout chrétien médiéval, cela d’une façon parfois des plus radicales.
C’est ainsi que les recherches récentes sur le catharisme ont mené les historiens à abandonner l’ancienne théorie selon laquelle il se serait agi de manichéens. On s’accorde aujourd’hui à y voir des augustiniens radicaux mâtinés d’origénisme (l’exégèse origénienne faisait alors autorité). Il est significatif que ceux qui étaient alors appelés les Bonshommes étaient dans le catharisme nommés aussi des Revêtus ou (en tout cas pour leurs ennemis) des Parfaits. Deux termes que l’on vient de lire chez Augustin pour désigner l’état auquel il aspire avant de l’atteindre. Ce qui distingue les cathares n’est que leur radicalité qui fait qu’il n’est pas de rachat du mariage. C’est précisément relativement à ce rachat qu’il va être question, hors catharisme, de sacrement. Cela en lien avec cet aspect de l’enseignement d’Augustin qui veut que le péché inévitable dans l’union sexuelle soit couvert par ce résultat positif de ladite union : la procréation. Péché inévitable qui fait en même temps véhicule de sa propre transmission.
Mais en deçà du péché, l’union sexuelle est le lieu d’une œuvre créatrice de Dieu, qui couvre donc le péché inévitable qui l’accompagne ; qui le couvre pourvu que l’intention des parents s’unissant soit précisément la procréation. D’où la possibilité ultérieure d’une dimension sacramentelle du mariage, en lien avec cette couverture du péché qui y demeure toutefois. Moins grande radicalité, donc, que dans le catharisme.
On est à l’époque où s’institutionnalise le mariage d’Église. Au temps d’Augustin, le mariage est encore strictement civil, l’Église ne fait que l’entériner — concernant ses fidèles (Augustin n’a donc jamais procédé à une bénédiction nuptiale, inexistante. Il a participé à un mariage, dit-il dans un sermon, comme témoin). Au Ve siècle apparaissent les premières bénédictions nuptiales (Paulin de Nole), sur le parvis de l’Église, pratique qui restera celle du Moyen Âge, même après que l’Église grégorienne ait mis en place le mariage d’Église devenu sacrement.
C’est dans la confrontation au catharisme que va se préciser la définition de la sacramentalité du mariage, qui va, non pas éliminer la hiérarchie des deux états, mais atténuer l’abrupt de l’abîme qui les sépare. On voit nettement cela chez ce militant de la lutte anti-dualiste, Thomas d’Aquin, premier de trois augustiniens célèbres sur lesquels on se penchera à présent : Thomas d’Aquin, Luther, Calvin.
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Thomas d’Aquin est célèbre entre autres, et à juste titre, pour avoir réhabilité la nature. Du même coup, il réhabilite d’une certaine façon la sexualité, sans se départir totalement de l’enseignement normatif augustinien concernant sa dimension peccamineuse. Le mariage est cependant naturel, au point que sous cet angle la relation sexuelle, nécessairement, n’est pas péché, puisque le corps a été créé bon. “Les inclinations naturelles dans les choses viennent de Dieu [...]”, dit-il. Il poursuit : “Or chez tous les animaux parfaits, se trouve cette inclination naturelle au commerce charnel ; celui-ci ne peut donc être de soi un mal” (Somme contre les Gentils, CXXVI).
Toutefois, et je cite encore, “[...] la génération [...] est la raison d’être du coït. [...] L’éjaculation de la semence doit donc être ainsi réglée que s’ensuivent et une génération parfaite et l’éducation de l’engendré” (Somme contre les Gentils, III, CXXII).
Par ailleurs, la hiérarchie augustinienne demeure. Je cite toujours : “[...] certains hommes, sans rejeter la continence perpétuelle, ont accordé au mariage une même valeur. C’est l’hérésie de Jovinien [1]. La fausseté de cette erreur apparaît [en ce que] la continence rend l’homme plus apte à élever son âme jusqu’aux choses spirituelles et divines” (ibid., III, CXXXVII). “[...] La jouissance [des plaisirs charnels], et particulièrement des plaisirs sexuels, ramène l’esprit à la chair [...]” (ibid., III, CXXXVI). La hiérarchie demeure, mais se nuance, puisque, le plaisir étant le moteur par lequel Dieu met en oeuvre cette fonction naturelle et voulue de lui — la procréation —, il n’est pas foncièrement mauvais.
À partir de là, la raison de l’octroi du sacrement demeure aussi, mais se précise. Je cite à nouveau : “[...] la génération humaine a des fins multiples : continuité de l’espèce, [...] d’un peuple [...,] de l’Église [...]. Ordonnée au bien de l’Église, elle devra se soumettre au gouvernement ecclésiastique. Or, on donne le nom de sacrements à ce qui est dispensé au peuple par les ministres de l’Église” (ibid., IV, LXXVIII). Je précise : puisque, dit-il par ailleurs, l’Église “se multiplie par une génération spirituelle” et non pas charnelle (ibid., III, CXXXVI).
En résumé, chez l’augustinien Thomas d’Aquin, fidèle au maître, la malignité foncière de la relation sexuelle se nuance de ce qu’elle ne concerne que la nature post peccatum. En soi la nature est bonne et la sexualité en relève tout de même. Concernant la question des sacrements, pour Thomas, l’inscription de la vie matrimoniale dans la sacramentalité relève de ce que l’Église, en dette certes à la nature, n’en relève toutefois pas. Son recrutement n’est pas génétique. Un soupçon de surnaturel gracieux s’insère dans une nature bonne mais déchue. S’infiltreront plus tard dans ce soupçon de réhabilitation de la sexualité les prémices de l’optimisme moderne et contemporain du fait de jésuites dont Pascal stigmatisera l’abandon de l’esprit thomiste.
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Nuances diverses que Luther (1483-1546), augustinien aussi, n’a donc pas fait siennes. Le Réformateur en revient strictement au maître, Augustin. En raison de la concupiscence qu’elle suppose, pour lui aussi l’union sexuelle relève du péché.
Faisant sienne une lecture augustinienne commune du Psaume 51, v.7 : “dans la faute j’ai été enfanté et, dans le péché, conçu des ardeurs de ma mère”, Luther commente : “[l’acte conjugal] est un péché [2] que rien ne distingue de l’adultère ou de la fornication, si l’on se place du point de vue de la passion sensuelle et de la laideur du plaisir. Pourtant, Dieu, par pure miséricorde, ne l’impute pas aux époux, étant donné qu’il nous est impossible de l’éviter, bien que nous soyons tenus de nous en passer” (Des vœux monastiques).
Augustinisme strict, que n’auraient pas renié même les cathares, si ce n’est quant à l’affirmation selon laquelle le péché en question, induit par l’attrait de l’union sexuelle, est inévitable, quels que soient les vœux.
C’est que Luther, insistant avec Paul sur cette fonction de la Loi qui est de nous convaincre de péché, est particulièrement sensible au fait que l’on n’échappe pas au péché, et à celui-là particulièrement, — sous l’angle de la convoitise, la concupiscence, précisément, ultime commandement. “Celui qui convoite une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle”. Que celui à qui cela n’est jamais arrivé jette la première pierre à Luther, en prenant garde toutefois qu’Augustin, avec Brassens, est derrière.
C’est la raison fondamentale de la rupture des vœux de Luther. À quoi bon s’imposer une pratique, reçue de la tyrannie des hommes, et qui, quelles que soient les mortifications que l’on s’impose pour elle, laisse son adepte retomber de toute façon dans le péché qu’il ne peut vaincre. C’est là pourquoi Luther affirme que fondamentalement on ne peut éviter sous cet angle ce dont on serait pourtant tenu de se passer.
C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre sa fameuse formule, employée à tort et à travers : “pecca fortiter, pèche hardiment..., mais crois plus hardiment encore” : accomplis sans contrainte, et avec joie, ton “devoir conjugal”... Ce qui n’est pas encore le soixante-huitard : “jouissez sans entraves” ! — on demeure certes dans le monde augustinien ! C’est un des lieux centraux de la justification par la foi. Et c’est cela qui lui permet de juger l’obligation du célibat des prêtres comme une tyrannie insupportable. “Je laisse [...] en suspens la question du Pape, des Évêques, des clercs des fondations et des moines qui ne sont pas d’institution divine, écrit-il. Puisqu’ils se sont imposés des fardeaux, ils n’ont qu’à les porter. Je veux parler de la classe des curés que Dieu a instituée ; les curés doivent assurer le gouvernement des paroisses, prêcher, administrer les sacrements, vivre au milieu de leurs paroisses. Il faudrait qu’un Concile chrétien leur concède la liberté de se marier pour éviter les risques et le péché. Car du moment que Dieu ne les a pas liés, nul ne doit ou ne peut les lier quand bien même ce serait un ange venu du ciel, pour ne pas parler du Pape [...]" (À la noblesse chrétienne de la nation allemande). En d’autres termes, il y a une Loi de Dieu, qui permet le mariage, qui même l’ordonne, il est donc illégitime, et même tyrannique de vouloir l’abolir par une loi humaine inverse, fût-elle canonique.
Quant au péché sexuel, on a vu que selon Luther, il n’est pas imputé aux époux, par la seule miséricorde de Dieu, et non pas à cause de sa fonction procréatrice — même si elle n’est pas pour autant séparée de la sexualité, en étant même pour Luther, une fin essentielle. Ici aussi fonctionne la justification par la foi, en rapport avec la volonté des conjoints, exprimée publiquement — pour ceux à qui cela n’est pas interdit par des lois tyranniques — volonté de vivre ensemble dans la fidélité selon la Loi de Dieu. Justification par la foi dont les sacrements — baptême et cène — suffisent donc.
Détail important : la publicité est un aspect important dans la Réforme pour qu’il y ait mariage effectif, cela en lien avec la dimension essentiellement sociale du mariage, qui se fonde sur une Loi divine donnée dès la Création — pas de sacramentalité spécifique aux chrétiens, donc. Où l’on a parlé de Loi ; ce qui nous rapproche des développements de cet autre augustinien que l’on considèrera, Calvin.
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Calvin (1509-1564), augustinien comme Luther, en adopte la radicalité quant au sens du péché : ”J’appelle continence, écrit-il, non pas quand le corps seulement est gardé pur et net de paillardise, mais quand l’âme se maintient en une chasteté sans souillure. Car S. Paul ne défend pas seulement l’impudicité externe, mais aussi la brûlure intérieure du cœur (I Cor. 7:9)” (IRC, IV, xiii, 17).
Comme pour Luther, la justification se reçoit dans la foi, de la seule grâce de Dieu : “[...] non seulement Dieu pardonne [l’intempérance de la chair dans la mariage], mais il [la] couvre du voile du saint mariage à ce que ce qui était vicieux de soi ne soit point imputé” (Comm. Deut., 24, 5).
Et fondamentalement, au cœur de cette approche, est la conscience que le mariage est commandé par Dieu, dès la Création. Dimension sociale donc : ce n’est pas seulement le consentement qui fait le mariage, mais la publicité de ce consentement, d’où en deçà de la dimension sacramentelle certaine (image de l’union du Christ et de l’Église), la disparition de la notion de sacrement quant au mariage (si toutes les images et métaphores employées par le Christ ou la Bible, précise Calvin, étaient des sacrements, le nombre en serait infini - IRC, IV, xix, 34). La Loi de Dieu, donc, donnée dès la Création, contre les lois tyranniques des hommes. Ici Calvin adopte la même polémique que Luther contre le célibat imposé (IRC, IV, xiii,14-17).
Mais chez Calvin — comme chez Luther, mais après lui l’accent tendra à se déplacer là —, la Loi divine fonctionne comme organe de libération : “ce que Dieu permet à une jeune femme de s’éjouir avec son mari est une approbation de la bonté et de la douceur infinie du mariage” (Comm. Deut. 24, 5). Cela ne doit pas nous induire à penser que Calvin modère Augustin plus que de raison. Quant à sa modération de la rigueur augustinienne, Calvin est proche de Thomas d’Aquin, pas plus. Mais cela signifie que la Loi promulgue une liberté à laquelle aucune tyrannie ne saurait contrevenir. Mais rien dans cela qui soit sacrement. Cela augure des développements ultérieurs, déjà en germe chez Luther, et surtout donc chez Calvin, concernant l’inversion de la proposition antécédente. Auparavant le célibat était obligatoire, sauf l’exception de l’incapacité à se contenir. Dorénavant, le mariage sera obligatoire, comme ordre de Dieu, sauf le don exceptionnel de se contenir.
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Trois augustiniens tirant des conséquences différentes de l’œuvre d’Augustin, avec en commun avec lui, le refus de s’enthousiasmer pour la sexualité, grevée du péché comme le reste de l’humain. À travers ce cheminement en zigzag depuis Augustin, qui conduit à octroyer un sacrement comme alternative au célibat dans le cas des augustiniens médiévaux (mais pas d’Augustin lui-même !) et de Thomas d’Aquin ; qui conduit à prononcer une bénédiction visant à libérer de façon paradoxale ce qui reste quand même ce que c’est — un chat est un chat — pour les Réformateurs ; dans les quatre cas, Augustin et ses successeurs, il est question d’une parole en forme de malgré tout, depuis le “malgré le fait que le célibat est préférable si possible”, jusqu’au : “malgré tout Dieu ordonne le mariage”. Trois interprétations d’Augustin, autant de façons de gérer ce qu’il faut bien gérer quand même...
Avec Thomas d’Aquin, est accentué le consensus des conjoints, qui est censé faire le mariage ; ce que les Réformateurs s’efforçaient de corriger vu les abus du genre mariages secrets et morganatiques que cela entraînait (en fait pour eux des non-mariages).
En est issue la prise de conscience que c’est la publicité du geste légal et consensuel qui fait le mariage. Cela accentué avec Calvin et ses développements ultérieurs dans les sociétés qui l’ont reçu, puis dans les autres : c’est en France (entre autres) le mariage républicain. Le développement des relations œcuméniques nous permet aujourd’hui d’assumer indépendamment de nos appartenances ecclésiastiques le fait que cette publicité du geste consensuel et légal est la chose fondamentale qui donne aujourd’hui sens à la bénédiction que nous prononçons sur les couples qui viennent à nous.
La prise de conscience augustinienne (puis freudienne) de ce que la sexualité est grevée de questions comme celles relatives aux phénomènes de domination, d’irresponsabilité masculine, etc. / au péché en termes augustiniens, débouchant sur la nécessité d’assumer le fait qu’ils ne se corrigent que par un contrat rigoureux et public — cela d’autant plus que la sexualité, si elle est distincte de la procréation, n’en est pas séparée ; cette prise de conscience, apparemment floue en notre société, débouche de toute façon sur l'affirmation de la nécessité d’un contrat rigoureux. Le mariage comme contrat entre deux parties sans cela inconciliables : rien de plus autre, de plus étranger qu’un homme et une femme : ceux qui sont mariés le savent : les hommes et les femmes ne sont pas faits pour vivre ensemble. Trop différents ! D’où précisément, entre homme et femme, le mariage ; ce scellement qui ne peut concerner que deux êtres radicalement étrangers, comme le sont un homme et une femme, deux côtés en vis-à-vis d’une même chair scindée, avant de devenir la seule chair dont ils sont issus, n’ignorant pas, dès lors, la fécondité éventuelle, et fondant l’égalité des contractants.
En bon augustinien, Thomas d’Aquin le savait déjà. Il écrit par exemple, après avoir rappelé que le mariage est rendu nécessaire par la fécondité éventuelle et le droit des enfants mis au monde : “L’amitié s’établit en une certaine égalité. [... S’il était] licite à l’homme d’avoir plusieurs femmes, l’amour de la femme pour son mari [...] serait [...] quasi servile. Et l’expérience le prouve : quand les hommes possèdent plusieurs femmes, celles-ci sont quasi des servantes” (Somme contre les Gentils, III, CXXIV). Où l’on a un exemple précis que c’est la loi qui libère d’autant mieux qu’elle est rigoureuse, là où ce que l’on intitule liberté opprime d’autant plus que cela contraint la loi à organiser des souplesses, genre répudiation... Alors certes, on peut s’en accommoder comme d’autres conséquences de la dureté du cœur que dénonce Jésus concernant cette question. Dureté du cœur : c’est bien le constat d’un augustinien que fait ici Thomas d’Aquin en apologète : c’est la conviction relative au péché originel dont participent à plein la polygamie comme l’irresponsabilité, qui conduit à la fois à l’exigence de la monogamie et à celle du mariage (le droit des enfants ou des femmes, contre le péché, en l'occurrence le droit du plus fort).
C’est ce genre de rigueur, fonction de la conscience que même en matière sexuelle, les choses ne sont pas roses, rigueur qui est encore jusqu’à nouvel ordre dans la loi de la République, qui fonde notre liberté de bénir un couple et sa vie sexuelle : publicité d’un contrat égalitaire, passé dans la conscience que ce qui risque éventuellement d’arriver, genre fécondité, est du coup en soi bénédiction.
Nos rites de bénédiction sont issus d’une conscience augustinienne. Cela pour l’Occident. Mais on aurait pu s’arrêter aussi sur le christianisme oriental qui fonctionne de façon équivalente : j’ai évoqué Origène, qui est en arrière-plan d’Augustin, mais aussi des pères cappadociens, piliers de la théologie orthodoxe. Nos rites de bénédiction, issus de cette conscience commune, sont censés dès lors, face à ce tragique de notre condition, avoir pour fonction de couvrir par le mariage, au gré de la parole de Dieu, l’intimité de l’expression sexuelle...
[1] Jovinien était cet adversaire de St Jérôme (IVe-Ve siècle), qui s’attaquait à la supériorité du célibat et avec cela, à la virginité perpétuelle de Marie (avec aussi Helvidius).
[2] Péché dont Marie, pour Luther, est donc exempte — avant comme après l’enfantement —, exemption indispensable — selon un Luther augustinien ici aussi — pour que le Christ naisse sans péché. (Cf. Robert Grimm, Luther et l’expérience sexuelle, L&F 1999, p. 72-74.)