Mais qu'allaient-ils donc faire dans cette galère ? — peut-on se demander en pensant aux Synodes des Églises réformées méridionales, se proposant dès le Synode de Nîmes en 1572 et le Synode de Montauban, en 1595, de se trouver des ancêtres spirituels chez les Albigeois antan persécutés [1]. Des travaux étaient issus de ces décisions synodales : des recueils de manuscrits, gagnant jusqu'au refuge anglo-saxon avec le fonds de Dublin de l'archevêque d'Armagh, James Ussher ; aux travaux historiographiques comme ceux des pasteurs Jean Chassanion (en 1595) ou Jean-Paul Perrin (publiés en 1618). Quand on sait qu'antécédemment à ces décisions synodales, les polémistes catholiques ne se sont pas privés de les leur attribuer, ces ancêtres, pour bien souligner leur volonté de trouver les protestants dans la ligne des anciennes hérésies [2], la question semble prendre toute son acuité et peut-être, apparemment, un élément de réponse — classant les protestants dans l'hérésie.
Les protestants auraient revendiqué une telle ascendance justement en réponse à l'accusation catholique. Façon de dire : vous nous assimilez aux hérétiques, eh bien soit, on le revendiquera ! C'est globalement de la sorte qu'on a compris le problème, et qu'on croit l'avoir résolu, en se contentant de regretter que les réformés se soient fourvoyés dans une telle impasse, ce qui en passant les contraint à confesser un certain infantilisme, celui d'une telle attitude.
Car ce qui a toujours été évident, l'est devenu de façon incontestable au regard du progrès des études hérésiologiques. Les cathares n'avaient rien à voir avec les protestants.
C'est cette évidence précisément, cette trop nette évidence, qui doit nous interroger. Et nous faire revenir sur notre question première : face à une évidence si incontestable, pourquoi donc aller se fourrer dans une telle galère ? N'eût-il pas été plus simple de fustiger les anciennes hérésies, et notamment le fameux manichéisme auquel on assimilait le catharisme, comme l'avait fait Calvin, et de dévoiler ainsi la malveillance grossière des polémistes catholiques qui en dépit du simple bon sens, portaient contre les protestants des accusations si évidemment absurdes ? Ou alors, doit-on au moins se demander, ces accusations étaient-elles, au fond, si absurdes ?
Je précise en outre que les décisions synodales que j'ai signalées se situent en plein dans la grande époque orthodoxe des Églises réformées. Où l'on se réfère aux Pères de l'Église et aux anciens Conciles pour fixer dans toute leur rigueur des doctrines comme celle des sacrements ou celle de la prédestination, et où l'on veut garantir au vu des mêmes références, la légitimité de la succession des ministères dans les Églises de la Réforme. Recherche protestante de succession des ministères à laquelle essentiellement on attribue le fourvoiement cathare de l'apologétique des réformés d'alors. Tout cela n'est-il pas, a fortiori en pleine époque orthodoxe, un brin paradoxal, sinon contradictoire, voire même, si le fourvoiement est pleinement avéré, n'est-ce pas bel et bien effectivement quelque peu infantile ?
C'est à ces deux aspects, quant au travail des Synodes réformés, qu'on s'arrêtera en regard du catharisme : référence aux Pères et revendication de l'orthodoxie ; et revendication d'une succession historique légitime. Alors, rassurez-vous, je ne vais pas vous proposer un catharisme dont on pourrait inscrire la dogmatique dans l'orthodoxie réformée. Je vous propose de revenir sur le constat que l'on a fini par faire, et qui veut que la revendication protestante des siècles passés concernant l'ascendance albigeoise ait été globalement infondée. Je propose comme point de départ méthodologique une attitude qui consiste à accorder juste un peu de crédit, concernant leur sérieux, aux Synodes en question et à leurs décisions. Cela tout en prenant en compte ce que l'on sait aujourd'hui de façon incontournable concernant le catharisme.
Le catharisme tel qu'il est perceptible au premier abord
Il n'est pas inutile d'établir d'entrée un résumé de ce que les cathares croyaient « d'extraordinaire », ou de ce qu'on leur a attribué, puis d'essayer d'en faire une synthèse théologique cohérente ; selon la même méthodologie proposée à propos des Synodes des Églises réformées des XVIe et XVIIe siècles. Il s'agit pour cela d'accorder aux cathares le crédit d'avoir été capables de cohérence.
Avant cela, notons donc tout d'abord quelques points de repères sur ce que l'on a attribué aux cathares et dont on peut penser qu'on le leur a attribué à juste titre. On établira la cohérence de cela dans un second temps.
— Les cathares sont dualistes, c'est le premier point qui frappe. Dualistes, c'est-à-dire qu'ils n'attribuent pas à Dieu la création sensible, visible, la création matérielle. Dieu est le créateur d'une autre réalité, une bonne réalité celle-là, où le mal n'a pas planté sa griffe, une réalité supérieure, céleste, spirituelle, dont celle que nous connaissons n'est que la pâle imitation et ne peut être attribuée au Dieu bon, objet d'adoration. Notre monde a été façonné par le mauvais d'une façon ou d'une autre. Il faut dire d'une façon ou d'une autre car les cathares connaissent un éventail de courants entre deux pôles pour expliquer l'origine mauvaise du monde visible tel que nous le connaissons. À un de ces pôles, on admet dans le catharisme que, si le diable puisque c'est de lui qu'il s'agit, a certes façonné ce monde, il a été lui-même créé à l'origine par le Dieu bon, puis il est déchu suite à un péché céleste. On reconnaît ici le Lucifer largement admis dans l'orthodoxie. On reviendra à ce point. Le catharisme se distingue ici en ce que contrairement à l'orthodoxie il attribue à ce Lucifer, une fois déchu, devenu diable, le façonnement de notre création visible. Les quatre éléments traditionnels de la création, la matière, terre, eau, air et feu, ont été créés par le Dieu bon, mais c'est le diable déchu qui les a ensuite façonnés. À l'autre pôle, on requiert un second principe, faisant éternellement face à Dieu, étranger à Dieu, incréé comme lui, mais inférieur à Dieu, éternellement déficient, et dont est issu le monde matériel comme mauvaise imitation de la création céleste de Dieu. Plusieurs cathares, que l'on peut dire majoritaires, composent entre ces deux pôles, assumant l'idée que le mauvais Principe éternel a tenté l'ange devenu le diable qui alors a pris sa part dans le façonnement du monde. En commun à tout le catharisme, la certitude que l'on ne peut pas attribuer à Dieu la culpabilité d'avoir créé le monde en l'état où nous le connaissons. D'une façon où d'une autre, le diable est perçu comme le prince de ce monde, le dieu de ce monde, cela au sens fort. Dualisme donc, strict ou modéré, dualisme entre Dieu et le diable. Voilà qui nous situe apparemment à des lustres du calvinisme.
— D'autant plus que, prince de ce monde, le diable, est dès lors gérant de l'Histoire, d'où une attitude très négative à l'égard des textes historiques de la Bible, attitude perçue généralement, et de façon schématique, comme rejet de l'Ancien Testament, que le calvinisme a au contraire remis en honneur.
— Ensuite, et logiquement si ce monde vient du diable, on attribue aux cathares le docétisme, qui veut que le Christ n'ait pas revêtu un corps semblable au nôtre. En effet, si le corps est l’œuvre du mauvais, le Christ ne l'a évidemment pas revêtu sans quoi il s'y serait englué comme nous et aurait dû bénéficier aussi d'une rédemption illuminatrice. Le corps est en effet le lieu de notre enténèbrement, le lieu où la partie spirituelle de nous-même oublie son origine céleste dont le Christ, en communiquant son Esprit est venu réveiller le souvenir. La rédemption ne se fait donc en aucun cas selon l'ordre d'une théologie de la croix ou quelque chose d'équivalent. Ici s'explique par ailleurs en catharisme la naissance virginale de Jésus, qui n'est dès lors pas le seul à bénéficier de ce docétisme. Marie aussi est un être envoyé depuis le monde céleste du Dieu bon, on le comprend — et il n'est que peu de doutes que les cathares soient à l'origine du développement de l'idée de l'Immaculée Conception, fortement rejetée alors par leurs adversaires catholiques — ; l'Apôtre Jean aussi est perçu comme un être céleste, au gré de ce qu'il était réputé n'être pas passé par la mort. On comprend aussi que le terme docétisme n'est pas exactement approprié : il serait plus adéquat de dire non déchu. Quoiqu'il en soit, venant entièrement d'une autre création, et pas seulement comme nous dans un exil du seul esprit. Voilà encore qui nous éloigne du calvinisme, semble-t-il.
— Inutile aussi, on le comprend, de parler de la résurrection de la chair, au sens où elle serait simplement perpétuation de cette tunique d'oubli, le corps, qui engloutit la mémoire de notre éternité.
— Et puis il y a les conséquences quant aux mœurs de ces étrangetés doctrinales : au premier rang desquelles le refus de l'idée de bénédiction religieuse du mariage qui ne fait qu'entériner l'union honnie des sexes, laquelle n'est jamais qu'un moyen diabolique de perpétuer l'oubli de la terre céleste. De même que la manducation de la chair animale qui procède de la même façon diabolique en ce monde — voire même quand n'y est pas emprisonnée une trace de souffle divin. Ce pourquoi les cathares mangent du poisson, réputé à l'époque ne pas se reproduire sexuellement, et, vivant dans l'eau, qui n'est pas l'air, étant en parallèle exempt d'esprit, de souffle. Ici, pour des motifs différents, le catharisme semble se rapprocher du catholicisme : suspicion du sexe, en l'état actuel du monde, en tout cas ; et abstinence (et pas seulement en certaines périodes) de nourriture carnée (mais seulement pour les Parfaits, à savoir — disons le ainsi pour l'instant, on précisera la notion ultérieurement — les ministres cathares). Mais tout cela éloigne encore un peu plus le catharisme du calvinisme.
— Autre conséquence, sacramentelle, celle-là, de la vision cathare de la création, de la double création en l'occurrence : le refus de l'ex opere operato dans le fonctionnement des sacrements. Le baptême n'a aucune fonction salvifique, à plus forte raison s'il est administré à des enfants incapables d'en répondre consciemment et d'y voir l'occasion d'une sortie de l'oubli dans la chair. L'Eucharistie ressemble fortement à un blasphème : recevoir le salut en mangeant ce qui est censé devenir de la chair. Que dire alors de la vénération de la croix et autres signes de croix ? Sans parler, on l'a évoqué, du mariage perçu comme sacrement ! Mais ici, me direz-vous, au plan sacramentel, si l'on s'éloigne un peu plus du catholicisme, on semble moins loin du calvinisme. Effectivement, et on va y revenir.
— Et puis le catharisme, en lien avec la vision illuminative du salut, offre une conception de la rédemption par le don de l'Esprit liée à un geste, le consolamentum, imposition des mains des Parfaits, ce qui suppose deux choses : en premier lieu la succession apostolique de ces mêmes Parfaits, qui ne peuvent transmettre que ce qu'ils ont reçus, du Christ via les Apôtres ; et en second lieu une conception en général comprise comme très réaliste, du coup, du "sacrement" du consolamentum censé conférer l'Esprit saint. Ce qui apparemment nous éloignerait à nouveau du calvinisme, du moins si l'on doit le comprendre ainsi. On aura remarqué que j'ai introduit plusieurs réserves sur la compréhension que l'on a en général des idées et des gestes cathares. Il faut maintenant tenter de comprendre la cohérence du système ; cohérence, qui, si on la concède, induit ces réserves.
Voilà en tout cas pour l'instant de quoi s'interroger sur l'attitude des Synodes réformés méridionaux que l'on a évoqués, et sur leur cohérence, la cohérence qu'il y a à se vouloir de tels ancêtres. Il faut donc maintenant tenter de comprendre ce catharisme et sa cohérence à lui au regard du seul titre qu'il revendique, comme plus tard les protestants, celui de chrétien.
La foi cathare dans le contexte d'idées du Moyen Age et de l'Antiquité
Le mouvement cathare est donc perçu a posteriori comme l'hérésie par excellence. Au regard de leur dualisme, chose qui est la plus frappante, plusieurs refusent même aux cathares ce titre de chrétiens, que seul ils revendiquent, voire même leur refusent celui de monothéistes. Car du constat de leur dualisme à imaginer qu'ils adorent deux dieux, le pas a souvent été franchi, et pris pour argent comptant parfois jusqu'à nos jours.
En fait le dualisme, plus ou moins prononcé, est un lieu commun du christianisme médiéval, cathare ou non cathare. Cela en lien avec le fait que l'approche commune du monde et de la lecture de l'Écriture est fondée dans un héritage de pensée venu globalement du philosophe grec Platon, qui opposait les réalités célestes, dites "monde des Idées" aux réalités terrestres, qui n'en sont que l'image dégradée. La caractéristique frappante aux yeux des modernes que nous sommes de cet univers globalement platonicien est de distinguer nettement l'âme du corps, les réalités célestes et éternelles du monde charnel.
Le premier grand système théologique chrétien est celui d'Origène, Père de l'Église, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère. Plusieurs historiens du catharisme admettent aujourd'hui que le catharisme en hérite largement. Origène est réputé platonicien. Il enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite a un péché commis au ciel, ou à une imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des tuniques de peau que sont nos corps pour les moins fautives. C'est ainsi qu'Origène interprète, à la suite de nombreux exégètes juifs, le texte de la Genèse sur les tuniques de peaux : "Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'ils en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau". Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question eussent été cousues par Dieu après qu'il eût égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul nous les promet pour la résurrection en 1 Corinthiens 15, et que la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies, des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible.
Une faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, selon la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin — ce qui est traduit par "Lucifer" en latin —, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité... la chute.
Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.
Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique du Moyen Âge, mais développé et accentué chez les cathares.
Par exemple, pour les catholiques — et plus tard généralement chez les protestants [3] —, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, ce qu'Origène ne faisait pas, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l’œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.
Aujourd'hui, il est évident de dire que le christianisme est une religion de l'histoire, de l'Incarnation, notion employée fréquemment pour dire que les choses doivent se vivre de façon concrète, avec engagement dans la vie dite réelle, c'est-à-dire celle des combats historiques, et où la vie éternelle n'a de sens que parce qu'elle se vit déjà ici-bas.
Ce discours eût été incompréhensible au Moyen Âge. Non que des combats historiques n'y aient pas été menés, au nom même du Christ ! Mais « Incarnation » n'y avait pas ce sens, y désignant simplement la venue du Christ, être céleste, Fils éternel de Dieu, parmi nous. C'est au point qu'un des mots courants pour l'Incarnation est « adombration », mot partagé par les cathares et saint Bernard de Clairvaux, pourtant anti-cathare et prédicateur de Croisade au nom de la Croix de Jésus. Le Christ céleste, Soleil de justice, s'est comme caché à l'ombre de son humanité charnelle provisoire.
Alors la vie éternelle est une réalité céleste au sens propre du terme, une réalité dont nous avons la nostalgie diffuse, et qui est essentiellement différente de la vie de douleur que nous vivons ici-bas et pour laquelle il n'y a pas lieu de s'enthousiasmer. Il y a fort à gager que la philosophie que nous jugeons comme étant caractéristique du christianisme, à l'opposé des envolées dualistes et platoniciennes est en grande partie et paradoxalement héritée des critiques matérialistes contre le christianisme que nous avons fini par rejoindre, mi par complexe, mi par conviction.
Notre christianisme plus ou moins matérialiste eut fort étonné un chrétien médiéval, cathare ou non cathare, et jusqu'à un Thomas d'Aquin qui pourtant, quoique loin d'être matérialiste, a introduit dans l'orthodoxie chrétienne occidentale une première atténuation réelle du dualisme commun, atténuation dont hériteront Calvin et la tradition réformée. Ici, ne nous y trompons pas, le calvinisme est l'héritier plus des adversaires des cathares que des cathares eux-mêmes. Mais les premiers protestants veulent volontiers oublier leur héritage scolastique, fait de l'ennemi romain, revenant du coup, on le sait, aux Pères de l'Église antécédents, notamment quant aux sacrements, et comme les cathares, à une compréhension plus symboliste de ces sacrements. Pourtant, il est là une part d'héritage commun avec la scolastique. Le protestantisme réformé allant même un pas plus loin dans le sens de la réhabilitation de la création visible, en ouvrant plus largement sur la réhabilitation de l'Ancien Testament que les scolastiques ne l'avaient fait, valorisant d'autant la théologie de la Création, voire même malgré ce qu'on dit du protestantisme, la théologie naturelle, fort prisée chez ces calvinistes que seront les puritains anglo-saxons chez lesquels se réfugient les protestants français, et notamment occitans, persécutés.
Avant cela, fort loin de notre christianisme de l'Incarnation entendue comme accomplissement plus ou moins matérialiste, le christianisme est donc alors assez platonicien. Et de cela aussi tout de même le calvinisme gardera la trace, comme on le voit par exemple dans le Traité de la vie chrétienne [4], qui ne propose rien d'autre qu'une piété de l'exil spirituel. Et c'est là-dessus qu'on peut avoir été tenté d'insister pour retrouver les Pères par-dessus le Moyen Age. Et aussi, avec les Pères, et le Platon de Antiquité contre l'Aristote du Moyen Age, le symbolisme contre le réalisme sacramentel.
Car avant, donc, le développement d'un christianisme compris comme assomption de l'Histoire, l'Incarnation n'est pas une fin en soi, mais un passage obligé, pour le Christ, dû à sa charité à notre égard, en vue de nous amener à la vie céleste et éternelle, à la réalité céleste de nos âmes, par la résurrection qui est retour, ou accès à cette réalité éternelle. On retrouverait là aisément, bien sûr le monde des Idées de Platon, ou plutôt, en christianisme, d'Origène, d'où nos âmes sont déchues. Conception classique restée plus prononcée dans le catharisme. Et c'est cela qui l'a fait intituler dualiste. Car le christianisme cathare a conservé tout cela.
Surtout à partir du moment où la théologie d'Origène est condamnée par un Concile orthodoxe, au VIe siècle, en 553 à Constantinople, IIe Concile du nom et Ve Concile œcuménique ; théologie condamnée, ce qui n'a pas empêché les orthodoxies d'en conserver des pans entiers. Cela pour l'orthodoxie ancienne dont se réclament les premiers réformés.
Et les anciens hérétiques d'en exporter des pans entiers dans leurs terres de mission, des terres slaves pour Byzance aux terres germaniques pour l'Occident. Ce qui nous mènera à la deuxième revendication où l'on cherche plus explicitement des ancêtres cathares, la succession ecclésiale dans la filiation des Apôtres.
La succession ecclésiale dans le bogomilisme et le catharisme
Les terres slaves avaient été évangélisées par deux frères de la mouvance byzantine à une époque où il n'y avait pas rupture entre Byzance et Rome, Cyrille et Méthode, cela dans la deuxième moitié du IXe siècle. Comme pour tout le monde, leur christianisme était d'héritage lointain origénien, par-delà la condamnation de 553, et donc platonicien, à tout le moins platonisant, d'un platonisme donc, reçu via Origène, comme pour tout le monde ; et qui sous ses développements monastiques est déjà devenu depuis quelques siècles protestation spirituelle contre un christianisme d'État — avant de l'être contre une Église substituée à l'État — autant de sources d'une violence qui viole le message du Christ. Le souci premier de Cyrille et Méthode avait été de traduire les Écritures dans les langues vulgaires des Slaves, créant pour cela un alphabet toujours en usage chez les Slaves, l'alphabet cyrillique, du nom de Cyrille — plus souvent perçu comme "l'alphabet russe". Aujourd'hui Cyrille et Méthode sont encensés tant par Rome que par Byzance. À l'époque, les Églises qu'ils ont créées rencontrent l'adversité de l'une comme de l'autre. Tant des Byzantins visant à l'assimilation des Slaves, qui demeurent jaloux de leur autonomie ; que des Latins qui supportent mal que le culte ne s'y fasse pas dans la langue de Rome. Certaines Églises cyrillo-méthodiennes en viendront, bon an mal an, à être assimilées par Byzance, d'autres par le catholicisme romain, mais tout cela jamais sans grand enthousiasme. De là à penser que cela produise chez certains un penchant à l'autonomie théologique et forcément à terme, disciplinaire, ce qui est à peu près la définition de l'hérésie pour Rome... cela n'est peut-être pas déraisonnable.
En Occident ce que l'on nomme souvent un pré-catharisme est signalé dès le tout début du XIe siècle, tandis que le catharisme proprement dit, avec la structure épiscopale qui le caractérise, est signalé de façon indubitable dès le milieu du XIIe siècle. On a parlé des terres slaves : la structure épiscopale en question pour le catharisme occidental renvoie expressément à la Bulgarie, nommément au mouvement bogomile, signalé dès le milieu du Xe siècle. Le mot Bulgare, "Bougre", désignait aussi les cathares.
Bougres, Bulgares : le catharisme est, sur le plan de sa structuration d'Église, bogomilo-catharisme. Il s'agit d'un mouvement qui partage la même structure épiscopale et qui est répandu au moins de la Bulgarie à l'Occitanie, en passant par la Rhénanie, la Flandre, la Bosnie, l'Italie, etc. Le premier arc d'extension signalé de cette structure épiscopale va de la Bulgarie à la Rhénanie. Quand on sait que cela recoupe globalement les marges d'extension des Églises cyrillo-méthodiennes, allant de la Bulgarie à la Moravie, on pourrait voir là se confirmer l'idée d'une source ecclésiale cyrillo-méthodienne du mouvement bogomilo-cathare qui développe le donné théologique globalement origénien commun. Le fait qu'il y ait invariablement revendication d'une succession épiscopale légitime et fondée en Orient ne doit pas laisser d'être au moins considéré. Il n'est pas de bonne méthode historique de rejeter a priori une telle revendication. Or la seule structure épiscopale connue pouvant se réclamer d'une telle légitimité dans les pays slaves est celle de l'héritage cyrillo-méthodien. Il est tout à fait vraisemblable, qu'entre ceux qui se sont ralliés purement et simplement à Byzance et ceux qui se sont rattachés à Rome, un troisième courant ait survécu autour de monastères — et la spiritualité bogomilo-cathare est empreinte d'éléments monastiques au point qu'on y a vu un premier développement chez les moines basiliens. Indépendants des grands centres de l'orthodoxie, ils auraient développé, tout en gardant leur filiation épiscopale, une autonomie de pensée qui, venant au grand jour, débordant sur les territoires expressément byzantins, aurait été stigmatisée par les hérésiologues, consommant ainsi la rupture de l'héritage commun. Et le bogomilisme a été révélé et stigmatisé comme hérésie dès le milieu du Xe siècle — en l'occurrence par Cosmas le prêtre —, soit quelques décennies après le travail de Cyrille et Méthode. Un délai suffisamment long pour voir se développer une pensée autonome, et suffisamment bref pour qu'il ne devienne pas trop difficile d'y voir un lien historique net subsister [5].
Hypothèse à laquelle s'ajoute le fait que, dans la ligne du souci cyrillo-méthodien englouti par le monolinguisme romain et latin, les cathares sont en Occident les premiers traducteurs de la Bible, en l'occurrence le Nouveau Testament, en langue vulgaire... en l'occurrence en langue d'Oc.
Voilà donc un mouvement qui, pour l'Occident, est à la fois une hérésie intérieure, et une structure d'Église en Orient slave. Quand on sait qu'en Orient justement, au XIIIe siècle, la IVe Croisade choisissait de mettre à sac Byzance, qui faisait de l'ombre sur l'universalité latine et romaine face à l'ennemi musulman, on comprend qu'en parallèle, et à plus forte raison, une hérésie intérieure se trouvant fondée épiscopalement chez les Slaves apparaisse à Rome comme une réelle menace, genre cheval de Troie. Du fait de son lien avec le bogomilisme, le catharisme était volontiers considéré comme religion étrangère. C'est ainsi que les autorités ecclésiastiques occidentales, et notamment les controversistes inquisitoriaux, vont accentuer la fonction de ce lien incontestable avec les bogomiles, en faisant un lien de dépendance doctrinale rigoureuse. C'est au point que l'idée que les cathares occidentaux aient pu développer leurs propres conceptions a été complètement écartée, jusqu'à ces dernières années.
On supposait ainsi que les cathares occidentaux, chez lesquels on trouve les deux façons principales de comprendre le dualisme que l'on a dites, avaient emprunté tout cela, via les bogomiles, au manichéisme. On ne s'embarrassait pas des contradictions que supposait une telle généalogie. On a dit que les cathares, occidentaux, présentent deux façons de comprendre le dualisme : soit ils admettent un seul Principe, le Dieu bon à l'origine de toutes choses, créateur y compris du diable, lequel façonne suite à sa déchéance le monde matériel (on peut appeler ce courant "monarchien", pour un seul principe) ; soit, c'est l'autre courant, dont la théologie est développée dans toute sa clarté dans un traité italien intitulé le Livre des deux Principes, découvert en 1939 [6], ils croient que le Dieu bon et le mauvais principe déficient sont coéternels, ce second principe étant à l'origine du mal et de la création matérielle (le plus simple est d'appeler ce courant, généralement intitulé "absolu" ou "radical", "dyarchien", pour deux principes).
Ce second courant, qui admet deux Principes, est, seul, spécifiquement occidental. Il est le fruit d'une compréhension augustinienne, donc occidentale, des choses, avec prédestination à la clef (on y reviendra), fruit aussi du développement scolastique, donc occidental, de la réflexion sur la question du mal. On n'a en effet aucune trace de dyarchianisme en Orient bogomile. On faisait reposer auparavant cette idée sur les généalogies inquisitoriales de l'hérésie, généalogies qui voulaient de toute force originer l'hérésie occidentale dans des hérésies plus anciennes et repérées, au plus haut de laquelle le manichéisme. Aujourd'hui, tout cela est souvent abandonné. Au point qu'on peut admettre — conformément à ce que les textes n'en laissent pas de trace — qu'il n'y a pas de dyarchianisme bogomile.
Hérésie présentée comme étrangère, donc, par les controversistes catholiques, d'autant plus menaçante qu'ici ou là les autorités civiles locales semblaient ne pas voir d'inconvénient majeur à cette hérésie, quand elles ne semblaient pas carrément la favoriser. On a nommé les comtes de Toulouse. D'où, aux vues papales, la nécessité de la Croisade en vue de les déposséder de leur autorité [7].
Croisade et plus tard Inquisition qui, concernant l'Église, pourrait bien avoir été dirigée contre une obédience concurrente, contournant Rome pour se rattacher à la Bulgarie.
L'air de la calomnie
On a nommé aussi la création de l'Inquisition exempte, qui devant la gravité du problème prendra le relais, ou palliera aux manquements de l'Inquisition traditionnelle, épiscopale, qui lutte déjà contre les hérésies, les cathares et les autres.
Ce que j'ai nommé l'Inquisition exempte désigne ce qu'on entend habituellement par Inquisition tout court. C'est cette Inquisition qui a été confiée aux Ordres exempts, c'est-à-dire directement rattachés au pape, et pas aux évêques locaux, parmi lesquels Ordre exempts les dominicains principalement, mais aussi les franciscains. Il faut préciser ici que cela c'est fait après la mort de Dominique, le fondateur de l'Ordre dominicain, ou Ordre des Frères Prêcheurs, selon son titre officiel. Cela pour remarquer que contrairement à une idée reçue, il ne faut pas dire, au prétexte que l'Inquisition a été confiée principalement aux dominicains, que Dominique en est le fondateur — bien que des dominicains aient revendiqué les premiers, à l'époque de l'Inquisition espagnole, une telle inexactitude parce que, croyaient-ils alors, elle les honorait ! Il est faux, et chronologiquement impossible que Dominique en ait été le fondateur : il était déjà mort !
Inquisition exempte, donc, parce que rattachée directement à Rome et confiée aux Ordres directement rattachés à Rome, là où il existait déjà une Inquisition locale, dépendant des évêques locaux [8]. C'est que la question de l'obédience la question disciplinaire, donc, est alors en passe devenir ce qui prime. Un lieu géographique ou symbolique de rattachement non-romain fonde le rejet avant même la question du contenu doctrinal auquel ce lieu renvoie, et qui devient simplement fonction de repérage de ce lieu déviant, fonction de repérage pour les fonctionnaires charger d'enquêter, les Inquisiteurs, selon le sens du mot latin Inquisitio, "enquête".
Mais puisqu'on est dans la stigmatisation des cathares, cela ne va pas sans les calomnies qui expliquent largement la part d'incompréhensible d'où il nous a fallu dégager ce qui est malgré tout la cohérence du catharisme.
Les premières victimes en ont été les bons hommes : ainsi sont nommés le plus souvent les clercs de l'Ordre des Parfaits cathares. Ici aussi, en passant évitons de prêter trop de cas à la calomnie qui imagine des cathares se croyant Parfaits au sens où on pourrait ironiser sur le terme. "Parfait" est à comprendre au sens paulinien : certains dans l'Église ont acquis une maturité — puisque c'est le sens du mot teleioi, traduit par "parfaits" — une maturité qui les rend responsables de ceux qui sont plus faibles. Chez les cathares, cette "maturité" responsabilisante revendiquée, se scelle dans un "sacrement", le Consolamentum exprimant la réception de ce statut de "Parfait". Bien qu'ils aient eu une pureté de vie souvent exemplaire, les Parfaits ne se sont pas appelés eux-mêmes "cathares", "purs", selon le sens du grec pour "pur", catharos : c'est là un terme que leur ont appliqué leurs adversaires, voulant les taxer ainsi de "manichéisme", ce à quoi ils n'ont jamais prétendu, se voulant simplement "chrétiens". C'est par commodité qu'on les intitule cathares, ceux qui ont été appelés aussi "Albigeois", mais cette dernière dénomination n'est pas très fonctionnelle, l'appellation étant trop locale, comme patarins en Bosnie,... et entre autres Bulgares, marquant leur rattachement déjà mentionné aux bogomiles. Cathares est devenu un terme conventionnel commode de nos jours, que les "cathares" eux-mêmes, si leurs adversaires les avaient laissé survivre auraient peut-être fini par adopter, tant il est vrai que les insultes finissent souvent par devenir titres de gloire des persécutés : par exemple, "huguenots", vieille insulte, de même, que "protestants", "quakers", "méthodistes", et j'en passe, jusqu'à aussi "chrétiens" vieille insulte devenue titre de gloire. "Calvinistes" fait peut-être exception, en ce sens qu'il reste souvent sinon injurieux, au moins ambivalent.
Retour au XVIe siècle
Revenons-en donc à nos calvinistes synodaux. Ayant vu ce qu'il en est du catharisme, sous un jour qu'on a essayé de vouloir positif, est-on plus avancé sur l'étrange revendication de nos Synodes méridionaux ?
On a vu que le catharisme renvoie à une orthodoxie plus ancienne que la médiévale occidentale, scolastique et catholique, cela certes, non sans gauchissements dans lesquels les Pères ne se seraient évidemment pas reconnus. N'en restent pas moins des éléments sensibles, notamment dans une théologie des sacrements ; élément important de l'identité réformée. Cela concernant l'orthodoxie ancienne occidentale, mais surtout avant cela, orientale.
Concernant l'Occident patristique, je proposerai juste un autre biais d'approche des choses. Sachant que le calvinisme est tout aussi régulièrement schématisé en religion de la prédestination que le catharisme l'est en religion dualiste, sachant par ailleurs que l'époque de nos Synodes est celle de l'établissement de l'orthodoxie de la doctrine, et sachant en outre que le catharisme, en un de ses courants, celui qui croit qu'il y a deux principes, Dieu et le mauvais principe qui lui fait face, croit fermement à la prédestination, on pourrait s'interroger sur ce rapport éventuel. Mais autant le dire tout de suite, sous un certain angle, c'est sans doute une impasse, pour cette raison simple qu'à l'époque de nos Synodes, la prédestination n'est pas encore une originalité calviniste. C'est un lieu commun de la théologie occidentale, qu'a partagée cette forme occidentale du catharisme, celle qui admettait deux principes. La doctrine vient du docteur communément reconnu, saint Augustin, reconnu par les catholiques, les cathares, les protestants, car je le redis ce n'est pas une originalité calviniste. Pour la réforme, elle plonge, comme pour Augustin, dans l'enseignement du salut par la grâce. C'est Luther qui l'a remise à l'honneur contre Érasme, dans son Traité du serf arbitre. Calvin n'a fait que s'en tenir à cette tradition que tenait encore avant la Réforme, et aussi fermement qu'elle, un théologien devenu aussi insoupçonnable que Thomas d'Aquin. Aussi lorsque la Sorbonne prend position pour Bolsec contre Calvin dans une controverse qui reproduit celle de Luther contre Érasme, l'enjeu qu'est la justification par la foi seule que garantit la prédestination, cet enjeu de la controverse d'alors n'est pas loin. En revanche, on est loin du temps où la prédestination deviendra la caractéristique du calvinisme, plus loin encore du lieu commun de la culture théologique à bon marché qui en fait la clef de voûte du calvinisme. Contre cette impression, ou plutôt ce préjugé, communément répandu, il suffit de constater que la doctrine apparaît tout à la fin du livre III de l'Institution chrétienne de Calvin qui ne lui consacre que 4 chapitres sur les 80 de son livre, et qu'il ne fait que reprendre, et de façon plus modérée en un sens, ce que disait Luther contre Érasme. Il faudra encore, pour en venir au préjugé aujourd'hui commun, passer par cet étudiant de Théodore de Bèze, Arminius, qui choqué, et on peut le comprendre, par un enseignement présenté de toute façon trop schématiquement, sera à l'origine de la controverse néerlandaise avec son collègue plus ancré dans la tradition, Gomarus. Cette controverse, pimentée par un conflit politique qui verra le parti de Gomarus, représentant le calvinisme classique, l'emporter, fixera définitivement le mythe selon lequel le calvinisme aurait inventé la prédestination, d'où, suite à la découverte au XXe siècle que des cathares la professaient aussi, la tentation d'y voir un rapport. Mais on est probablement dans un trompe-l’œil baroque.
Cela précisé, il est un angle, l'angle où Calvin défend par cette doctrine, à la suite de Luther, l'idée que notre captivité au péché est telle qu'il faut un acte souverain de Dieu pour nous en sortir, un acte qui dépend de sa seule décision et qui suppose donc prédestination ; sous cet angle, l'angle correct par lequel il faut aborder cette doctrine, le rapprochement avec le catharisme, quoique sans doute sans rapport de filiation historique sur ce plan, n'est pas sans intérêt. Le catharisme, plus encore que la Réforme, est convaincu de la captivité au péché des êtres humains, déchus dans un monde étranger, oublieux de leur vrai nature, et devant dès lors bénéficier d'un acte souverain de Dieu les réintégrant à leur nature céleste, à savoir la communication de l'Esprit dans le consolamentum, acte de Dieu signifié dans le geste d'imposition des mains des Parfaits. Pour le courant qui admet deux Principes, c'est-à-dire une déchéance des âmes dans une création carrément étrangère à Dieu, cela suppose prédestination. On ne revient pas d'un tel exil par sa propre volonté. Les adversaires des cathares emploient alors des arguments similaires à ceux qu'emploieront plus tard les adversaires de la prédestination dans la Réforme, Érasme en tête.
Cela dit il ne faut pas trop forcer le rapprochement, puisque, d'une part, je l'ai dit, la prédestination n'était pas alors une originalité calviniste, et que d'autre part, dans le courant des cathares qui l'admettent, elle se fonde sur l'idée, à laquelle n'adhère pas le calvinisme, de préexistence des âmes, voulant que les âmes qui viennent de Dieu, qui lui appartiennent ne peuvent être arrachées de sa main.
Inutile à plus forte raison, s'il ne faut pas forcer des parallèles comme la prédestination, de s'arrêter sur des rapprochements fantaisistes comme celui de la croix huguenote, où l'on a parfois voulu voir une analogie avec la croix occitane, réputée croix cathare. Outre que la croix occitane n'est en aucun cas un ornement de cathares qui dédaignaient évidemment un tel objet la croix ; celui-là symbole des comtes de Toulouse en général, y compris les Montfort, depuis les Croisades en Orient : la croix occitane n'a que peu de rapport avec la croix huguenote, qui ressort de la croix du St Esprit, symbole de l'Ordre fondé par Henri III, symbole donc du parti des "politiques" contre les catholiques intransigeants de l'époque ultérieure des guerres de religions.
On trouverait d'autres similitudes-pièges sur lesquelles il est donc inutile de s'arrêter.
Mais doit-on alors arrêter là aussi notre propos de départ et conclure que les synodaux des siècles passés se sont fourvoyés inutilement ? Je ne le crois pas. J'ai déjà laissé apparaître en filigrane les lieux du rapport qui peut être établi, et que les chercheurs calvinistes de l'époque ont bel et bien voulu souligner, en laissant peut-être trop dans l'ombre ce qui, en revanche, les séparait incontestablement du catharisme, d'où sans doute leur discrédit ultérieur.
Comme points de rapprochement, j'ai fait allusion à deux choses : la doctrine des sacrements et la filiation épiscopale non-romaine, cette seconde ayant été plus soulignée par nos synodaux, mais n'étant pas sans lien avec la première puisqu'elle donne un contenu aux points communs garantis par cette filiation épiscopale.
Puisqu'on a parlé de la croix j'aborderai la chose par ce biais : pas de signe de croix chez les cathares, pas de signe de croix chez les calvinistes.
Docétisme cathare et théologie des sacrements
Les sacrements, donc : prenons Bérenger de Tours, dont la conception symbolique de l'Eucharistie est condamnée comme hérésie en pleine époque cathare [9]. On a tendance à se dire aujourd'hui qu'il n'avait jamais qu'une approche pré-réformée de la chose. Eh bien à l'époque, ce n'est pas si simple : les historiens se demandent aujourd'hui s'il n'avait pas quelque lien avec ce qu'on a appelé le pré-catharisme. Aujourd'hui, suite notamment aux controverses de la Réforme, on distingue très bien la manducation des éléments eucharistiques et la réception du salut dans l'Incarnation. À l'époque, ce n'est pas aussi évident. D'où le développement, par les cisterciens principalement, du mythe anti-cathare du Graal (c'est un lieu par où les néo-cathares assument le discours des anti-cathares : ici le paradoxe veut que les néo-cathares se soient imaginés que Montségur était le château romanesque du Graal ! [10]). En fait la quête du Graal est un cycle de romans visant à ancrer la conception qui rend indispensable au salut le miracle de la transsubstantiation. Et on est dans une question de pouvoir, car le miracle en question est au pouvoir de l'Église où se poursuit donc l'Incarnation.
Et refuser la transsubstantiation, c'est refuser cette conception de l'Incarnation qui veut qu'elle se poursuive dans l'Église — sous le terme théologique d'Incarnatio continua — à l'ombre de laquelle se développent, en premier lieu chez les adversaires des cathares, et donc tout d'abord les cisterciens, des théologies qui en participent. Le propos est de répandre le corps du Christ en étendant le règne de l'Église ; par des moyens allant de la prédication et de l'administration de l'Eucharistie à la prise de la Croix. Prise de la Croix : j'ai nommé la Croisade. Porter sa mort, ici au combat militaire, comme le Christ l'a portée au combat du calvaire. La théologie de la Croix est, concrètement, d'abord celle de la Croisade. Participer à la mort du Christ, à sa crucifixion, renoncer à soi-même pour réduire tout à la domination de celle qui est la continuation de son Incarnation, l'Église. On comprend pourquoi une obédience non romaine, une "exemption" par rapport, finalement à l'épiscopat romain, est fort subversive, et sera elle-même sujette à la Croisade. D'autant plus subversive qu'elle abhorre cette idée d'Incarnatio continua qui justifie toutes les violences. Or la croix est pour les cathares l'instrument de la torture du Christ, qui n'a rien d'adorable. Or pour eux, sa vie et sa mort ont fonction symbolique, visant à nous apprendre à transformer notre exil depuis le paradis originel en mission pour y ramener les siens.
Si la vie du Christ a fonction symbolique, à plus forte raison les gestes qui signifient sa mort, comme le partage du pain. Et du même coup, la Croix ne saurait être une panacée, non plus que les signes de croix.
Remarquons qu'on est ici fort proche de la pratique calviniste, disons zwinglienne - calviniste, réformée en général. Proximité de pratique pour des raisons qui elles aussi sont fort proches : à savoir la fonction symbolique des signes et sacrements. Spécificité de la tradition réformée dans le monde protestant, seule tradition où l'on y ait abandonné le signe de croix, tout en ayant opté pour une conception plus symbolique de la Sainte Cène. Conception symbolique aussi de la consécration au ministère, du "sacrement de l'ordination", si l'on veut l'appeler ainsi. Or, certes sans avoir les moyens documentaires qui sont les nôtres pour bien repérer ce fait, c'est sous cet angle que pour attester sa légitimité propre, le calvinisme s'est tourné plus précisément, synodalement, vers les cathares. Ce sera notre dernier point.
Filiation ecclésiale
Les mouvements hérétiques médiévaux, concernant donc plutôt l'intérieur de la chrétienté latine, sont nombreux. Les plus connus sont les vaudois et les cathares. Les vaudois sont clairement des hérétiques de l'intérieur. À poursuivre donc — en termes techniques : à persécuter —, mais avec une plus nette espérance de les réconcilier : ils sont si proches de la parole romaine qu'ils sont éventuellement récupérables. Et sachant que le mouvement de François d'Assise est leur exact équivalent, mais fondé au temps où la hiérarchie a jugé préférable de s'assouplir pour ne pas occasionner une nouvelle dissidence, on comprendra qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que certains vaudois aient pu être récupérés sous le nom de "pauvres catholiques".
La majorité d'entre eux n'ayant pas pu être récupérés ont fini par développer des points de vue plus éloignés du catholicisme qu'ils ne l'étaient au départ. Au départ l'essentiel de leur hérésie est de revendiquer pour les laïcs le droit de prêcher. Au fur et à mesure des persécutions dont ils sont victimes, ils s'éloignent plus sensiblement, lisant de façon autonome des Écritures qui ne mentionnent pas certaines doctrines romaines, comme le purgatoire, qu'ils en viennent donc à rejeter. En outre la dérive par rapport à Rome est favorisée par ce qu'on a appelé la "solidarité hérétique". Des persécutés aussi éloignés les uns des autres que sont les cathares et les vaudois finissent par nouer des contacts, peut-être d'abord essentiellement fonctionnels, mais qui finissent par susciter des influences réciproques. Et tandis que les vaudois sont devenus réformés, ce n'est pas par hasard, si, des trois rituels cathares que l'on a retrouvés, un se trouvait... dans un recueil de liturgie vaudois, en Italie du Nord. C'est largement de là que vient l'assimilation Albigeois-vaudois de nos synodaux, assimilation qui a contribué à les discréditer. On pourrait parler aussi de ce qu'on a appelé l'internationale valdo-hussite (c'est-à-dire un complexe hérétique commun qui se noue entre vaudois et disciples de Huss) ; et on pourrait parler encore des contacts noués entre les franciscains spirituels persécutés à leur tour et les vaudois auxquels au départ ils ressemblaient fort. C'est au point que le mouvement franciscain n'existe au fond au départ que parce qu'on ne fait pas deux fois le même coup au pape : François d'Assise ressemble comme un frère à Valdès. Parlant des vaudois, un lieu significatif de cette "solidarité hérétique" est donc leur adhésion à la Réforme calviniste en 1532 au synode Chanforan.
L'origine du mouvement bogomilo-cathare — puisqu'il y a une entité partagée, avec structure épiscopale commune du mouvement bogomile à l'est et cathare à l'Ouest — l'origine de cette structure est probablement bulgare. Et non pas, comme on l'a longtemps cru, ou comme on a fait mine de le croire, manichéenne, en traitant de cathares ce qui se voulaient simplement chrétiens, car ce terme, cathares est une insulte de leurs adversaires — terme équivalent à manichéens, lesquels aussi sont insultés d'ailleurs, en passant, puisqu'on considère leur foi, qui n'est pas celle des cathares comme quelque chose de vil. Mais les cathares ignorent toute ascendance et toute littérature manichéenne. Le bogomilisme le premier signalé est bulgare, au milieu du Xe siècle. Le terme Bougres passé en français et signifiant à l'origine "Bulgares" est un de ceux qui désignent alors les cathares occidentaux. Origine bulgare qui n'exclut nullement des racines occidentales protestataires, sensibles dans ce qu'on a appelé un pré-catharisme existant dès l'an mil, tandis que le contact bogomilo-cathare est attesté au milieu du XIIe siècle. Le mouvement bogomile, centré en Bulgarie, fournit au catharisme sa structure épiscopale, et sa revendication de la succession apostolique. En Bulgarie, et dans les terres byzantines, le mouvement est donc attesté dès le milieu du Xe siècle. En face de Rome, qui voudrait lui imposer le latin, comme de Byzance, qui voudrait la réduire à sa discipline. On ne trouve pas plus propice au développement de courants autonomes, en termes ecclésiaux : d'hérésies.
L'acharnement de la hiérarchie catholique contre les cathares parviendra à ses fins : l'extermination. Après des décennies et des décennies de massacres et de persécution, le dernier parfait d'Occitanie, Bélibaste, sera brûlé en 1321 à Villerouge-Terménès. Le bogomilo-catharisme se survivra encore plus d'un siècle, principalement en Bosnie où il se fondra dans l'islam avec l'invasion turque, préférant ce joug-ci aux jougs catholique ou orthodoxe. Le statut de dhimmi, de "protégés" selon la façon musulmane, protection toute relative, les verra peu à peu se dissoudre, de sorte qu'on peut penser que les Bosniaques musulmans de notre actualité ex-yougoslave sont pour plusieurs descendants de cathares.
Le catharisme, lui, a bel et bien disparu dans les cendres du dernier parfait, quel qu'il soit, puisqu'il faut, pour qu'il subsiste, un parfait qui confère le consolamentum. Ce qui n'est dès lors plus possible. La chaîne de la consolation est rompue irrémédiablement, puisqu'un parfait déchu pour cause de rupture des marques de sa condition devait être re-consolé pour poursuivre son ministère.
Mais si le catharisme a disparu définitivement, ce n'est pas sans avoir contribué de façon sans doute significative à la germination d'une idée importante pour l'ecclésiologie : la possibilité de l'existence d'une structure successorale légitime qui ne soit pas romaine. La trace de cet ensemencement d'idées est perceptible chez les vaudois de Lombardie à partir du début du XIIIe siècle. On sait que Vaudès et ses disciples entendaient recevoir leur légitimité de Rome et ne prétendaient en aucun cas fonder une hiérarchie, qui à leurs yeux aurait été aussi illégitime que schismatique. Il n'y a pour eux de légitimité épiscopale et ministérielle que reconnue par Rome. Or au XIIIe siècle, les vaudois se divisent entre les partisans de cette idée d'une part, les pauvres de Lyon, et d'autre part les pauvres lombards, qui autour de Jean de Ronco se réclament d'une autre hiérarchie que la hiérarchie romaine, cela sur la base de leur contestation — de type donatiste — de la validité des sacrements administrés par les prêtres indignes. Dès cette époque les vaudois de Lombardie ont donc conçu la possibilité d'une structure ministérielle non-romaine. Or les historiens s'accordent à voir chez ces vaudois lombards, de la mouvance de Jean de Ronco, une influence cathare. De fait, on sait que se développera dans les vallées alpines une solidarité hérétique, qui sera à l'origine de l'assimilation vaudois-cathares de nos réformés synodaux, puisqu'ils travaillent sur des documents vaudois et cathares trouvés dans les mêmes recueils vaudois. Est-ce suite à ce contact et cette solidarité hérétique que les vaudois développeront l'idée que leur origine et leur légitimité successorale remonte à l'époque pré-constantinienne et ne doit rien à Rome ? Toujours est-il que c'est devenu un lieu commun du valdéisme du XIVe et du XVe siècle. On pourrait risquer une autre question, à laquelle certes les textes ne fournissent pas de réponse : puisque le vaudois Jean de Ronco a subi, sur le plan des idées, l'influence cathare, est-il impossible qu'il y ait trouvé aussi la légitimation de sa revendication cléricale ? Si l'on ne peut évidemment pas répondre à cette question, en l'absence de textes, on doit au moins de toute façon constater que de leur côté les cathares contournant déjà Rome pour la Bulgarie pour fonder leur légitimité épiscopale, Jean de Ronco et ses successeurs ont pu au moins y percevoir l'idée suivante : la reconnaissance de Rome n'est pas indispensable pour qu'un ministère soit légitime. Voilà une idée, qui via la révolution hussite en Bohème, à une époque quant à laquelle les historiens s'accordent à parler d'internationale valdo-hussite ; voilà une idée qui via le hussisme atteindra jusqu'aux Réformateurs protestants. Il faut bien le constater, une telle idée est exactement celle qui sous-tend l'intuition des synodaux méridionaux des XVIe et XVIIe siècles : une succession légitime non-romaine, que Luther lui-même concevait encore difficilement : bien que la mettant concrètement en pratique, il a conscience, le concernant, plus d'une rupture avec Rome [11], que d'une succession extra-romaine, que revendiqueront les Synodes méridionaux. Une telle idée est au plus probable d'insémination cathare, ce catharisme qui considère que le vécu sacramentel, ordination comprise, est, en fonction de la distance qu'il met entre ce monde et la réalité céleste, toujours symbolique, jamais ex opere operato ; ne serait-ce pas une telle idée qui via le valdéisme aurait rejoint la Réforme calviniste ? Puisque dans le complexe solidaire hérétique valdo-cathare du bas Moyen Age, c'est ce pôle là, symbolisme sacramentel et succession ecclésiale, qui est le plus spécifiquement cathare. Y aurait-il eu, de la part de nos synodaux, perception d'une analogie ? Ce sera ma conclusion : sous cet angle précis, il faudra peut-être reconsidérer, en tenant compte des acquis de l'historiographie, la classique assimilation calviniste des cathares et des vaudois que l'on a pris, peut-être trop légèrement, l'habitude de juger imaginaire.
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[1] Cf. Guy Bédouelle, "Les Albigeois, témoins du véritable Évangile : l'historiographie protestante du XVIe et du début du XVIIe siècle", Cahiers de Fanjeaux, n°14, Toulouse, Privat, 1979, p. 45 sq. (cf. p. 56 sq.). Dès 1572, au 8e Synode des Églises Réformées, tenu à Nîmes, la question de la publication de "l'Histoire des Albigeois" est à l'ordre du jour. Au 13e Synode, tenu à Montauban en 1595, il s'agit de montrer que la religion réformée est plus ancienne que la catholique romaine. En juin 1602, le Synode des Églises Réformées du Dauphiné charge le pasteur Dominique Vignaux de rassembler tous les documents utiles à cette fin — ils sont présentés par son fils Jean Vignaux au Synode national de Gap en 1603. Le Synode du Dauphiné confie au pasteur Jean-Paul Perrin le travail d'historiographie concernant les vaudois et Albigeois, qui sera publié en 1618. Cf. Michel Jas, Braises cathares. Filiation secrète à l'heure de la Réforme, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 1992.
[2] Cf. Marie-Humbert Vicaire, "Les Albigeois, ancêtres des protestants. Assimilations catholiques", Cahiers de Fanjeaux, n°14, Toulouse, Privat, 1979, p. 23 sq.
[3] Cf. la Confession de foi de La Rochelle, art. 7.
[4] Institution chrétienne, III, vi-x.
[5] L'historien et théologien luthérien de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg, Charles Schmidt, émettait dès 1848 une hypothèse allant dans ce sens, dans son Histoire et doctrine de la secte des Albigeois ou Cathares, p. 1-5.
[6] Par le Père Dondaine. Cf. la plupart des textes cathares traduits, in René Nelli, Écritures cathares, nouvelle édition : Anne Brenon, éd. du Rocher, 1995.
[7] Croisade qu'ils semblent avoir contribué à détourner en grande partie sur les terres Trencavel.
[8] Cette Inquisition, exempte, donc, est tout simplement ce qu'on appelle aussi le Saint Office, aujourd'hui la "Congrégation pour la doctrine de la Foi".
[9] Cela à travers tout un cheminement des propositions de Béranger de Tours, au XIe siècle, à la proclamation du dogme de la transsubstantiation à Latran en 1215.
[10] Cf. à ce sujet les travaux de Michel Roquebert, notamment Les cathares et le Graal, Toulouse, Privat, 1994.
[11] Cf. son Épître à Léon X, en Introduction de son Traité de la liberté chrétienne.
Les protestants auraient revendiqué une telle ascendance justement en réponse à l'accusation catholique. Façon de dire : vous nous assimilez aux hérétiques, eh bien soit, on le revendiquera ! C'est globalement de la sorte qu'on a compris le problème, et qu'on croit l'avoir résolu, en se contentant de regretter que les réformés se soient fourvoyés dans une telle impasse, ce qui en passant les contraint à confesser un certain infantilisme, celui d'une telle attitude.
Car ce qui a toujours été évident, l'est devenu de façon incontestable au regard du progrès des études hérésiologiques. Les cathares n'avaient rien à voir avec les protestants.
C'est cette évidence précisément, cette trop nette évidence, qui doit nous interroger. Et nous faire revenir sur notre question première : face à une évidence si incontestable, pourquoi donc aller se fourrer dans une telle galère ? N'eût-il pas été plus simple de fustiger les anciennes hérésies, et notamment le fameux manichéisme auquel on assimilait le catharisme, comme l'avait fait Calvin, et de dévoiler ainsi la malveillance grossière des polémistes catholiques qui en dépit du simple bon sens, portaient contre les protestants des accusations si évidemment absurdes ? Ou alors, doit-on au moins se demander, ces accusations étaient-elles, au fond, si absurdes ?
Je précise en outre que les décisions synodales que j'ai signalées se situent en plein dans la grande époque orthodoxe des Églises réformées. Où l'on se réfère aux Pères de l'Église et aux anciens Conciles pour fixer dans toute leur rigueur des doctrines comme celle des sacrements ou celle de la prédestination, et où l'on veut garantir au vu des mêmes références, la légitimité de la succession des ministères dans les Églises de la Réforme. Recherche protestante de succession des ministères à laquelle essentiellement on attribue le fourvoiement cathare de l'apologétique des réformés d'alors. Tout cela n'est-il pas, a fortiori en pleine époque orthodoxe, un brin paradoxal, sinon contradictoire, voire même, si le fourvoiement est pleinement avéré, n'est-ce pas bel et bien effectivement quelque peu infantile ?
C'est à ces deux aspects, quant au travail des Synodes réformés, qu'on s'arrêtera en regard du catharisme : référence aux Pères et revendication de l'orthodoxie ; et revendication d'une succession historique légitime. Alors, rassurez-vous, je ne vais pas vous proposer un catharisme dont on pourrait inscrire la dogmatique dans l'orthodoxie réformée. Je vous propose de revenir sur le constat que l'on a fini par faire, et qui veut que la revendication protestante des siècles passés concernant l'ascendance albigeoise ait été globalement infondée. Je propose comme point de départ méthodologique une attitude qui consiste à accorder juste un peu de crédit, concernant leur sérieux, aux Synodes en question et à leurs décisions. Cela tout en prenant en compte ce que l'on sait aujourd'hui de façon incontournable concernant le catharisme.
Le catharisme tel qu'il est perceptible au premier abord
Il n'est pas inutile d'établir d'entrée un résumé de ce que les cathares croyaient « d'extraordinaire », ou de ce qu'on leur a attribué, puis d'essayer d'en faire une synthèse théologique cohérente ; selon la même méthodologie proposée à propos des Synodes des Églises réformées des XVIe et XVIIe siècles. Il s'agit pour cela d'accorder aux cathares le crédit d'avoir été capables de cohérence.
Avant cela, notons donc tout d'abord quelques points de repères sur ce que l'on a attribué aux cathares et dont on peut penser qu'on le leur a attribué à juste titre. On établira la cohérence de cela dans un second temps.
— Les cathares sont dualistes, c'est le premier point qui frappe. Dualistes, c'est-à-dire qu'ils n'attribuent pas à Dieu la création sensible, visible, la création matérielle. Dieu est le créateur d'une autre réalité, une bonne réalité celle-là, où le mal n'a pas planté sa griffe, une réalité supérieure, céleste, spirituelle, dont celle que nous connaissons n'est que la pâle imitation et ne peut être attribuée au Dieu bon, objet d'adoration. Notre monde a été façonné par le mauvais d'une façon ou d'une autre. Il faut dire d'une façon ou d'une autre car les cathares connaissent un éventail de courants entre deux pôles pour expliquer l'origine mauvaise du monde visible tel que nous le connaissons. À un de ces pôles, on admet dans le catharisme que, si le diable puisque c'est de lui qu'il s'agit, a certes façonné ce monde, il a été lui-même créé à l'origine par le Dieu bon, puis il est déchu suite à un péché céleste. On reconnaît ici le Lucifer largement admis dans l'orthodoxie. On reviendra à ce point. Le catharisme se distingue ici en ce que contrairement à l'orthodoxie il attribue à ce Lucifer, une fois déchu, devenu diable, le façonnement de notre création visible. Les quatre éléments traditionnels de la création, la matière, terre, eau, air et feu, ont été créés par le Dieu bon, mais c'est le diable déchu qui les a ensuite façonnés. À l'autre pôle, on requiert un second principe, faisant éternellement face à Dieu, étranger à Dieu, incréé comme lui, mais inférieur à Dieu, éternellement déficient, et dont est issu le monde matériel comme mauvaise imitation de la création céleste de Dieu. Plusieurs cathares, que l'on peut dire majoritaires, composent entre ces deux pôles, assumant l'idée que le mauvais Principe éternel a tenté l'ange devenu le diable qui alors a pris sa part dans le façonnement du monde. En commun à tout le catharisme, la certitude que l'on ne peut pas attribuer à Dieu la culpabilité d'avoir créé le monde en l'état où nous le connaissons. D'une façon où d'une autre, le diable est perçu comme le prince de ce monde, le dieu de ce monde, cela au sens fort. Dualisme donc, strict ou modéré, dualisme entre Dieu et le diable. Voilà qui nous situe apparemment à des lustres du calvinisme.
— D'autant plus que, prince de ce monde, le diable, est dès lors gérant de l'Histoire, d'où une attitude très négative à l'égard des textes historiques de la Bible, attitude perçue généralement, et de façon schématique, comme rejet de l'Ancien Testament, que le calvinisme a au contraire remis en honneur.
— Ensuite, et logiquement si ce monde vient du diable, on attribue aux cathares le docétisme, qui veut que le Christ n'ait pas revêtu un corps semblable au nôtre. En effet, si le corps est l’œuvre du mauvais, le Christ ne l'a évidemment pas revêtu sans quoi il s'y serait englué comme nous et aurait dû bénéficier aussi d'une rédemption illuminatrice. Le corps est en effet le lieu de notre enténèbrement, le lieu où la partie spirituelle de nous-même oublie son origine céleste dont le Christ, en communiquant son Esprit est venu réveiller le souvenir. La rédemption ne se fait donc en aucun cas selon l'ordre d'une théologie de la croix ou quelque chose d'équivalent. Ici s'explique par ailleurs en catharisme la naissance virginale de Jésus, qui n'est dès lors pas le seul à bénéficier de ce docétisme. Marie aussi est un être envoyé depuis le monde céleste du Dieu bon, on le comprend — et il n'est que peu de doutes que les cathares soient à l'origine du développement de l'idée de l'Immaculée Conception, fortement rejetée alors par leurs adversaires catholiques — ; l'Apôtre Jean aussi est perçu comme un être céleste, au gré de ce qu'il était réputé n'être pas passé par la mort. On comprend aussi que le terme docétisme n'est pas exactement approprié : il serait plus adéquat de dire non déchu. Quoiqu'il en soit, venant entièrement d'une autre création, et pas seulement comme nous dans un exil du seul esprit. Voilà encore qui nous éloigne du calvinisme, semble-t-il.
— Inutile aussi, on le comprend, de parler de la résurrection de la chair, au sens où elle serait simplement perpétuation de cette tunique d'oubli, le corps, qui engloutit la mémoire de notre éternité.
— Et puis il y a les conséquences quant aux mœurs de ces étrangetés doctrinales : au premier rang desquelles le refus de l'idée de bénédiction religieuse du mariage qui ne fait qu'entériner l'union honnie des sexes, laquelle n'est jamais qu'un moyen diabolique de perpétuer l'oubli de la terre céleste. De même que la manducation de la chair animale qui procède de la même façon diabolique en ce monde — voire même quand n'y est pas emprisonnée une trace de souffle divin. Ce pourquoi les cathares mangent du poisson, réputé à l'époque ne pas se reproduire sexuellement, et, vivant dans l'eau, qui n'est pas l'air, étant en parallèle exempt d'esprit, de souffle. Ici, pour des motifs différents, le catharisme semble se rapprocher du catholicisme : suspicion du sexe, en l'état actuel du monde, en tout cas ; et abstinence (et pas seulement en certaines périodes) de nourriture carnée (mais seulement pour les Parfaits, à savoir — disons le ainsi pour l'instant, on précisera la notion ultérieurement — les ministres cathares). Mais tout cela éloigne encore un peu plus le catharisme du calvinisme.
— Autre conséquence, sacramentelle, celle-là, de la vision cathare de la création, de la double création en l'occurrence : le refus de l'ex opere operato dans le fonctionnement des sacrements. Le baptême n'a aucune fonction salvifique, à plus forte raison s'il est administré à des enfants incapables d'en répondre consciemment et d'y voir l'occasion d'une sortie de l'oubli dans la chair. L'Eucharistie ressemble fortement à un blasphème : recevoir le salut en mangeant ce qui est censé devenir de la chair. Que dire alors de la vénération de la croix et autres signes de croix ? Sans parler, on l'a évoqué, du mariage perçu comme sacrement ! Mais ici, me direz-vous, au plan sacramentel, si l'on s'éloigne un peu plus du catholicisme, on semble moins loin du calvinisme. Effectivement, et on va y revenir.
— Et puis le catharisme, en lien avec la vision illuminative du salut, offre une conception de la rédemption par le don de l'Esprit liée à un geste, le consolamentum, imposition des mains des Parfaits, ce qui suppose deux choses : en premier lieu la succession apostolique de ces mêmes Parfaits, qui ne peuvent transmettre que ce qu'ils ont reçus, du Christ via les Apôtres ; et en second lieu une conception en général comprise comme très réaliste, du coup, du "sacrement" du consolamentum censé conférer l'Esprit saint. Ce qui apparemment nous éloignerait à nouveau du calvinisme, du moins si l'on doit le comprendre ainsi. On aura remarqué que j'ai introduit plusieurs réserves sur la compréhension que l'on a en général des idées et des gestes cathares. Il faut maintenant tenter de comprendre la cohérence du système ; cohérence, qui, si on la concède, induit ces réserves.
Voilà en tout cas pour l'instant de quoi s'interroger sur l'attitude des Synodes réformés méridionaux que l'on a évoqués, et sur leur cohérence, la cohérence qu'il y a à se vouloir de tels ancêtres. Il faut donc maintenant tenter de comprendre ce catharisme et sa cohérence à lui au regard du seul titre qu'il revendique, comme plus tard les protestants, celui de chrétien.
La foi cathare dans le contexte d'idées du Moyen Age et de l'Antiquité
Le mouvement cathare est donc perçu a posteriori comme l'hérésie par excellence. Au regard de leur dualisme, chose qui est la plus frappante, plusieurs refusent même aux cathares ce titre de chrétiens, que seul ils revendiquent, voire même leur refusent celui de monothéistes. Car du constat de leur dualisme à imaginer qu'ils adorent deux dieux, le pas a souvent été franchi, et pris pour argent comptant parfois jusqu'à nos jours.
En fait le dualisme, plus ou moins prononcé, est un lieu commun du christianisme médiéval, cathare ou non cathare. Cela en lien avec le fait que l'approche commune du monde et de la lecture de l'Écriture est fondée dans un héritage de pensée venu globalement du philosophe grec Platon, qui opposait les réalités célestes, dites "monde des Idées" aux réalités terrestres, qui n'en sont que l'image dégradée. La caractéristique frappante aux yeux des modernes que nous sommes de cet univers globalement platonicien est de distinguer nettement l'âme du corps, les réalités célestes et éternelles du monde charnel.
Le premier grand système théologique chrétien est celui d'Origène, Père de l'Église, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère. Plusieurs historiens du catharisme admettent aujourd'hui que le catharisme en hérite largement. Origène est réputé platonicien. Il enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite a un péché commis au ciel, ou à une imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des tuniques de peau que sont nos corps pour les moins fautives. C'est ainsi qu'Origène interprète, à la suite de nombreux exégètes juifs, le texte de la Genèse sur les tuniques de peaux : "Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'ils en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau". Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question eussent été cousues par Dieu après qu'il eût égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul nous les promet pour la résurrection en 1 Corinthiens 15, et que la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies, des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible.
Une faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, selon la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin — ce qui est traduit par "Lucifer" en latin —, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité... la chute.
Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.
Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique du Moyen Âge, mais développé et accentué chez les cathares.
Par exemple, pour les catholiques — et plus tard généralement chez les protestants [3] —, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, ce qu'Origène ne faisait pas, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l’œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.
Aujourd'hui, il est évident de dire que le christianisme est une religion de l'histoire, de l'Incarnation, notion employée fréquemment pour dire que les choses doivent se vivre de façon concrète, avec engagement dans la vie dite réelle, c'est-à-dire celle des combats historiques, et où la vie éternelle n'a de sens que parce qu'elle se vit déjà ici-bas.
Ce discours eût été incompréhensible au Moyen Âge. Non que des combats historiques n'y aient pas été menés, au nom même du Christ ! Mais « Incarnation » n'y avait pas ce sens, y désignant simplement la venue du Christ, être céleste, Fils éternel de Dieu, parmi nous. C'est au point qu'un des mots courants pour l'Incarnation est « adombration », mot partagé par les cathares et saint Bernard de Clairvaux, pourtant anti-cathare et prédicateur de Croisade au nom de la Croix de Jésus. Le Christ céleste, Soleil de justice, s'est comme caché à l'ombre de son humanité charnelle provisoire.
Alors la vie éternelle est une réalité céleste au sens propre du terme, une réalité dont nous avons la nostalgie diffuse, et qui est essentiellement différente de la vie de douleur que nous vivons ici-bas et pour laquelle il n'y a pas lieu de s'enthousiasmer. Il y a fort à gager que la philosophie que nous jugeons comme étant caractéristique du christianisme, à l'opposé des envolées dualistes et platoniciennes est en grande partie et paradoxalement héritée des critiques matérialistes contre le christianisme que nous avons fini par rejoindre, mi par complexe, mi par conviction.
Notre christianisme plus ou moins matérialiste eut fort étonné un chrétien médiéval, cathare ou non cathare, et jusqu'à un Thomas d'Aquin qui pourtant, quoique loin d'être matérialiste, a introduit dans l'orthodoxie chrétienne occidentale une première atténuation réelle du dualisme commun, atténuation dont hériteront Calvin et la tradition réformée. Ici, ne nous y trompons pas, le calvinisme est l'héritier plus des adversaires des cathares que des cathares eux-mêmes. Mais les premiers protestants veulent volontiers oublier leur héritage scolastique, fait de l'ennemi romain, revenant du coup, on le sait, aux Pères de l'Église antécédents, notamment quant aux sacrements, et comme les cathares, à une compréhension plus symboliste de ces sacrements. Pourtant, il est là une part d'héritage commun avec la scolastique. Le protestantisme réformé allant même un pas plus loin dans le sens de la réhabilitation de la création visible, en ouvrant plus largement sur la réhabilitation de l'Ancien Testament que les scolastiques ne l'avaient fait, valorisant d'autant la théologie de la Création, voire même malgré ce qu'on dit du protestantisme, la théologie naturelle, fort prisée chez ces calvinistes que seront les puritains anglo-saxons chez lesquels se réfugient les protestants français, et notamment occitans, persécutés.
Avant cela, fort loin de notre christianisme de l'Incarnation entendue comme accomplissement plus ou moins matérialiste, le christianisme est donc alors assez platonicien. Et de cela aussi tout de même le calvinisme gardera la trace, comme on le voit par exemple dans le Traité de la vie chrétienne [4], qui ne propose rien d'autre qu'une piété de l'exil spirituel. Et c'est là-dessus qu'on peut avoir été tenté d'insister pour retrouver les Pères par-dessus le Moyen Age. Et aussi, avec les Pères, et le Platon de Antiquité contre l'Aristote du Moyen Age, le symbolisme contre le réalisme sacramentel.
Car avant, donc, le développement d'un christianisme compris comme assomption de l'Histoire, l'Incarnation n'est pas une fin en soi, mais un passage obligé, pour le Christ, dû à sa charité à notre égard, en vue de nous amener à la vie céleste et éternelle, à la réalité céleste de nos âmes, par la résurrection qui est retour, ou accès à cette réalité éternelle. On retrouverait là aisément, bien sûr le monde des Idées de Platon, ou plutôt, en christianisme, d'Origène, d'où nos âmes sont déchues. Conception classique restée plus prononcée dans le catharisme. Et c'est cela qui l'a fait intituler dualiste. Car le christianisme cathare a conservé tout cela.
Surtout à partir du moment où la théologie d'Origène est condamnée par un Concile orthodoxe, au VIe siècle, en 553 à Constantinople, IIe Concile du nom et Ve Concile œcuménique ; théologie condamnée, ce qui n'a pas empêché les orthodoxies d'en conserver des pans entiers. Cela pour l'orthodoxie ancienne dont se réclament les premiers réformés.
Et les anciens hérétiques d'en exporter des pans entiers dans leurs terres de mission, des terres slaves pour Byzance aux terres germaniques pour l'Occident. Ce qui nous mènera à la deuxième revendication où l'on cherche plus explicitement des ancêtres cathares, la succession ecclésiale dans la filiation des Apôtres.
La succession ecclésiale dans le bogomilisme et le catharisme
Les terres slaves avaient été évangélisées par deux frères de la mouvance byzantine à une époque où il n'y avait pas rupture entre Byzance et Rome, Cyrille et Méthode, cela dans la deuxième moitié du IXe siècle. Comme pour tout le monde, leur christianisme était d'héritage lointain origénien, par-delà la condamnation de 553, et donc platonicien, à tout le moins platonisant, d'un platonisme donc, reçu via Origène, comme pour tout le monde ; et qui sous ses développements monastiques est déjà devenu depuis quelques siècles protestation spirituelle contre un christianisme d'État — avant de l'être contre une Église substituée à l'État — autant de sources d'une violence qui viole le message du Christ. Le souci premier de Cyrille et Méthode avait été de traduire les Écritures dans les langues vulgaires des Slaves, créant pour cela un alphabet toujours en usage chez les Slaves, l'alphabet cyrillique, du nom de Cyrille — plus souvent perçu comme "l'alphabet russe". Aujourd'hui Cyrille et Méthode sont encensés tant par Rome que par Byzance. À l'époque, les Églises qu'ils ont créées rencontrent l'adversité de l'une comme de l'autre. Tant des Byzantins visant à l'assimilation des Slaves, qui demeurent jaloux de leur autonomie ; que des Latins qui supportent mal que le culte ne s'y fasse pas dans la langue de Rome. Certaines Églises cyrillo-méthodiennes en viendront, bon an mal an, à être assimilées par Byzance, d'autres par le catholicisme romain, mais tout cela jamais sans grand enthousiasme. De là à penser que cela produise chez certains un penchant à l'autonomie théologique et forcément à terme, disciplinaire, ce qui est à peu près la définition de l'hérésie pour Rome... cela n'est peut-être pas déraisonnable.
En Occident ce que l'on nomme souvent un pré-catharisme est signalé dès le tout début du XIe siècle, tandis que le catharisme proprement dit, avec la structure épiscopale qui le caractérise, est signalé de façon indubitable dès le milieu du XIIe siècle. On a parlé des terres slaves : la structure épiscopale en question pour le catharisme occidental renvoie expressément à la Bulgarie, nommément au mouvement bogomile, signalé dès le milieu du Xe siècle. Le mot Bulgare, "Bougre", désignait aussi les cathares.
Bougres, Bulgares : le catharisme est, sur le plan de sa structuration d'Église, bogomilo-catharisme. Il s'agit d'un mouvement qui partage la même structure épiscopale et qui est répandu au moins de la Bulgarie à l'Occitanie, en passant par la Rhénanie, la Flandre, la Bosnie, l'Italie, etc. Le premier arc d'extension signalé de cette structure épiscopale va de la Bulgarie à la Rhénanie. Quand on sait que cela recoupe globalement les marges d'extension des Églises cyrillo-méthodiennes, allant de la Bulgarie à la Moravie, on pourrait voir là se confirmer l'idée d'une source ecclésiale cyrillo-méthodienne du mouvement bogomilo-cathare qui développe le donné théologique globalement origénien commun. Le fait qu'il y ait invariablement revendication d'une succession épiscopale légitime et fondée en Orient ne doit pas laisser d'être au moins considéré. Il n'est pas de bonne méthode historique de rejeter a priori une telle revendication. Or la seule structure épiscopale connue pouvant se réclamer d'une telle légitimité dans les pays slaves est celle de l'héritage cyrillo-méthodien. Il est tout à fait vraisemblable, qu'entre ceux qui se sont ralliés purement et simplement à Byzance et ceux qui se sont rattachés à Rome, un troisième courant ait survécu autour de monastères — et la spiritualité bogomilo-cathare est empreinte d'éléments monastiques au point qu'on y a vu un premier développement chez les moines basiliens. Indépendants des grands centres de l'orthodoxie, ils auraient développé, tout en gardant leur filiation épiscopale, une autonomie de pensée qui, venant au grand jour, débordant sur les territoires expressément byzantins, aurait été stigmatisée par les hérésiologues, consommant ainsi la rupture de l'héritage commun. Et le bogomilisme a été révélé et stigmatisé comme hérésie dès le milieu du Xe siècle — en l'occurrence par Cosmas le prêtre —, soit quelques décennies après le travail de Cyrille et Méthode. Un délai suffisamment long pour voir se développer une pensée autonome, et suffisamment bref pour qu'il ne devienne pas trop difficile d'y voir un lien historique net subsister [5].
Hypothèse à laquelle s'ajoute le fait que, dans la ligne du souci cyrillo-méthodien englouti par le monolinguisme romain et latin, les cathares sont en Occident les premiers traducteurs de la Bible, en l'occurrence le Nouveau Testament, en langue vulgaire... en l'occurrence en langue d'Oc.
Voilà donc un mouvement qui, pour l'Occident, est à la fois une hérésie intérieure, et une structure d'Église en Orient slave. Quand on sait qu'en Orient justement, au XIIIe siècle, la IVe Croisade choisissait de mettre à sac Byzance, qui faisait de l'ombre sur l'universalité latine et romaine face à l'ennemi musulman, on comprend qu'en parallèle, et à plus forte raison, une hérésie intérieure se trouvant fondée épiscopalement chez les Slaves apparaisse à Rome comme une réelle menace, genre cheval de Troie. Du fait de son lien avec le bogomilisme, le catharisme était volontiers considéré comme religion étrangère. C'est ainsi que les autorités ecclésiastiques occidentales, et notamment les controversistes inquisitoriaux, vont accentuer la fonction de ce lien incontestable avec les bogomiles, en faisant un lien de dépendance doctrinale rigoureuse. C'est au point que l'idée que les cathares occidentaux aient pu développer leurs propres conceptions a été complètement écartée, jusqu'à ces dernières années.
On supposait ainsi que les cathares occidentaux, chez lesquels on trouve les deux façons principales de comprendre le dualisme que l'on a dites, avaient emprunté tout cela, via les bogomiles, au manichéisme. On ne s'embarrassait pas des contradictions que supposait une telle généalogie. On a dit que les cathares, occidentaux, présentent deux façons de comprendre le dualisme : soit ils admettent un seul Principe, le Dieu bon à l'origine de toutes choses, créateur y compris du diable, lequel façonne suite à sa déchéance le monde matériel (on peut appeler ce courant "monarchien", pour un seul principe) ; soit, c'est l'autre courant, dont la théologie est développée dans toute sa clarté dans un traité italien intitulé le Livre des deux Principes, découvert en 1939 [6], ils croient que le Dieu bon et le mauvais principe déficient sont coéternels, ce second principe étant à l'origine du mal et de la création matérielle (le plus simple est d'appeler ce courant, généralement intitulé "absolu" ou "radical", "dyarchien", pour deux principes).
Ce second courant, qui admet deux Principes, est, seul, spécifiquement occidental. Il est le fruit d'une compréhension augustinienne, donc occidentale, des choses, avec prédestination à la clef (on y reviendra), fruit aussi du développement scolastique, donc occidental, de la réflexion sur la question du mal. On n'a en effet aucune trace de dyarchianisme en Orient bogomile. On faisait reposer auparavant cette idée sur les généalogies inquisitoriales de l'hérésie, généalogies qui voulaient de toute force originer l'hérésie occidentale dans des hérésies plus anciennes et repérées, au plus haut de laquelle le manichéisme. Aujourd'hui, tout cela est souvent abandonné. Au point qu'on peut admettre — conformément à ce que les textes n'en laissent pas de trace — qu'il n'y a pas de dyarchianisme bogomile.
Hérésie présentée comme étrangère, donc, par les controversistes catholiques, d'autant plus menaçante qu'ici ou là les autorités civiles locales semblaient ne pas voir d'inconvénient majeur à cette hérésie, quand elles ne semblaient pas carrément la favoriser. On a nommé les comtes de Toulouse. D'où, aux vues papales, la nécessité de la Croisade en vue de les déposséder de leur autorité [7].
Croisade et plus tard Inquisition qui, concernant l'Église, pourrait bien avoir été dirigée contre une obédience concurrente, contournant Rome pour se rattacher à la Bulgarie.
L'air de la calomnie
On a nommé aussi la création de l'Inquisition exempte, qui devant la gravité du problème prendra le relais, ou palliera aux manquements de l'Inquisition traditionnelle, épiscopale, qui lutte déjà contre les hérésies, les cathares et les autres.
Ce que j'ai nommé l'Inquisition exempte désigne ce qu'on entend habituellement par Inquisition tout court. C'est cette Inquisition qui a été confiée aux Ordres exempts, c'est-à-dire directement rattachés au pape, et pas aux évêques locaux, parmi lesquels Ordre exempts les dominicains principalement, mais aussi les franciscains. Il faut préciser ici que cela c'est fait après la mort de Dominique, le fondateur de l'Ordre dominicain, ou Ordre des Frères Prêcheurs, selon son titre officiel. Cela pour remarquer que contrairement à une idée reçue, il ne faut pas dire, au prétexte que l'Inquisition a été confiée principalement aux dominicains, que Dominique en est le fondateur — bien que des dominicains aient revendiqué les premiers, à l'époque de l'Inquisition espagnole, une telle inexactitude parce que, croyaient-ils alors, elle les honorait ! Il est faux, et chronologiquement impossible que Dominique en ait été le fondateur : il était déjà mort !
Inquisition exempte, donc, parce que rattachée directement à Rome et confiée aux Ordres directement rattachés à Rome, là où il existait déjà une Inquisition locale, dépendant des évêques locaux [8]. C'est que la question de l'obédience la question disciplinaire, donc, est alors en passe devenir ce qui prime. Un lieu géographique ou symbolique de rattachement non-romain fonde le rejet avant même la question du contenu doctrinal auquel ce lieu renvoie, et qui devient simplement fonction de repérage de ce lieu déviant, fonction de repérage pour les fonctionnaires charger d'enquêter, les Inquisiteurs, selon le sens du mot latin Inquisitio, "enquête".
Mais puisqu'on est dans la stigmatisation des cathares, cela ne va pas sans les calomnies qui expliquent largement la part d'incompréhensible d'où il nous a fallu dégager ce qui est malgré tout la cohérence du catharisme.
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Les premières victimes en ont été les bons hommes : ainsi sont nommés le plus souvent les clercs de l'Ordre des Parfaits cathares. Ici aussi, en passant évitons de prêter trop de cas à la calomnie qui imagine des cathares se croyant Parfaits au sens où on pourrait ironiser sur le terme. "Parfait" est à comprendre au sens paulinien : certains dans l'Église ont acquis une maturité — puisque c'est le sens du mot teleioi, traduit par "parfaits" — une maturité qui les rend responsables de ceux qui sont plus faibles. Chez les cathares, cette "maturité" responsabilisante revendiquée, se scelle dans un "sacrement", le Consolamentum exprimant la réception de ce statut de "Parfait". Bien qu'ils aient eu une pureté de vie souvent exemplaire, les Parfaits ne se sont pas appelés eux-mêmes "cathares", "purs", selon le sens du grec pour "pur", catharos : c'est là un terme que leur ont appliqué leurs adversaires, voulant les taxer ainsi de "manichéisme", ce à quoi ils n'ont jamais prétendu, se voulant simplement "chrétiens". C'est par commodité qu'on les intitule cathares, ceux qui ont été appelés aussi "Albigeois", mais cette dernière dénomination n'est pas très fonctionnelle, l'appellation étant trop locale, comme patarins en Bosnie,... et entre autres Bulgares, marquant leur rattachement déjà mentionné aux bogomiles. Cathares est devenu un terme conventionnel commode de nos jours, que les "cathares" eux-mêmes, si leurs adversaires les avaient laissé survivre auraient peut-être fini par adopter, tant il est vrai que les insultes finissent souvent par devenir titres de gloire des persécutés : par exemple, "huguenots", vieille insulte, de même, que "protestants", "quakers", "méthodistes", et j'en passe, jusqu'à aussi "chrétiens" vieille insulte devenue titre de gloire. "Calvinistes" fait peut-être exception, en ce sens qu'il reste souvent sinon injurieux, au moins ambivalent.
Retour au XVIe siècle
Revenons-en donc à nos calvinistes synodaux. Ayant vu ce qu'il en est du catharisme, sous un jour qu'on a essayé de vouloir positif, est-on plus avancé sur l'étrange revendication de nos Synodes méridionaux ?
On a vu que le catharisme renvoie à une orthodoxie plus ancienne que la médiévale occidentale, scolastique et catholique, cela certes, non sans gauchissements dans lesquels les Pères ne se seraient évidemment pas reconnus. N'en restent pas moins des éléments sensibles, notamment dans une théologie des sacrements ; élément important de l'identité réformée. Cela concernant l'orthodoxie ancienne occidentale, mais surtout avant cela, orientale.
Concernant l'Occident patristique, je proposerai juste un autre biais d'approche des choses. Sachant que le calvinisme est tout aussi régulièrement schématisé en religion de la prédestination que le catharisme l'est en religion dualiste, sachant par ailleurs que l'époque de nos Synodes est celle de l'établissement de l'orthodoxie de la doctrine, et sachant en outre que le catharisme, en un de ses courants, celui qui croit qu'il y a deux principes, Dieu et le mauvais principe qui lui fait face, croit fermement à la prédestination, on pourrait s'interroger sur ce rapport éventuel. Mais autant le dire tout de suite, sous un certain angle, c'est sans doute une impasse, pour cette raison simple qu'à l'époque de nos Synodes, la prédestination n'est pas encore une originalité calviniste. C'est un lieu commun de la théologie occidentale, qu'a partagée cette forme occidentale du catharisme, celle qui admettait deux principes. La doctrine vient du docteur communément reconnu, saint Augustin, reconnu par les catholiques, les cathares, les protestants, car je le redis ce n'est pas une originalité calviniste. Pour la réforme, elle plonge, comme pour Augustin, dans l'enseignement du salut par la grâce. C'est Luther qui l'a remise à l'honneur contre Érasme, dans son Traité du serf arbitre. Calvin n'a fait que s'en tenir à cette tradition que tenait encore avant la Réforme, et aussi fermement qu'elle, un théologien devenu aussi insoupçonnable que Thomas d'Aquin. Aussi lorsque la Sorbonne prend position pour Bolsec contre Calvin dans une controverse qui reproduit celle de Luther contre Érasme, l'enjeu qu'est la justification par la foi seule que garantit la prédestination, cet enjeu de la controverse d'alors n'est pas loin. En revanche, on est loin du temps où la prédestination deviendra la caractéristique du calvinisme, plus loin encore du lieu commun de la culture théologique à bon marché qui en fait la clef de voûte du calvinisme. Contre cette impression, ou plutôt ce préjugé, communément répandu, il suffit de constater que la doctrine apparaît tout à la fin du livre III de l'Institution chrétienne de Calvin qui ne lui consacre que 4 chapitres sur les 80 de son livre, et qu'il ne fait que reprendre, et de façon plus modérée en un sens, ce que disait Luther contre Érasme. Il faudra encore, pour en venir au préjugé aujourd'hui commun, passer par cet étudiant de Théodore de Bèze, Arminius, qui choqué, et on peut le comprendre, par un enseignement présenté de toute façon trop schématiquement, sera à l'origine de la controverse néerlandaise avec son collègue plus ancré dans la tradition, Gomarus. Cette controverse, pimentée par un conflit politique qui verra le parti de Gomarus, représentant le calvinisme classique, l'emporter, fixera définitivement le mythe selon lequel le calvinisme aurait inventé la prédestination, d'où, suite à la découverte au XXe siècle que des cathares la professaient aussi, la tentation d'y voir un rapport. Mais on est probablement dans un trompe-l’œil baroque.
Cela précisé, il est un angle, l'angle où Calvin défend par cette doctrine, à la suite de Luther, l'idée que notre captivité au péché est telle qu'il faut un acte souverain de Dieu pour nous en sortir, un acte qui dépend de sa seule décision et qui suppose donc prédestination ; sous cet angle, l'angle correct par lequel il faut aborder cette doctrine, le rapprochement avec le catharisme, quoique sans doute sans rapport de filiation historique sur ce plan, n'est pas sans intérêt. Le catharisme, plus encore que la Réforme, est convaincu de la captivité au péché des êtres humains, déchus dans un monde étranger, oublieux de leur vrai nature, et devant dès lors bénéficier d'un acte souverain de Dieu les réintégrant à leur nature céleste, à savoir la communication de l'Esprit dans le consolamentum, acte de Dieu signifié dans le geste d'imposition des mains des Parfaits. Pour le courant qui admet deux Principes, c'est-à-dire une déchéance des âmes dans une création carrément étrangère à Dieu, cela suppose prédestination. On ne revient pas d'un tel exil par sa propre volonté. Les adversaires des cathares emploient alors des arguments similaires à ceux qu'emploieront plus tard les adversaires de la prédestination dans la Réforme, Érasme en tête.
Cela dit il ne faut pas trop forcer le rapprochement, puisque, d'une part, je l'ai dit, la prédestination n'était pas alors une originalité calviniste, et que d'autre part, dans le courant des cathares qui l'admettent, elle se fonde sur l'idée, à laquelle n'adhère pas le calvinisme, de préexistence des âmes, voulant que les âmes qui viennent de Dieu, qui lui appartiennent ne peuvent être arrachées de sa main.
Inutile à plus forte raison, s'il ne faut pas forcer des parallèles comme la prédestination, de s'arrêter sur des rapprochements fantaisistes comme celui de la croix huguenote, où l'on a parfois voulu voir une analogie avec la croix occitane, réputée croix cathare. Outre que la croix occitane n'est en aucun cas un ornement de cathares qui dédaignaient évidemment un tel objet la croix ; celui-là symbole des comtes de Toulouse en général, y compris les Montfort, depuis les Croisades en Orient : la croix occitane n'a que peu de rapport avec la croix huguenote, qui ressort de la croix du St Esprit, symbole de l'Ordre fondé par Henri III, symbole donc du parti des "politiques" contre les catholiques intransigeants de l'époque ultérieure des guerres de religions.
On trouverait d'autres similitudes-pièges sur lesquelles il est donc inutile de s'arrêter.
Mais doit-on alors arrêter là aussi notre propos de départ et conclure que les synodaux des siècles passés se sont fourvoyés inutilement ? Je ne le crois pas. J'ai déjà laissé apparaître en filigrane les lieux du rapport qui peut être établi, et que les chercheurs calvinistes de l'époque ont bel et bien voulu souligner, en laissant peut-être trop dans l'ombre ce qui, en revanche, les séparait incontestablement du catharisme, d'où sans doute leur discrédit ultérieur.
Comme points de rapprochement, j'ai fait allusion à deux choses : la doctrine des sacrements et la filiation épiscopale non-romaine, cette seconde ayant été plus soulignée par nos synodaux, mais n'étant pas sans lien avec la première puisqu'elle donne un contenu aux points communs garantis par cette filiation épiscopale.
Puisqu'on a parlé de la croix j'aborderai la chose par ce biais : pas de signe de croix chez les cathares, pas de signe de croix chez les calvinistes.
Docétisme cathare et théologie des sacrements
Les sacrements, donc : prenons Bérenger de Tours, dont la conception symbolique de l'Eucharistie est condamnée comme hérésie en pleine époque cathare [9]. On a tendance à se dire aujourd'hui qu'il n'avait jamais qu'une approche pré-réformée de la chose. Eh bien à l'époque, ce n'est pas si simple : les historiens se demandent aujourd'hui s'il n'avait pas quelque lien avec ce qu'on a appelé le pré-catharisme. Aujourd'hui, suite notamment aux controverses de la Réforme, on distingue très bien la manducation des éléments eucharistiques et la réception du salut dans l'Incarnation. À l'époque, ce n'est pas aussi évident. D'où le développement, par les cisterciens principalement, du mythe anti-cathare du Graal (c'est un lieu par où les néo-cathares assument le discours des anti-cathares : ici le paradoxe veut que les néo-cathares se soient imaginés que Montségur était le château romanesque du Graal ! [10]). En fait la quête du Graal est un cycle de romans visant à ancrer la conception qui rend indispensable au salut le miracle de la transsubstantiation. Et on est dans une question de pouvoir, car le miracle en question est au pouvoir de l'Église où se poursuit donc l'Incarnation.
Et refuser la transsubstantiation, c'est refuser cette conception de l'Incarnation qui veut qu'elle se poursuive dans l'Église — sous le terme théologique d'Incarnatio continua — à l'ombre de laquelle se développent, en premier lieu chez les adversaires des cathares, et donc tout d'abord les cisterciens, des théologies qui en participent. Le propos est de répandre le corps du Christ en étendant le règne de l'Église ; par des moyens allant de la prédication et de l'administration de l'Eucharistie à la prise de la Croix. Prise de la Croix : j'ai nommé la Croisade. Porter sa mort, ici au combat militaire, comme le Christ l'a portée au combat du calvaire. La théologie de la Croix est, concrètement, d'abord celle de la Croisade. Participer à la mort du Christ, à sa crucifixion, renoncer à soi-même pour réduire tout à la domination de celle qui est la continuation de son Incarnation, l'Église. On comprend pourquoi une obédience non romaine, une "exemption" par rapport, finalement à l'épiscopat romain, est fort subversive, et sera elle-même sujette à la Croisade. D'autant plus subversive qu'elle abhorre cette idée d'Incarnatio continua qui justifie toutes les violences. Or la croix est pour les cathares l'instrument de la torture du Christ, qui n'a rien d'adorable. Or pour eux, sa vie et sa mort ont fonction symbolique, visant à nous apprendre à transformer notre exil depuis le paradis originel en mission pour y ramener les siens.
Si la vie du Christ a fonction symbolique, à plus forte raison les gestes qui signifient sa mort, comme le partage du pain. Et du même coup, la Croix ne saurait être une panacée, non plus que les signes de croix.
Remarquons qu'on est ici fort proche de la pratique calviniste, disons zwinglienne - calviniste, réformée en général. Proximité de pratique pour des raisons qui elles aussi sont fort proches : à savoir la fonction symbolique des signes et sacrements. Spécificité de la tradition réformée dans le monde protestant, seule tradition où l'on y ait abandonné le signe de croix, tout en ayant opté pour une conception plus symbolique de la Sainte Cène. Conception symbolique aussi de la consécration au ministère, du "sacrement de l'ordination", si l'on veut l'appeler ainsi. Or, certes sans avoir les moyens documentaires qui sont les nôtres pour bien repérer ce fait, c'est sous cet angle que pour attester sa légitimité propre, le calvinisme s'est tourné plus précisément, synodalement, vers les cathares. Ce sera notre dernier point.
Filiation ecclésiale
Les mouvements hérétiques médiévaux, concernant donc plutôt l'intérieur de la chrétienté latine, sont nombreux. Les plus connus sont les vaudois et les cathares. Les vaudois sont clairement des hérétiques de l'intérieur. À poursuivre donc — en termes techniques : à persécuter —, mais avec une plus nette espérance de les réconcilier : ils sont si proches de la parole romaine qu'ils sont éventuellement récupérables. Et sachant que le mouvement de François d'Assise est leur exact équivalent, mais fondé au temps où la hiérarchie a jugé préférable de s'assouplir pour ne pas occasionner une nouvelle dissidence, on comprendra qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que certains vaudois aient pu être récupérés sous le nom de "pauvres catholiques".
La majorité d'entre eux n'ayant pas pu être récupérés ont fini par développer des points de vue plus éloignés du catholicisme qu'ils ne l'étaient au départ. Au départ l'essentiel de leur hérésie est de revendiquer pour les laïcs le droit de prêcher. Au fur et à mesure des persécutions dont ils sont victimes, ils s'éloignent plus sensiblement, lisant de façon autonome des Écritures qui ne mentionnent pas certaines doctrines romaines, comme le purgatoire, qu'ils en viennent donc à rejeter. En outre la dérive par rapport à Rome est favorisée par ce qu'on a appelé la "solidarité hérétique". Des persécutés aussi éloignés les uns des autres que sont les cathares et les vaudois finissent par nouer des contacts, peut-être d'abord essentiellement fonctionnels, mais qui finissent par susciter des influences réciproques. Et tandis que les vaudois sont devenus réformés, ce n'est pas par hasard, si, des trois rituels cathares que l'on a retrouvés, un se trouvait... dans un recueil de liturgie vaudois, en Italie du Nord. C'est largement de là que vient l'assimilation Albigeois-vaudois de nos synodaux, assimilation qui a contribué à les discréditer. On pourrait parler aussi de ce qu'on a appelé l'internationale valdo-hussite (c'est-à-dire un complexe hérétique commun qui se noue entre vaudois et disciples de Huss) ; et on pourrait parler encore des contacts noués entre les franciscains spirituels persécutés à leur tour et les vaudois auxquels au départ ils ressemblaient fort. C'est au point que le mouvement franciscain n'existe au fond au départ que parce qu'on ne fait pas deux fois le même coup au pape : François d'Assise ressemble comme un frère à Valdès. Parlant des vaudois, un lieu significatif de cette "solidarité hérétique" est donc leur adhésion à la Réforme calviniste en 1532 au synode Chanforan.
L'origine du mouvement bogomilo-cathare — puisqu'il y a une entité partagée, avec structure épiscopale commune du mouvement bogomile à l'est et cathare à l'Ouest — l'origine de cette structure est probablement bulgare. Et non pas, comme on l'a longtemps cru, ou comme on a fait mine de le croire, manichéenne, en traitant de cathares ce qui se voulaient simplement chrétiens, car ce terme, cathares est une insulte de leurs adversaires — terme équivalent à manichéens, lesquels aussi sont insultés d'ailleurs, en passant, puisqu'on considère leur foi, qui n'est pas celle des cathares comme quelque chose de vil. Mais les cathares ignorent toute ascendance et toute littérature manichéenne. Le bogomilisme le premier signalé est bulgare, au milieu du Xe siècle. Le terme Bougres passé en français et signifiant à l'origine "Bulgares" est un de ceux qui désignent alors les cathares occidentaux. Origine bulgare qui n'exclut nullement des racines occidentales protestataires, sensibles dans ce qu'on a appelé un pré-catharisme existant dès l'an mil, tandis que le contact bogomilo-cathare est attesté au milieu du XIIe siècle. Le mouvement bogomile, centré en Bulgarie, fournit au catharisme sa structure épiscopale, et sa revendication de la succession apostolique. En Bulgarie, et dans les terres byzantines, le mouvement est donc attesté dès le milieu du Xe siècle. En face de Rome, qui voudrait lui imposer le latin, comme de Byzance, qui voudrait la réduire à sa discipline. On ne trouve pas plus propice au développement de courants autonomes, en termes ecclésiaux : d'hérésies.
L'acharnement de la hiérarchie catholique contre les cathares parviendra à ses fins : l'extermination. Après des décennies et des décennies de massacres et de persécution, le dernier parfait d'Occitanie, Bélibaste, sera brûlé en 1321 à Villerouge-Terménès. Le bogomilo-catharisme se survivra encore plus d'un siècle, principalement en Bosnie où il se fondra dans l'islam avec l'invasion turque, préférant ce joug-ci aux jougs catholique ou orthodoxe. Le statut de dhimmi, de "protégés" selon la façon musulmane, protection toute relative, les verra peu à peu se dissoudre, de sorte qu'on peut penser que les Bosniaques musulmans de notre actualité ex-yougoslave sont pour plusieurs descendants de cathares.
Le catharisme, lui, a bel et bien disparu dans les cendres du dernier parfait, quel qu'il soit, puisqu'il faut, pour qu'il subsiste, un parfait qui confère le consolamentum. Ce qui n'est dès lors plus possible. La chaîne de la consolation est rompue irrémédiablement, puisqu'un parfait déchu pour cause de rupture des marques de sa condition devait être re-consolé pour poursuivre son ministère.
Mais si le catharisme a disparu définitivement, ce n'est pas sans avoir contribué de façon sans doute significative à la germination d'une idée importante pour l'ecclésiologie : la possibilité de l'existence d'une structure successorale légitime qui ne soit pas romaine. La trace de cet ensemencement d'idées est perceptible chez les vaudois de Lombardie à partir du début du XIIIe siècle. On sait que Vaudès et ses disciples entendaient recevoir leur légitimité de Rome et ne prétendaient en aucun cas fonder une hiérarchie, qui à leurs yeux aurait été aussi illégitime que schismatique. Il n'y a pour eux de légitimité épiscopale et ministérielle que reconnue par Rome. Or au XIIIe siècle, les vaudois se divisent entre les partisans de cette idée d'une part, les pauvres de Lyon, et d'autre part les pauvres lombards, qui autour de Jean de Ronco se réclament d'une autre hiérarchie que la hiérarchie romaine, cela sur la base de leur contestation — de type donatiste — de la validité des sacrements administrés par les prêtres indignes. Dès cette époque les vaudois de Lombardie ont donc conçu la possibilité d'une structure ministérielle non-romaine. Or les historiens s'accordent à voir chez ces vaudois lombards, de la mouvance de Jean de Ronco, une influence cathare. De fait, on sait que se développera dans les vallées alpines une solidarité hérétique, qui sera à l'origine de l'assimilation vaudois-cathares de nos réformés synodaux, puisqu'ils travaillent sur des documents vaudois et cathares trouvés dans les mêmes recueils vaudois. Est-ce suite à ce contact et cette solidarité hérétique que les vaudois développeront l'idée que leur origine et leur légitimité successorale remonte à l'époque pré-constantinienne et ne doit rien à Rome ? Toujours est-il que c'est devenu un lieu commun du valdéisme du XIVe et du XVe siècle. On pourrait risquer une autre question, à laquelle certes les textes ne fournissent pas de réponse : puisque le vaudois Jean de Ronco a subi, sur le plan des idées, l'influence cathare, est-il impossible qu'il y ait trouvé aussi la légitimation de sa revendication cléricale ? Si l'on ne peut évidemment pas répondre à cette question, en l'absence de textes, on doit au moins de toute façon constater que de leur côté les cathares contournant déjà Rome pour la Bulgarie pour fonder leur légitimité épiscopale, Jean de Ronco et ses successeurs ont pu au moins y percevoir l'idée suivante : la reconnaissance de Rome n'est pas indispensable pour qu'un ministère soit légitime. Voilà une idée, qui via la révolution hussite en Bohème, à une époque quant à laquelle les historiens s'accordent à parler d'internationale valdo-hussite ; voilà une idée qui via le hussisme atteindra jusqu'aux Réformateurs protestants. Il faut bien le constater, une telle idée est exactement celle qui sous-tend l'intuition des synodaux méridionaux des XVIe et XVIIe siècles : une succession légitime non-romaine, que Luther lui-même concevait encore difficilement : bien que la mettant concrètement en pratique, il a conscience, le concernant, plus d'une rupture avec Rome [11], que d'une succession extra-romaine, que revendiqueront les Synodes méridionaux. Une telle idée est au plus probable d'insémination cathare, ce catharisme qui considère que le vécu sacramentel, ordination comprise, est, en fonction de la distance qu'il met entre ce monde et la réalité céleste, toujours symbolique, jamais ex opere operato ; ne serait-ce pas une telle idée qui via le valdéisme aurait rejoint la Réforme calviniste ? Puisque dans le complexe solidaire hérétique valdo-cathare du bas Moyen Age, c'est ce pôle là, symbolisme sacramentel et succession ecclésiale, qui est le plus spécifiquement cathare. Y aurait-il eu, de la part de nos synodaux, perception d'une analogie ? Ce sera ma conclusion : sous cet angle précis, il faudra peut-être reconsidérer, en tenant compte des acquis de l'historiographie, la classique assimilation calviniste des cathares et des vaudois que l'on a pris, peut-être trop légèrement, l'habitude de juger imaginaire.
R.P.
Nîmes, SHPF, Carré d'Art, 9 juin 2001
Nîmes, SHPF, Carré d'Art, 9 juin 2001
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[1] Cf. Guy Bédouelle, "Les Albigeois, témoins du véritable Évangile : l'historiographie protestante du XVIe et du début du XVIIe siècle", Cahiers de Fanjeaux, n°14, Toulouse, Privat, 1979, p. 45 sq. (cf. p. 56 sq.). Dès 1572, au 8e Synode des Églises Réformées, tenu à Nîmes, la question de la publication de "l'Histoire des Albigeois" est à l'ordre du jour. Au 13e Synode, tenu à Montauban en 1595, il s'agit de montrer que la religion réformée est plus ancienne que la catholique romaine. En juin 1602, le Synode des Églises Réformées du Dauphiné charge le pasteur Dominique Vignaux de rassembler tous les documents utiles à cette fin — ils sont présentés par son fils Jean Vignaux au Synode national de Gap en 1603. Le Synode du Dauphiné confie au pasteur Jean-Paul Perrin le travail d'historiographie concernant les vaudois et Albigeois, qui sera publié en 1618. Cf. Michel Jas, Braises cathares. Filiation secrète à l'heure de la Réforme, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 1992.
[2] Cf. Marie-Humbert Vicaire, "Les Albigeois, ancêtres des protestants. Assimilations catholiques", Cahiers de Fanjeaux, n°14, Toulouse, Privat, 1979, p. 23 sq.
[3] Cf. la Confession de foi de La Rochelle, art. 7.
[4] Institution chrétienne, III, vi-x.
[5] L'historien et théologien luthérien de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg, Charles Schmidt, émettait dès 1848 une hypothèse allant dans ce sens, dans son Histoire et doctrine de la secte des Albigeois ou Cathares, p. 1-5.
[6] Par le Père Dondaine. Cf. la plupart des textes cathares traduits, in René Nelli, Écritures cathares, nouvelle édition : Anne Brenon, éd. du Rocher, 1995.
[7] Croisade qu'ils semblent avoir contribué à détourner en grande partie sur les terres Trencavel.
[8] Cette Inquisition, exempte, donc, est tout simplement ce qu'on appelle aussi le Saint Office, aujourd'hui la "Congrégation pour la doctrine de la Foi".
[9] Cela à travers tout un cheminement des propositions de Béranger de Tours, au XIe siècle, à la proclamation du dogme de la transsubstantiation à Latran en 1215.
[10] Cf. à ce sujet les travaux de Michel Roquebert, notamment Les cathares et le Graal, Toulouse, Privat, 1994.
[11] Cf. son Épître à Léon X, en Introduction de son Traité de la liberté chrétienne.