Au fond, l’amour est-il autre chose que l’expression d’une pulsion, et des plus « ventresques » ? Celle de la sourde aspiration qui est le propre de toute espèce : se reproduire. Fraîcheur d’un visage, harmonie d’une courbe ? Rien d’autre sous cet angle que la promesse d’une matrice en parfaite condition de porter un avenir qui n’a d’autre fin que de pulluler. Mâle vigueur d’un corps dans la force de l’âge ? Garantie d’une protection au mieux assurée pour que d’autres prédateurs ne viennent pas gâcher la promesse du bouillon de culture humaine en pleine multiplication.
En tout cela, tant qu’à faire : rafler le bénéfice, quant aux gènes mais pas uniquement, en s’encombrant le moins possible du devoir collectif de l’espèce. La poésie serait-elle autre chose qu’une telle école ? N’est-ce pas ce que nous dévoilent confusément les manuels médiatiques censément grivois nous expliquant tout de la mécanique du plus fructueux chemin vers la jouissance ? Où, sous les corps télévisuels des naïades, hachés par le rythme de leur promesse visant à maintenir la contemplation en haleine, tout un chacun, concernant l’amour, a réalisé par avance, en court-circuit, le débouché en chambre — froide — annoncé par Cioran : « commencer en poète et finir en gynécologue ».
Faudra-t-il en rester là, comme les temps nous y pressent, ou la nostalgie sauvera-t-elle encore quelques bribes de l’autre ciel ?
Mais pour cela n’aurait-il pas fallu en savoir moins en matière de mécanique de nos chimies ? L’ « espèce », alors, survivra-t-elle à une amnésie rendue irrémédiable par son savoir ?
1. On peut considérer l’amour sous plusieurs angles. Parmi ceux qu’il ne faut pas négliger, est celui que proposent les psychologues / ou biologistes évolutionnistes, pour qui il se résume à une volonté de perpétuation de ses gènes — non sans la visée stratégique, existant en parallèle, du moindre encombrement possible. Commençons par une citation (David Geary [1]) :
« Chez le mâle éléphant de mer, les succès d'accouplement et de reproduction sont largement dépendants de l'établissement de la dominance sociale et du maintien d'un harem. Une stratégie d'accouplement alternative, utilisée par quelques subordonnés, est de s'introduire discrètement dans les harems et de tenter de copuler avec les femelles. Comme chez l'éléphant de mer, les stratégies d'accouplement alternatives sont fréquentes chez de nombreuses espèces de primates. Dans certains cas, comme chez l'éléphant de mer, ces stratégies alternatives sont en quelque sorte imposées aux subordonnés du fait de la monopolisation des femelles par les mâles dominants. Dans ces situations, les stratégies utilisées par les dominants offrent un meilleur résultat reproductif que les alternatives des subordonnés. Dans d'autres cas cependant, les stratégies d'accouplement alternatives sont réellement des stratégies, c'est-à-dire qu'elles sont relativement efficaces. »
2. Mais voyons tout d’abord l’en deçà de toute éventuelle stratégie d'accouplement alternative : souvenez-vous, de temps en temps les journaux annonçaient le mariage d'une belle actrice, chanteuse ou top model avec un prince, ou un célèbre homme d'affaires ou de pouvoir.
Ce que je veux dire concerne bien d’autres évidemment. Célèbres ou moins célèbres : cela vaut au niveau d’un village, d’une entreprise, etc.
Superbe histoire d’amour que la leur ; dans les chaumières, on essuie une larme avant qu’elle ne tombe dans la soupe qu’agrémente le journal télévisé au moment où le présentateur précise par exemple les noms tendres que dans l’intimité se donnent les nouveaux mariés.
Histoires émouvantes, « romantiques » (selon l’usage courant du terme) à souhaits, dignes de Sissi version Romy Schneider.
Sans rien ôter à la pureté des tourtereaux, on ne peut s’empêcher, quand on lit en parallèle un ouvrage de psychologie évolutionniste, d’appliquer les comparaisons que nous propose ladite école néo-darwinienne. En société d’économie libérale, le beau mari a tout de ce que nos biologistes appellent concernant les sociétés des primates et pré-hominiens, un « mâle dominant ».
Beau, télégénique, riche, titré… Bref, un bon parti. Un bon morceau auraient pensé les pré-hominiennes.
Quant à la jeune célébrité, les choses sont plus compliquées et aussi simples à la fois. Belle et jeune, de toute façon : ici la lecture évolutionniste est aisée : prometteuse en matière de procréation. Des héritiers potentiels pour le mâle dominant. Les choses se compliquent concernant sa célébrité, globalement inutile en la matière (des femmes inconnues auraient le même potentiel — cf. Sissi, justement, ou Cendrillon). Nos biologistes permettent cependant de combler ce vide d’explication apparent : le phénomène du mimétisme dans la poursuite des femmes (ou des hommes), observé chez un petit poisson d’aquarium, le guppy (Geary p. 52). La valeur biologique de reproductrice de l’actrice en question est mise en exergue par rapport à ses congénères par sa célébrité.
Autre aspect concernant la femme, mis en lumière aussi par les observations de nos chercheurs ; contrairement à ce que l’on a pensé par le passé, elle est totalement active dans le choix de son partenaire, au point que les mâles dominants emportent presque toutes les femelles, non pas par viol, mais parce qu’elles les préfèrent (promesse de meilleurs gènes).
Belle célébrité d’un côté, mâle dominant en contexte d’économie libérale de l’autre. On peut, à ce point, revenir à la larme écrasée avant qu’elle ne tombe dans la soupe : devant la lourdeur du quotidien matrimonial, le rêve jet-set a de quoi susciter des envies.
Où l’on retrouve la concurrence chez les primates, et ceux d’entre eux qui ne font pas partie des dominants — en termes « humains » modernes : les frustrés.
Tout cela correspond à ce que déjà au XIXème siècle, un philosophe qui n’était pas évolutionniste, Schopenhauer, avait attribué tout simplement au vouloir-vivre, force obscure moteur de l’être.
Tout est le fruit, non pas de la claire intelligence en route vers son dévoilement — comme pour les optimistes, notamment Hegel et son école auxquels Schopenhauer s’oppose — ; mais tout procède d’une volonté obscure, le sombre et tragique vouloir-vivre, qui fait émerger l’être, malheureux, du bienheureux néant.
Duquel néant il aurait sans doute mieux valu ne jamais sortir : en ce sens que si certes, concernant le malheur, on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs ; au regard de ce qu’est l’omelette en question, il n’est pas si sûr que cela valait bien le coup de casser les œufs. Au point que pour le dire comme l’Ecclésiaste, « l’avorton est finalement le plus heureux ». Il faudra revenir à la critique du vouloir vivre qui procède de cette perspective.
Mais bref, pour l’instant l’avorton est né. Et n’est pas forcément un mâle dominant. Et sa critique du vouloir vivre pourrait bien procéder de son ressentiment de perdant de la meute (pour reprendre la mise en garde de Nietzsche concernant la critique du vouloir vivre).
En attendant de sombrer dans la dépression du vaincu, il reste au mâle non-dominant le recours à diverses stratégies, allant de la ruse au coup-fourré, parmi lesquelles — puisqu’il s’agit quand même, ne l’oublions, d’un combat pour chacun, en vue de la reproduction, de la perpétuation de ses gènes, et donc d’une concurrence pour la possession des femelles — ; parmi lesquelles stratégies sont celles qui ont donc été appelées « les stratégies d’accouplement alternatives ».
3. Mais, me direz-vous peut-être à ce point, entend-on vraiment, comme humains civilisés, s’embarrasser des inconvénients de la reproduction.
Ce à quoi le biologiste évolutionniste répondrait probablement que les primates en général aussi préfèrent en éviter les inconvénients, en en conservant les seuls avantages ; c’est-à-dire essentiellement la perpétuation de leurs gènes. Ce qui ne répugne pas à l’idée avantageuse de voir d’autres élever leur progéniture. C’est le fonctionnement du coucou — mais cet oiseau-là n’est pas un primate. La pratique, de fait, est très peu en cours chez la plupart des primates, lesquels veillent attentivement et militairement à se donner le plus de garanties quant au fait que leurs reproductrices attitrées leur sont bien exclusivement réservées.
Concernant les humains, les choses se compliquent encore un peu plus, en ce qu’apparemment, la reproduction elle-même semble apparaître parfois comme un inconvénient. Pensons à la contraception, bien sûr, qui semble effectivement en contradiction avec la visée reproductrice. L’être humain semble avoir développé le concept étrange en regard de la biologie, selon lequel le bénéfice essentiel de l’accouplement est non pas la reproduction, mais la jouissance qui accompagne l’acte d’accouplement.
À ce point, chacun de nous se retrouve en paysage familier, puisqu’on est là face à ce qui est devenu un acquis, sinon un lieu commun. Telle est en effet la fonction communément reçue de la sexualité : essentiellement procurer plaisir partagé et plénitude d’accomplissement indépendamment de cet autre aspect, la reproduction, devenue accessoire, voire superflue.
Philosophie commune reliée à ce que la Raison nous a rendus capables depuis longtemps d’opérer un certain nombre de distinctions auxquelles n’avaient évidemment pas accès nos lointains ancêtres, au premier rang desquelles la distinction qui est entre le plaisir du spasme, premier bénéfice individuel, et le bénéfice collectif, celui de l’espèce, dans les résultats de l’accouplement. Et puis sur la base de cette distinction, nous nous sommes donnés les moyens techniques, aujourd’hui efficaces, de séparer matériellement les choses : j’ai donc nommé les techniques contraceptives : s’est dès lors développée, — a explosé pour mieux dire, toute une floraison réputée esthétique vantant la magnificence du spasme, prétendant en poétiser l’espérance, permettant au passage aux promoteurs de cette « poésie » d’engranger de tout-autres bénéfices, sonnants et trébuchants ceux-là, sous les applaudissements enthousiastes ce ceux qui gravitent autour du spectacle fascinant octroyé par ces nouveaux mâles dominants.
Pointe réputée érotique, pointe de sein pour être concret, dans le moindre des téléfilms populaires, à regarder en famille, chose banalisée depuis longtemps ; nombril attendrissant et endiamanté sur ventre ferme et hanches harmonieuses, que n’aurait peut-être pas dédaignées un pré-hominien, dans la moindre émission de variété, autant de choses qui rapportent (aux mâles dominants) et qui du coup, bien sûr, deviennent la clef de l’esthétique publicitaire. Réalité réputée poétique contre laquelle ne se dressent plus guère que quelques féministes fatiguées par un combat apparemment perdu, fatiguées mais taxées d’ « effarouchées » par les mâles dominants qui auraient tout à perdre à voir leur crédit se renflouer. Elles sont donc réduites à laisser les images inaccessibles des sirènes retouchées à l’ordinateur condamner à leur statut de « Bobonne » toutes les femmes réelles déchues du ciel des idées télégéniques.
Il ne reste alors à la majorité du troupeau qu’à s’extasier des exploits des dominants ou à sombrer dans la mélancolie d’un ressentiment dénonçant le vouloir-vivre ; cette mélancolie prendrait-elle la figure et le titre d’un romantisme de fin d’époque qui ne dérange pas plus aujourd’hui, que les vaincus du combat pour les femelles se retirant tristement sous un arbre ne dérangeaient antan les dominants.
Lesquels parfois éventuellement, en viennent à partager la fatigue commune, aujourd’hui sous la figure d’hommes mûrs désabusés qui regardent s’agiter les innocents romantiques en quête d’éternité, devenus, par ressentiment, alliés des bourreaux du XXème siècle qui ont précipité l’érotique dans un à côté de tout projet. Je fais allusion aux personnages de Milan Kundera, le jeune homme passionné et maladroit d’un côté, redoutable, et de l'autre l’homme mûr ayant basculé dans la phase décrochage de son horloge érotique et qui bénéficie méthodiquement et sans illusion de son expérience en se faisant ce « collectionneur » empreint d’une tristesse que ne console que la certitude dérisoire d’avoir perdu tout « pucelage », pour employer le vocabulaire kunderien. [2]
Bref si c’est le désir que la civilisation post-néandertalienne a voulu exalter, on se demande s’il est vraiment gagnant… Reste d’ailleurs aussi à savoir, sous cet angle, si l’occultation du moteur premier du vouloir-vivre procréateur a laissé le désir intact…
4. Le seul fruit critique subsistant risque d’être la mésestime de celle qui sera devenue « Bobonne » après quelques nuits de constat des effets corporels des souffrances qui l’ont forgée, tics disgracieux, ride, courbe affaissée.
Ou pour Monsieur, les poils dans les oreilles, la brioche, l’absence persistante de titre princier, de promotion en entreprise, ou de porte-feuille administratif (sans compter éventuellement le fait incontournable de l’aplatissement progressif du porte-feuille des promesses d’antan).
Bref, et que sais-je encore concernant Monsieur ou Madame. Tout cela, sous le couvert du mot « amour ».
Comme pasteur, je rencontre des jeunes couples pour des préparations au mariage. Naturellement la première question que je leur pose, c’est : pourquoi veulent-ils se marier ? Réponse spontanée la plupart du temps : parce qu’on s’aime ! Certes, je n’en imaginais pas moins. Cela dit, au risque de vous surprendre : ce n’est pas une raison !
Le mariage prend place en regard d’un fait : l’homme et la femme sont trop étrangers l’un à l’autre pour vivre ensemble. Ce paradoxe est aussi ce que dévoile la passion courtoise au-delà de sa dimension biochimique — le choc amoureux comme déclenchement hormonal : irréalité d’une rencontre, aiguisement du désir, impossibilité de vivre ensemble. Entre l’invraisemblance de ne pas vivre ensemble et l’impossibilité de vivre ensemble, le pacte matrimonial apparaît au fond comme compromis envisageable — ne faut-il pas, même, oser dire le seul ?!
Bref, l'amour, autrement, dans sa première acception, en tout cas contemporaine, est-il autre que quelque chose de vaguement sentimentaliste ? J'aime par ce que je le sens. C'est comme ça. Et puisqu'on aime comme on sent, on aime qui on sent quand on le sent jusqu’à ce qu’on ne le sente plus. Cela ne fonde pas une union dans la durée.
5. Mais au-delà de nos dégringolades réputées érotiques (d’après le mot grec pour désir), se trouve non pas tant la joie de l’accouplement, mais celle qui le précède, celle du désir… et pas de son affaissement dans le biologique fonctionnel des seules fins spasmodiques.
Au-delà, et au cœur de la réalité incontournable de la dimension pulsionnelle de l’amour, se cache une nostalgie, que l’on aurait pu voir transparaître en filigrane dans le tragique de la pulsion qui s’échoue aux signes de souffrance des corps, ces signes que le temps fait ressortir avec cette cruauté que masquent mal, malgré leur tendresse, les surnoms intimes — que masquent plus mal encore les professions supposées galantes autour de l’idée généreuse concernant la beauté du mûrissement (malgré l’autre tendresse, réputée désabusée, des hommes mûrs de Kundera). Comme si les mûrissants et ceux qui croient les flatter — parfois avec succès, remarquez ! — ; comme si, pourtant, ils ne savaient pas, au fond, que mûrir, c’est pourrir un peu.
Or ici, précisément, si l’on ne se voile pas la face, apparaît une figure de la nostalgie.
… Que l’on peut illustrer à travers quelques mythes : Tristan et Iseult, Mâjnun et Layla, etc..
Considérons par exemple la lecture soufie (en mystique musulmane) d’un thème issu de la Bible, telle que relue par la tradition juive apocryphe et talmudique et qu’héritée dans le Coran.
Il s’agit des tiraillements — disons — amoureux, de celle qui est dans la Bible Mme Putiphar, à l’égard de l’Hébreu Joseph. La Bible ne la nomme pas. La mystique arabe l’appelle Zoleïkha. Dans la Bible, cette dame, épouse du maître de Joseph devenu esclave, se met à le désirer, au point que pour ne pas succomber à ses avances, Joseph est contraint d’abandonner sa chemise entre les mains de la dame brûlant de désir. Joseph entend en effet rester loyal à l’égard de son maître.
L’épisode, dans un premier temps, ne vise peut-être qu’à souligner que c’est malgré sa loyauté que Joseph se retrouvera emprisonné suite à la colère d’un maître ne considérant que la preuve que lui apporte sa femme, désormais animée d’un désir de vengeance envers celui qui l’a éconduite. Preuve irréfutable : elle a gardé sa chemise.
Mais très tôt le thème a retenu les développements de toute une tradition concernant le désir de la dame. Ce donc, dès les commentaires juifs. C’est cela que reprend l’islam, et notamment les courants qui ont développé la mystique amoureuse et la réflexion sur la mystique amoureuse.
6. Un commentateur du mythe, Christian Jambet[3], explique le roman, qu’à partir du thème de Yusûf et Zoleikhâ, développe le mystique Abd Ar-Rahmân Jâmî au XVème siècle.
Un des intérêts plus particuliers en est que la protagoniste est une femme, désormais nommée : Zoleikhâ, donc ; indiquant par là, s’il le fallait encore, que la recherche de l’ultime via l’amour risque de mener bien au-delà des zones où nous ont conduits jusqu’à présent les pulsions conquérantes de l’obscure volonté de l’espèce.
C’est, en effet, que Zoleikhâ bénéficie des faveurs d’un dominant incontestable, qui peut même lui payer le luxe de l’achat d’esclaves, dont le bel adolescent Joseph — Yusûf. Ici, le mimétisme observé chez les poissons guppies ne joue pas. Esclave, Yusûf ne brille pas par son statut ! Meilleurs gènes pressentis peut-être, désir de nouveauté, voire de vigueur, admettons, en alternative à un mari chez qui l’âge et la lassitude rendent « la sauterelle pesante et la câpre laborieuse » (pour le dire dans les termes de l’Ecclésiaste — ch. 11). On sait que c’est un service qui était parfois demandé aux esclaves ; et que Joseph, dans la Bible, refuse par loyauté, mais aussi par un sens aigu de sa dignité — conviction récurrente dans le cycle biblique le concernant.
Mais rien de tout cela dans le mythe musulman que développe Jâmî. Ici c’est en songe que Yusûf est apparu à Zoleikhâ, bien avant qu’il ne soit vendu comme esclave par ses frères. C’est en songe qu’il se présente alors à elle comme Premier ministre, ce qu’il deviendra, selon la Bible, mais bien plus tard. C’est sur la base de cette confusion que Zoleikhâ épouse son mari, alors effectivement Premier ministre. On reconnaît dans ces confusions oniriques, une thématique proche de celle de Tristan et Iseult. Comme pour les amants celtiques, l’amour pour le beau jeune homme a un fondement dans l’éternité que sa beauté signifie avant même qu’elle ne soit enfouie dans — j’allais dire — le lieu corporel qu’illustre sa descente dans la fameuse fosse où le déposent ses frères et qui annonce ses enfouissements ultérieurs dans l’esclavage et la prison.
C’est ce signe d’éternité préalable qu’a perçu Zoleikhâ. Et lorsqu’elle s’aperçoit que le Premier ministre qu’elle a épousé n’est pas le bel adolescent de son rêve prophétique, elle commence à dépérir : « sa beauté se fane, son âme tombe dans le désespoir, elle maigrit, sa taille est près de se briser », comme l’écrit Jambet (p. 105). Bref, elle vieillit. Où l’on perçoit bien, ici, l’insuffisance de la lecture triviale qui lui ferait préférer le jeune Yusûf à un mari vieillissant. C’est sa beauté à elle qui s’estompe, pour une raison qu’ignore évidemment son raisonnable de mari (qui n’a donc, lui, aucune raison de perdre sa santé) ; sa beauté s’estompe parce qu’elle a perdu la source de cette beauté telle qu’elle en a eu la vision en songe : Yusûf comme signe de Dieu.
Voilà qui nous transporte vers de tout autres interprétations possibles du pouvoir de fascination des jeunes naïades publicitaires et télévisées. Fascination comme fruit d’une nostalgie d’une Beauté idéelle demeurée au ciel des Idées et perdue aux corps des naïades et des Joseph qui déjà donnent les signes du flétrissement annonciateur des maisons de retraite. Le beau fruit en plein mûrissement. Il mûrit, pourrit et tombe.
Et « Zoleikhâ retrouve sa beauté, sa jeunesse, sa joie de vivre, au moment précis où elle pense succomber à la mort » nous dit Christian Jambet (p. 105), qui poursuit : « En l’union extatique, elle s’identifie à Joseph […]. On ne sait plus qui est Joseph, qui est Zoleikhâ, comme si c’était Joseph qui se sauvait lui-même dans l’épreuve de Zoleikhâ, et dans l’identité d’amour de l’amante et de l’aimé ». Où l’on rejoint le soufi andalou du XIIème siècle, Ibn ‘Arabi, qui dans la lignée des fidèles d’Amour proclame qu’ « avant que le monde soit, Dieu est l’Amour, l’Amant et l’Aimé. » Mais qui a saisi ce dévoilement, dont la beauté de la jeunesse est le signe, ne s’arrêtera pas au fruit mûrissant, pourrissant déjà, qui en a recueilli les traces. La résurrection de Zoleikhâ n’est évidemment pas sans le dépouillement de ses oripeaux corporels.
La nostalgie de la splendeur perdue dont Joseph donnait le signe et dont le temps de l’oubli avait trempé ses oripeaux alors nouveaux, illustrés par sa chemise abandonnée, a vu cette chemise dégoûter lentement de la Beauté qui l’imprégnait antan, la constituait. Pour qui s’attache à la chemise, les lendemains déchantent, déchanteront toujours.
7. Sous peine de n’être que larmes, la nostalgie devient alors signe. Aussi la nostalgie en question ne renvoie pas, faut-il le préciser ? — à un temps jadis de fraîcheur des chairs juvéniles, mais à un outre-temps, en constante déperdition en ce temps-ci. Dans les interstices du flétrissement promis vers lequel nous sommes plongés dès la précipitation de la naissance, prend place ce discernement qui renaît du regard d‘amour — à même de concevoir le paradoxe du pacte du quotidien !
Quelque chose de la Beauté perdue qui l’a fondée demeure au cœur de l’être de Zoleikhâ ; comme de Joseph.
Dans le miroir du regard de l’un vers l’autre — l’œil fenêtre de l’âme — a émergé irréfutablement quelque chose qui va bien au-delà des formes généreuses et des courbes harmonieuses d’antan, quelque chose qui demeure au-delà de l’oubli.
[1] David C. GEARY, Hommes, Femmes : L'évolution des différences sexuelles humaines De Boeck Université - Coll. Neurosciences & Cognition - 2003.
[2] François RICARD, Le dernier après-midi d’Agnès, Essai sur l’œuvre de Milan Kundera, Paris, Gallimard, 2003.
[3] Christian JAMBET, Le caché et l’apparent, Paris, L’Herne, 2003, p. 101-122.
En tout cela, tant qu’à faire : rafler le bénéfice, quant aux gènes mais pas uniquement, en s’encombrant le moins possible du devoir collectif de l’espèce. La poésie serait-elle autre chose qu’une telle école ? N’est-ce pas ce que nous dévoilent confusément les manuels médiatiques censément grivois nous expliquant tout de la mécanique du plus fructueux chemin vers la jouissance ? Où, sous les corps télévisuels des naïades, hachés par le rythme de leur promesse visant à maintenir la contemplation en haleine, tout un chacun, concernant l’amour, a réalisé par avance, en court-circuit, le débouché en chambre — froide — annoncé par Cioran : « commencer en poète et finir en gynécologue ».
Faudra-t-il en rester là, comme les temps nous y pressent, ou la nostalgie sauvera-t-elle encore quelques bribes de l’autre ciel ?
Mais pour cela n’aurait-il pas fallu en savoir moins en matière de mécanique de nos chimies ? L’ « espèce », alors, survivra-t-elle à une amnésie rendue irrémédiable par son savoir ?
1. On peut considérer l’amour sous plusieurs angles. Parmi ceux qu’il ne faut pas négliger, est celui que proposent les psychologues / ou biologistes évolutionnistes, pour qui il se résume à une volonté de perpétuation de ses gènes — non sans la visée stratégique, existant en parallèle, du moindre encombrement possible. Commençons par une citation (David Geary [1]) :
« Chez le mâle éléphant de mer, les succès d'accouplement et de reproduction sont largement dépendants de l'établissement de la dominance sociale et du maintien d'un harem. Une stratégie d'accouplement alternative, utilisée par quelques subordonnés, est de s'introduire discrètement dans les harems et de tenter de copuler avec les femelles. Comme chez l'éléphant de mer, les stratégies d'accouplement alternatives sont fréquentes chez de nombreuses espèces de primates. Dans certains cas, comme chez l'éléphant de mer, ces stratégies alternatives sont en quelque sorte imposées aux subordonnés du fait de la monopolisation des femelles par les mâles dominants. Dans ces situations, les stratégies utilisées par les dominants offrent un meilleur résultat reproductif que les alternatives des subordonnés. Dans d'autres cas cependant, les stratégies d'accouplement alternatives sont réellement des stratégies, c'est-à-dire qu'elles sont relativement efficaces. »
2. Mais voyons tout d’abord l’en deçà de toute éventuelle stratégie d'accouplement alternative : souvenez-vous, de temps en temps les journaux annonçaient le mariage d'une belle actrice, chanteuse ou top model avec un prince, ou un célèbre homme d'affaires ou de pouvoir.
Ce que je veux dire concerne bien d’autres évidemment. Célèbres ou moins célèbres : cela vaut au niveau d’un village, d’une entreprise, etc.
Superbe histoire d’amour que la leur ; dans les chaumières, on essuie une larme avant qu’elle ne tombe dans la soupe qu’agrémente le journal télévisé au moment où le présentateur précise par exemple les noms tendres que dans l’intimité se donnent les nouveaux mariés.
Histoires émouvantes, « romantiques » (selon l’usage courant du terme) à souhaits, dignes de Sissi version Romy Schneider.
Sans rien ôter à la pureté des tourtereaux, on ne peut s’empêcher, quand on lit en parallèle un ouvrage de psychologie évolutionniste, d’appliquer les comparaisons que nous propose ladite école néo-darwinienne. En société d’économie libérale, le beau mari a tout de ce que nos biologistes appellent concernant les sociétés des primates et pré-hominiens, un « mâle dominant ».
Beau, télégénique, riche, titré… Bref, un bon parti. Un bon morceau auraient pensé les pré-hominiennes.
Quant à la jeune célébrité, les choses sont plus compliquées et aussi simples à la fois. Belle et jeune, de toute façon : ici la lecture évolutionniste est aisée : prometteuse en matière de procréation. Des héritiers potentiels pour le mâle dominant. Les choses se compliquent concernant sa célébrité, globalement inutile en la matière (des femmes inconnues auraient le même potentiel — cf. Sissi, justement, ou Cendrillon). Nos biologistes permettent cependant de combler ce vide d’explication apparent : le phénomène du mimétisme dans la poursuite des femmes (ou des hommes), observé chez un petit poisson d’aquarium, le guppy (Geary p. 52). La valeur biologique de reproductrice de l’actrice en question est mise en exergue par rapport à ses congénères par sa célébrité.
Autre aspect concernant la femme, mis en lumière aussi par les observations de nos chercheurs ; contrairement à ce que l’on a pensé par le passé, elle est totalement active dans le choix de son partenaire, au point que les mâles dominants emportent presque toutes les femelles, non pas par viol, mais parce qu’elles les préfèrent (promesse de meilleurs gènes).
Belle célébrité d’un côté, mâle dominant en contexte d’économie libérale de l’autre. On peut, à ce point, revenir à la larme écrasée avant qu’elle ne tombe dans la soupe : devant la lourdeur du quotidien matrimonial, le rêve jet-set a de quoi susciter des envies.
Où l’on retrouve la concurrence chez les primates, et ceux d’entre eux qui ne font pas partie des dominants — en termes « humains » modernes : les frustrés.
Tout cela correspond à ce que déjà au XIXème siècle, un philosophe qui n’était pas évolutionniste, Schopenhauer, avait attribué tout simplement au vouloir-vivre, force obscure moteur de l’être.
Tout est le fruit, non pas de la claire intelligence en route vers son dévoilement — comme pour les optimistes, notamment Hegel et son école auxquels Schopenhauer s’oppose — ; mais tout procède d’une volonté obscure, le sombre et tragique vouloir-vivre, qui fait émerger l’être, malheureux, du bienheureux néant.
Duquel néant il aurait sans doute mieux valu ne jamais sortir : en ce sens que si certes, concernant le malheur, on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs ; au regard de ce qu’est l’omelette en question, il n’est pas si sûr que cela valait bien le coup de casser les œufs. Au point que pour le dire comme l’Ecclésiaste, « l’avorton est finalement le plus heureux ». Il faudra revenir à la critique du vouloir vivre qui procède de cette perspective.
Mais bref, pour l’instant l’avorton est né. Et n’est pas forcément un mâle dominant. Et sa critique du vouloir vivre pourrait bien procéder de son ressentiment de perdant de la meute (pour reprendre la mise en garde de Nietzsche concernant la critique du vouloir vivre).
En attendant de sombrer dans la dépression du vaincu, il reste au mâle non-dominant le recours à diverses stratégies, allant de la ruse au coup-fourré, parmi lesquelles — puisqu’il s’agit quand même, ne l’oublions, d’un combat pour chacun, en vue de la reproduction, de la perpétuation de ses gènes, et donc d’une concurrence pour la possession des femelles — ; parmi lesquelles stratégies sont celles qui ont donc été appelées « les stratégies d’accouplement alternatives ».
3. Mais, me direz-vous peut-être à ce point, entend-on vraiment, comme humains civilisés, s’embarrasser des inconvénients de la reproduction.
Ce à quoi le biologiste évolutionniste répondrait probablement que les primates en général aussi préfèrent en éviter les inconvénients, en en conservant les seuls avantages ; c’est-à-dire essentiellement la perpétuation de leurs gènes. Ce qui ne répugne pas à l’idée avantageuse de voir d’autres élever leur progéniture. C’est le fonctionnement du coucou — mais cet oiseau-là n’est pas un primate. La pratique, de fait, est très peu en cours chez la plupart des primates, lesquels veillent attentivement et militairement à se donner le plus de garanties quant au fait que leurs reproductrices attitrées leur sont bien exclusivement réservées.
Concernant les humains, les choses se compliquent encore un peu plus, en ce qu’apparemment, la reproduction elle-même semble apparaître parfois comme un inconvénient. Pensons à la contraception, bien sûr, qui semble effectivement en contradiction avec la visée reproductrice. L’être humain semble avoir développé le concept étrange en regard de la biologie, selon lequel le bénéfice essentiel de l’accouplement est non pas la reproduction, mais la jouissance qui accompagne l’acte d’accouplement.
À ce point, chacun de nous se retrouve en paysage familier, puisqu’on est là face à ce qui est devenu un acquis, sinon un lieu commun. Telle est en effet la fonction communément reçue de la sexualité : essentiellement procurer plaisir partagé et plénitude d’accomplissement indépendamment de cet autre aspect, la reproduction, devenue accessoire, voire superflue.
Philosophie commune reliée à ce que la Raison nous a rendus capables depuis longtemps d’opérer un certain nombre de distinctions auxquelles n’avaient évidemment pas accès nos lointains ancêtres, au premier rang desquelles la distinction qui est entre le plaisir du spasme, premier bénéfice individuel, et le bénéfice collectif, celui de l’espèce, dans les résultats de l’accouplement. Et puis sur la base de cette distinction, nous nous sommes donnés les moyens techniques, aujourd’hui efficaces, de séparer matériellement les choses : j’ai donc nommé les techniques contraceptives : s’est dès lors développée, — a explosé pour mieux dire, toute une floraison réputée esthétique vantant la magnificence du spasme, prétendant en poétiser l’espérance, permettant au passage aux promoteurs de cette « poésie » d’engranger de tout-autres bénéfices, sonnants et trébuchants ceux-là, sous les applaudissements enthousiastes ce ceux qui gravitent autour du spectacle fascinant octroyé par ces nouveaux mâles dominants.
Pointe réputée érotique, pointe de sein pour être concret, dans le moindre des téléfilms populaires, à regarder en famille, chose banalisée depuis longtemps ; nombril attendrissant et endiamanté sur ventre ferme et hanches harmonieuses, que n’aurait peut-être pas dédaignées un pré-hominien, dans la moindre émission de variété, autant de choses qui rapportent (aux mâles dominants) et qui du coup, bien sûr, deviennent la clef de l’esthétique publicitaire. Réalité réputée poétique contre laquelle ne se dressent plus guère que quelques féministes fatiguées par un combat apparemment perdu, fatiguées mais taxées d’ « effarouchées » par les mâles dominants qui auraient tout à perdre à voir leur crédit se renflouer. Elles sont donc réduites à laisser les images inaccessibles des sirènes retouchées à l’ordinateur condamner à leur statut de « Bobonne » toutes les femmes réelles déchues du ciel des idées télégéniques.
Il ne reste alors à la majorité du troupeau qu’à s’extasier des exploits des dominants ou à sombrer dans la mélancolie d’un ressentiment dénonçant le vouloir-vivre ; cette mélancolie prendrait-elle la figure et le titre d’un romantisme de fin d’époque qui ne dérange pas plus aujourd’hui, que les vaincus du combat pour les femelles se retirant tristement sous un arbre ne dérangeaient antan les dominants.
Lesquels parfois éventuellement, en viennent à partager la fatigue commune, aujourd’hui sous la figure d’hommes mûrs désabusés qui regardent s’agiter les innocents romantiques en quête d’éternité, devenus, par ressentiment, alliés des bourreaux du XXème siècle qui ont précipité l’érotique dans un à côté de tout projet. Je fais allusion aux personnages de Milan Kundera, le jeune homme passionné et maladroit d’un côté, redoutable, et de l'autre l’homme mûr ayant basculé dans la phase décrochage de son horloge érotique et qui bénéficie méthodiquement et sans illusion de son expérience en se faisant ce « collectionneur » empreint d’une tristesse que ne console que la certitude dérisoire d’avoir perdu tout « pucelage », pour employer le vocabulaire kunderien. [2]
Bref si c’est le désir que la civilisation post-néandertalienne a voulu exalter, on se demande s’il est vraiment gagnant… Reste d’ailleurs aussi à savoir, sous cet angle, si l’occultation du moteur premier du vouloir-vivre procréateur a laissé le désir intact…
4. Le seul fruit critique subsistant risque d’être la mésestime de celle qui sera devenue « Bobonne » après quelques nuits de constat des effets corporels des souffrances qui l’ont forgée, tics disgracieux, ride, courbe affaissée.
Ou pour Monsieur, les poils dans les oreilles, la brioche, l’absence persistante de titre princier, de promotion en entreprise, ou de porte-feuille administratif (sans compter éventuellement le fait incontournable de l’aplatissement progressif du porte-feuille des promesses d’antan).
Bref, et que sais-je encore concernant Monsieur ou Madame. Tout cela, sous le couvert du mot « amour ».
Comme pasteur, je rencontre des jeunes couples pour des préparations au mariage. Naturellement la première question que je leur pose, c’est : pourquoi veulent-ils se marier ? Réponse spontanée la plupart du temps : parce qu’on s’aime ! Certes, je n’en imaginais pas moins. Cela dit, au risque de vous surprendre : ce n’est pas une raison !
Le mariage prend place en regard d’un fait : l’homme et la femme sont trop étrangers l’un à l’autre pour vivre ensemble. Ce paradoxe est aussi ce que dévoile la passion courtoise au-delà de sa dimension biochimique — le choc amoureux comme déclenchement hormonal : irréalité d’une rencontre, aiguisement du désir, impossibilité de vivre ensemble. Entre l’invraisemblance de ne pas vivre ensemble et l’impossibilité de vivre ensemble, le pacte matrimonial apparaît au fond comme compromis envisageable — ne faut-il pas, même, oser dire le seul ?!
Bref, l'amour, autrement, dans sa première acception, en tout cas contemporaine, est-il autre que quelque chose de vaguement sentimentaliste ? J'aime par ce que je le sens. C'est comme ça. Et puisqu'on aime comme on sent, on aime qui on sent quand on le sent jusqu’à ce qu’on ne le sente plus. Cela ne fonde pas une union dans la durée.
5. Mais au-delà de nos dégringolades réputées érotiques (d’après le mot grec pour désir), se trouve non pas tant la joie de l’accouplement, mais celle qui le précède, celle du désir… et pas de son affaissement dans le biologique fonctionnel des seules fins spasmodiques.
Au-delà, et au cœur de la réalité incontournable de la dimension pulsionnelle de l’amour, se cache une nostalgie, que l’on aurait pu voir transparaître en filigrane dans le tragique de la pulsion qui s’échoue aux signes de souffrance des corps, ces signes que le temps fait ressortir avec cette cruauté que masquent mal, malgré leur tendresse, les surnoms intimes — que masquent plus mal encore les professions supposées galantes autour de l’idée généreuse concernant la beauté du mûrissement (malgré l’autre tendresse, réputée désabusée, des hommes mûrs de Kundera). Comme si les mûrissants et ceux qui croient les flatter — parfois avec succès, remarquez ! — ; comme si, pourtant, ils ne savaient pas, au fond, que mûrir, c’est pourrir un peu.
Or ici, précisément, si l’on ne se voile pas la face, apparaît une figure de la nostalgie.
… Que l’on peut illustrer à travers quelques mythes : Tristan et Iseult, Mâjnun et Layla, etc..
Considérons par exemple la lecture soufie (en mystique musulmane) d’un thème issu de la Bible, telle que relue par la tradition juive apocryphe et talmudique et qu’héritée dans le Coran.
Il s’agit des tiraillements — disons — amoureux, de celle qui est dans la Bible Mme Putiphar, à l’égard de l’Hébreu Joseph. La Bible ne la nomme pas. La mystique arabe l’appelle Zoleïkha. Dans la Bible, cette dame, épouse du maître de Joseph devenu esclave, se met à le désirer, au point que pour ne pas succomber à ses avances, Joseph est contraint d’abandonner sa chemise entre les mains de la dame brûlant de désir. Joseph entend en effet rester loyal à l’égard de son maître.
L’épisode, dans un premier temps, ne vise peut-être qu’à souligner que c’est malgré sa loyauté que Joseph se retrouvera emprisonné suite à la colère d’un maître ne considérant que la preuve que lui apporte sa femme, désormais animée d’un désir de vengeance envers celui qui l’a éconduite. Preuve irréfutable : elle a gardé sa chemise.
Mais très tôt le thème a retenu les développements de toute une tradition concernant le désir de la dame. Ce donc, dès les commentaires juifs. C’est cela que reprend l’islam, et notamment les courants qui ont développé la mystique amoureuse et la réflexion sur la mystique amoureuse.
6. Un commentateur du mythe, Christian Jambet[3], explique le roman, qu’à partir du thème de Yusûf et Zoleikhâ, développe le mystique Abd Ar-Rahmân Jâmî au XVème siècle.
Un des intérêts plus particuliers en est que la protagoniste est une femme, désormais nommée : Zoleikhâ, donc ; indiquant par là, s’il le fallait encore, que la recherche de l’ultime via l’amour risque de mener bien au-delà des zones où nous ont conduits jusqu’à présent les pulsions conquérantes de l’obscure volonté de l’espèce.
C’est, en effet, que Zoleikhâ bénéficie des faveurs d’un dominant incontestable, qui peut même lui payer le luxe de l’achat d’esclaves, dont le bel adolescent Joseph — Yusûf. Ici, le mimétisme observé chez les poissons guppies ne joue pas. Esclave, Yusûf ne brille pas par son statut ! Meilleurs gènes pressentis peut-être, désir de nouveauté, voire de vigueur, admettons, en alternative à un mari chez qui l’âge et la lassitude rendent « la sauterelle pesante et la câpre laborieuse » (pour le dire dans les termes de l’Ecclésiaste — ch. 11). On sait que c’est un service qui était parfois demandé aux esclaves ; et que Joseph, dans la Bible, refuse par loyauté, mais aussi par un sens aigu de sa dignité — conviction récurrente dans le cycle biblique le concernant.
Mais rien de tout cela dans le mythe musulman que développe Jâmî. Ici c’est en songe que Yusûf est apparu à Zoleikhâ, bien avant qu’il ne soit vendu comme esclave par ses frères. C’est en songe qu’il se présente alors à elle comme Premier ministre, ce qu’il deviendra, selon la Bible, mais bien plus tard. C’est sur la base de cette confusion que Zoleikhâ épouse son mari, alors effectivement Premier ministre. On reconnaît dans ces confusions oniriques, une thématique proche de celle de Tristan et Iseult. Comme pour les amants celtiques, l’amour pour le beau jeune homme a un fondement dans l’éternité que sa beauté signifie avant même qu’elle ne soit enfouie dans — j’allais dire — le lieu corporel qu’illustre sa descente dans la fameuse fosse où le déposent ses frères et qui annonce ses enfouissements ultérieurs dans l’esclavage et la prison.
C’est ce signe d’éternité préalable qu’a perçu Zoleikhâ. Et lorsqu’elle s’aperçoit que le Premier ministre qu’elle a épousé n’est pas le bel adolescent de son rêve prophétique, elle commence à dépérir : « sa beauté se fane, son âme tombe dans le désespoir, elle maigrit, sa taille est près de se briser », comme l’écrit Jambet (p. 105). Bref, elle vieillit. Où l’on perçoit bien, ici, l’insuffisance de la lecture triviale qui lui ferait préférer le jeune Yusûf à un mari vieillissant. C’est sa beauté à elle qui s’estompe, pour une raison qu’ignore évidemment son raisonnable de mari (qui n’a donc, lui, aucune raison de perdre sa santé) ; sa beauté s’estompe parce qu’elle a perdu la source de cette beauté telle qu’elle en a eu la vision en songe : Yusûf comme signe de Dieu.
Voilà qui nous transporte vers de tout autres interprétations possibles du pouvoir de fascination des jeunes naïades publicitaires et télévisées. Fascination comme fruit d’une nostalgie d’une Beauté idéelle demeurée au ciel des Idées et perdue aux corps des naïades et des Joseph qui déjà donnent les signes du flétrissement annonciateur des maisons de retraite. Le beau fruit en plein mûrissement. Il mûrit, pourrit et tombe.
Et « Zoleikhâ retrouve sa beauté, sa jeunesse, sa joie de vivre, au moment précis où elle pense succomber à la mort » nous dit Christian Jambet (p. 105), qui poursuit : « En l’union extatique, elle s’identifie à Joseph […]. On ne sait plus qui est Joseph, qui est Zoleikhâ, comme si c’était Joseph qui se sauvait lui-même dans l’épreuve de Zoleikhâ, et dans l’identité d’amour de l’amante et de l’aimé ». Où l’on rejoint le soufi andalou du XIIème siècle, Ibn ‘Arabi, qui dans la lignée des fidèles d’Amour proclame qu’ « avant que le monde soit, Dieu est l’Amour, l’Amant et l’Aimé. » Mais qui a saisi ce dévoilement, dont la beauté de la jeunesse est le signe, ne s’arrêtera pas au fruit mûrissant, pourrissant déjà, qui en a recueilli les traces. La résurrection de Zoleikhâ n’est évidemment pas sans le dépouillement de ses oripeaux corporels.
La nostalgie de la splendeur perdue dont Joseph donnait le signe et dont le temps de l’oubli avait trempé ses oripeaux alors nouveaux, illustrés par sa chemise abandonnée, a vu cette chemise dégoûter lentement de la Beauté qui l’imprégnait antan, la constituait. Pour qui s’attache à la chemise, les lendemains déchantent, déchanteront toujours.
7. Sous peine de n’être que larmes, la nostalgie devient alors signe. Aussi la nostalgie en question ne renvoie pas, faut-il le préciser ? — à un temps jadis de fraîcheur des chairs juvéniles, mais à un outre-temps, en constante déperdition en ce temps-ci. Dans les interstices du flétrissement promis vers lequel nous sommes plongés dès la précipitation de la naissance, prend place ce discernement qui renaît du regard d‘amour — à même de concevoir le paradoxe du pacte du quotidien !
Quelque chose de la Beauté perdue qui l’a fondée demeure au cœur de l’être de Zoleikhâ ; comme de Joseph.
Dans le miroir du regard de l’un vers l’autre — l’œil fenêtre de l’âme — a émergé irréfutablement quelque chose qui va bien au-delà des formes généreuses et des courbes harmonieuses d’antan, quelque chose qui demeure au-delà de l’oubli.
R. P.
Carcassonne, colloque Fin’amor et romantisme
organisé par « les compagnons de Paratge », 11 octobre 2003
Carcassonne, colloque Fin’amor et romantisme
organisé par « les compagnons de Paratge », 11 octobre 2003
[1] David C. GEARY, Hommes, Femmes : L'évolution des différences sexuelles humaines De Boeck Université - Coll. Neurosciences & Cognition - 2003.
[2] François RICARD, Le dernier après-midi d’Agnès, Essai sur l’œuvre de Milan Kundera, Paris, Gallimard, 2003.
[3] Christian JAMBET, Le caché et l’apparent, Paris, L’Herne, 2003, p. 101-122.
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