<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: juillet 2012

mardi 31 juillet 2012

Du catharisme au calvinisme ? Ou : mais qu'allaient-ils donc faire dans cette galère ?





Mais qu'allaient-ils donc faire dans cette galère ? — peut-on se demander en pensant aux Synodes des Églises réformées méridionales, se proposant dès le Synode de Nîmes en 1572 et le Synode de Montauban, en 1595, de se trouver des ancêtres spirituels chez les Albigeois antan persécutés [1]. Des travaux étaient issus de ces décisions synodales : des recueils de manuscrits, gagnant jusqu'au refuge anglo-saxon avec le fonds de Dublin de l'archevêque d'Armagh, James Ussher ; aux travaux historiographiques comme ceux des pasteurs Jean Chassanion (en 1595) ou Jean-Paul Perrin (publiés en 1618). Quand on sait qu'antécédemment à ces décisions synodales, les polémistes catholiques ne se sont pas privés de les leur attribuer, ces ancêtres, pour bien souligner leur volonté de trouver les protestants dans la ligne des anciennes hérésies [2], la question semble prendre toute son acuité et peut-être, apparemment, un élément de réponse — classant les protestants dans l'hérésie.

Les protestants auraient revendiqué une telle ascendance justement en réponse à l'accusation catholique. Façon de dire : vous nous assimilez aux hérétiques, eh bien soit, on le revendiquera ! C'est globalement de la sorte qu'on a compris le problème, et qu'on croit l'avoir résolu, en se contentant de regretter que les réformés se soient fourvoyés dans une telle impasse, ce qui en passant les contraint à confesser un certain infantilisme, celui d'une telle attitude.

Car ce qui a toujours été évident, l'est devenu de façon incontestable au regard du progrès des études hérésiologiques. Les cathares n'avaient rien à voir avec les protestants.

C'est cette évidence précisément, cette trop nette évidence, qui doit nous interroger. Et nous faire revenir sur notre question première : face à une évidence si incontestable, pourquoi donc aller se fourrer dans une telle galère ? N'eût-il pas été plus simple de fustiger les anciennes hérésies, et notamment le fameux manichéisme auquel on assimilait le catharisme, comme l'avait fait Calvin, et de dévoiler ainsi la malveillance grossière des polémistes catholiques qui en dépit du simple bon sens, portaient contre les protestants des accusations si évidemment absurdes ? Ou alors, doit-on au moins se demander, ces accusations étaient-elles, au fond, si absurdes ?

Je précise en outre que les décisions synodales que j'ai signalées se situent en plein dans la grande époque orthodoxe des Églises réformées. Où l'on se réfère aux Pères de l'Église et aux anciens Conciles pour fixer dans toute leur rigueur des doctrines comme celle des sacrements ou celle de la prédestination, et où l'on veut garantir au vu des mêmes références, la légitimité de la succession des ministères dans les Églises de la Réforme. Recherche protestante de succession des ministères à laquelle essentiellement on attribue le fourvoiement cathare de l'apologétique des réformés d'alors. Tout cela n'est-il pas, a fortiori en pleine époque orthodoxe, un brin paradoxal, sinon contradictoire, voire même, si le fourvoiement est pleinement avéré, n'est-ce pas bel et bien effectivement quelque peu infantile ?

C'est à ces deux aspects, quant au travail des Synodes réformés, qu'on s'arrêtera en regard du catharisme : référence aux Pères et revendication de l'orthodoxie ; et revendication d'une succession historique légitime. Alors, rassurez-vous, je ne vais pas vous proposer un catharisme dont on pourrait inscrire la dogmatique dans l'orthodoxie réformée. Je vous propose de revenir sur le constat que l'on a fini par faire, et qui veut que la revendication protestante des siècles passés concernant l'ascendance albigeoise ait été globalement infondée. Je propose comme point de départ méthodologique une attitude qui consiste à accorder juste un peu de crédit, concernant leur sérieux, aux Synodes en question et à leurs décisions. Cela tout en prenant en compte ce que l'on sait aujourd'hui de façon incontournable concernant le catharisme.


Le catharisme tel qu'il est perceptible au premier abord

Il n'est pas inutile d'établir d'entrée un résumé de ce que les cathares croyaient « d'extraordinaire », ou de ce qu'on leur a attribué, puis d'essayer d'en faire une synthèse théologique cohérente ; selon la même méthodologie proposée à propos des Synodes des Églises réformées des XVIe et XVIIe siècles. Il s'agit pour cela d'accorder aux cathares le crédit d'avoir été capables de cohérence.

Avant cela, notons donc tout d'abord quelques points de repères sur ce que l'on a attribué aux cathares et dont on peut penser qu'on le leur a attribué à juste titre. On établira la cohérence de cela dans un second temps.

— Les cathares sont dualistes, c'est le premier point qui frappe. Dualistes, c'est-à-dire qu'ils n'attribuent pas à Dieu la création sensible, visible, la création matérielle. Dieu est le créateur d'une autre réalité, une bonne réalité celle-là, où le mal n'a pas planté sa griffe, une réalité supérieure, céleste, spirituelle, dont celle que nous connaissons n'est que la pâle imitation et ne peut être attribuée au Dieu bon, objet d'adoration. Notre monde a été façonné par le mauvais d'une façon ou d'une autre. Il faut dire d'une façon ou d'une autre car les cathares connaissent un éventail de courants entre deux pôles pour expliquer l'origine mauvaise du monde visible tel que nous le connaissons. À un de ces pôles, on admet dans le catharisme que, si le diable puisque c'est de lui qu'il s'agit, a certes façonné ce monde, il a été lui-même créé à l'origine par le Dieu bon, puis il est déchu suite à un péché céleste. On reconnaît ici le Lucifer largement admis dans l'orthodoxie. On reviendra à ce point. Le catharisme se distingue ici en ce que contrairement à l'orthodoxie il attribue à ce Lucifer, une fois déchu, devenu diable, le façonnement de notre création visible. Les quatre éléments traditionnels de la création, la matière, terre, eau, air et feu, ont été créés par le Dieu bon, mais c'est le diable déchu qui les a ensuite façonnés. À l'autre pôle, on requiert un second principe, faisant éternellement face à Dieu, étranger à Dieu, incréé comme lui, mais inférieur à Dieu, éternellement déficient, et dont est issu le monde matériel comme mauvaise imitation de la création céleste de Dieu. Plusieurs cathares, que l'on peut dire majoritaires, composent entre ces deux pôles, assumant l'idée que le mauvais Principe éternel a tenté l'ange devenu le diable qui alors a pris sa part dans le façonnement du monde. En commun à tout le catharisme, la certitude que l'on ne peut pas attribuer à Dieu la culpabilité d'avoir créé le monde en l'état où nous le connaissons. D'une façon où d'une autre, le diable est perçu comme le prince de ce monde, le dieu de ce monde, cela au sens fort. Dualisme donc, strict ou modéré, dualisme entre Dieu et le diable. Voilà qui nous situe apparemment à des lustres du calvinisme.

— D'autant plus que, prince de ce monde, le diable, est dès lors gérant de l'Histoire, d'où une attitude très négative à l'égard des textes historiques de la Bible, attitude perçue généralement, et de façon schématique, comme rejet de l'Ancien Testament, que le calvinisme a au contraire remis en honneur.

— Ensuite, et logiquement si ce monde vient du diable, on attribue aux cathares le docétisme, qui veut que le Christ n'ait pas revêtu un corps semblable au nôtre. En effet, si le corps est l’œuvre du mauvais, le Christ ne l'a évidemment pas revêtu sans quoi il s'y serait englué comme nous et aurait dû bénéficier aussi d'une rédemption illuminatrice. Le corps est en effet le lieu de notre enténèbrement, le lieu où la partie spirituelle de nous-même oublie son origine céleste dont le Christ, en communiquant son Esprit est venu réveiller le souvenir. La rédemption ne se fait donc en aucun cas selon l'ordre d'une théologie de la croix ou quelque chose d'équivalent. Ici s'explique par ailleurs en catharisme la naissance virginale de Jésus, qui n'est dès lors pas le seul à bénéficier de ce docétisme. Marie aussi est un être envoyé depuis le monde céleste du Dieu bon, on le comprend — et il n'est que peu de doutes que les cathares soient à l'origine du développement de l'idée de l'Immaculée Conception, fortement rejetée alors par leurs adversaires catholiques — ; l'Apôtre Jean aussi est perçu comme un être céleste, au gré de ce qu'il était réputé n'être pas passé par la mort. On comprend aussi que le terme docétisme n'est pas exactement approprié : il serait plus adéquat de dire non déchu. Quoiqu'il en soit, venant entièrement d'une autre création, et pas seulement comme nous dans un exil du seul esprit. Voilà encore qui nous éloigne du calvinisme, semble-t-il.

— Inutile aussi, on le comprend, de parler de la résurrection de la chair, au sens où elle serait simplement perpétuation de cette tunique d'oubli, le corps, qui engloutit la mémoire de notre éternité.

— Et puis il y a les conséquences quant aux mœurs de ces étrangetés doctrinales : au premier rang desquelles le refus de l'idée de bénédiction religieuse du mariage qui ne fait qu'entériner l'union honnie des sexes, laquelle n'est jamais qu'un moyen diabolique de perpétuer l'oubli de la terre céleste. De même que la manducation de la chair animale qui procède de la même façon diabolique en ce monde — voire même quand n'y est pas emprisonnée une trace de souffle divin. Ce pourquoi les cathares mangent du poisson, réputé à l'époque ne pas se reproduire sexuellement, et, vivant dans l'eau, qui n'est pas l'air, étant en parallèle exempt d'esprit, de souffle. Ici, pour des motifs différents, le catharisme semble se rapprocher du catholicisme : suspicion du sexe, en l'état actuel du monde, en tout cas ; et abstinence (et pas seulement en certaines périodes) de nourriture carnée (mais seulement pour les Parfaits, à savoir — disons le ainsi pour l'instant, on précisera la notion ultérieurement — les ministres cathares). Mais tout cela éloigne encore un peu plus le catharisme du calvinisme.

— Autre conséquence, sacramentelle, celle-là, de la vision cathare de la création, de la double création en l'occurrence : le refus de l'ex opere operato dans le fonctionnement des sacrements. Le baptême n'a aucune fonction salvifique, à plus forte raison s'il est administré à des enfants incapables d'en répondre consciemment et d'y voir l'occasion d'une sortie de l'oubli dans la chair. L'Eucharistie ressemble fortement à un blasphème : recevoir le salut en mangeant ce qui est censé devenir de la chair. Que dire alors de la vénération de la croix et autres signes de croix ? Sans parler, on l'a évoqué, du mariage perçu comme sacrement ! Mais ici, me direz-vous, au plan sacramentel, si l'on s'éloigne un peu plus du catholicisme, on semble moins loin du calvinisme. Effectivement, et on va y revenir.

— Et puis le catharisme, en lien avec la vision illuminative du salut, offre une conception de la rédemption par le don de l'Esprit liée à un geste, le consolamentum, imposition des mains des Parfaits, ce qui suppose deux choses : en premier lieu la succession apostolique de ces mêmes Parfaits, qui ne peuvent transmettre que ce qu'ils ont reçus, du Christ via les Apôtres ; et en second lieu une conception en général comprise comme très réaliste, du coup, du "sacrement" du consolamentum censé conférer l'Esprit saint. Ce qui apparemment nous éloignerait à nouveau du calvinisme, du moins si l'on doit le comprendre ainsi. On aura remarqué que j'ai introduit plusieurs réserves sur la compréhension que l'on a en général des idées et des gestes cathares. Il faut maintenant tenter de comprendre la cohérence du système ; cohérence, qui, si on la concède, induit ces réserves.

Voilà en tout cas pour l'instant de quoi s'interroger sur l'attitude des Synodes réformés méridionaux que l'on a évoqués, et sur leur cohérence, la cohérence qu'il y a à se vouloir de tels ancêtres. Il faut donc maintenant tenter de comprendre ce catharisme et sa cohérence à lui au regard du seul titre qu'il revendique, comme plus tard les protestants, celui de chrétien.


La foi cathare dans le contexte d'idées du Moyen Age et de l'Antiquité

Le mouvement cathare est donc perçu a posteriori comme l'hérésie par excellence. Au regard de leur dualisme, chose qui est la plus frappante, plusieurs refusent même aux cathares ce titre de chrétiens, que seul ils revendiquent, voire même leur refusent celui de monothéistes. Car du constat de leur dualisme à imaginer qu'ils adorent deux dieux, le pas a souvent été franchi, et pris pour argent comptant parfois jusqu'à nos jours.

En fait le dualisme, plus ou moins prononcé, est un lieu commun du christianisme médiéval, cathare ou non cathare. Cela en lien avec le fait que l'approche commune du monde et de la lecture de l'Écriture est fondée dans un héritage de pensée venu globalement du philosophe grec Platon, qui opposait les réalités célestes, dites "monde des Idées" aux réalités terrestres, qui n'en sont que l'image dégradée. La caractéristique frappante aux yeux des modernes que nous sommes de cet univers globalement platonicien est de distinguer nettement l'âme du corps, les réalités célestes et éternelles du monde charnel.

Le premier grand système théologique chrétien est celui d'Origène, Père de l'Église, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère. Plusieurs historiens du catharisme admettent aujourd'hui que le catharisme en hérite largement. Origène est réputé platonicien. Il enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite a un péché commis au ciel, ou à une imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des tuniques de peau que sont nos corps pour les moins fautives. C'est ainsi qu'Origène interprète, à la suite de nombreux exégètes juifs, le texte de la Genèse sur les tuniques de peaux : "Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'ils en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau". Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question eussent été cousues par Dieu après qu'il eût égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul nous les promet pour la résurrection en 1 Corinthiens 15, et que la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies, des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible.

Une faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, selon la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin — ce qui est traduit par "Lucifer" en latin —, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité... la chute.

Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.

Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique du Moyen Âge, mais développé et accentué chez les cathares.

Par exemple, pour les catholiques — et plus tard généralement chez les protestants [3] —, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, ce qu'Origène ne faisait pas, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l’œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.

Aujourd'hui, il est évident de dire que le christianisme est une religion de l'histoire, de l'Incarnation, notion employée fréquemment pour dire que les choses doivent se vivre de façon concrète, avec engagement dans la vie dite réelle, c'est-à-dire celle des combats historiques, et où la vie éternelle n'a de sens que parce qu'elle se vit déjà ici-bas.

Ce discours eût été incompréhensible au Moyen Âge. Non que des combats historiques n'y aient pas été menés, au nom même du Christ ! Mais « Incarnation » n'y avait pas ce sens, y désignant simplement la venue du Christ, être céleste, Fils éternel de Dieu, parmi nous. C'est au point qu'un des mots courants pour l'Incarnation est « adombration », mot partagé par les cathares et saint Bernard de Clairvaux, pourtant anti-cathare et prédicateur de Croisade au nom de la Croix de Jésus. Le Christ céleste, Soleil de justice, s'est comme caché à l'ombre de son humanité charnelle provisoire.

Alors la vie éternelle est une réalité céleste au sens propre du terme, une réalité dont nous avons la nostalgie diffuse, et qui est essentiellement différente de la vie de douleur que nous vivons ici-bas et pour laquelle il n'y a pas lieu de s'enthousiasmer. Il y a fort à gager que la philosophie que nous jugeons comme étant caractéristique du christianisme, à l'opposé des envolées dualistes et platoniciennes est en grande partie et paradoxalement héritée des critiques matérialistes contre le christianisme que nous avons fini par rejoindre, mi par complexe, mi par conviction.

Notre christianisme plus ou moins matérialiste eut fort étonné un chrétien médiéval, cathare ou non cathare, et jusqu'à un Thomas d'Aquin qui pourtant, quoique loin d'être matérialiste, a introduit dans l'orthodoxie chrétienne occidentale une première atténuation réelle du dualisme commun, atténuation dont hériteront Calvin et la tradition réformée. Ici, ne nous y trompons pas, le calvinisme est l'héritier plus des adversaires des cathares que des cathares eux-mêmes. Mais les premiers protestants veulent volontiers oublier leur héritage scolastique, fait de l'ennemi romain, revenant du coup, on le sait, aux Pères de l'Église antécédents, notamment quant aux sacrements, et comme les cathares, à une compréhension plus symboliste de ces sacrements. Pourtant, il est là une part d'héritage commun avec la scolastique. Le protestantisme réformé allant même un pas plus loin dans le sens de la réhabilitation de la création visible, en ouvrant plus largement sur la réhabilitation de l'Ancien Testament que les scolastiques ne l'avaient fait, valorisant d'autant la théologie de la Création, voire même malgré ce qu'on dit du protestantisme, la théologie naturelle, fort prisée chez ces calvinistes que seront les puritains anglo-saxons chez lesquels se réfugient les protestants français, et notamment occitans, persécutés.

Avant cela, fort loin de notre christianisme de l'Incarnation entendue comme accomplissement plus ou moins matérialiste, le christianisme est donc alors assez platonicien. Et de cela aussi tout de même le calvinisme gardera la trace, comme on le voit par exemple dans le Traité de la vie chrétienne [4], qui ne propose rien d'autre qu'une piété de l'exil spirituel. Et c'est là-dessus qu'on peut avoir été tenté d'insister pour retrouver les Pères par-dessus le Moyen Age. Et aussi, avec les Pères, et le Platon de Antiquité contre l'Aristote du Moyen Age, le symbolisme contre le réalisme sacramentel.

Car avant, donc, le développement d'un christianisme compris comme assomption de l'Histoire, l'Incarnation n'est pas une fin en soi, mais un passage obligé, pour le Christ, dû à sa charité à notre égard, en vue de nous amener à la vie céleste et éternelle, à la réalité céleste de nos âmes, par la résurrection qui est retour, ou accès à cette réalité éternelle. On retrouverait là aisément, bien sûr le monde des Idées de Platon, ou plutôt, en christianisme, d'Origène, d'où nos âmes sont déchues. Conception classique restée plus prononcée dans le catharisme. Et c'est cela qui l'a fait intituler dualiste. Car le christianisme cathare a conservé tout cela.

Surtout à partir du moment où la théologie d'Origène est condamnée par un Concile orthodoxe, au VIe siècle, en 553 à Constantinople, IIe Concile du nom et Ve Concile œcuménique ; théologie condamnée, ce qui n'a pas empêché les orthodoxies d'en conserver des pans entiers. Cela pour l'orthodoxie ancienne dont se réclament les premiers réformés.

Et les anciens hérétiques d'en exporter des pans entiers dans leurs terres de mission, des terres slaves pour Byzance aux terres germaniques pour l'Occident. Ce qui nous mènera à la deuxième revendication où l'on cherche plus explicitement des ancêtres cathares, la succession ecclésiale dans la filiation des Apôtres.


La succession ecclésiale dans le bogomilisme et le catharisme

Les terres slaves avaient été évangélisées par deux frères de la mouvance byzantine à une époque où il n'y avait pas rupture entre Byzance et Rome, Cyrille et Méthode, cela dans la deuxième moitié du IXe siècle. Comme pour tout le monde, leur christianisme était d'héritage lointain origénien, par-delà la condamnation de 553, et donc platonicien, à tout le moins platonisant, d'un platonisme donc, reçu via Origène, comme pour tout le monde ; et qui sous ses développements monastiques est déjà devenu depuis quelques siècles protestation spirituelle contre un christianisme d'État — avant de l'être contre une Église substituée à l'État — autant de sources d'une violence qui viole le message du Christ. Le souci premier de Cyrille et Méthode avait été de traduire les Écritures dans les langues vulgaires des Slaves, créant pour cela un alphabet toujours en usage chez les Slaves, l'alphabet cyrillique, du nom de Cyrille — plus souvent perçu comme "l'alphabet russe". Aujourd'hui Cyrille et Méthode sont encensés tant par Rome que par Byzance. À l'époque, les Églises qu'ils ont créées rencontrent l'adversité de l'une comme de l'autre. Tant des Byzantins visant à l'assimilation des Slaves, qui demeurent jaloux de leur autonomie ; que des Latins qui supportent mal que le culte ne s'y fasse pas dans la langue de Rome. Certaines Églises cyrillo-méthodiennes en viendront, bon an mal an, à être assimilées par Byzance, d'autres par le catholicisme romain, mais tout cela jamais sans grand enthousiasme. De là à penser que cela produise chez certains un penchant à l'autonomie théologique et forcément à terme, disciplinaire, ce qui est à peu près la définition de l'hérésie pour Rome... cela n'est peut-être pas déraisonnable.

En Occident ce que l'on nomme souvent un pré-catharisme est signalé dès le tout début du XIe siècle, tandis que le catharisme proprement dit, avec la structure épiscopale qui le caractérise, est signalé de façon indubitable dès le milieu du XIIe siècle. On a parlé des terres slaves : la structure épiscopale en question pour le catharisme occidental renvoie expressément à la Bulgarie, nommément au mouvement bogomile, signalé dès le milieu du Xe siècle. Le mot Bulgare, "Bougre", désignait aussi les cathares.

Bougres, Bulgares : le catharisme est, sur le plan de sa structuration d'Église, bogomilo-catharisme. Il s'agit d'un mouvement qui partage la même structure épiscopale et qui est répandu au moins de la Bulgarie à l'Occitanie, en passant par la Rhénanie, la Flandre, la Bosnie, l'Italie, etc. Le premier arc d'extension signalé de cette structure épiscopale va de la Bulgarie à la Rhénanie. Quand on sait que cela recoupe globalement les marges d'extension des Églises cyrillo-méthodiennes, allant de la Bulgarie à la Moravie, on pourrait voir là se confirmer l'idée d'une source ecclésiale cyrillo-méthodienne du mouvement bogomilo-cathare qui développe le donné théologique globalement origénien commun. Le fait qu'il y ait invariablement revendication d'une succession épiscopale légitime et fondée en Orient ne doit pas laisser d'être au moins considéré. Il n'est pas de bonne méthode historique de rejeter a priori une telle revendication. Or la seule structure épiscopale connue pouvant se réclamer d'une telle légitimité dans les pays slaves est celle de l'héritage cyrillo-méthodien. Il est tout à fait vraisemblable, qu'entre ceux qui se sont ralliés purement et simplement à Byzance et ceux qui se sont rattachés à Rome, un troisième courant ait survécu autour de monastères — et la spiritualité bogomilo-cathare est empreinte d'éléments monastiques au point qu'on y a vu un premier développement chez les moines basiliens. Indépendants des grands centres de l'orthodoxie, ils auraient développé, tout en gardant leur filiation épiscopale, une autonomie de pensée qui, venant au grand jour, débordant sur les territoires expressément byzantins, aurait été stigmatisée par les hérésiologues, consommant ainsi la rupture de l'héritage commun. Et le bogomilisme a été révélé et stigmatisé comme hérésie dès le milieu du Xe siècle — en l'occurrence par Cosmas le prêtre —, soit quelques décennies après le travail de Cyrille et Méthode. Un délai suffisamment long pour voir se développer une pensée autonome, et suffisamment bref pour qu'il ne devienne pas trop difficile d'y voir un lien historique net subsister [5].

Hypothèse à laquelle s'ajoute le fait que, dans la ligne du souci cyrillo-méthodien englouti par le monolinguisme romain et latin, les cathares sont en Occident les premiers traducteurs de la Bible, en l'occurrence le Nouveau Testament, en langue vulgaire... en l'occurrence en langue d'Oc.

Voilà donc un mouvement qui, pour l'Occident, est à la fois une hérésie intérieure, et une structure d'Église en Orient slave. Quand on sait qu'en Orient justement, au XIIIe siècle, la IVe Croisade choisissait de mettre à sac Byzance, qui faisait de l'ombre sur l'universalité latine et romaine face à l'ennemi musulman, on comprend qu'en parallèle, et à plus forte raison, une hérésie intérieure se trouvant fondée épiscopalement chez les Slaves apparaisse à Rome comme une réelle menace, genre cheval de Troie. Du fait de son lien avec le bogomilisme, le catharisme était volontiers considéré comme religion étrangère. C'est ainsi que les autorités ecclésiastiques occidentales, et notamment les controversistes inquisitoriaux, vont accentuer la fonction de ce lien incontestable avec les bogomiles, en faisant un lien de dépendance doctrinale rigoureuse. C'est au point que l'idée que les cathares occidentaux aient pu développer leurs propres conceptions a été complètement écartée, jusqu'à ces dernières années.

On supposait ainsi que les cathares occidentaux, chez lesquels on trouve les deux façons principales de comprendre le dualisme que l'on a dites, avaient emprunté tout cela, via les bogomiles, au manichéisme. On ne s'embarrassait pas des contradictions que supposait une telle généalogie. On a dit que les cathares, occidentaux, présentent deux façons de comprendre le dualisme : soit ils admettent un seul Principe, le Dieu bon à l'origine de toutes choses, créateur y compris du diable, lequel façonne suite à sa déchéance le monde matériel (on peut appeler ce courant "monarchien", pour un seul principe) ; soit, c'est l'autre courant, dont la théologie est développée dans toute sa clarté dans un traité italien intitulé le Livre des deux Principes, découvert en 1939 [6], ils croient que le Dieu bon et le mauvais principe déficient sont coéternels, ce second principe étant à l'origine du mal et de la création matérielle (le plus simple est d'appeler ce courant, généralement intitulé "absolu" ou "radical", "dyarchien", pour deux principes).

Ce second courant, qui admet deux Principes, est, seul, spécifiquement occidental. Il est le fruit d'une compréhension augustinienne, donc occidentale, des choses, avec prédestination à la clef (on y reviendra), fruit aussi du développement scolastique, donc occidental, de la réflexion sur la question du mal. On n'a en effet aucune trace de dyarchianisme en Orient bogomile. On faisait reposer auparavant cette idée sur les généalogies inquisitoriales de l'hérésie, généalogies qui voulaient de toute force originer l'hérésie occidentale dans des hérésies plus anciennes et repérées, au plus haut de laquelle le manichéisme. Aujourd'hui, tout cela est souvent abandonné. Au point qu'on peut admettre — conformément à ce que les textes n'en laissent pas de trace — qu'il n'y a pas de dyarchianisme bogomile.

Hérésie présentée comme étrangère, donc, par les controversistes catholiques, d'autant plus menaçante qu'ici ou là les autorités civiles locales semblaient ne pas voir d'inconvénient majeur à cette hérésie, quand elles ne semblaient pas carrément la favoriser. On a nommé les comtes de Toulouse. D'où, aux vues papales, la nécessité de la Croisade en vue de les déposséder de leur autorité [7].

Croisade et plus tard Inquisition qui, concernant l'Église, pourrait bien avoir été dirigée contre une obédience concurrente, contournant Rome pour se rattacher à la Bulgarie.


L'air de la calomnie

On a nommé aussi la création de l'Inquisition exempte, qui devant la gravité du problème prendra le relais, ou palliera aux manquements de l'Inquisition traditionnelle, épiscopale, qui lutte déjà contre les hérésies, les cathares et les autres.

Ce que j'ai nommé l'Inquisition exempte désigne ce qu'on entend habituellement par Inquisition tout court. C'est cette Inquisition qui a été confiée aux Ordres exempts, c'est-à-dire directement rattachés au pape, et pas aux évêques locaux, parmi lesquels Ordre exempts les dominicains principalement, mais aussi les franciscains. Il faut préciser ici que cela c'est fait après la mort de Dominique, le fondateur de l'Ordre dominicain, ou Ordre des Frères Prêcheurs, selon son titre officiel. Cela pour remarquer que contrairement à une idée reçue, il ne faut pas dire, au prétexte que l'Inquisition a été confiée principalement aux dominicains, que Dominique en est le fondateur — bien que des dominicains aient revendiqué les premiers, à l'époque de l'Inquisition espagnole, une telle inexactitude parce que, croyaient-ils alors, elle les honorait ! Il est faux, et chronologiquement impossible que Dominique en ait été le fondateur : il était déjà mort !

Inquisition exempte, donc, parce que rattachée directement à Rome et confiée aux Ordres directement rattachés à Rome, là où il existait déjà une Inquisition locale, dépendant des évêques locaux [8]. C'est que la question de l'obédience la question disciplinaire, donc, est alors en passe devenir ce qui prime. Un lieu géographique ou symbolique de rattachement non-romain fonde le rejet avant même la question du contenu doctrinal auquel ce lieu renvoie, et qui devient simplement fonction de repérage de ce lieu déviant, fonction de repérage pour les fonctionnaires charger d'enquêter, les Inquisiteurs, selon le sens du mot latin Inquisitio, "enquête".

Mais puisqu'on est dans la stigmatisation des cathares, cela ne va pas sans les calomnies qui expliquent largement la part d'incompréhensible d'où il nous a fallu dégager ce qui est malgré tout la cohérence du catharisme.

*

Les premières victimes en ont été les bons hommes : ainsi sont nommés le plus souvent les clercs de l'Ordre des Parfaits cathares. Ici aussi, en passant évitons de prêter trop de cas à la calomnie qui imagine des cathares se croyant Parfaits au sens où on pourrait ironiser sur le terme. "Parfait" est à comprendre au sens paulinien : certains dans l'Église ont acquis une maturité — puisque c'est le sens du mot teleioi, traduit par "parfaits" — une maturité qui les rend responsables de ceux qui sont plus faibles. Chez les cathares, cette "maturité" responsabilisante revendiquée, se scelle dans un "sacrement", le Consolamentum exprimant la réception de ce statut de "Parfait". Bien qu'ils aient eu une pureté de vie souvent exemplaire, les Parfaits ne se sont pas appelés eux-mêmes "cathares", "purs", selon le sens du grec pour "pur", catharos : c'est là un terme que leur ont appliqué leurs adversaires, voulant les taxer ainsi de "manichéisme", ce à quoi ils n'ont jamais prétendu, se voulant simplement "chrétiens". C'est par commodité qu'on les intitule cathares, ceux qui ont été appelés aussi "Albigeois", mais cette dernière dénomination n'est pas très fonctionnelle, l'appellation étant trop locale, comme patarins en Bosnie,... et entre autres Bulgares, marquant leur rattachement déjà mentionné aux bogomiles. Cathares est devenu un terme conventionnel commode de nos jours, que les "cathares" eux-mêmes, si leurs adversaires les avaient laissé survivre auraient peut-être fini par adopter, tant il est vrai que les insultes finissent souvent par devenir titres de gloire des persécutés : par exemple, "huguenots", vieille insulte, de même, que "protestants", "quakers", "méthodistes", et j'en passe, jusqu'à aussi "chrétiens" vieille insulte devenue titre de gloire. "Calvinistes" fait peut-être exception, en ce sens qu'il reste souvent sinon injurieux, au moins ambivalent.


Retour au XVIe siècle

Revenons-en donc à nos calvinistes synodaux. Ayant vu ce qu'il en est du catharisme, sous un jour qu'on a essayé de vouloir positif, est-on plus avancé sur l'étrange revendication de nos Synodes méridionaux ?

On a vu que le catharisme renvoie à une orthodoxie plus ancienne que la médiévale occidentale, scolastique et catholique, cela certes, non sans gauchissements dans lesquels les Pères ne se seraient évidemment pas reconnus. N'en restent pas moins des éléments sensibles, notamment dans une théologie des sacrements ; élément important de l'identité réformée. Cela concernant l'orthodoxie ancienne occidentale, mais surtout avant cela, orientale.

Concernant l'Occident patristique, je proposerai juste un autre biais d'approche des choses. Sachant que le calvinisme est tout aussi régulièrement schématisé en religion de la prédestination que le catharisme l'est en religion dualiste, sachant par ailleurs que l'époque de nos Synodes est celle de l'établissement de l'orthodoxie de la doctrine, et sachant en outre que le catharisme, en un de ses courants, celui qui croit qu'il y a deux principes, Dieu et le mauvais principe qui lui fait face, croit fermement à la prédestination, on pourrait s'interroger sur ce rapport éventuel. Mais autant le dire tout de suite, sous un certain angle, c'est sans doute une impasse, pour cette raison simple qu'à l'époque de nos Synodes, la prédestination n'est pas encore une originalité calviniste. C'est un lieu commun de la théologie occidentale, qu'a partagée cette forme occidentale du catharisme, celle qui admettait deux principes. La doctrine vient du docteur communément reconnu, saint Augustin, reconnu par les catholiques, les cathares, les protestants, car je le redis ce n'est pas une originalité calviniste. Pour la réforme, elle plonge, comme pour Augustin, dans l'enseignement du salut par la grâce. C'est Luther qui l'a remise à l'honneur contre Érasme, dans son Traité du serf arbitre. Calvin n'a fait que s'en tenir à cette tradition que tenait encore avant la Réforme, et aussi fermement qu'elle, un théologien devenu aussi insoupçonnable que Thomas d'Aquin. Aussi lorsque la Sorbonne prend position pour Bolsec contre Calvin dans une controverse qui reproduit celle de Luther contre Érasme, l'enjeu qu'est la justification par la foi seule que garantit la prédestination, cet enjeu de la controverse d'alors n'est pas loin. En revanche, on est loin du temps où la prédestination deviendra la caractéristique du calvinisme, plus loin encore du lieu commun de la culture théologique à bon marché qui en fait la clef de voûte du calvinisme. Contre cette impression, ou plutôt ce préjugé, communément répandu, il suffit de constater que la doctrine apparaît tout à la fin du livre III de l'Institution chrétienne de Calvin qui ne lui consacre que 4 chapitres sur les 80 de son livre, et qu'il ne fait que reprendre, et de façon plus modérée en un sens, ce que disait Luther contre Érasme. Il faudra encore, pour en venir au préjugé aujourd'hui commun, passer par cet étudiant de Théodore de Bèze, Arminius, qui choqué, et on peut le comprendre, par un enseignement présenté de toute façon trop schématiquement, sera à l'origine de la controverse néerlandaise avec son collègue plus ancré dans la tradition, Gomarus. Cette controverse, pimentée par un conflit politique qui verra le parti de Gomarus, représentant le calvinisme classique, l'emporter, fixera définitivement le mythe selon lequel le calvinisme aurait inventé la prédestination, d'où, suite à la découverte au XXe siècle que des cathares la professaient aussi, la tentation d'y voir un rapport. Mais on est probablement dans un trompe-l’œil baroque.

Cela précisé, il est un angle, l'angle où Calvin défend par cette doctrine, à la suite de Luther, l'idée que notre captivité au péché est telle qu'il faut un acte souverain de Dieu pour nous en sortir, un acte qui dépend de sa seule décision et qui suppose donc prédestination ; sous cet angle, l'angle correct par lequel il faut aborder cette doctrine, le rapprochement avec le catharisme, quoique sans doute sans rapport de filiation historique sur ce plan, n'est pas sans intérêt. Le catharisme, plus encore que la Réforme, est convaincu de la captivité au péché des êtres humains, déchus dans un monde étranger, oublieux de leur vrai nature, et devant dès lors bénéficier d'un acte souverain de Dieu les réintégrant à leur nature céleste, à savoir la communication de l'Esprit dans le consolamentum, acte de Dieu signifié dans le geste d'imposition des mains des Parfaits. Pour le courant qui admet deux Principes, c'est-à-dire une déchéance des âmes dans une création carrément étrangère à Dieu, cela suppose prédestination. On ne revient pas d'un tel exil par sa propre volonté. Les adversaires des cathares emploient alors des arguments similaires à ceux qu'emploieront plus tard les adversaires de la prédestination dans la Réforme, Érasme en tête.

Cela dit il ne faut pas trop forcer le rapprochement, puisque, d'une part, je l'ai dit, la prédestination n'était pas alors une originalité calviniste, et que d'autre part, dans le courant des cathares qui l'admettent, elle se fonde sur l'idée, à laquelle n'adhère pas le calvinisme, de préexistence des âmes, voulant que les âmes qui viennent de Dieu, qui lui appartiennent ne peuvent être arrachées de sa main.


Inutile à plus forte raison, s'il ne faut pas forcer des parallèles comme la prédestination, de s'arrêter sur des rapprochements fantaisistes comme celui de la croix huguenote, où l'on a parfois voulu voir une analogie avec la croix occitane, réputée croix cathare. Outre que la croix occitane n'est en aucun cas un ornement de cathares qui dédaignaient évidemment un tel objet la croix ; celui-là symbole des comtes de Toulouse en général, y compris les Montfort, depuis les Croisades en Orient : la croix occitane n'a que peu de rapport avec la croix huguenote, qui ressort de la croix du St Esprit, symbole de l'Ordre fondé par Henri III, symbole donc du parti des "politiques" contre les catholiques intransigeants de l'époque ultérieure des guerres de religions.

On trouverait d'autres similitudes-pièges sur lesquelles il est donc inutile de s'arrêter.
Mais doit-on alors arrêter là aussi notre propos de départ et conclure que les synodaux des siècles passés se sont fourvoyés inutilement ? Je ne le crois pas. J'ai déjà laissé apparaître en filigrane les lieux du rapport qui peut être établi, et que les chercheurs calvinistes de l'époque ont bel et bien voulu souligner, en laissant peut-être trop dans l'ombre ce qui, en revanche, les séparait incontestablement du catharisme, d'où sans doute leur discrédit ultérieur.
Comme points de rapprochement, j'ai fait allusion à deux choses : la doctrine des sacrements et la filiation épiscopale non-romaine, cette seconde ayant été plus soulignée par nos synodaux, mais n'étant pas sans lien avec la première puisqu'elle donne un contenu aux points communs garantis par cette filiation épiscopale.
Puisqu'on a parlé de la croix j'aborderai la chose par ce biais : pas de signe de croix chez les cathares, pas de signe de croix chez les calvinistes.


Docétisme cathare et théologie des sacrements

Les sacrements, donc : prenons Bérenger de Tours, dont la conception symbolique de l'Eucharistie est condamnée comme hérésie en pleine époque cathare [9]. On a tendance à se dire aujourd'hui qu'il n'avait jamais qu'une approche pré-réformée de la chose. Eh bien à l'époque, ce n'est pas si simple : les historiens se demandent aujourd'hui s'il n'avait pas quelque lien avec ce qu'on a appelé le pré-catharisme. Aujourd'hui, suite notamment aux controverses de la Réforme, on distingue très bien la manducation des éléments eucharistiques et la réception du salut dans l'Incarnation. À l'époque, ce n'est pas aussi évident. D'où le développement, par les cisterciens principalement, du mythe anti-cathare du Graal (c'est un lieu par où les néo-cathares assument le discours des anti-cathares : ici le paradoxe veut que les néo-cathares se soient imaginés que Montségur était le château romanesque du Graal ! [10]). En fait la quête du Graal est un cycle de romans visant à ancrer la conception qui rend indispensable au salut le miracle de la transsubstantiation. Et on est dans une question de pouvoir, car le miracle en question est au pouvoir de l'Église où se poursuit donc l'Incarnation.

Et refuser la transsubstantiation, c'est refuser cette conception de l'Incarnation qui veut qu'elle se poursuive dans l'Église — sous le terme théologique d'Incarnatio continua — à l'ombre de laquelle se développent, en premier lieu chez les adversaires des cathares, et donc tout d'abord les cisterciens, des théologies qui en participent. Le propos est de répandre le corps du Christ en étendant le règne de l'Église ; par des moyens allant de la prédication et de l'administration de l'Eucharistie à la prise de la Croix. Prise de la Croix : j'ai nommé la Croisade. Porter sa mort, ici au combat militaire, comme le Christ l'a portée au combat du calvaire. La théologie de la Croix est, concrètement, d'abord celle de la Croisade. Participer à la mort du Christ, à sa crucifixion, renoncer à soi-même pour réduire tout à la domination de celle qui est la continuation de son Incarnation, l'Église. On comprend pourquoi une obédience non romaine, une "exemption" par rapport, finalement à l'épiscopat romain, est fort subversive, et sera elle-même sujette à la Croisade. D'autant plus subversive qu'elle abhorre cette idée d'Incarnatio continua qui justifie toutes les violences. Or la croix est pour les cathares l'instrument de la torture du Christ, qui n'a rien d'adorable. Or pour eux, sa vie et sa mort ont fonction symbolique, visant à nous apprendre à transformer notre exil depuis le paradis originel en mission pour y ramener les siens.

Si la vie du Christ a fonction symbolique, à plus forte raison les gestes qui signifient sa mort, comme le partage du pain. Et du même coup, la Croix ne saurait être une panacée, non plus que les signes de croix.

Remarquons qu'on est ici fort proche de la pratique calviniste, disons zwinglienne - calviniste, réformée en général. Proximité de pratique pour des raisons qui elles aussi sont fort proches : à savoir la fonction symbolique des signes et sacrements. Spécificité de la tradition réformée dans le monde protestant, seule tradition où l'on y ait abandonné le signe de croix, tout en ayant opté pour une conception plus symbolique de la Sainte Cène. Conception symbolique aussi de la consécration au ministère, du "sacrement de l'ordination", si l'on veut l'appeler ainsi. Or, certes sans avoir les moyens documentaires qui sont les nôtres pour bien repérer ce fait, c'est sous cet angle que pour attester sa légitimité propre, le calvinisme s'est tourné plus précisément, synodalement, vers les cathares. Ce sera notre dernier point.


Filiation ecclésiale

Les mouvements hérétiques médiévaux, concernant donc plutôt l'intérieur de la chrétienté latine, sont nombreux. Les plus connus sont les vaudois et les cathares. Les vaudois sont clairement des hérétiques de l'intérieur. À poursuivre donc — en termes techniques : à persécuter —, mais avec une plus nette espérance de les réconcilier : ils sont si proches de la parole romaine qu'ils sont éventuellement récupérables. Et sachant que le mouvement de François d'Assise est leur exact équivalent, mais fondé au temps où la hiérarchie a jugé préférable de s'assouplir pour ne pas occasionner une nouvelle dissidence, on comprendra qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que certains vaudois aient pu être récupérés sous le nom de "pauvres catholiques".

La majorité d'entre eux n'ayant pas pu être récupérés ont fini par développer des points de vue plus éloignés du catholicisme qu'ils ne l'étaient au départ. Au départ l'essentiel de leur hérésie est de revendiquer pour les laïcs le droit de prêcher. Au fur et à mesure des persécutions dont ils sont victimes, ils s'éloignent plus sensiblement, lisant de façon autonome des Écritures qui ne mentionnent pas certaines doctrines romaines, comme le purgatoire, qu'ils en viennent donc à rejeter. En outre la dérive par rapport à Rome est favorisée par ce qu'on a appelé la "solidarité hérétique". Des persécutés aussi éloignés les uns des autres que sont les cathares et les vaudois finissent par nouer des contacts, peut-être d'abord essentiellement fonctionnels, mais qui finissent par susciter des influences réciproques. Et tandis que les vaudois sont devenus réformés, ce n'est pas par hasard, si, des trois rituels cathares que l'on a retrouvés, un se trouvait... dans un recueil de liturgie vaudois, en Italie du Nord. C'est largement de là que vient l'assimilation Albigeois-vaudois de nos synodaux, assimilation qui a contribué à les discréditer. On pourrait parler aussi de ce qu'on a appelé l'internationale valdo-hussite (c'est-à-dire un complexe hérétique commun qui se noue entre vaudois et disciples de Huss) ; et on pourrait parler encore des contacts noués entre les franciscains spirituels persécutés à leur tour et les vaudois auxquels au départ ils ressemblaient fort. C'est au point que le mouvement franciscain n'existe au fond au départ que parce qu'on ne fait pas deux fois le même coup au pape : François d'Assise ressemble comme un frère à Valdès. Parlant des vaudois, un lieu significatif de cette "solidarité hérétique" est donc leur adhésion à la Réforme calviniste en 1532 au synode Chanforan.

L'origine du mouvement bogomilo-cathare — puisqu'il y a une entité partagée, avec structure épiscopale commune du mouvement bogomile à l'est et cathare à l'Ouest — l'origine de cette structure est probablement bulgare. Et non pas, comme on l'a longtemps cru, ou comme on a fait mine de le croire, manichéenne, en traitant de cathares ce qui se voulaient simplement chrétiens, car ce terme, cathares est une insulte de leurs adversaires — terme équivalent à manichéens, lesquels aussi sont insultés d'ailleurs, en passant, puisqu'on considère leur foi, qui n'est pas celle des cathares comme quelque chose de vil. Mais les cathares ignorent toute ascendance et toute littérature manichéenne. Le bogomilisme le premier signalé est bulgare, au milieu du Xe siècle. Le terme Bougres passé en français et signifiant à l'origine "Bulgares" est un de ceux qui désignent alors les cathares occidentaux. Origine bulgare qui n'exclut nullement des racines occidentales protestataires, sensibles dans ce qu'on a appelé un pré-catharisme existant dès l'an mil, tandis que le contact bogomilo-cathare est attesté au milieu du XIIe siècle. Le mouvement bogomile, centré en Bulgarie, fournit au catharisme sa structure épiscopale, et sa revendication de la succession apostolique. En Bulgarie, et dans les terres byzantines, le mouvement est donc attesté dès le milieu du Xe siècle. En face de Rome, qui voudrait lui imposer le latin, comme de Byzance, qui voudrait la réduire à sa discipline. On ne trouve pas plus propice au développement de courants autonomes, en termes ecclésiaux : d'hérésies.

L'acharnement de la hiérarchie catholique contre les cathares parviendra à ses fins : l'extermination. Après des décennies et des décennies de massacres et de persécution, le dernier parfait d'Occitanie, Bélibaste, sera brûlé en 1321 à Villerouge-Terménès. Le bogomilo-catharisme se survivra encore plus d'un siècle, principalement en Bosnie où il se fondra dans l'islam avec l'invasion turque, préférant ce joug-ci aux jougs catholique ou orthodoxe. Le statut de dhimmi, de "protégés" selon la façon musulmane, protection toute relative, les verra peu à peu se dissoudre, de sorte qu'on peut penser que les Bosniaques musulmans de notre actualité ex-yougoslave sont pour plusieurs descendants de cathares.
Le catharisme, lui, a bel et bien disparu dans les cendres du dernier parfait, quel qu'il soit, puisqu'il faut, pour qu'il subsiste, un parfait qui confère le consolamentum. Ce qui n'est dès lors plus possible. La chaîne de la consolation est rompue irrémédiablement, puisqu'un parfait déchu pour cause de rupture des marques de sa condition devait être re-consolé pour poursuivre son ministère.

Mais si le catharisme a disparu définitivement, ce n'est pas sans avoir contribué de façon sans doute significative à la germination d'une idée importante pour l'ecclésiologie : la possibilité de l'existence d'une structure successorale légitime qui ne soit pas romaine. La trace de cet ensemencement d'idées est perceptible chez les vaudois de Lombardie à partir du début du XIIIe siècle. On sait que Vaudès et ses disciples entendaient recevoir leur légitimité de Rome et ne prétendaient en aucun cas fonder une hiérarchie, qui à leurs yeux aurait été aussi illégitime que schismatique. Il n'y a pour eux de légitimité épiscopale et ministérielle que reconnue par Rome. Or au XIIIe siècle, les vaudois se divisent entre les partisans de cette idée d'une part, les pauvres de Lyon, et d'autre part les pauvres lombards, qui autour de Jean de Ronco se réclament d'une autre hiérarchie que la hiérarchie romaine, cela sur la base de leur contestation — de type donatiste — de la validité des sacrements administrés par les prêtres indignes. Dès cette époque les vaudois de Lombardie ont donc conçu la possibilité d'une structure ministérielle non-romaine. Or les historiens s'accordent à voir chez ces vaudois lombards, de la mouvance de Jean de Ronco, une influence cathare. De fait, on sait que se développera dans les vallées alpines une solidarité hérétique, qui sera à l'origine de l'assimilation vaudois-cathares de nos réformés synodaux, puisqu'ils travaillent sur des documents vaudois et cathares trouvés dans les mêmes recueils vaudois. Est-ce suite à ce contact et cette solidarité hérétique que les vaudois développeront l'idée que leur origine et leur légitimité successorale remonte à l'époque pré-constantinienne et ne doit rien à Rome ? Toujours est-il que c'est devenu un lieu commun du valdéisme du XIVe et du XVe siècle. On pourrait risquer une autre question, à laquelle certes les textes ne fournissent pas de réponse : puisque le vaudois Jean de Ronco a subi, sur le plan des idées, l'influence cathare, est-il impossible qu'il y ait trouvé aussi la légitimation de sa revendication cléricale ? Si l'on ne peut évidemment pas répondre à cette question, en l'absence de textes, on doit au moins de toute façon constater que de leur côté les cathares contournant déjà Rome pour la Bulgarie pour fonder leur légitimité épiscopale, Jean de Ronco et ses successeurs ont pu au moins y percevoir l'idée suivante : la reconnaissance de Rome n'est pas indispensable pour qu'un ministère soit légitime. Voilà une idée, qui via la révolution hussite en Bohème, à une époque quant à laquelle les historiens s'accordent à parler d'internationale valdo-hussite ; voilà une idée qui via le hussisme atteindra jusqu'aux Réformateurs protestants. Il faut bien le constater, une telle idée est exactement celle qui sous-tend l'intuition des synodaux méridionaux des XVIe et XVIIe siècles : une succession légitime non-romaine, que Luther lui-même concevait encore difficilement : bien que la mettant concrètement en pratique, il a conscience, le concernant, plus d'une rupture avec Rome [11], que d'une succession extra-romaine, que revendiqueront les Synodes méridionaux. Une telle idée est au plus probable d'insémination cathare, ce catharisme qui considère que le vécu sacramentel, ordination comprise, est, en fonction de la distance qu'il met entre ce monde et la réalité céleste, toujours symbolique, jamais ex opere operato ; ne serait-ce pas une telle idée qui via le valdéisme aurait rejoint la Réforme calviniste ? Puisque dans le complexe solidaire hérétique valdo-cathare du bas Moyen Age, c'est ce pôle là, symbolisme sacramentel et succession ecclésiale, qui est le plus spécifiquement cathare. Y aurait-il eu, de la part de nos synodaux, perception d'une analogie ? Ce sera ma conclusion : sous cet angle précis, il faudra peut-être reconsidérer, en tenant compte des acquis de l'historiographie, la classique assimilation calviniste des cathares et des vaudois que l'on a pris, peut-être trop légèrement, l'habitude de juger imaginaire.


R.P.
Nîmes, SHPF, Carré d'Art, 9 juin 2001



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[1] Cf. Guy Bédouelle, "Les Albigeois, témoins du véritable Évangile : l'historiographie protestante du XVIe et du début du XVIIe siècle", Cahiers de Fanjeaux, n°14, Toulouse, Privat, 1979, p. 45 sq. (cf. p. 56 sq.). Dès 1572, au 8e Synode des Églises Réformées, tenu à Nîmes, la question de la publication de "l'Histoire des Albigeois" est à l'ordre du jour. Au 13e Synode, tenu à Montauban en 1595, il s'agit de montrer que la religion réformée est plus ancienne que la catholique romaine. En juin 1602, le Synode des Églises Réformées du Dauphiné charge le pasteur Dominique Vignaux de rassembler tous les documents utiles à cette fin — ils sont présentés par son fils Jean Vignaux au Synode national de Gap en 1603. Le Synode du Dauphiné confie au pasteur Jean-Paul Perrin le travail d'historiographie concernant les vaudois et Albigeois, qui sera publié en 1618. Cf. Michel Jas, Braises cathares. Filiation secrète à l'heure de la Réforme, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 1992.
[2] Cf. Marie-Humbert Vicaire, "Les Albigeois, ancêtres des protestants. Assimilations catholiques", Cahiers de Fanjeaux, n°14, Toulouse, Privat, 1979, p. 23 sq.
[3] Cf. la Confession de foi de La Rochelle, art. 7.
[4] Institution chrétienne, III, vi-x.
[5] L'historien et théologien luthérien de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg, Charles Schmidt, émettait dès 1848 une hypothèse allant dans ce sens, dans son Histoire et doctrine de la secte des Albigeois ou Cathares, p. 1-5.
[6] Par le Père Dondaine. Cf. la plupart des textes cathares traduits, in René Nelli, Écritures cathares, nouvelle édition : Anne Brenon, éd. du Rocher, 1995.
[7] Croisade qu'ils semblent avoir contribué à détourner en grande partie sur les terres Trencavel.
[8] Cette Inquisition, exempte, donc, est tout simplement ce qu'on appelle aussi le Saint Office, aujourd'hui la "Congrégation pour la doctrine de la Foi".
[9] Cela à travers tout un cheminement des propositions de Béranger de Tours, au XIe siècle, à la proclamation du dogme de la transsubstantiation à Latran en 1215.
[10] Cf. à ce sujet les travaux de Michel Roquebert, notamment Les cathares et le Graal, Toulouse, Privat, 1994.
[11] Cf. son Épître à Léon X, en Introduction de son Traité de la liberté chrétienne.


Points de repère d’une histoire des origines du basculement dualiste en Occident médiéval





Huit siècles après la croisade contre les Albigeois et la mise en place de l'Inquisition exempte, la question des origines cathares[1] n’est pas pleinement dégagée d’enjeux originels récurrents. La distance dans le temps n'a pas été entièrement suivie de celle des esprits. Fantôme des deux France ? Subsiste de la violence de l’épisode l’enjeu qui tourne autour de l’importance de l’hérésie : lui reconnaître un vrai statut ecclésial et sociétal, au risque de lui donner une sorte de légitimité posthume et par là d’attenter à l’harmonie de notre histoire commune en délégitimant la violence exercée contre l’hérésie. Ou lui refuser ce statut, que ce soit en en faisant une religion étrangère, ou, chose apparemment inverse mais au fond équivalente, une série de dissidences marginales ; deux façons de déboucher sur la relativisation d’une violence gênante : légitime défense contre une invasion culturelle dans un cas, opération passagère de police dans l’autre. Alternative commode, qui donne l’impression que le problème est dépassé.



I. Les lectures classiques du catharisme


1. La polémique entre Rome et la Réforme

En 1321, au lendemain du bûcher du dernier Parfait, le "phénomène cathare[2]", dualiste, dont en ce sens les premières traces en Occident remontent au début du XIe siècle, le phénomène, désormais exterminé, semblait, en deçà de ses survivances dispersées, réglé, classé, à l'aune du regard de ses ennemis qui en étaient venus à bout. Un dualisme manichéen, au fond à peu près étranger au christianisme, et donc naturellement sans statut ecclésial, statut chrétien, lequel est réservé à Rome. Quant à l'épisode malheureux de son extermination, c’était finalement un moindre mal qui avait vu naître la France catholique et capétienne.

Côté protestant, les Réformateurs n’ont pas remis en question la vision des cathares (c’est le terme qu’ils emploient) qui était celle de leurs ennemis d'obédience romaine. La Réforme revendiquait l'orthodoxie et n'entendait pas mettre en doute la réputation des "manichéens", antiques ou médiévaux. Cette vision des Réformateurs demeurera globalement celle du luthéranisme. Côté réformé, dans un deuxième temps, au-delà de la vision commune, partagée par Calvin, apparaît, en Languedoc, comme l'émergence d'un souvenir, celui d'ancêtres spirituels, les albigeois, déjà persécutés[3] (dans la logique de l’ecclésiologie de la Réforme, est née dès lors la seconde de deux lignées d’approche : ici un catharisme avec statut d’Église). Et au gré du fait du ralliement des vaudois à la Réforme dès le XVIe siècle, dans le cadre d'un vécu ouvert de l'orthodoxie, on tend à assimiler les deux mouvements, albigeois et vaudois, comme pré-réformateurs, dans une solidarité protestataire, voire comme deux formes du même mouvement. Cette tendance, qui fructifie au refuge anglo-saxon[4] des protestants français persécutés ira même, au déficit total d'appui historique, jusqu'à assimiler plus ou moins globalement les cathares au protestantisme[5], attribuant simplement le dualisme de l'hérésie à la malveillance des inquisiteurs dont émanent alors les principaux textes accessibles.

Bossuet[6] aura beau jeu de rendre justice de cette revendication sans fondements textuels, en faisant remonter les insupportables variations protestantes jusqu'au Moyen Âge, comme autant de mouvements hérétiques précurseurs, divers et inconciliables. Le refus du statut ecclésial est consécutif à l’atomisation de l’hérésie dans ses variations, Rome seule étant immuable. Bossuet, ce faisant, marque un moment important de l'étude du catharisme en distinguant strictement et définitivement les vaudois des cathares. Dès lors sont posées les deux voies qui fonctionnent jusqu’à aujourd’hui pour refuser au catharisme le statut d’Église : en faire une religion étrangère ou en faire une ou plusieurs séries de dissidences périphériques à la seule Église qui le soit au sens propre, Rome.

Mutatis mutandis, un siècle plus tard, le luthérien Charles Schmidt, théologien strasbourgeois, s'inscrit encore globalement dans cette ligne classique, marquant toutefois une nouvelle étape significative en nuançant quelque peu le schéma classique. La nuance qu'il introduit n'est pas négligeable : pour lui le mouvement cathare est certes étranger au christianisme occidental. C'est une hérésie dualiste importée des pays slaves, où elle apparaît au Xe siècle, mais, déjà chez les Slaves, ce n'est toutefois pas seulement cette hérésie dogmatique à peu près étrangère au christianisme. C'est aussi une protestation morale[7].

Côté apologistes de l’hérésie, et donc principalement côté réformé et côté anglo-saxon, on n'abandonne pas pour autant, ce qui à défaut de textes suffisamment significatifs, est assumé comme une "intuition". Celle qui veut un catharisme chrétien, dont on pense pouvoir se réclamer à plus d'un titre. L'œuvre du pasteur Napoléon Peyrat[8] est la nouvelle étape importante de ce côté-là, qui voit dans le catharisme un reliquat d’une ancienne Église johannique.


2. Les incidences esthétiques et politiques depuis la Révolution française

Mais le défaut de fondements textuels est décidément trop considérable. Et même après la découverte et l'édition du rituel occitan dit de Lyon, qui suit une traduction cathare du Nouveau Testament, en 1887[9], premier d'une série d'éditions de textes émanant enfin du catharisme lui-même, le schéma inquisitorial tend à s'imposer inexorablement. Cela même chez certains sympathisants du catharisme : à la faveur de la toute nouvelle liberté de conscience, on craint de moins en moins d'afficher les positions les plus apparemment étranges, qui ne valent plus les menaces anciennes à leurs tenants. Le catharisme est présenté comme un manichéisme, eh bien soit ! on le revendiquera comme tel. De là naîtra toute une lignée de lectures plus ou moins ésotériques qui n'ont pas peu fait pour discréditer le sérieux des études cathares. La dernière mouture célèbre en est le néo-catharisme anthroposophique de Déodat Roché[10].

Subsiste cependant quelque chose de significatif sur cette aile, qui finira par contribuer paradoxalement au renouveau historiographique par le seul fait de se situer en dehors des ornières de la lecture inquisitoriale : "l'intuition", qui animait Peyrat, qu'il en est autrement du catharisme réel, fructifiera dans de nouvelles études savantes par des biais inattendus comme le surréalisme et la poésie qui seront le fait par exemple d'un René Nelli.[11]

Sont apparues entre temps d'autres espèces des anciens enjeux, au gré des aléas de l'historiographie : de nouvelles formes de l'enjeu fondamental sous-jacent se sont fait jour. Si les contempteurs contemporains des cathares sont les héritiers des inquisiteurs ; et même s'ils font mine de se désoler de ce que leur extermination ait dû avoir lieu pour produire ce bien suprême qu'était la France capétienne, l'apologie, voire la filiation revendiquée, dans la veine protestante, de ces martyrs de la liberté de conscience contre l'oppression romaine et monarchique sert la cause de la Révolution française. C'est là un aspect de la lecture de Napoléon Peyrat, qui voit dans la Révolution l'apport décisif de la tradition romane et méridionale à la France — apparition du thème régional qu’annonçait Chassanion —, et la réconciliation du Nord et du Sud dans cette défaite des forces obscures romaines et monarchiques. Montségur devient symbole précurseur de l'avènement des temps nouveaux.

On est déjà dans les parages du romantisme qui va voir un autre développement se faire jour, pour d'étranges alliances à colorations régionalistes. Quand la Révolution française aura repris la tradition centralisatrice de l'Ancien Régime, il sera bientôt question de fonder dans la particularité méridionale, et donc cathare, une nouvelle opposition régionale. Celle-là rejoindra contre le jacobinisme, la droite des provinces. Alliance étrange qui fournit à des mouvements comme le félibrige, à côté de son aile gauche, une aile droite, qui débouche chez les maurrassiens.

Le catholicisme, ici, romantique, est volontiers avant tout esthétique, et ne se gêne pas outre mesure de l'allié sulfureux, s'il est contre la République. Les glissements de cette Alliance qui eût été antan clairement contre nature apparaissent sensiblement lorsque par exemple le Graal, cistercien, eucharistique et anti-cathare[12], devient le secret de Montségur[13] au gré de nostalgies wagnériennes et bientôt nazies[14] !

Le mouvement régionaliste est, depuis les années 1960, repassé à gauche. Auparavant le catholicisme a reconnu la République — la structure contre nature des diverses alliances identitaires se révélant en outre trop régulièrement non viable ; et entraînant régulièrement l'éclatement des extrêmes droites entre courants païens, revendiqués aisément ici en ethnisme régional, nationalisme biologique, néo-manichéisme zoroastrien[15] et catholicisme intégriste.


3. La survivance des enjeux

Ce dernier pôle, globalement catholique romain, et pas forcément intégriste, ni forcément croyant, reprend dès lors parfois sa liberté d'offensive anti-cathare visant de façon plus ou moins inavouée à excuser des événements peu glorieux de son passé. Ou à en atténuer la gravité au regard — toujours sous-jacent — des heureux acquis de cet épisode douloureux. Ici le catharisme ne présente que peu d'intérêt en lui-même, quant à ce qu'il aurait dit de lui-même : il présente l'intérêt d'un miroir révélant ce qui s'est accompli contre lui. Il est une sorte d'épiphénomène, à la limite inventé, d'une façon différente apparemment, mais peut-être apparemment seulement, de ce qu'inventaient antan les polémistes inquisitoriaux. Et toujours en aucun cas Église. Les grilles ont changé, semblent dire les survivants des anciens apologistes des cathares, mais peut-être seulement de présentation. Elles restent des grilles.

Car demeurent des historiens qui refusant de telles grilles, s'apparentent en quelque sorte à des héritiers des apologistes des cathares, ne parvenant pas à se contenter de l'idée qu'un tel mouvement médiéval ne soit qu'une réalité en négatif, un faire valoir de l'édification d'un État ou d'une Église sans heurts. Ce pôle a toutefois longtemps grevé ses travaux par des tendances récupératrices : protestantes, romantiques, ésotériques... Et même l'embarrassante tentative de récupération nazie, qui n'est pas sans contribuer à la persistance d'une lecture dévalorisante d'un catharisme qui n'y pouvait rien[16].

Aujourd'hui, au-delà des anciennes récupérations, tout un pan de la recherche historique s'intéresse au catharisme tel qu'en lui-même, tel qu'il se serait voulu, tel que ses propres textes, ceux que l'on a retrouvés depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à tout récemment, tel aussi que les témoignages qui transparaissent dans les minutes des procès d'Inquisition en dessinent le visage, si possible le vrai visage[17].

C'est ainsi que de façon fort subtilisée, les deux courants subsistent jusqu'aujourd'hui. Ils subsistent au gré du bénéfice, hérité par chacun, du travail historique des décennies et des siècles précédents, se croisant, se rapprochant et s'éloignant selon les périodes. Les dernières années particulièrement significatives de la façon dont les choses se sont subtilisées, méritent considération :



II. Les développements contemporains de l'historiographie du catharisme


1. L'approche "généalogiste"

Jusqu'à ces dernières années, donc, au regard de ses analogies avec le bogomilisme slave et byzantin, les historiens réputés sérieux considéraient le catharisme comme étranger à l'Occident médiéval, quand ce n'était pas, en remontant au manichéisme, voire au zoroastrisme, comme étranger au fond au christianisme. Conception des choses qui remontait en droite ligne à la lecture inquisitoriale du mouvement. Dès les premières polémiques, les autorités ecclésiastiques occidentales, et notamment les controversistes inquisitoriaux, avaient accentué la fonction de ce lien incontestable avec les bogomiles, en faisant un lien de dépendance doctrinale rigoureuse.

C'est au point que jusqu'à tout récemment, l'idée que des cathares occidentaux aient pu développer leurs propres conceptions avait été à peu près complètement écartée par les historiens. Le dernier tenant influent de la ligne faisant dépendre entièrement le catharisme d'hérésies d'Orient est le Père Dondaine[18]. Dans cette perspective, on admettait couramment la dépendance radicale du catharisme à l'égard du bogomilisme apparu au Xe siècle, lui-même conçu le plus souvent comme maillon, par lequel via le paulicianisme arménien d'un ou deux siècles auparavant, le catharisme était censé remonter plus ou moins directement au manichéisme antique, au moins.

La généalogie dont le Père Dondaine présente la version finale la plus élaborée, faisait en outre dépendre depuis Schmidt chaque tendance occidentale, quant à la compréhension du dualisme, de supposés schismes équivalents chez les bogomiles orientaux. On sait qu'en Occident médiéval, notamment en Italie, le dualisme cathare se distinguait, à la fin du XIIe siècle et au XIIIe siècle, en trois courants principaux, respectivement les courants A, B, C[19]:
— A : un dualisme que j'ai appelé dyarchien[20], admettant donc deux Principes, à l'origine l'un du bien l'autre du mal, école appelée des albanenses (pour des raisons mal définies) ou "de Desenzano" en fonction de la situation géographique de ses tenants en Italie. En fonction des textes inquisitoriaux, malgré l'absence de trace de dyarchianisme dans les textes orientaux sur le bogomilisme, on originait cette tendance en "Dragovitsie" orientale — difficile à repérer géographiquement, — d'où un clerc cathare mentionné par plusieurs sources, nommé Nichétas, signalé comme venu de Constantinople, l'aurait amenée en Occident, notamment au cours du Concile cathare de St-Félix de Lauragais ;
— B : un dualisme monarchien, n'admettant à l'origine qu'un seul Principe, le Dieu bon, dont une créature angélique serait devenue mauvaise et aurait ensuite façonné ce bas-monde à partir des éléments créés par le Dieu bon. Cette tendance, intitulée celle des garatenses du nom d'un clerc significatif de cette mouvance, Garatus, ou concorenses, puisque centrée en Italie autour Concorezzo, était réputée originaire de Bulgarie. Ici le lien avec l'Orient est plus vraisemblablement fondé, le bogomilisme y étant présenté invariablement comme monarchien, et un texte existant, l'Interrogatio Iohannis[21], qui était reçu effectivement des bogomiles par le courant monarchien des cathares occidentaux, ainsi que par plusieurs d'un troisième courant, intermédiaire ;
— C : ce troisième courant, intermédiaire, laisse au second plan la question des Principes. Centré en Italie dans la région de Bagnolo, il reçoit l'intitulé Baïolenses. On l'originait en Bosnie, où ce courant sera effectivement présent.

On prenait alors pour argent comptant ces généalogies inquisitoriales fondant en Orient bogomile chaque nuance doctrinale de l'Occident, apparemment sans s'apercevoir que ces différences doctrinales n'étaient jamais mentionnées par les controversistes d'Orient concernant les bogomiles (pas plus en Dragovitsie — difficile, redisons-le, à repérer géographiquement — qu'ailleurs). Et ces généalogies plaçaient au départ Mani...


Quand le catharisme n'est perçu que dans l'alternative entre cette vision des choses et celles des néo-cathares, on goûte évidemment l'ironie qui professe concevoir un "trouble devant la façon dont le catharisme est pris comme une donnée de fait dans l'historiographie française.[22]"


2. L'abandon progressif de l'idée d'une stricte dépendance dogmatique des cathares à l'égard des bogomiles

La première contestation contemporaine suivie d'échos de l'historiographie généalogiste est due au médiéviste italien Raffaëlo Morghen[23], lequel, déjà dans les années 1950, avant de se nuancer lui-même, considérait le catharisme comme un mouvement occidental, qui, écrivait-il, ne devait quant à son origine, rien aux dualismes orientaux. Naissait de cette approche alors novatrice une controverse importante avec le Père Dondaine, controverse qui apparemment, ne devait pas avoir de suite : jusqu'à tout récemment, quoique ayant permis quelques nuances, comme notamment la distinction entre un pré-catharisme, remontant à l'an mil, et un catharisme proprement dit, depuis le milieu du XIIe siècle[24], la conception des choses qui avait été celle de Morghen semblait tombée dans l'oubli. L'a priori classique, éminemment représenté par la généalogie de Dondaine, continuait de faire autorité.

Cela jusqu'à une date toute récente. De nos jours, si Morghen n'est que rarement cité[25], le mouvement d'idées qui fonde la nouvelle controverse rejoint largement son approche.

Avant cela, les premières contestations plus nettes, après Morghen, du postulat "généalogiste", remontent à la fin des années 1980. Elles se développaient notamment dans la mouvance du Centre National d'Études Cathares René Nelli et de sa Revue Heresis : le volume intitulé Mouvements dissidents et novateurs[26], contenait la remarque suivante de Jean Duvernoy : "que Nicétas est venu d'Orient en 1167 à St-Félix pour apporter le dualisme absolu [...] cela on l'a lu dans le marc de café ! Ce n'est pas vrai[27]". Il dit alors clairement ce qui restait moins clairement perceptible en 1976 dans sa Religion des cathares[28].

Jean Duvernoy marque un tournant décisif dans l'étude du catharisme. Il affirme dès 1976[29] le fait désormais incontournable que les cathares ne se sont jamais voulu autre que chrétiens[30] et pose des jalons décisifs dans le repérage des points de similitude avec la patristique, notamment orientale, et plus particulièrement origénienne. Jean Duvernoy est aussi l'éditeur de nombreuses sources inquisitoriales, et notamment le monumental Registre d'Inquisition de Jacques Fournier[31]. Depuis, l'étude du catharisme a connu des avancées considérables.

Dans la question des idées et philosophies comparées, il faut signaler aussi le travail de René Nelli sur l'augustinisme et sur les développements scolastiques et aristotéliciens dans le catharisme[32]. René Nelli travaillait notamment sur un document découvert et édité en 1939 par le Père Dondaine, le Liber de duobus Principiis — Livre des deux Principes[33], découverte qui marque aussi une étape importante pour les études cathares. On a là un traité théologique émanant du catharisme lui-même.

Cela débouchera sur l'abandon de l'idée de la dépendance dogmatique à l'égard d'ascendances non-chrétiennes, et notamment manichéennes, jusque là admise. Mais de façon très lente et progressive. La force de l'a priori généalogiste est alors, jusqu'à la fin des années 1980, telle qu'il semble quasiment impossible de le remettre effectivement en question. Ainsi, la découverte par le Père Dondaine du Livre des deux Principes ne l'avait pas amené à remettre en question la généalogie dont il s'est fait le défenseur. Quant à Jean Duvernoy, il ne nie point le dyarchianisme admis — dont il dit certes qu'il n'est en aucun cas un manichéisme ! — de la Dragovitsie,[34] d'où est réputé venir Nichétas, même s'il constate que rien ne dit qu'il ait joué un rôle dogmatique à St-Félix. La démarche en théologies chrétiennes comparées[35], qui seule interrogeait alors efficacement cette généalogie dogmatique admise et paraissant alors inattaquable, restait encore trop isolée : ayant moi-même développé[36], à partir d'une démarche en théologies comparées et en histoire du dogme, l'idée qu'il n'était pas certain qu'il y ait eu des dyarchiens en Orient bogomile, je devais me rendre au fait que Duvernoy, dans la recension qu'il faisait dans Heresis[37] de l'article où je soutiens cette position, refuse nettement de faire siens mes doutes concernant un tel dyarchianisme en Dragovitsie[38]. Et pourtant, cela semblait aller dans le sens de sa démarche : s'il n'y avait pas a priori de dyarchiens en Orient, comme une approche en théologies comparées permettait de l'admettre, il était sans fondement de dire[39], comme on le faisait jusque là, et comme Duvernoy commençait à s'en agacer, que le bogomile "dragovitsien" Nichétas aurait mené au "Concile" cathare de St-Félix de Caraman de 1167 (idée partagée alors depuis Mgr Griffe, qui lui, disait "conciliabule" cathare, jusqu’à Michel Roquebert ; et qui remonte au moins à Döllinger), ses pairs occidentaux au dyarchianisme (c'est en fait, au fond, sur cette supposée conversion des Occidentaux par Nichétas que l'on fondait le dyarchianisme de la Dragovitsie) — cela semblait aller dans le sens de Duvernoy, qui gardait néanmoins la position admise sur la "Dragovitsie" proprement dite.

En considérant l'hérésie en soi, selon la ligne empruntée par Nelli et Duvernoy, on pouvait dès lors cependant admettre que s'il n'y avait pas dans un bogomilisme oriental, invariablement monarchien selon ses propres sources et celles de la controverse orientale, de controverse doctrinale sur les Principes, il n'était nullement besoin de chercher en Orient les sources du dyarchianisme.[40] Les théologies comparées induisaient donc que — d'autant plus que, comme le remarque en 1989 Jean Duvernoy, les Actes de St-Félix ne parlant jamais de quelque dissension doctrinale que ce soit[41], — il faudrait démontrer que Nichétas était dyarchien, et on disait alors "manichéen", ce dont on n'avait aucune trace. Je reviendrais — cf. infra — sur l'importance d'un travail en histoire du dogme et des idées, et en théologies comparées, une des approches du catharisme et du bogomilo-catharisme en soi — encore trop peu développée — pour bien comprendre l'histoire du catharisme.

Depuis, par plusieurs autres biais historiques, l'idée d'un dyarchianisme en Orient bogomile semble avoir été généralement relativisée ; le poids de l'a priori généalogiste a fini par tomber. Anne Brenon marque ce tournant. Déjà dans Mouvements dissidents et novateurs, elle allait aussi dans le même sens que Jean Duvernoy, concédant que "les sources anti-hérétiques [font — seules —] que nous pouvons supposer que ces évêques auraient été alors rebaptisés de mitigés en absolus". Mais remarque-t-elle, les Actes de St-Félix ne laissent apparaître qu'un "bornage entre les communautés"[42]. Partant de là, et tandis qu'en 1988 dans Le Vrai visage du catharisme[43], elle admettait encore le dyarchianisme de Nichétas, elle abandonne définitivement cette idée dans sa nouvelle édition[44] de ce même ouvrage, pour y annoncer[45] un nouveau chapitre sur le catharisme italien, dans lequel elle rejette clairement un tel dyarchianisme[46].

Elle va donc à présent un pas plus loin que Duvernoy, qui ne rejette que l'idée que Nichétas ait converti à St-Félix les Occidentaux au dyarchianisme[47], tout en ne rejetant point l'idée d'un éventuel dyarchianisme en Orient bogomile — ce qu'Anne Brenon rejette donc dans sa nouvelle édition du Vrai visage... Cette position semble aujourd'hui avoir emporté une large majorité, pour un véritable renversement, donc, par rapport à l'unanimité globale des années 1980.


3. L’état actuel de la question

Apparemment donc, les anciens apologistes des cathares auraient triomphé, auraient fini par avoir gain de cause au gré de l'historiographie récente démontrant de façon définitive, suite principalement au travaux initiés dans la mouvance de Jean Duvernoy, la partialité de la lecture des adversaires et persécuteurs de l'hérésie. Et en parallèle la relative normalité de l'hérésie dans le contexte de la chrétienté médiévale.

Et voilà que c'est sur cette base, sur cet acquis, que la controverse classique rebondit aujourd'hui entre d'une part les tenants de la prise en compte de la théologie cathare et bogomilo-cathare en soi — telle qu'elle est perceptible dans les documents, notamment dans les documents cathares qui nous sont parvenus, retrouvés de la fin du XIXe siècle à nos jours, — ce qui a permis cet acquis apparemment irréversible situant le mouvement dans le christianisme de son temps ; — et d'autre part les partisans d'une lecture en négatif, avec des hérétiques n'apparaissant du coup qu'en miroir de leurs persécuteurs auxquels ils ressemblent tant quant à la spiritualité. Ici, on peut aller jusqu'à nier la réalité de l'existence de l'entité bogomilo-cathare autonome et structurée ; cela dans un apparent paradoxe, puisque cette démarche repose entre autres sur la négation[48] de l'authenticité de documents qui, lus rigoureusement, avaient permis de se dégager de la précédente lecture en miroir, généalogiste.

À ce point, le médiéviste britannique Robert Moore offre, à la fin des années 1980, ce qu'Anne Brenon signale comme "une nouvelle ligne de rupture"[49]. "Robert Moore, écrit-elle, attira l'attention sur l'Église elle-même, désormais considérée à l'origine de l'initiative et de l'offensive orthodoxe, par une conduite militante menant à désigner des exclus, dissidents et hérétiques (bientôt juifs et lépreux) pour mieux affirmer son pouvoir.[50]" Anne Brenon constate qu'après Moore, est apparu un surenchérissement de son approche par une critique plus radicale.

Puisque le portrait dressé par les anciens persécuteurs et les généalogies qui le servent sont à présent reçus inévitablement avec plus de distance, et puisqu'il apparaît donc acquis que leur propos était de classifier[51]. Puisqu’on a bien repéré la fonction idéologique du travail classificateur. Puisque donc on est dans un schéma classique dialectique, proche de celui de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave, c'est à la considération exclusive de cette dialectique que l'on s'attachera dans tout un secteur du travail historique.

La démarche, dérivée elle aussi des travaux de Duvernoy, est représentée notamment par Jean-Louis Biget et Monique Zerner. Démarche "néo-morghenienne", mais, pour l’instant, sans les nuances de Morghen, en fait le dépassant nettement. Elle est fructueuse, en ce qu'elle inscrit rigoureusement l'hérésie dans les contextes sociaux et politiques de son temps, et notamment les tractations entre papauté, cisterciens, comtes de Toulouse, et autres forces politiques en jeu. Elle permet une vision unitive qui promet de nouvelles avancées. Mais cela, peut-être, concernant le fil de la controverse, au prix de propensions à voir le catharisme en soi risquer d'intéresser toujours aussi peu. Et n’avoir en aucun cas ce statut d’Église que s’évertuaient par d’autres biais de lui refuser les inquisiteurs. En ce sens que "dans une large mesure, le catharisme méridional est une construction idéelle, qui résulte d'une situation politique et de l'évolution des structures ecclésiastiques", au dire de Jean-Louis Biget[52].

"Jamais le point de vue des hérétiques n'est pris en considération", regrette Anne Brenon[53]. Ici la question essentielle qui retient est : que révèlent des persécuteurs et des polémistes ce qu'ils ont dit de leurs adversaires ? Que révèlent-ils de leur société, de leurs mœurs, de leur spiritualité, etc. ? Autant d'aspects dans lesquels les hérétiques, parmi lesquels les cathares, sont régulièrement en passe d'apparaître éventuellement comme en participant en creux, en tant, de toute façon, que mouvement considéré comme très minoritaire[54] et d'autant moins significatif en soi. Se dessine alors une société contingente, dotée de ses caractéristiques synthétiques, relatives à un temps et une époque redoutables et violents certes, mais cela essentiellement à nos yeux, nous qui en sommes historiquement éloignés. Dans cette perspective, la répression tend à être relativisée, que ce soit en signalant que la violence féodale n'est pas le fait que des envahisseurs, pas tous du Nord[55], et donc qu'elle existe aussi de la part des envahis au Sud, voire orthodoxes comme hérétiques[56]. Cela à l'appui de l'affirmation que la répression n'est pas le facteur essentiel de la disparition du catharisme[57]. Bref, on insiste sur une multiplicité[58] de facteurs certes réels — jusqu'à celui qui échoue aux frontières de ce paradoxe qui voudrait que si, "sans doute les effets de l'Inquisition sont indéniables[59]", cependant non seulement "l'Inquisition [...] n'a pas tué le catharisme ; [mais] longtemps, au contraire, la lutte contre l'hérésie a nourri l'hérésie[60]" !

Le dicton "autres temps autres mœurs" résume assez bien cet aspect des résultats de la démarche, qui rejoint aisément une ancienne volonté apologétique — apologie non pas de la secte persécutée, mais de ses bourreaux. Aujourd'hui s'y ajoute alors le prétexte nouveau qui veut que les hérétiques leurs ressemblassent finalement fort, y compris sous cet angle, puisqu'ils leur ressemblaient tant quant à la spiritualité. Cela même si par ailleurs, on soutient aussi encore comme le faisaient les anciens apologistes des bourreaux, que les cathares étaient bien subversifs[61].

Il faut s'arrêter un moment sur la subversion potentielle dénoncée ainsi. Jean-Louis Biget s'appuie ici sur René Nelli ("et d'autres", écrit-il), en mentionnant des pratiques tirées d'une lecture littérale de préceptes évangéliques, comme "s'abstenir de jurer, de juger, de tuer, autant d'obligations qui ruinent les ressorts essentiels de la société féodale [...] [62]". Et bien sûr, "la métempsycose, [qui] contredit la hiérarchie sociale, fondée sur le sang, la naissance, le lignage.[63]" Jean-Louis Biget réfère en tout cela à René Nelli sans plus de précision bibliographique. Effectivement René Nelli mentionne bien les potentialités révolutionnaires qu'eût pu porter une éventuelle "civilisation 'cathare'" : "l'histoire du monde en aurait été bouleversée"[64]. Mais il dit cela à titre purement hypothétique et spéculatif. Il parle ainsi, concernant petits chevaliers, paysans et bourgeois, "— à supposer, précise-t-il, qu'ils les eussent pressenties — [des] conséquences sociales de la révolution que le catharisme semblait annoncer.[65]" Tout reste, chez Nelli, très nuancé, et explicitement spéculatif. On a depuis largement discuté la réalité de telles potentialités, sur la base de ce qu'elles n'ont pas éclos ailleurs, où les mêmes pratiques supposées subversives n'ont pas eu les effets attendus spéculativement dans des vaticina post non eventum.

Quant à la métempsycose — en deçà de ses supposées potentialités subversives —, on sait que sur ce plan Nelli n'est pas parfaitement dégagé de ce qui s'en dit à son époque, à la suite de Déodat Roché, qui en fait effectivement, sous la forme réincarnationiste des XIXe-XXe siècles, une clef d'interprétation du catharisme, clef que Roché dit emprunter à Rudolf Steiner et à l'anthroposophie, à la base de son néo-catharisme[66]. Une étude plus attentive des témoignages médiévaux ne laisse aucun doute quant au fait que le mythe de la transmigration des âmes, absent des textes émanant des cathares, et qui n'apparaît qu'au XIIIe et surtout au XIVe siècle, essentiellement dans les procès d'Inquisition et dans une moindre mesure chez quelques polémistes catholiques, est tout à fait accessoire[67]. Le thème, inconnu des courants monarchiens et des bogomiles, est un développement tardif, essentiellement occitan pyrénéen, d'un mythe à usage populaire, à fonction d'illustration de l'exil des âmes, dans les prédications des derniers bons hommes. Et quand même apparaît tel ou tel élément témoignant de l’espérance d’un progrès transmigratoire vers le statut de Parfait, il est abusif d’en déduire un système général réincarnationiste. Cela acquis, reste en outre que même un néo-catharisme anthroposophique et donc réincarnationiste renverrait à la comparaison avec les civilisations où des croyances — mutatis mutandis — transmigratoires prégnantes n'ont pas eu, loin s'en faut, et comme cela a été souvent remarqué, d'effet subversif sur les structures féodales !

La contradiction entre les mœurs globalement partagées avec le reste de la chrétienté et cette subversion radicale très souvent admise et qui reste présente chez Jean-Louis Biget s'y résout au vu de ce que de toute façon, nous prévient-il, "tout phénomène historique est profondément complexe.[68]" Certes... Qui, et surtout au regard de cela, en douterait ? Demeure que cette subversion potentielle déjà signalée par les anciens apologistes des bourreaux qui y fondaient la légitimation de la violence exercée contre les hérétiques, reste indémontrable, cela d'autant que, comme le soutient par ailleurs brillamment Jean-Louis Biget, le catharisme participe pleinement de la civilisation de son temps.

Où apparaît un second élément de description en tension — outre la tension normalité / subversion —, à savoir la tension universalité projetée / réalité locale : cela est remarquablement développé par ailleurs dans un article de Jean-Louis Biget sur la dénomination "albigeois"[69]. Le propos rejoint et éclaire celui qu’il tient dans Le Pays cathare sur la concentration des inimitiés de la Croisade sur le domaine Trencavel suite aux tractations entre Raimond V de Toulouse et les cisterciens. L'Albigeois entre dans le collimateur, ainsi que la dénomination "albigeois" visant à stigmatiser les hérétiques méridionaux, là où, de fait, "cathares" relève d'un vocabulaire polémique originé en Rhénanie[70]. Jean-Louis Biget y appuie sa conviction qu'il n'y a pas de dogmatique cathare unifiée (ce qui est avéré) ni à plus forte raison d'entité cathare plus large (ce qui est beaucoup plus douteux). Ici surgit de cette description en tension, le paradoxe par lequel le même auteur veut que les cisterciens aient inventé l'universalité cathare. Paradoxe en effet, apparent en tout cas, quand on sait que les dénominations localisantes, avaient précisément au moins depuis Vincent de Lérins — définissant au Ve siècle la catholicité comme ce qui a été cru en tout temps, en tous lieux et par tous[71] —, pour fonction de nier l'universalité d'une hérésie. Dénomination localisante (en un lieu particulier et pas en tous lieux) comme alternative aux dénominations référant à un hérésiarque (croyance datée et n'étant pas de tout temps). Dans les deux cas négation de la catholicité. Pour les cathares, on sait qu'on ne trouve pas d'hérésiarque, sauf, mais par trop arbitrairement, et donc de façon peu crédible, Mani, voire plus arbitrairement encore, l'hérésiarque type, Arius. Alors, face à la difficulté, on n’universalise évidemment en aucun cas ; au contraire, on localise : "bougres", marquant le fondement local bulgare, et quand cela devient gênant puisque indicatif d'une certaine universalité[72], on restreint la localisation, en focalisant sur la cible de la Croisade, l'Albigeois. Phénomène de localisation similaire — mutatis mutandis — avec les vaudois, pauvres de Lyon ; ou disciples de Valdès, nom d'hérésiarque ou, ici aussi, référence locale selon les lectures.


Anne Brenon, qui, suite à Jean Duvernoy, a depuis longtemps contribué à la mise en lumière de la structure universelle de l'Église bogomilo-cathare, épiscopat, symbolique sacramentelle, liturgie — donne ces raisons ecclésiales et liturgiques, et d'autres, fondées sur les sources (cf. infra la controverse sur St-Félix), pour ne pas suivre ce chemin de révision de l'histoire vers un rejet, par atomisation, de la structure bogomilo-cathare.

En fait l’universalité inventée n’est pas celle du catharisme, mais celle de l’hérésie en général. La clef de voûte n’en est jamais une analogie dogmatique que l’on inventerait rationnellement, et de façon quelque peu anachronique ; mais le diable, tête d’une hydre aux ramifications cathare, vaudoise, arienne, etc.

Les structures internes comparées des théologies bogomile et cathare telles qu'elles apparaissaient aux deux ailes de la structure ecclésiale dualiste, et telles qu'elles renvoient à la patristique orientale, vont aussi dans le sens d’une réelle universalité bogomilo-cathare.

Il faudra retenir des éléments importants de la nouvelle critique, mais à un autre niveau que celui de la remise en cause de la réalité de la structure transversale hérétique.


Reste suite à ces acquis sur la participation des cathares à la chrétienté médiévale, que là où dans les généalogies comme celle du Père Dondaine, on reprenait le discours des persécuteurs, on constate à présent qu'il est naturellement partial, mais pour excuser cette partialité au regard des mœurs de l'époque, et pour rejoindre, par delà cette différence méthodologique en histoire, une ancienne conviction. Celle qui veut que dans les soubresauts malheureux de l'Histoire, soubresauts qu'il faut de toute façon relativiser à la mesure de la réalité très minoritaire, nous assure-t-on, des dissidents —, c'était la ruse de l'Histoire qui construisait les lendemains heureux qui ont conduit jusqu'à nous, via l'œuvre de l'Église, entendons catholique romaine, dont on retrouve ici étrangement la sempiternelle distinction par laquelle elle se garde de l'errance en évitant de se confondre avec le peuple de Dieu, qui lui, erre. Cette errance est alors celle de ses représentants d'alors, grégoriens divers depuis les cisterciens aux inquisiteurs inclus, dont, on l'a remarqué, on a appris à se distancier plus que ne le faisait le Père Dondaine, qui travaillait, il est vrai, avant Vatican II. Ce faisant, on maintient la ligne qui consiste à refuser tout statut ecclésial à l’hérésie.

Il reste difficile de ne pas voir, comme on le signalait en introduction, que la dimension engagée des études cathares, à huit siècles de distance des événements, n'a pas tout perdu de son acuité.

Aujourd'hui, autre aspect de la controverse, c’est largement sur la contestation de l'authenticité des Actes de St-Félix[73] que l’on s’appuie. Et que l’on appuie la réduction du catharisme — albigeois — à un phénomène marginal occidental, et occitan, en niant toute structuration épiscopale bogomilo-cathare. Cela assez paradoxalement, apparemment — s'agissant de fonder sur la négation de l'authenticité des Actes de St-Félix la spécificité occidentale, ici méridionale, du catharisme, — dans la mesure où nul ou presque n'ancre plus sur ces Actes quelque influence dogmatique que ce soit... au moins depuis la fin des années 1980 ! Anne Brenon, revenant sur la supposée conversion doctrinale opérée par Nichétas, montrant que la question est aujourd'hui définitivement tranchée par la négative,[74] permet de comprendre en parallèle que l'enjeu de l'authenticité des Actes de St-Félix est, à ce niveau, désactivé. C'est à présent la question du statut ecclésial de la structure bogomilo-cathare, ou simplement cathare qui est visée[75] en vue de nier l'importance du "phénomène". Avec pour résultat pratique, le renouement avec l’ancienne lecture inquisitoriale dans la dénégation du statut d’Église de la structure hérétique.

Et pourtant le constat présent dans les Actes de l'existence d'une structuration épiscopale cathare est un fait acquis par ailleurs, comme le rappelle Anne Brenon, et une référence épiscopale n'est pas forcément, en catharisme, le lieu d'une dépendance dogmatique[76].

Ne resterait apparemment comme enjeu de la contestation des Actes de St-Félix, qu'une volonté de nier la réalité d'une structure ecclésiale transversale bogomilo-cathare, et donc, si tel est le cas, l'importance du "phénomène". Anne Brenon fait remarquer que les Actes de St-Félix sont très loin d'être le seul document qui atteste la réalité du contact bogomilo-cathare, et quand bien même on en contesterait tel ou tel autre, demeureraient encore d'autres nombreuses attestations, jusqu'aux rapports d'Inquisition du XIVe siècle sur les voyages des derniers parfaits pyrénéens en Italie (ici pourra s'estomper la controverse : outre ces témoignages abondants sur une structure commune aux XIII-XIVe siècles, chacun admet que la présence de l'Interrogatio Iohannis bogomile en Occident est attestée dès le début du XIIIe et même la fin du XIIe siècle ce qui ne ferait que retarder de vingt ans le contact de St-Félix. Si du moins on n’envisage pas un contact vers l’an mil[77], ces vingt ans pourraient en venir à représenter le tout de la dissension[78]).

Cela dit, tout récemment, Julien Roche[79] a fait justice, à mon sens définitivement, de la mise en doute des Actes de St-Félix.

Cela pour les faits, événementiels. Se trouve en outre le fait de la communauté de pratique liturgique, et on y vient, l'énorme fondement en théologie, comme la masse de l'iceberg dont les relations des contacts comme celui de St-Félix ne sont que des lieux d'émergence ponctuels.

Les polémistes anti-cathares ne pouvaient, comme leur unanimité en témoigne, que le remarquer, quitte à en donner une interprétation certes paranoïaque, comme la certitude de devoir trouver un pape cathare qui est celle de Conrad de Porto. Il est difficile toutefois de suivre Jean-Louis Biget[80] lorsqu'il part de cette évidente légende pour nier en bloc le fait entier de la structure bogomilo-cathare. N'était-il pas naturel pour le cistercien, en pleine époque de centralisation romaine et d'acquis grégorien, lorsqu'il constatait l’étendue du fait bogomilo-cathare, de s'imaginer qu'il fonctionnait comme le fait universel romain — avec un pape à sa tête ? Cette lecture mimétique n'infirme pas la transversalité du fait bogomilo-cathare, mais le seul fondement de ce mimétisme, qui ne suffisait peut-être pas à lui seul pour déclencher une croisade interne et créer l'Inquisition exempte !

Et tout cela ne constitue pas les seuls éléments attestant la réalité de la structure bogomilo-cathare. Le catharisme fait montre aussi d'une pensée théologique propre, et au moins aussi plurielle que la théologie catholique d'alors.



III. Aspects de la théologie cathare


1. Le dualisme monarchien et le travail scolastique

C’est la question du basculement en dualisme dogmatique de la théologie cathare, outre le fait avéré d'une unité ecclésiale et liturgique, qui conduit, jusqu’à mieux informé, en Orient chrétien sous plusieurs aspects centraux, et sans que cela n'érode jamais la liberté théologique cathare à l'égard de sa confraternité bogomile, et donc la coloration occidentale de ses développements propres.

Revenons au fait que le dualisme est ce qui frappe traditionnellement quant au catharisme. Encore s'agit-il de savoir de quoi il s'agit. Ici particulièrement, la lecture généalogiste avait pris du service. Le dualisme était considéré jusqu'à récemment comme un manichéisme pour le courant dyarchien, comme un reliquat gnostique pour le dualisme monarchien. On s'accorde aujourd'hui à y voir deux lectures de l'opposition entre le monde d'en-haut et celui d'en-bas, celui de la création divine et celui de la chute. C'est au point que l'on hésite parfois à parler sans nuances de dualisme. Ici Jean-Louis Biget rejoint Jean Duvernoy et Anne Brenon et s'accorde avec eux pour relativiser la spécificité dualiste du catharisme. Que de chemin parcouru depuis les années 1980... Pour l'Occident, cela correspond à sa tendance dyarchienne — les deux Cités augustiniennes.

Anne Brenon rappelle les fondements en Nouveau Testament des développements dualistes[81]. Un certain nombre de précisions restent alors cependant à apporter sur la façon dont s'est effectué le passage de textes potentiellement dualisants au dualisme cathare proprement dit. Car la considération de la théologie de l'époque néo-testamentaire ne permet pas d'en déduire immédiatement un dualisme tel qu'il sera celui du catharisme. Signalons que Michel Roquebert explique le dualisme par la circulation d’anciens apocryphes. Quoiqu’il en soit, il y a bien une histoire de la relecture des textes néo-testamentaires qui y induit le dualisme, et qui passe par la théologie chrétienne orientale, et à son départ l'origénisme et ses mythes — un de ces débouchés mythiques est l'Interrogatio Iohannis[82]. Concernant l’Occident, certes des bribes importantes de la théologie patristique orientale y sont connues. Certes un dualisme, de type platonicien le travaille. Mais le travail scolastique aux temps romans n'y a pas conduit — comme cela apparaît évidemment depuis Anselme de Canterbury jusqu'aux augustiniens pré-gothiques eux-mêmes —, au dualisme dogmatique. La spécificité occidentale indéniable du catharisme, de coloration évidemment scolastique[83], ne permet de toute façon pas de dire sans autres explications, que ce travail, structurant le dyarchianisme, s'est effectué immédiatement sur le dualisme potentiel, ou avéré, de la spiritualité romane, comme le propose Jean-Louis Biget à propos du dualisme cathare[84]. Manque l’occasion du basculement. C’est là ce que peut expliquer, jusqu’à mieux informé, le mythe bogomile, indice donc, du contact bogomile. L'Occident, avant même d'accéder à l’Interrogatio Iohannis, reçoit le discours bogomile selon sa tendance dyarchienne propre (à ne pas comprendre évidemment comme dualisme ontologique, mais comme fonctionnant sur la structure des deux Cités augustiniennes. Dualisme modéré, donc, comme l’ont vu les polémistes, mais pas monarchien). Le catharisme occidental en fera ensuite une relecture dans la perspective scolastique typique de l'Occident. Le Livre des deux Principes lui-même, parlant invariablement du libre-arbitre de "l’Ange", pour le contester, en est un indice : c'est en vis-à-vis du mythe monarchien bogomile que ce travail s'effectue. Alors, la fonction scolastique cathare débouche sur le dyarchianisme de façon stricte au XIIIe siècle. Il remonte selon aucun texte à des époques plus hautes[85] : faut-il dès lors dire que "la spiritualité romane manifeste un dualisme latent, dont la radicalisation scolastique conduit, logiquement, à un semi-dualisme dogmatique[86]" ? Le dualisme auquel conduit une radicalisation scolastique est-il "semi-dualiste" ? Le concept imprécis de "semi-dualisme" renvoie-t-il à un dualisme principiel non-abouti, ou au dualisme monarchien, appelé autrefois "mitigé" ou "modéré", qui précisément, ne procède pas de la scolastique, mais fonctionne sur le mode du mythe ? Autant de questions qui font qu'il est peut-être rapide d'aller, avec Jean-Louis Biget qui reprend et pousse un peu plus loin encore, mais sans explication théologique supplémentaire, son propos du début, jusqu'à soutenir qu'"il est clair [que le catharisme méridional] naît d'une radicalisation scolastique du dualisme latent dont le christianisme roman est porteur[87]".

De tels faits théologiques exigent de nuancer les affirmations quant à un passage direct du dualisme roman au dualisme cathare scolastique ; un intermédiaire semble bien requis ; et il n’en est pas d’autre trace que le mythe monarchien bogomile — signe que l’information bogomile a quand même dû bel et bien avoir lieu... C’est cela, qui face la volonté de structuration romaine post-grégorienne, a fait problème. Et dans le cadre de la volonté de structuration romaine post-grégorienne, cela pose un réel problème, est un réel obstacle.

Une telle occasion du basculement dualiste explique alors plus aisément ces deux lieux principaux dans le catharisme qui rendent incontournable l’admission d’une coloration renvoyant indirectement à la patristique orientale : l’anthropologie de type platonisant, voire carrément préexistentialiste et la christologie haute ; deux lieux communs de la patristique orientale, tandis que l’orientation de la patristique occidentale, latine, est vers le bas, à aussi haute époque que l’on remonte : Grégoire le Grand, Jérôme, Augustin, ou plus haut, Tertullien. Il est même acquis en théologie que ces orientations respectives sont les distinctions essentielles entre christianisme oriental et christianisme latin : le christianisme latin opte invariablement pour des christologies plus basses, et pour des anthropologies et une noétique à orientation sensorielle. Ce qui préfigure le débouché futur de la scolastique orthodoxe. Or il très prégnant dans le catharisme et dans le mythe bogomile que l’on est dans une mouvance de l’autre type débouchant volontiers sur le discours mythique que l’Occident, y compris, déjà, l’Occident roman, et malgré Scot Érigène, s’efforce de bannir.


2. L'anthropologie préexistentialiste

Au cœur de la question du dualisme cathare est l'anthropologie préexistentialiste, qui est évidemment reliée à la tradition post-origénienne et qui rattache au lien bogomile. C'est là en Occident une spécificité théologique cathare, qui renvoie inévitablement à la patristique orientale post-origénienne. La préexistence des âmes est rejetée par l'orthodoxie en Occident, où s'y substitue de façon de plus en plus clairement définie dogmatiquement, et notamment par les travaux scolastiques, le "créatianisme" qui veut que Dieu crée immédiatement l'âme de chaque individu après la conception génétique de son corps. Cette anthropologie et les anthropologies préexistentialistes revendiquées par le catharisme, sont — et se veulent ! — inconciliables. L'idée de préexistence des âmes, connue comme remontant à Origène — en fait plus ancienne, reçue déjà dans le judaïsme de l'époque néo-testamentaire[88] — est condamnée, sous sa forme strictement origénienne en 553 au IIe Concile de Constantinople, Ve œcuménique, après l'avoir été par Justinien en 543. Condamnée, la doctrine se survit, prenant des formes mythiques quelque peu différentes, échappant à la stigmatisation conciliaire. On la retrouve ainsi dans le mythe bogomile de l'Interrogatio Iohannis assumée dans le cadre du traducianisme, qui lui, n'est pas condamné. Le traducianisme voulait que l'âme se transmettre des parents aux enfants sur un mode analogique à celui de la génération physique. Cette compréhension des choses n'est pas incompatible avec le préexistentialisme personnel de l'origénisme. Préexistentialisme personnel et traducianisme se rejoignent déjà comme deux formes de préexistence dans le judaïsme de l'époque néo-testamentaire. Préexistence en Adam, pour le traducianisme, l'âme préexistante commune se transmettant de génération en génération ; préexistence avec Adam, les âmes personnelles créées aux origines avec Adam descendant dans des corps au moment voulu.

C'est cette dernière forme de préexistence, proprement origénienne, qui est condamnée en 553. Ce sera ainsi la forme traducianiste que l'on trouvera dans la théologie bogomile, et en Occident chez les cathares monarchiens, tandis que la forme origénienne sera réactivée par les dyarchiens stricts[89], qui rejettent l'autorité de l'Interrogatio Iohannis. On a là dans tous les cas deux formes d'une anthropologie inexistante dans l'orthodoxie occidentale, et explicitement rejetée par la scolastique orthodoxe occidentale.

On est avec cette anthropologie, mythique et point scolastique, au cœur du dualisme cathare, qui est fondamentalement un dualisme de créations. Ce monde mauvais d'une part, et le monde supérieur, création originelle du vrai Dieu, du Dieu bon, d'autre part. Les racines patristiques, essentiellement origéniennes, mais pas seulement, et largement orientales, sont indéniables. Un pas supplémentaire a été franchi par rapport au mythe origénien : le Père de l'Église n'expliquait pas l'origine de ce monde, le nôtre, celui dans lequel sont déchues par châtiment consécutif à un péché céleste, les âmes originellement créées bonnes, autrement que dans un rapport médiat à Dieu. Le bogomilo-catharisme pousse l'explication un peu plus loin. La médiation dans le rapport du monde à Dieu doit relever du mauvais, d'une façon ou d'une autre. La douleur et la nostalgie n'en laissent point de doutes. L'Interrogatio Iohannis, et bogomilisme comme catharisme monarchien avec elle, nous proposent bien quelque chose de l'ordre de la médiation du problème du mal : certes les quatre éléments sont créés par le Dieu bon, mais en l'état actuel de leur configuration, il ont été façonnés par le diable, l'Ange déchu.

Car si au plan du façonnement du monde, un pas supplémentaire, ténu, est franchi par rapport à l'origénisme, quant à la figure du diable, on n'a nullement dépassé le mythe origénien, le mythe de Lucifer, selon sa traduction latine, popularisée via la Vulgate de saint Jérôme. L'Interrogatio Iohannis le nomme Sathanas. C'est bien le mythe origénien qui est derrière, et qui se fonde, rappelons-le, sur une lecture allégorique d'Ésaïe 14 voulant qu'en arrière-plan de la figure du roi de Babylone, qui y reçoit le titre d'"étoile du matin", rendu en latin par "lucifer", soit désigné l'Ange rebelle devenu le satan, le diable.

L'Ange n'est pas tombé seul : les âmes humaines incorporées sont autant d'anges déchus à sa suite, tombés dans les tuniques de peau — ici c'est le récit de la Genèse qui prend du service —, les corps, lieu de châtiment des anges ayant succombé à la tentation, avec lesquels la tradition hénochienne de lecture de Genèse 6 (cf. Jude 6) est mise aussi à contribution. On a là ce qui est devenu un lieu commun en christianisme ancien, et tout d'abord oriental, excepté, après Constantinople II, cet aspect central qui est la participation de toutes les âmes à la catastrophe, et donc leur préexistence requise d'une façon ou d'une autre. Et c'est cet aspect central qui, condamné, se survit dans le bogomilisme et qui passe dans le catharisme, fondement mythique du dualisme. Ce mythe est l'occasion du basculement actuel du dualisme potentiel du christianisme roman, occidental, du tournant de l'an mil, dans les sphères que l'on a nommées pré-cathares.

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C'est sur ce dualisme là, fondé dans le christianisme oriental et ses développements hérétiques bogomiles, que se développera, au XIIIe siècle, un travail scolastique de relecture dont le témoin et la clef est le Livre des deux Principes. Le Livre des deux Principes ignore Adam : il ne travaille pas sur la tradition orthodoxe ; la chute est préexistentielle, elle est celle des anges/âmes. Le mythe bogomile semble bien être ce sur quoi son travail ne s'effectue, travail de démythification, de rationalisation, qui avec pour fondement une critique du libre-arbitre tel qu'il est postulé par le mythe bogomile, emporte aussi son équivalent, moins net cependant, dans l'orthodoxie.

L'augustinisme y a déjà opéré la critique du libre-arbitre origénien ; mais le mythe de Lucifer qui y est admis aussi offre une ouverture au libre-arbitre comme explication du problème du mal. Le thème est connu : pourquoi le mal ? Parce que Dieu a laissé une zone de libre-arbitre, fondamentalement à Lucifer, secondement à Adam. La critique du Livre des deux Principes érode au passage l'équivalent orthodoxe du mythe, pour rejoindre mieux que l'orthodoxie l'approche augustinienne du problème du mal, à partir de toute une rigueur critique aristotélicienne. En substance, le mythe est bien joli, mais finalement il n'explique rien. Voilà en effet un Dieu étrange que celui qui aurait offert à l'Ange (on est donc en bogomilo-catharisme) de passer au mal en lui octroyant un libre-arbitre qui lui fait préférer le quasi-néant du mal au Bien suprême qu'est Dieu[90] !

L'argument ne manque pas de poids, qui requiert donc un second Principe face à Dieu, le Principe du mal, résistant : c'est la base du dyarchianisme dogmatique, scolastique, qui n'apparaît donc comme structure logique pleinement élaborée pas avant le milieu du XIIIe siècle occidental, et qu'on ne trouve pas en bogomilisme oriental et en catharisme monarchien.

Ce faisant, certes, le dyarchien Livre des deux Principes rejoint une potentialité dyarchienne diffuse en Occident médiéval, qui fait que dès le contact bogomile, l'interprétation du dualisme y est à tendance dyarchienne : l'opposition des deux mondes, des deux Cités, devenues ici, via le bogomilisme, le monde de la préexistence et celui de la chute. La logique dyarchienne permet dès lors en outre, avec le rejet du mythe de l'Interrogatio Iohannis en tant que tel, de ré-assumer l'idée plus strictement origénienne de la préexistence des âmes personnelles comme telles en lieu et place d'une préexistence collective d'âmes multipliées par le traducianisme : persécuté de tous les côtés et à tous les prétextes, on ne s'embarrasse plus de la condamnation de 553. Le cœur du dualisme cathare, la préexistence, demeure.


3. La christologie haute

Et en lien étroit avec cette anthropologie, la christologie renvoie aussi inexorablement en Orient chrétien. Le Christ aussi vient du monde de la préexistence, ici, du coup, en plein accord apparent avec l'orthodoxie ; si ce n'est qu'il n'est pas le seul. Comme pour les orthodoxes, et plus particulièrement orientaux et post-origéniens, il ne s'en distingue pas moins des autres anges/âmes, êtres célestes. Il s'en distingue notamment par les raisons de sa descente. Là où les anges/âmes, à la suite de Lucifer/Sathanas sont descendus en châtiment consécutif à un péché céleste, préexistentiel, lui descend en mission salvatrice. Là où les autres s'empêtrent dans la chair, s'emprisonnent dans les tuniques d'oubli, lui s'y adombre.

Resté uni à Dieu dans la préexistence, en fonction de son lien privilégié avec lui — ici aussi en parfait accord avec l'orthodoxie, le catharisme ne se distingue en rien d'une théologie de l'union du Verbe avec Dieu, selon Jean 1 qu'il revendique —, le Christ n'a pas péché. Il vient vers nous en illuminateur, en communicateur de l'Esprit Saint, signifié dans le rite du Consolamentum[91], comme don de la réintégration de l'état préexistentiel, que lui-même, exempt de péché, n'a jamais quitté, comme l'atteste sa vie au-delà de la mort. C'est parce qu'il est au-delà de l'exil, qui est pour lui mission, qu'il est à même d'opérer ce salut-réintégration. C'est ce que les polémistes ont interprété invariablement comme docétisme — selon un terme bien imprécis pour rendre compte de la christologie cathare. En fait le Christ est bel et bien descendu, mais il n'est pas déchu : c'est là l'essentiel de ce "docétisme", qui s'apparente en fait fortement aux hautes christologies de plusieurs orthodoxies orientales rebutées par les formulations du Concile de Chalcédoine de 451, IVe œcuménique, qui doivent beaucoup, à leurs yeux, non seulement aux nestoriens, mais aussi aux Occidentaux via l'action théologique de l'évêque de Rome Léon le Grand.

Entre Chalcédoine, et sa christologie "basse", qui distingue nettement l'humanité du Christ, et les formulations de Constantinople II de 553, Ve Concile œcuménique, et qui elles sont considérées par les Occidentaux comme faisant par trop de concessions aux monophysites et à leurs hautes christologies qui privilégient la divinité du Christ, passe une frontière entre Orient et Occident[92]. Assumant une christologie en cohérence avec leur anthropologie préexistentialiste, les cathares se situent nettement du côté chrétien oriental de cette frontière. Rappelons que le IIe Concile de Constantinople était convoqué en 553 par un Justinien qui espérait réconcilier ceux que l'on taxait de monophysisme. Ce même Concile, qui condamnait la préexistence origénienne, allait fort loin aux yeux des Occidentaux pour séduire les dits monophysites puisqu'il proclamait, ce qui gêne l'Occident jusqu'aujourd'hui, qu'il n'y a de sujet personnel en Christ que celui de Dieu. Christologie que la malveillance jugerait crypto-docète.

Justinien franchissait personnellement un pas supplémentaire dans son désir de rapprochement des parties orientales de l'Empire qui tendaient à se distancer de Byzance et qui avaient adopté les christologies les plus hautes. Justinien se ralliait au monophysisme radical de Julien d'Halicarnasse, dit "aphtarto-docétisme", c'est-à-dire "docétisme de la non-corruption" : une christologie qui voulait que le Christ ait revêtu une humanité non pas exactement semblable à celle que nous avons hérité d'Adam, mais semblable à celle d'Adam avant la chute, une humanité d'avant la corruption[93]. La frontière devient très étroite qui sépare d'une anthropologie de la préexistence et d'une christologie qui en fait provenir le Christ ; et au-delà de laquelle on se trouve en terrain bogomilo-cathare. Laquelle est beaucoup plus hétérogène en revanche aux christologies "basses" de l'Occident.

La persistance du monde de la préexistence ne trouve pas pour seul témoin le Christ. S'il accède à notre monde sans en contracter la corruption, il y vient d'une manière toute particulière. Il y vient pour cela accompagné d'un ange qui n'a pas contracté non plus la corruption, et qui a pour mission d'être sa mère[94], dès lors immaculée comme lui. On a nommé l'Immaculée Conception de Marie[95], thème présent, à une époque où il aurait été inassimilable en Occident, dans l'aphtarto-docétisme, et que l'on retrouve sous la forme angélique dans le bogomilo-catharisme, à une époque où une telle doctrine est expressément attaquée par cet adversaire des cathares qu'est Bernard de Clairvaux[96], avant de l'être par leurs adversaires dominicains sous la plume de Thomas d'Aquin. Précisons que cette qualité de la mère du Christ qu'elle partage avec son fils est liée à la croyance à son assomption, signe de sa participation au monde supérieur de la préexistence. C'est ainsi que l'Apôtre Jean, réputé lui aussi, en fonction de Jean 20, assumé sans passer par la mort, participe lui aussi de cette même qualité angélique particulière.


Autant d'éléments parmi d'autres qui rendent inévitable, au regard de la théologie cathare, la considération d'un réel contact bogomile, non sans aussi une réelle autonomie de travail dogmatique, et qui rejoignent les constatations des textes polémiques sur la réalité d'une communauté de structure ecclésiale épiscopale bogomilo-cathare.

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Devant tant d'éléments, on ne peut éviter, au-delà de l'intérêt indéniable d'une démarche historique qui souligne l'importance de l'insertion du catharisme dans la société occidentale,[97] et méridionale, de son temps, de prendre en compte le fait que l'hérésie médiévale n'est pas seulement le miroir déformant de ses persécuteurs. Il semble impossible de nier qu'il y ait vraiment un socle dur, une existence en soi de l'hérésie comme structure transnationale, qui explique au-delà des contingences locales les mesures exceptionnelles que sont l'organisation d'une coalition militaire, et pour cela le déclenchement de la Croisade interne à la chrétienté ! — puis la création de l'Inquisition exempte !



IV. Nouveautés théologiques et incidences ecclésiologiques


1. Nouvelles perspectives théologiques

À tout cela il faut ajouter le travail théologique des adversaires du catharisme ; et déjà des cisterciens dans le sens d'une théologie de la Croix, se voulant en opposition aux "ennemis de la Croix" — parmi lesquels ces tenants d'une théologie de l'exil jugée "docète" que sont les cathares, — et qui fondera l'idéologie de la croisade[98].

Puis, les dominicains[99], et notamment Thomas d'Aquin qui refonde totalement la théologie chrétienne dans un sens anti-dualiste, à l'appui de la philosophie aristotélicienne arabe, juive et musulmane[100], et au prix des soupçons d'hérésie qui ont pesé sur lui, tant il est vrai que sa pensée — introduisant un quasi-naturalisme pré-laïque — sera érosive pour le dualisme, non seulement cathare, mais aussi tel qu'il asseyait jusqu'à la structure catholique romaine[101].

Et puis il n'est pas jusqu'aux franciscains dont le travail spirituel, au-delà de rigueurs ascétiques communes à l'égard du corps, ne se bâtisse contre le catharisme[102] et n'aille délibérément dans le sens de la valorisation des processus naturels contre leur gestion hiérarchique au prix, ici aussi, des foudres papales. C'est ainsi que la suspecte spiritualité béguine[103] est l'héritière de démarches fort éloignées de celles du temps de l'émergence du catharisme.

Et auparavant bien sûr les vaudois[104], qui seraient bien, peut-être, l'illustration fondamentale d'une "invention de l'hérésie", puisque après avoir commencé dans la participation à la polémique anti-cathare, et avoir peut-être été au tout départ, des alliés de l'archevêque de Lyon[105] contre son opposition potentiellement hétérodoxe ; après avoir oscillé entre le rejet et l'intégration dont ils étaient l'objet ; après avoir été parfois, à leur "aile droite", réconciliés et participant à plein à la controverse anti-cathares ; après tout cela, et avant de rejoindre la Réforme, les vaudois ont pu même en venir à s'associer, dans des alliances au moins objectives, avec les cathares.


2. La volonté d'un encadrement

Côté Église "officielle", c'est à l'encadrement des fidèles[106] que l'on s'attache face à ce foisonnement, et donc dans le cadre de la restructuration, et notamment monastique[107], post-grégorienne.

Avec cela, sachant que le catharisme s'inscrit dans une théologie de l'exil spirituel, et sachant par ailleurs la symbolique de l'exil que signifie le pèlerinage, le chapitre de Jacques Berlioz sur les pèlerinages ne laisse pas indifférent quand il s'avère qu'il prend tout un sens pénitentiel — quand donc il devient un lieu d'exercice du pouvoir de l'Église, notamment sur les croyants cathares[108].

Avec cela, l'époque ne s'est jamais départie d'une religiosité populaire[109] qui côtoie les anciens cultes païens, et dont la répression d'une part, qui débouchera sur la persécution des sorciers et sorcières, ne va pas sans récupérations ecclésiales d'autre part.

Il n'est pas jusqu'à l'au-delà[110] que le pouvoir ecclésial officiel ne se propose d'investir. Peut-être d'autant plus qu'en cette matière l'alternative cathare, avec le rite du Consolamentum, connaît un succès indéniable. Avant le ressaisissement par la gestion du purgatoire — des plus concrètes, financières, qui seront la très fameuse occasion du déclenchement de lé Réforme —, les rapports à l'au-delà, les conceptions de la présence des défunts, sont divers, rejoignant des croyances comme celle aux revenants. Tout cela est peut-être lieu de réception et de prise à la lettre du mythe de la transmigration des âmes, accessoire secondaire de prédicateurs populaires dont on fait abusivement on ne sait quelle clef de voûte du catharisme[111]. Contre cela apparaît, avec la gestion du purgatoire, le lieu culminant, l'au-delà, d'une prise de pouvoir total par la nouvelle Église, post-grégorienne.


3. Une ecclésiologie romaine restructurée

Est apparue une nouveauté dans l'histoire du dogme, nouveauté datée, qui commence historiquement à passer dans les faits aux alentours de l'institution de l'Inquisition exempte comme développement du projet grégorien. C'est l'époque où s'amorce ce glissement, aux conséquences considérables, qui veut que la non-conformité ecclésiologique, c'est-à-dire l'insoumission aux décrets romains, passe en tant que telle dans la catégorie de l'hérésie, là où l'hérésie auparavant signifiait des conceptions particulières en matière christologique ou pneumatologique, en matière donc, de compréhension de la manifestation du Dieu unique. "À l'âge grégorien, l'acception d'hérésie s'élargit [...] considérablement, au point de se confondre avec tout type de désobéissance aux décrets romain.[112]" L'ecclésiologie accède au même statut dogmatique que ce qui concerne Dieu. Certes il était commode d'en venir là, le travail dogmatique était simplifié, Rome devenant l'aune simple et incontournable de ce qui est vrai et de ce qui est faux. Cela fonctionne largement sur la projection hérésiologique comme cela a été mis en lumière depuis les travaux de Moore et comme le souligne remarquablement Jean-Louis Biget. Mais ce fait indubitable ne crée pas pour autant la réalité de l'hérésie, voire sa réalité considérable — et pas forcément à un plan numérique difficilement évaluable — ; tout comme la stigmatisation des juifs, fussent-ils minoritaires, ne fonde pas la réalité de la structure synagogale ; et comme la stigmatisation des lépreux ne précède pas leur maladie !

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La clef qu'il me semble falloir proposer pour résoudre le dilemme que l’on a vu réside en ce que l'on a appelé — notamment, supra, concernant l'Inquisition romaine — l'exemption. L'exemption est une idée qui remonte à l'action évangélisatrice des moines celtes britanniques sur le continent aux temps mérovingiens.[113] En principe, à l'époque, tout acteur d'une oeuvre évangélique doit en référer à l'évêque local. Les Celtes qui pérégrinent sur le continent outrepassent volontiers ce principe, s'en référant pour leur part à leur abbé sur leur île. Cette autonomie, par laquelle ils s'exemptent dans leur action de l'autorité locale n'est pas sans causer de frictions, on le comprend. Ce qui n'empêche pas l'idée de l'exemption de faire son chemin, et de trouver oreille notamment à Rome, qui prend l'initiative d'exempter certains monastères, désormais soumis directement à Rome, par dessus l'évêque du lieu. La pratique se développe à l'occasion du coup d'État carolingien qui scelle alliance entre la famille carolingienne, la papauté et les moines celtes.

Si Rome en récupère pour l'essentiel l'idée, l'exemption n'est pas pour autant exclusivement romaine ; si elle était celte quelques siècles auparavant, elle a été aussi impériale, royale, fondée en les lieux de ces pouvoirs ; elle peut être aussi... bulgare. Ainsi des chrétiens, et des clercs occidentaux, tout en développant leur propre spécificité théologique peuvent se rattacher à une structure d'Église fondée en Bulgarie, que l'imagination cistercienne appellera par mimétisme "papauté", ce qui pour être évidemment faux, n'en dénote pas moins une réalité, qui n'est rien d'autre, donc, que l'exemption, comme elle se pratique alors de plus en plus. Au point qu'à partir de cette idée va se créer progressivement la centralisation romaine — ce qui n'empêche pas certaines autonomies de fonctionner, d'être tolérées sans heurts, autonomie liturgique pré-grégorienne, carolingienne,[114] de l'Occitanie, autonomie plus nette encore des "juifs du pape", qui ne va pas sans la rouelle qui les distingue. Autonomie dogmatique — dans la mesure où ne s'outrepassent pas les cadres des définitions fixées — comme celle qui distingue les écoles augustiniennes des écoles thomistes, etc. Même dans le cadre de l'exemption centralisatrice romaine, dotée de son système policier, avec l'Inquisition exempte, qui retire l'essentiel de la pratique policière aux évêques locaux au profits des ordres exempts dominicain et franciscains ; dotée de forces militaires exemptes, les ordres militaires, papauté clef de voûte de toute façon des forces militaires coalisées dans les Croisades ; même une papauté dotée de telles forces centralisatrices autorise une latitude doctrinale certaine. Pourquoi donc faudrait-il qu'une exemption référant à une structure privée de tout cet appareil entraîne une rigidité obédientielle telle que les textes n'en témoignent pas ? C'est ainsi que la structure ecclésiale universelle du bogomilo-catharisme connaît une souplesse qui suffit largement à expliquer les spécificités dogmatiques régionales qu'elle héberge.

Parallèlement, apparaît ce qui dérange fondamentalement dans le catharisme : c'est précisément cette exemption non-romaine. Au-delà de tout de ce qui y est inventé, c'est l'aspect qui n'est pas inventé dans l'hérésie, comme il y a une part non inventée du judaïsme. Et c'est précisément l'aspect non-inventé qui est le socle dur, résistant, à partir duquel s'effectue l'invention qui sert une autre invention, autrement significative : l'invention de l'Église, au sens où quand on emploi ce terme, on pense nécessairement à l'Église en tant que structure rattachée à la papauté qui renforce sa mise en place suite à cette deuxième étape de son invention, après l'étape carolingienne, l'étape grégorienne et post-grégorienne. Une nouvelle mise en lumière de l'invention de "l'Église" : tel me paraît être l'apport essentiel du travail de Jean-Louis Biget. L'illusion à laquelle il faut éviter de succomber est celle qui consiste à considérer ce qui est le fruit de changements considérables, qui interviennent alors, comme faits intemporels. Or lorsque s'invente l'hérésie, sous certains de ses aspects, s'invente surtout en parallèle l'Église, comme s'invente une nouvelle dogmatique et de nouvelles philosophies : thomiste, qui érodera en parallèle le dualisme et à terme l'Église en train de s'inventer ; franciscaine, et de là nominaliste...

La structure n'est pas seulement renforcée par une hérésie qui s'inventerait en miroir, elle se modifie, s'invente à son tour, en réaction à ce qui menaçait suffisamment, au point de préfigurer ce qui eût été un autre avenir et qui sous cet angle-là existait bel et bien, structure alternative potentiellement tout aussi universelle au plan de ses réseaux ; et donc perçue —c'est ici que se greffe le fantasme — comme menace réelle contre un projet totalisant, avant d'être à partir de ce projet, aussi menace fantasmée, face à l'aboutissement au moins partiel du projet : l'Église occidentale ultérieure telle qu'on la projette invariablement dans des temps antérieurs, quand ce n'est pas dans l'intemporel.

C'est largement cela dont le catharisme, par sa mort plus peut-être que par sa vie, témoigne jusqu'aujourd'hui. La nature du débat qui refuse de cesser tend à montrer que c'est là le nœud de la réalité toujours passionnelle de l'enjeu.



Points de repère d’une histoire
des origines du basculement dualiste en Occident médiéval
R. Poupin – Foix, 12 mai 2003

In Les cathares devant l'histoire,
Mélanges offerts à Jean Duvernoy,
Textes rassemblés par Anne Brenon et Christine Dieulafait,
publiés sous la direction de Martin Aurell



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[1] L’emploi du terme "cathares" relève de la convention, pour désigner un mouvement médiéval qui ne se voulait d’autre titre que celui de "chrétien". Mais "chrétiens" ne peut évidemment pas être appliqué qu’à ces seuls chrétiens-là ; de même que "dissidents" — on reviendra sur cette notion —, ou "bons hommes", qui en outre ne prend pas en compte les non-consolés. "Albigeois" risque de cantonner au seul midi de la France des mouvements qui, pour être divers, avaient une extension bien plus large… L’on pourrait ainsi relever les inconvénients de plusieurs autres titres. Quant au conventionnel "cathares", qui n’est pas non plus sans inconvénients, il désigne l’ensemble des mouvements dualistes, divers, connaissant des contacts avec d’autres mouvements hérétiques (par le biais de la "solidarité hérétique") ou évangéliques (par une volonté partagée de réforme) — divers mouvements dissidents ou pas. D’origine probablement rhénane, au départ injurieux, il n’en est pas venu par hasard, dès le Moyen Âge à recevoir cet usage chez les polémistes. Puis à faire retour suite aux travaux de Charles Schmidt (Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois, 2 vols, Paris-Genève, 1849), puis de Arno BORST (Die Katharer, Stuttgart, 1953 - trad. française, Les cathares, Paris, Payot, 1978), et à se substituer au classique "albigeois" : il présente l’avantage de désigner l’ensemble des mouvements dualistes, divers, pas qu’occitans, pas qu’albigeois. Pour les dénominations diverses désignant les cathares, cf. Jean DUVERNOY, La religion des cathares, Toulouse, Privat, 1976 ; cf. Roland POUPIN, L'héritage de S. Sylvestre, la crise cathare et la réforme de Thomas d'Aquin, Strasbourg, 1988 — thèse, éditée (sans changement par rapport à 1988 sauf la bibliographie mise à jour par l'ajout d'ouvrages parus après 1987, année du dépôt de thèse) sous le titre La papauté, les cathares et Thomas d'Aquin, Portet-sur-Garonne, Loubatières, [1988] 2000, p. 123-130 : si "cathares" est une des dénominations locales (rhénane), il reçoit dès le Moyen Âge une portée plus large chez les polémistes, équivalent à "néo-manichéens", visant l’ensemble des dualistes ; tandis qu’"albigeois" connaît un début de phénomène similaire, semblant même revendiqué par l’italien Livre des deux Principes.
[2] "Le phénomène cathare" était déjà le titre d'un ouvrage de René Nelli (Paris, PUF, 1964).
[3] Cf. Guy BEDOUELLE, "Les Albigeois, témoins du véritable Évangile : l'historiographie protestante du XVIe et du début du XVIIe siècle", Cahiers de Fanjeaux, n°14, Toulouse, Privat, 1979, p. 45 sq. (cf. p. 56 sq.). Dès 1572, au 8e Synode des Églises Réformées, tenu à Nîmes, la question de la publication de "l'Histoire des Albigeois" est à l'ordre du jour. Au 13e Synode, tenu à Montauban en 1595, il s'agit de montrer que la religion réformée est plus ancienne que la catholique romaine. Le pasteur Jean Chassanion publiera peu après son Histoire des Albigeois revendiquant la filiation catharisme/valdéisme - protestantisme. En juin 1602, le Synode des Églises Réformées du Dauphiné charge le pasteur Dominique Vignaux de rassembler tous les documents utiles à cette fin — ils sont présentés par son fils Jean Vignaux au Synode national de Gap en 1603. Le Synode du Dauphiné confie au pasteur Jean-Paul Perrin le travail d'historiographie concernant les vaudois et albigeois, qui sera publié en 1618.
[4] Mentionnons l'archevêque d'Armagh, James Ussher, rassemblant à Dublin un fonds de manuscrits des Vallées vaudoises.
[5] Michel JAS, Braises cathares. Filiation secrète à l'heure de la Réforme, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 1992, a montré qu'à condition de dégager la question des approximations dogmatiques des anciens apologistes protestants du catharisme, et de refuser cette assimilation, il subsiste néanmoins de cette revendication d'un héritage dissident de l'ancienne hérésie un fond de vérité.
[6] Jacques-Bénigne BOSSUET, Histoire des variations du protestantisme, t. XXXIV, Paris, 1828. Le livre XI, qui intéresse les mouvements médiévaux a été réédité à part, sous le titre Cathares. Histoire abrégée des albigeois, des vaudois, des viclefites et des hussites, Nîmes, Lacour, 1999.
[7] Charles SCHMIDT, Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois, 2 vols, Paris-Genève, 1849.
[8] Napoléon PEYRAT, Histoire des albigeois. Les albigeois et l'Inquisition, 3 vols, Paris, 1870-1872.
[9] Par Léon CLÉDAT, Le Nouveau Testament traduit au XIIIe siècle en langue provençale, suivi d'un rituel cathare (Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Lyon), Paris, Leroux, 1887.
[10] Déodat ROCHÉ, Études manichéennes et cathares, Arques (Aude), éd. des Cahiers d'Études Cathares, 1952.
[11] Poète et auteur, outre ses études sur le catharisme, de L'érotique des troubadours, Toulouse, Privat, 1963.
[12] Comme l'a montré de façon définitive Michel ROQUEBERT, Les cathares et le Graal, Toulouse, Privat, 1994. Cf. aussi Francesco ZAMBON, "Le catharisme et les mythes du Graal", in Catharisme : l'édifice imaginaire, sous la direction de Jacques BERLIOZ et Jean-Claude HÉLAS, Actes du 7e colloque d'Histoire médiévale, 1994, Heresis Collection n°7, pp. 215-243.
[13] Comme, dès les années 1930, chez Antonin GADAL, Sur le chemin du Saint-Graal, 5e éd., Haarlem, Rozekuis-Pers, 1983. Gadal emboîtant le pas aux ésotéristes Joséphin PÉLADAN (Le secret des troubadours, Paris, 1906) et au-delà Eugène AROUX (Les mystères de la chevalerie et de l'amour platonique au Moyen Âge, Paris, 1858) : pour ces développements cf. ZAMBON, op. cit. La trace de ces démarches est sensible jusque chez Denis de ROUGEMONT, L'amour et l'Occident, [Paris, 1938 et nombreuses rééditions augmentées], rééd. collection "10/18", 1972.
[14] Suite au travail tout politique du SS Otto Rahn pour lequel, comme pour ses pairs soutenant l'autonomisme breton, les particularités régionales occitanes n'étaient pas sans intérêt pour diviser la France ennemie. Otto RAHN, Kreuzzug gegen den Gral, Freiburg in Brisgau, 1933 (trad. fr. Croisade contre le Graal, Paris, Stock, 1974) ; Luzifers Hofgesind, Schwatzhaüpter, 1937 (trad. fr. La cour de Lucifer, Puiseaux, Pardès, 1994). Cf. Christian BERNADAC, Le mystère Otto Rahn. Du catharisme au nazisme, Paris [1978], Pocket, 1980 ; Marie-Claire VIGUIER, "Otto Rahn entre Wolfram d'Eschenbach et les néo-nazis", in Catharisme : l'édifice imaginaire, op. cit., pp. 165-189 ; Roland POUPIN, "Indiana Jones et le Temple cathare. Une critique de la lecture raciale du catharisme", Heresis n° 28, 1997, pp. 11-37 ; Jean-Marc LAFON, "Graal païen, Urvolk et croix gammées. Quelques réflexions sur l'œuvre d'Otto Rahn", Heresis n° 32, 2000, pp. 73-95.
[15] Tout cela amalgamé délibérément par Otto Rahn, qui y ajoutait l'antisémitisme au gré du parsisme et d'un rejet supposé et schématisé de l'Ancien Testament, censé avoir été le fait des cathares.
[16] On peut suggérer de voir là une explication aux lacunes historiographiques que déplore l'historienne catholique allemande Daniela Müller chez ses compatriotes : elle regrette que l'historiographie allemande contemporaine s'enferre dans des schémas des années 1950 largement caricaturaux à l'égard du catharisme (Daniela MÜLLER, "La perspective de l'historiographie allemande", in Catharisme : l'édifice imaginaire, op. cit., p. 47-63. Cf. Daniela MÜLLER, "Montségur dans l'historiographie et la mythologie allemandes", in Montségur, la mémoire et la rumeur 1244-1994, Foix, Association des amis de l'Ariège, 1995, pp. 185-199.). De fait, le catharisme n'y est-il pas rendu suspect par son embarrassant défenseur SS ? Pour donner un exemple extrême, imagine-t-on le discrédit dont se couvrirait un universitaire allemand se compromettant en traduisant et préfaçant comme l'a fait René Nelli, les oeuvres nazies de Rahn — promotion bizarre — ? En quoi d'ailleurs il ne faut pas chercher les opinions politiques de René Nelli (cf. son livre Mais enfin, qu'est ce que l'Occitanie ?, Toulouse, Privat, 1978).
[17] Selon le titre du livre-synthèse d'Anne BRENON, Le Vrai visage du catharisme, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 1988.
[18] Antoine DONDAINE, o.p., "La hiérarchie cathare en Italie", I et II, Archivum fratrum praedicatorum, n° 17, 1949 et n° 20, 1950. Cf. avant lui, au titre significatif, l'influent Steven RUNCIMAN, The Medievan Manichee, Cambridge, 1947 (trad. française, Le manichéisme médiéval, l'hérésie dualiste dans le christianisme, Paris, Payot, 1949). Dondaine et ceux qui le suivent s'inscrivent sous plusieurs angles dans la ligne de Schmidt (op. cit. supra) — qui lui cependant, ne remontait pas jusqu'au manichéisme — notamment quant au vocabulaire ("absolus" et "mitigés"), et au rôle de Nichétas à St-Félix.
[19] Comme les intitulait l'inquisiteur Rainier Sacconi.
[20] J'ai cru devoir proposer – en pendant de "monarchien" déjà employé par Döllinger – ce terme me paraissant plus adéquat que "absolu" ou radical" face à "mitigé" ou "modéré".(Roland POUPIN, La papauté, les cathares et Thomas d'Aquin, Portet-sur-Garonne, Loubatières, [1988] 2000, p. 17, n. 15).
[21] Interrogatio Iohannis, version de Carcassonne et version de Vienne, trad. Nelli, in Écritures cathares, nouvelle édition : Anne Brenon, éd. du Rocher, 1995; cf. aussi édition critique, traduction et commentaire d'Édina BOZOKY, Le livre secret des cathares, Paris, 1980.
[22] Monique ZERNER, "Introduction" à Inventer l'hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l'Inquisition, sous la direction de Monique ZERNER, Collection du Centre d'études médiévales de Nice, vol. 2, 1998, p. 7.
[23] Raffaëlo MORGHEN, Medioevo christiano, Bari, Laterza, 1951. Morghen s'inscrit dans une démarche précédemment initiée par Herbert GRUNDMANN, Religiöse Bewegungen im Mittelalter, Berlin, 1935. Morghen se nuancera lui-meêm au Colloque de Royaumont.
[24] Ainsi Arno BORST, Die Katharer, Stuttgart, 1953 (trad. française, Les cathares, Paris, Payot, 1978).
[25] Comme le constate justement Jean-Louis BIGET, "'les Albigeois' : remarques sur une dénomination", in Inventer l'hérésie ?, op. cit., p. 220, n°3.
[26] Mouvements dissidents et novateurs, sous la direction d'André VAUCHEZ, Actes de la 2e Session d'Histoire médiévale, 1989, publiés en 1990 par Heresis, n° 13 et 14.
[27] Mouvements dissidents et novateurs, op. cit., p. 160.
[28] Jean DUVERNOY, Le catharisme. La religion des cathares, Toulouse, Privat, 1976, par ex. p. 346. Anne BRENON, Les Archipels cathares, Cahors, Dire, 2000, p. 181, prête à Duvernoy l'abandon de l'affirmation jusqu'alors commune dès 1976 au temps de sa Religion des cathares. S'il y suggérait déjà que la partie "origéniste" du dualisme occidental (sauf pour Concorezzo — ibid.) n'aurait pas été apportée par Nichétas à St-Félix, c'est de façon moins explicite qu'en 1989 avec son propos dans Mouvements dissidents... p. 346.
[29] Dans La religion des cathares, op. cit. Concernant l'origénisme du catharisme, Marcel DANDO, Les origines du catharisme, Paris, Pavillon, 1967, l'avait déjà signalé, comme le note Duvernoy, La Religion..., op. cit., p. 296.
[30] C'est ainsi, redisons-le, qu'il est acquis depuis 1976 que "cathares" est une épithète conventionnelle, d'origine rhénane, et divulguée surtout par l'historiographie proche de l'Université allemande, suite à quoi elle a tendu à remplacer le plus classique, en français, "albigeois". La difficulté et la variabilité terminologique témoignent de la justesse de vues de Duvernoy : comment nommer une Église qui ne s'est voulue que chrétienne ? "Cathares", pour caricatural que soit ce terme imposé par leurs adversaires, présente l'unique, et certes maigre avantage sur les autres vocables, de désigner typologiquement la communauté ecclésiale et liturgique transnationale de l'hérésie — que dans une nouvelle espèce de la controverse (cf. infra), on lui conteste aujourd'hui.
[31] Jean DUVERNOY, Le registre d'Inquisition de Jacques Fournier, 3 vols, Paris-La Haye-New York, Mouton, 1978. Cf. le site Internet de Jean Duvernoy, offrant aux chercheurs les sources d'étude du catharisme, y compris inédites (http://jean.duvernoy.free.fr).
[32] René NELLI, La philosophie du catharisme, Paris, Payot, 1975.
[33] Liber de duobus Principiis, éd. DONDAINE, Un traité néo-manichéen du XIIIe siècle, le "Liber de duobus Principiis", suivi d'un fragment de rituel cathare (Institutum historicum fratrum praedicatorum, Romae et Sabinae), Rome 1939 ; traductions : Christine THOUZELLIER, Le livre des deux Principes, Sources chrétiennes n° 198, Paris, Cerf, 1973 ; René NELLI, "Le livre des deux Principes", Écritures cathares, op. cit.
[34] Même position dans son Introduction au Registre d'Inquisition de Jacques Fournier, op. cit., 1978, p.12. Duvernoy s'appuie toutefois sur d'autres bases pour ce faire, notamment sur Aelred de Riévaux signalant l'origénisme (sous sa forme présente chez les dyarchiens) des cathares flamands ou allemands (et les cathares rhénans se réclamaient d'une origine grecque) passés en Angleterre en 1160, soit avant 1167. Précisons en outre qu'il relativise fortement l'importance des distinctions entre les conceptions cathares du dualisme (cf. http://jean.duvernoy.free.fr/heresy , loc. cit. : "de nos jours encore, on attache un intérêt excessif au point de savoir si tels ou tels cathares reconnaissaient un ou deux dieux, étaient "monarchiens" ou "dyarchiens", "absolus" ou "mitigés", etc...").
[35] Théologies chrétiennes orthodoxes, ou, ici notamment, hérétiques. Démarche différente de celle en Religions comparées des historiens des religions comme Reitzenstein (Religionsgeschichtliche Untersuchungen, Bonn, 1921) Runciman (op. cit., 1947) et Söderberg (La religion des cathares, Uppsala, 1949) qui, s'attachant à bâtir de vastes systèmes analogiques sur la base de points plus ou moins communs, ne remettaient pas en question la généalogie admise. Cf. Ylva HAGMAN, "Les historiens des religions et les constructions des ésotéristes", in Catharisme : l'édifice imaginaire, op. cit., pp. 131-143.
[36] Au chapitre VII de ma thèse de théologie soutenue à Strasbourg en 1988. Roland POUPIN, La papauté, op. cit. Cf. Roland POUPIN, "La spécificité occidentale du catharisme et les rapports bogomilo-cathares", RHPR, vol. 70 1990/2, pp. 149-164, reprenant ce chapitre VII (en résumé, j'y propose d'ajouter à la distinction entre dogme et morale établie par Schmidt, une nouvelle distinction, entre obédience épiscopale et référence dogmatique : les spécificités dogmatiques de l'Occident cathare par rapport au bogomilisme sont liées à sa propre méthode théologique, de type scolastique).
[37] Heresis n°18, 1992 (pp. 81-82).
[38] Ibid. Cela malgré une réserve de sa part (dans La Religion..., op. cit., p. 355) contre l'opinion commune sur la Dragovitsie dyarchienne, réserve que j'avais notée tout en remarquant que "Duvernoy ne poursuit cependant pas les conséquences de sa pertinente remarque, et n'en vient pas à remettre en question l'habitude de ne pas douter du dyarchianisme de la Dragovitsie" (La papauté... p. 112, n.63, et mon article p. 159, n. 63. Cf. La papauté... p. 280, thèse 10). En résumé Jean Duvernoy s'appuie alors dans sa recension, pour soutenir l'idée d'un dyarchianisme de la Dragovitsie, sur les polémistes médiévaux Durand de Huesca et Évervin de Steinfeld (loc. cit. p. 82) et sur l'inquisiteur ex-cathare Rainier Sacconi (p. 81). Sources qui semblent bien s'accorder sur le même point de vue généalogiste — avec des variantes qui ne font peut-être que trahir la méthode. Cf ; de même, aujourd’hui, Michel ROQUEBERT, La religion cathare. Le Bien, le mal et la Salut dans l'hérésie médiévale, Paris, Perrin, 2001, qui est tenté aussi d’originer les deux tendances dualistes principales en Orient : le chaos tétramorphe pourrait éventuellement, suggère-t-il, d’un fragment perdu d’un mythe comme l’Interrogatio Iohannis.
[39] Comme on le faisait de générations de chercheurs en générations de chercheurs. Cf. la chaîne de ces chercheurs du XIXe siècle à nos jours dans Anne BRENON, Les Archipels cathares, op. cit., pp. 70-83.
[40] Cf. Roland POUPIN, La Papauté..., op. cit., ch. VIII, pp. 123-139 et "Orthodoxie, catharisme et thomisme : l'œuvre de Thomas d'Aquin, un tournant dans la scolastique", La persécution du catharisme XIIe-XIVe siècles, sous la direction de Robert MOORE, Actes de la 6e session d'Histoire médiévale, 1993, Heresis collection n°6, pp .261-279 : le dyarchianisme est un développement, de type scolastique et occidental, du dualisme antécédent, et le fruit d'une relecture du mythe monarchien.
[41] Cf. Roland POUPIN, La papauté... pp. 279-281, thèses 3 à 19. La controverse actuelle s'attache en outre pour une de ses parties, à mettre en doute l'authenticité des Actes de St-Félix — cf. infra.
[42] In Mouvements dissidents et novateurs, op. cit., p. 161. "Mitigés" et "absolus" : entendre monarchiens et dyarchiens.
[43] Anne BRENON, Le Vrai visage du catharisme, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 1988, pp. 92-93.
[44] Anne BRENON, Le Vrai visage..., op. cit., dépôt 1999.
[45] Ibid.., dépôt 1999, p. 98.
[46] Ibid.., dépôt 1999, pp. 121-133.
[47] Jean Duvernoy en déduit seulement l'idée que les questions doctrinales sont secondaires dans le catharisme — Anne Brenon en est d'accord. Cf. aussi Michel ROQUEBERT, La religion cathare, op. cit., qui comme Duvernoy, relativise fortement la distinction dyarchiens/monarchiens (notamment p. 132-136, 188-194).
[48] Cf. les analyses d'Anne BRENON, qui parle d'hypercritique. Cf. Notamment Anne BRENON, "Les nouvelles tendances de la recherche historique sur la catharisme, critique ou révision ?", communication auprès de la Société d'Histoire du Protestantisme Français, Nîmes, 8 avril 2000.
[49] Anne BRENON, "Le catharisme méridional : questions et problèmes", in Jacques BERLIOZ (sous la direction de), Le Pays cathare, Les religions médiévales et leurs expressions méridionales, Paris, Seuil (collection Points Histoire), 2000, p. 82. Robert I. MOORE, La persécution, sa formation en Europe, 950-1250, [éd. anglaise 1987], Paris, Belles lettres, 1991, rééd. "10/18", 1997 ; et "À la naissance d'une société persécutrice ; les clercs, les cathares et la formation de l'Europe", La persécution..., op. cit., pp. 11-37.
[50] Anne BRENON, "Le catharisme méridional...", in Le Pays cathare, op. cit., p. 82.
[51] Roland POUPIN, "Orthodoxie, catharisme et thomisme...", La persécution..., op. cit., pp. 261-279.
[52] J.-L. BIGET, "Hérésie, politique et société en Languedoc (vers 1120-vers 1230)" in Le Pays cathare, op. cit., p. 23.
[53] Anne BRENON, "Les nouvelles tendances...", loc. cit., à propos du volume Inventer l'hérésie ?, op. cit. Elle poursuit en regrettant le fait, effectivement partial, que "seule la littérature de polémique antihérétique est étudiée, et critiquée jusqu'à la déconstruction, sans que soit même mentionné le fait qu'une littérature religieuse d'origine hérétique existe [...]. Singulier manque de perspective, indéniable déficience dans la méthodologie", déplore-t-elle. Dérives outrancières possibles telles qu'elles la voient avec humour se retrouver "aux côtés pour une fois des illustres ancêtres, Dondaine, Thouzellier, Borst" !
[54] Jean-Louis BIGET,"Hérésie, politique et société...", in Le Pays cathare, loc. cit., p. 43.
[55] Jean-Louis BIGET, ibid., p. 35.
[56] Ibid., p. 29. Cf. Anne BRENON, "Les nouvelles tendances...", loc. cit., considérant un propos encore plus explicite de Jean-Louis Biget selon lequel, "pour bien juger l'Inquisition, il est nécessaire de la replacer en son temps, sans oublier qu'au Moyen Âge les notions de liberté de conscience, de culte et de religion n'existaient pas. [...] Majoritaires, poursuit-il, [les Albigeois] seraient devenus persécuteurs à leur tour" (!) (Jean-Louis BIGET, "Origines et développements de l'Inquisition en Languedoc (1229-1329)", Revue du Gévaudan, des Causses et des Cévennes, n°8, nlle formule, 2e semestre 1999, p. 5) — considérant ce propos Anne Brenon dénonce ici un "procès d'intention" en citant plusieurs exemples de "témoignages de révolte et de dégoût [...] émanant de contemporains bien médiévaux de l'Inquisition". À moins que le propos de Jean-Louis Biget ne se situe dans la ligne de Cioran, disant lui aussi : "si une hérésie chrétienne, n'importe laquelle, l'avait emporté, elle ne se serait pas perdue dans les nuances [...]. Le doute n'est pas permis : victorieux, les Cathares eussent surpassé les inquisiteurs. Ayons pour toute victime une pitié sans illusions" (CIORAN, Le mauvais démiurge, Paris, Gallimard, 1969, p. 173). Selon ce que remarque Cioran de l'histoire, "élan vers le pire", il est effectivement douteux d'espérer de la nature humaine autre chose que ce qu'il en fut toujours. De fait, les hommes du XXe siècle totalitaire ne peuvent pas se prévaloir de leurs acquis en tolérance face à leurs prédécesseurs médiévaux ; et la généralité du phénomène criminel du XXe siècle n'est pas plus fondée à lui servir d'excuse que ne le serait la généralité de la violence pour les bourreaux du Moyen Âge. Ou on pourrait réclamer aussi pour les institutions policières totalitaires du XXe siècle l'indulgence qui consiste à les replacer dans leur temps ! Dans les deux cas, sans se faire d'illusions sur la nature humaine, il reste douteux pour la mémoire des victimes de les assimiler à leurs bourreaux pour la seule raison qu'ils furent contemporains en des époques violentes ! (Cf. Roland POUPIN, Cioran, entre Job et le catharisme, thèse de philosophie, Montpellier III / Paul Valéry, 1994, p. 157 sq.).
[57] Jean-Louis BIGET, "Hérésie, politique et société...", in Le Pays cathare, loc. cit.., p. 49.
[58] Ibid., p. 60.
[59] Ibid., p. 49.
[60] Ibid., p. 58.
[61] Ibid., p. 23-24.
[62] Ibid., p. 23.
[63] Ibid., p. 24.
[64] René NELLI, Les cathares, Verviers (Belgique), Marabout, 1972, p. 10.
[65] Ibid.
[66] C’est pour éviter ce type de confusion que j’ai pris l’habitude de proposer, depuis une dizaine d’année, le néologisme, plus restrictif que "métempsycose", de "préexistentialisme", référant strictement à la seule croyance origénienne à la préexistence des âmes. Depuis le néologisme a été parfois repris, mais sans cette fonction qui lui donne son utilité !
[67] Cf. Roland POUPIN, Les cathares, l'âme et la réincarnation, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 2000 ; "De métempsycose en réincarnation ou la transmigration des âmes des temps cathares à nos jours", in Catharisme : l'édifice imaginaire, Actes du 7e colloque d'Histoire médiévale, 1994, Heresis collection n°7, pp. 145-164 ; "La transmigration des âmes dans le catharisme", Atti del 3° Convegno sulla Civiltà occitanica, Regione Piemonte / Ministero per i Beni e le Attività culturali, Caraglio, octobre 2000, à paraître.
[68] Jean-Louis BIGET, "Hérésie, politique et société...", in Le Pays cathare, op. cit., p. 24.
[69] Jean-Louis BIGET, "'Les Albigeois' : remarques sur une dénomination", in Inventer l'hérésie ?, op. cit., pp. 219-255.
[70] Cf. supra les acquis des travaux de Duvernoy ; et Jean-Louis Biget, "'Les Albigeois'...", ibid.
[71] Quod ubique et semper et ab omnibus. Vincent proposait cela contre ce qu'il jugeait être la "nouveauté" augustinienne quant à la prédestination. On sait que cela se retournerait contre la mouvance des semi-pélagiens dont il était proche, qui se verront taxés de "marseillais" — local contre universel. À l'autre bout de l'histoire, on peut penser à cette tendance qui au XIXe siècle consistait dans le catholicisme à adhérer à la démocratie et qui recevait le nom d'hérésie "américaniste". Et on pourrait multiplier les exemples de ce que les dénominations localisantes ont pour fonction de refuser l'universalité d'un mouvement et jamais, évidemment, de dénoncer une universalité fantasmée !
[72] Ce que Jean-Louis Biget ("Hérésie, politique et société...", in Le pays cathare, op. cit., p. 33) note à propos de Conrad de Porto voulant un pape bulgare aux cathares — en fait, pour Conrad, à son propre embarras, cf. infra. Monique ZERNER, "Du court moment où l'on appela les hérétiques des bougres et quelques déductions", Cahiers de Civilisation médiévale, XXXII, n°4, oct.-déc. 1989, pp. 305-324, remarque aussi, par le titre dudit article, la brièveté de la durée de l'appellation. Mais cf. Michel ROQUEBERT, Histoire des cathares, Paris, Perrin, 1999, p. 45, la fréquence de l'appellation "bulgares", sous diverses formes. Cf. ibid. p. 50, l'universalité de l'hérésie et la multiplicité de ses formes ; d'où pour les polémistes, c'est "une hydre". Pour Michel ROQUEBERT, cf. les cinq volumes précédents de son Épopée Cathare, vols I-IV, Toulouse, Privat, 1970-1989, vol. V, Paris, Perrin, 1998, dont Histoire des cathares est la synthèse finale.
[73] Les Actes de St-Félix sont publiés dans le Recueil des Historiens des Gaules et de la France, vol XIV, Paris 1806. Ils témoignent d'un contact épiscopal bogomilo-cathare en 1167. Dondaine en reconnaissait l'authenticité, contestée déjà en 1968 par Yves DOSSAT ("À propos du concile de St-Félix : les milingues", Catharisme en Languedoc, Cahiers de Fanjeaux, n° 3, Toulouse, Privat, 1968) et aujourd'hui dans la mouvance de Inventer l'hérésie ? notamment au colloque de Nice de janvier 1999 "Revisiter l'hérésie méridionale : le supposé concile cathare de St-Félix (1167)" (sous la direction de Monique Zerner, 2001) — cf. Anne BRENON, "Le catharisme méridional...", in Le Pays cathare, op. cit., p. 89, citant ce colloque de Nice de janvier 1999 — où l'on retient trois possibilités en faveur de l'inauthenticité des Actes de St-Félix (cf. Anne BRENON, "Les nouvelles tendances...", loc. cit.) : pour Monique Zerner, c'est un faux du XVIIe siècle, date de la publication du document ; pour J.L. Biget, un faux du XIIIe siècle pour relancer la Croisade ; pour Jacques Chiffoleau, il s'agit d'un échafaudage abusif du Père Dondaine, XXe siècle donc.
[74] Anne BRENON, "Les nouvelles tendances...", loc. cit. et Les Archipels cathares, op. cit. pp. 180-181.
[75] Cf. Anne BRENON, "Les nouvelles tendances...", loc. cit.
[76] Roland POUPIN, La papauté..., op. cit., p. 107 sq.
[77] Ainsi que le fait un Raoul Vaneigem, peu suspect de n’être pas déconstructioniste, allant jusqu’à reprendre la thèse qui n’a guère été soutenue qu’à l’époque soviétique de l’inexistence de Jésus ! Cf. La résistance au christianisme, Paris, Fayard, 1993, p. 267-272.
[78] Et J.-L. Biget admet que le contact est attesté en 1180 – sans hiérarchie comme c’est admis depuis la fin des années 1980 (cf. son article "Cathares" in Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p. 231).
[79] Julien ROCHE, "Enjeux et embûches de la recherche cathare : l’exemple de la réunion de Saint-Félix", in éd. Emmanuel LE ROY LADURIE, Autour de Montaillou, village occitan, Castelnaud la Chapelle, L’Hydre, 2001, Actes du Colloque de Montaillou d’août 2000.
[80] Jean-Louis BIGET, "Hérésie, politique et société...", in Le Pays cathare, op. cit., p. 33.
[81] Anne BRENON, "Le catharisme méridional...", in Le Pays cathare, op. cit., p. 86.
[82] Interrogatio Iohannis, version de Carcassonne et version de Vienne, trad. Nelli, in Écritures cathares, op. cit. Sur tout cela voir aussi le récent et remarquable livre de Michel ROQUEBERT, La religion cathare. Le Bien, le Mal et le Salut dans l'hérésie médiévale, Paris, Perrin, 2001, notamment les pages 117-245 et 50-58.
[83] Roland POUPIN, "Orthodoxie, catharisme et thomisme : l'œuvre de Thomas d'Aquin, un tournant dans la, scolastique", La persécution du catharisme XIIe-XIVe siècles, op. cit. et La papauté..., op. cit.
[84] Jean-Louis BIGET, "Hérésie, politique et société...", in Le Pays cathare, op. cit., pp. 17 et 62. Je laisse de côté l’hypothèse soutenue par Pilar Jimenez (Colloque de Carcassonne 1998), et suggérée aussi par J.-L. Biget (cf. "Cathares" in Dictionnaire du Moyen Âge) selon laquelle les cathares auraient fini par faire leur un dualisme qui au départ ne leur aurait été qu’attribué à tort par leurs détracteurs.
[85] La fin du XIIIe siècle est l'époque du Livre des deux Principes, et de l'école de Jean de Lugio à laquelle il est attribué. Mentionnons aussi le Traité anonyme, figurant en extrait dans le Liber contra Manicheos (daté de 1222/1224) de Durand de Huesca, vaudois converti au catholicisme, polémiste anti-hérétiques (trad. Duvernoy, 1962 ; trad. Thouzellier, Louvain 1967 : publié aussi in Écritures cathares, op. cit, pp. 194-213).
[86] Jean Louis BIGET, "Hérésie, politique et société...", in Le Pays cathare, op. cit., p. 17.
[87] Ibid., p. 62.
[88] Sans parler de l'ancêtre Platon.
[89] Ainsi le Livre des deux Principes, trad. Nelli, in Écritures cathares, op. cit.
[90] Livre des deux Principes, trad. Nelli, in Écritures cathares, op. cit, p. 112 sq.
[91] Cela pour une accentuation de la pneumatologie qui peut donner à l'Occidental l'impression d'un déficit trinitaire concernant le Fils, mais qui renvoie surtout, aussi, indirectement en Orient — et à la forme orthodoxe orientale de la théologie trinitaire.
[92] Qui ira s'accentuant après la crise cathare (cf. infra. les nouvelles perspectives théologiques issues des adversaires des cathares et dont on ne retrouve pas l'équivalent en Orient ; le problème bogomile y a été traité différemment). Cela pourrait s'illustrer avec l'iconographie. Il est connu que des Christ en majesté de l'époque carolingienne, encore proches de l'iconographie byzantine — malgré la rupture qui apparaît déjà en théologie de l'icône dans la différence d'approche entre le Concile de Nicée II (787) et le Concile de Frankfort (795) — aux représentations du bas-Moyen Âge latin, l'évolution s'est faite dans un sens accentuant l'humanité du Christ et les réalités naturelles. Avec ce moment tournant, les fameuses fresques de Giotto figurant la vie de François d'Assise, où apparaît ce lieu symptôme des réalités naturelles : la perspective. En tout cela aussi le catharisme, proche de l'Orient et donc des temps carolingiens, pouvait faire, comme cela a été remarqué ailleurs, figure de conservatisme.
[93] La trace de ces hautes tendances subsiste jusque dans l'islam naissant (Roland POUPIN, "Exégèses anciennes de la sourate 4/156-157 et christologie coranique", ETR, 1996/1, pp. 55-66).
[94] Interrogatio Iohannis 8, Version de Carcassonne, trad. Nelli, in Écritures cathares, op. cit., p.53. Cf. aussi divers témoignages à ce sujet in Jean DUVERNOY, Le catharisme, op. cit., pp. 88, 116.
[95] Cf. Roland POUPIN, "Les cathares et l'Immaculée Conception", in éd. Emmanuel LE ROY LADURIE, Autour de Montaillou, village occitan, Castelnaud la Chapelle, L’Hydre, 2001, Actes du Colloque de Montaillou d’août 2000.
[96] On sait que Bernard fustige les chanoines de Lyon pour tenir cette doctrine. On est à l'époque de la naissance du valdéisme (mi XIIe), dans des milieux en ébullition, dont il permis de se demander quel est leur rapport avec un pré-catharisme, qui au regard de cette doctrine fondée en haute christologie renvoie peut-être sous cet angle à son contact bogomile (déjà établi selon les sources diverses au milieu du XIIe).
[97] Cf. Roland POUPIN, La papauté..., op. cit., ch. V, p. 59 sq.
[98] Cf. Beverly KIENZLE, "Inimici Crucis : la théologie de la Croix et la persécution du catharisme", in éd. Emmanuel LE ROY LADURIE, Autour de Montaillou, village occitan, Castelnaud la Chapelle, L’Hydre, 2001, Actes du Colloque de Montaillou d’août 2000.
[99] Pascal ÉPINOUX, "Une réponse à l'hérésie : Dominique et les dominicains", Le Pays cathare, op. cit., pp. 81-94.
[100] Rapports naturellement plus livresques que conformes au dialogue rêvé a posteriori. Pour l'islam, Philippe SÉNAC, "Les musulmans en terre languedocienne VIIIe-XIe siècle", in Le Pays cathare, op. cit., pp. 163-170. Pour le judaïsme, Joseph SHATZMILLER, "Les juifs du Languedoc avant 1306", in Le Pays cathare, op. cit., pp. 173-182. À noter ce qui concerne les rapports éventuels juifs-cathares souvent supposés en fonction de proximités au moins géographiques avec la cabale : J. Shatzmiller cite dans le sens de rapprochements Shulamit SHAHAR ("Écrits cathares et commentaire d'Abraham Abulafia sur le 'Livre de la création' : images et idées communes", Cahiers de Fanjeaux, n°12, 1977). Mais il écrit qu'"en règle générale, leur attitude [des juifs] était négative et même hostile [à l'égard des cathares]." (p. 179). Cela dit, il note aussi que "Méir ben Simon était hostile aussi aux cabalistes de son temps." (p. 180).
[101] Cf. Roland POUPIN, La papauté..., op. cit., notamment 3e partie.
[102] Cf. Francesco ZAMBON, "L'hérésie cathare dans la société et la culture italienne du XIIIe siècle", Europe et Occitanie, les Pays cathares, Actes du colloque d'Histoire médiévale, 1992, Heresis Collection, 1995, pp. 27-52. Ainsi pp. 42-43, suite à R. Manselli, F. Zambon montre que le "Cantique des créatures" attribué à François d'Assise est point par point écrit contre le catharisme.
[103] Cf. Louisa A. BURNHAM, "Les franciscains spirituels et les béguins du midi", in Le Pays cathare, op. cit., pp. 147-157.
[104] Cf. Anne BRENON, "'Vaudoisie' en Languedoc, XIIe-XIVe siècle", in Le Pays cathare, op. cit., pp. 125-144.
[105] Cf. Michel RUBELLIN, "Au temps où Valdès n'était pas hérétique : hypothèses sur le rôle de Valdès à Lyon (1170-1183)", in inventer l'hérésie ?, op. cit., p. 193 sq.
[106] Daniel LE BLÉVEC, "Le clergé et l'encadrement des fidèles", in Le Pays cathare, op. cit., pp. 215-225.
[107] Jean BLANC, "Les réseaux monastiques en pays d'Aude", in Le Pays cathare, op. cit., pp. 201-217.
[108] Jacques BERLIOZ, "Le dur exil. Pèlerinages et pèlerins en Languedoc", in Le Pays cathare, op. cit., pp. 265-275, p.268.
[109] Jacques BERLIOZ, "'Superstitions', paganisme et culture folklorique", in Le Pays cathare, op. cit., pp. 183-198.
[110] Michelle FOURNIÉ, "L'au-delà dans le midi de la France et dans le Languedoc à la fin du Moyen Âge", in Le Pays cathare, op. cit., pp. 245-260.
[111] Cf. supra.
[112] Dominique IOGNA-PRAT, "De la polémique grégorienne au 'Contra Petrobrusianos'", in Inventer l'hérésie ?, op. cit., p. 99.
[113] Roland POUPIN, La papauté..., op. cit., ch. V, p. 62 sq.
[114] Éric PALAZZO, "Rites et société chrétienne : la liturgie", in Le Pays cathare, op. cit., pp. 231-241.