<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: octobre 2024

mardi 15 octobre 2024

L’État, le judaïsme et la Chrétienté





"Là s'assembleront les aigles" (Mt 24, 28)


Introduction : Signes des temps et civilisation moderne

Permanent signe des temps, démultiplié et devenu pluriel, l'idée de bouc émissaire a traversé l’histoire que l’on va visiter. Cette idée évoque un rite décrit dans le livre biblique du Lévitique (ch. 16, v. 20-22) : le grand desservant du Tabernacle, puis du Temple, par une imposition des mains symbolique, fait reposer sur un bouc (l’animal) tous les péchés du peuple. Chassé dans le désert, le bouc les y emporte. Le rite permet en principe d’éviter au peuple de persécuter un individu ou un groupe minoritaire en faisant reposer sur lui sa culpabilité. Le phénomène a été mis en lumière par René Girard, écrivant qu’à défaut de la compréhension du rite, les sociétés font communément reposer leur culpabilité sur une minorité, le plus souvent les juifs… Le premier pogrom antijuif signalé par les historiens a eu lieu dans l’Égypte païenne du 1er siècle, le dernier à ce jour a eu lieu le 7 octobre 2023. À y être attentif, le 7 octobre et ses suites en Occident comme dans le monde arabo-musulman, marquent un apogée de l'antisionisme, qui le fait apparaître comme révélant l’essence de l’antisémitisme : à savoir le judaïsme comme bouc émissaire de la culpabilité des sociétés religieuses (Chrétienté comme Islam) ou laïques : la civilisation moderne et contemporaine — puisque l’on va parler de la Chrétienté et de son effondrement.

Moment significatif de la Chrétienté occidentale : la canonisation d’un roi, Louis IX, mieux connu comme Saint Louis ; canonisé pour sa fidélité à la papauté et à la théologie de la croix qui apparaît alors ; et parce que comme roi, il combat les “ennemis de la croix” : les musulmans, en participant à la huitième croisade, les hérétiques en achevant la croisade contre les cathares en Albigeois, les juifs en limitant leur impact par l’imposition de la rouelle jaune, reprise au monde musulman selon les décisions du pape Innocent III et du IVe concile du Latran, cela accompagné du brûlement de Talmuds à Paris en place de Grève. Dès son vivant il est populaire. La théologie de la croix le conduit à l'achat très onéreux de reliques comme celle de “la vraie croix”, ou de la couronne d'épines, pour Notre Dame et la sainte Chapelle. La croix sauve, mais culpabilise aussi : on a tué le Fils de Dieu. Aussi les départs en Croisade contre les “ennemis de la croix” se sont accompagnés de pogroms contre les juifs, réputés “déicides”, “ennemis du crucifié” par excellence… On se décharge sur eux de la culpabilité…

La Chrétienté s'effondrera, remplacée par la civilisation moderne. Le phénomène va-t-il cesser ? Pas du tout : la civilisation moderne, libérale, est largement redevable à l’usage de la Bible hébraïque par ceux, protestants, qui la mettent en place. Or, le libéralisme politique est accompagné par le libéralisme économique, avec ses effets pervers en matière d'écarts de richesse. Bible hébraïque ? Juifs donc, qui deviendront les boucs émissaires recevant la culpabilité des effets pervers du libéralisme économique. Par la gauche, avec les philosophes des Lumières, de Voltaire à l’hégélianisme et au marxisme, en passant par Proudhon, qui dénonceront le refus des juifs de s’assimiler et leur “cosmopolitisme”. Par la droite, nostalgique de l'Ancien Régime, qui leur reproche et leur rôle dans l’avènement de la civilisation libérale, et leur rôle dans la critique socialiste des effets pervers du capitalisme. On reconnait les années 1930, avec le nazisme qui reproche aux juifs un “cosmopolitisme” à la fois capitaliste et bolchevique.

La gauche n’est toujours pas en reste : un des effets pervers les plus évidents du capitalisme est le colonialisme qu’elle a promu !, suscitant donc un sentiment de culpabilité, qu’elle fera reposer, bouc émissaire, sur les juifs, devenus, en Israël, le type de l’homme colonialiste. Où l’antisionisme révèle bien cette essence de l’antisémitisme, où la gauche occidentale rejoint l’Islam politique pour lequel, comme pour la Chrétienté (mais sans théologie de la croix, évidemment), les juifs — et les autres minorités “du Livre” (cf. Les Arméniens chrétiens et leur génocide par les Turcs) —, sont “protégés” de façon arbitraire comme dhimmis, “protection” qui les laisse en proie à la menace de violences chaque fois qu’il faut se purger de ses propres échecs et de la culpabilité de ces échecs.

La culpabilité d’un monde issu de la Chrétienté (des USA à la Russie incluse) où l’on se renvoie la faute coloniale les uns aux autres, porte désormais contre les juifs et rejoint dans l’antisionisme par lequel il se déploie l’antisémitisme arabo-musulman, appuyé sur des textes tardifs, comme la Sira d'Ibn Hisham reprenant certains hadiths. Conjonction des culpabilités qui se rejoignent dans l’antisionisme continuant à faire des juifs les boucs émissaires de ces culpabilités.


1. De 1378 à 1648

En arrière-plan du trajet qui débouchera sur la fin de la Chrétienté occidentale (i.e. christianisme politique), à laquelle a été assimilée l’Église, il y a sa division après son apogée au XIIIe s. On peut faire remonter cette division à 1378, où, jusqu’en 1418, la Chrétienté d’Occident connaît deux papes simultanés. On croit aisément qu’à la suite du concile de Constance, tenu de 1414 à 1418, on est parvenu, après avoir transité par trois papes, à reconstituer l’unité. Sans compter qu’on a alors deux voies différentes pour promouvoir l’unité, le Concile souverain ou le pape souverain, c’est oublier un peu vite que la division antécédente ne s’est pas résorbée spontanément parce qu’a été rétablie l’unicité pontificale romaine. Apparaîtront quatre options d’unification : par le pape ; par le Concile ; par la Bible (idée présente au XIVe s. chez Wycliff, puis chez Jean Huss condamné au bûcher en 1415 aux jours du concile) ; puis par l’Empire.

Il est ici question de la Chrétienté occidentale, déjà divisée auparavant d’avec Constantinople — en trois temps, trois étapes : 800 et le coup d’État instituant l’Empire carolingien ; 1054 et l'excommunication réciproque des patriarches et Constantinople et Rome ; et surtout 1204 voyant les latins de la IVe croisade saccager Constantinople, le pape d’Occident Innocent III y créant suite à cela un patriarche latin.

La division de la Chrétienté occidentale, un siècle et demi plus tard env., en nations, devenue apparente quand chaque nation choisissait un des deux papes d’Occident, ne s’est pas effacée avec le retour à un pape unique. En témoigne la guerre de cent ans, qui outre un conflit dynastique, est celui qui oppose les tenants antécédents d’un pape contre ceux d’un autre. Le pouvoir royal français avait choisi celui d’Avignon, l’Angleterre celui de Rome.

En arrière-plan, 1308, année où Philippe IV le Bel, roi de France, déplaçait la papauté à Avignon, après avoir expulsé les juifs (1306), suivant en cela la même démarche que son homologue anglais (qui les avait expulsés en 1290). (Saint) Louis IX, grand-père de Philippe le Bel, on l’a vu, avait déjà pris des mesures contre les juifs, comme des brûlements de Talmuds. La rouelle jaune qu’il leur impose conformément à la décision du concile de Latran IV, et, suite à sa Croisade anti-cathares en terres d’Oc, du pape Innocent III, reprenant la mesure des signes distinctifs aux califats musulmans — marque en Chrétienté l’équivalent du statut de dhimmi. Se pose la même question, qui valait aussi dans l’Empire constantinien : comment gérer les minorités ? Comment un État gère-t-il ses minorités ?

Le déplacement de la papauté à Avignon, marquant de façon définitive la souveraineté gallicane capétienne, ne fera ensuite, de conflit et conflit, que l’accentuer. Le retour du pape à Rome n’y a rien changé. La France capétienne restera suspecte pour Rome en regard d’une Angleterre alors bien plus soumise. Au point qu’une Jeanne d’Arc, sans compter sa piété de la relation directe avec les voix divines, aurait fait en un autre temps… figure de protestante !

Une France qui marque sa souveraineté religieuse, tandis qu’est apparue une nouvelle puissance, bientôt La grande puissance, l’Espagne, qui veut elle aussi marquer sa souveraineté et qui l’obtient aussi, face à Rome ; mais, elle, avec l’aval de Rome qui autorise ainsi le pouvoir qui le lui demande à créer par exemple sa propre inquisition (de sombre mémoire pour les juifs), en 1478, alors qu’auparavant c’est une institution qui ne dépend que du pouvoir papal.

Quelques années après, découverte du Nouveau Monde, le pape partage entre Espagnols et Portugais les nouveaux territoires, par le Traité de Tordesillas, en 1494, excluant de fait la France trop peu fiable pour Rome. Il donne par là l’occasion, ensuite, à François Ier, qui renforce son autonomie vis-à-vis de Rome suite à sa victoire sur le pape et l'Espagne à Marignan, en 1515, de remarquer qu’il ignore la clause du Testament d’Adam qui l’exclut du partage du monde…

À l’entrée du XVIe siècle, les nations ouest-européennes sont, pour plusieurs, relativement autonomes vis-à-vis de Rome. Les christianismes respectifs sont très divers, entre l’Espagne (très) catholique de la Reconquista, la France dont l’entourage royal promeut l’humanisme évangélique, et l’Angleterre dont bientôt le roi veut faire comme son homologue français et son premier beau-père espagnol : obtenir de la latitude vis-à-vis de Rome. Cela se fera à l’occasion de l’anecdotique affaire matrimoniale du catholique Henry VIII, ennemi théologique de la réforme luthérienne, grand soutien pour cela de Rome dont il obtient le titre de « Défenseur de la Foi ». La rupture anglicane d’avec Rome n’est d’abord rien d’autre qu’un phénomène dans le mouvement des nations. Ensuite, le fils et la deuxième fille d’Henry VIII seront protestants. La rupture d’avec Rome, elle, est catholique (Henry VIII est resté catholique).

Lorsque l’ancienne rupture en nations divisées par référent religieux, remontant au bas mot à 1378, est scellée, en 1555, avec la paix d'Augsbourg qui pose le principe « cujus regio, ejus religio » — « tel roi, telle religion », une brèche a été ouverte vers les guerres civiles européennes par lesquelles la dynastie des Habsbourg tente de réunifier religieusement son Empire. Car le principe adopté lors de la paix d'Augsbourg n'empêche pas la guerre. Parmi ceux qui ont tenté la réunification, Luther, inscrit dans la lignée humaniste. Concernant les juifs, on sait qu’il a été épouvantable, et peu original en son temps, en-deçà de ses outrances.


2. La Réformation

Luther

Luther revendique lui aussi vouloir réunifier l'Église. Et il est d'abord ouvert aux juifs. Je le cite : « Nous ne devrions pas traiter les juifs aussi inamicalement, car il y a parmi eux des chrétiens à venir et il y en a qui le deviennent chaque jour […]. [Étrange motif, évidemment ! Je poursuis :] Si nous vivions chrétiennement et si nous les amenions au Christ avec bienveillance, ce serait sans doute la bonne manière de faire. Qui aimerait devenir chrétien quand il voit les chrétiens se conduire si peu chrétiennement à l'égard des gens ? Non, chers chrétiens, pas ainsi ! Qu'on leur dise la vérité avec bienveillance ; et s'ils refusent, qu'on les laisse aller. Combien de chrétiens méprisent le Christ, n'écoutent pas ses paroles et sont bien pire que des païens et des juifs, et pourtant nous les laissons aller en paix. » (Commentaire du Magnificat, 1521).

« Si j'avais été un Juif, et avais vu de tels balourds et de tels crétins gouverner et professer la foi chrétienne, je serais plutôt devenu un cochon qu'un chrétien. Ils se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens et non des êtres vivants ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. Quand ils les baptisent, ils ne leur montrent rien de la doctrine et de la vie chrétiennes, mais ne les soumettent qu'à des papisteries et des moineries […]. Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… Quand nous sommes enclins à nous vanter de notre situation de chrétiens, nous devons nous souvenir que nous ne sommes que des Gentils, alors que les Juifs sont de la lignée du Christ. Nous sommes des étrangers et de la famille par alliance ; ils sont de la famille par le sang, des cousins et des frères de notre Seigneur. En conséquence, si on doit se vanter de la chair et du sang, les Juifs sont actuellement plus près du Christ que nous-mêmes… Si nous voulons réellement les aider, nous devons être guidés dans notre approche vers eux non par la loi papale, mais par la loi de l'amour chrétien. Nous devons les recevoir cordialement et leur permettre de commercer et de travailler avec nous, de façon qu'ils aient l'occasion et l'opportunité de s'associer à nous, d'apprendre notre enseignement chrétien et d'être témoins de notre vie chrétienne. Si certains d'entre eux se comportent de façon entêtée, où est le problème ? Après tout, nous-mêmes, nous ne sommes pas tous de bons chrétiens. » (Que Jésus-Christ est né juif, 1523, traduction Walter I. Brandt.)

Que s’est-il passé pour que Luther devienne l’atroce ennemi des juifs qu’il est devenu ? L’historien Thomas Kaufmann (Les juifs de Luther, L & F), le résume en une phrase (p. 79) : « L'hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans "l'amabilité" conditionnelle du Luther du début des années 1520. »

Sans compter la possibilité d’un AVC affectant la zone frontale de son cerveau, accentuant la grossièreté de cette hostilité…

Calvin

Auparavant Luther avait comparu devant l'Empereur, disant :

« … À moins qu'on ne me convainque de mon erreur par des attestations de l'Écriture ou par des raisons évidentes […], je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu : je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr, ni honnête d'agir contre sa propre conscience. » Sola fide, par la foi seule, basée sur la seule Écriture, sola scriptura… L'Écriture, que Luther traduit pour la mettre à portée de tous.

Or, laisser parler la Bible, et la Bible entière (pas seulement le Nouveau Testament) ouvre aussi sur le principe sur lequel insistera Calvin : « Scriptura sui ipsius interpres », « l’Écriture est sa propre interprète », ce qui permet à Calvin de constater au-delà du christocentrisme de Luther, la non-abrogation de l’alliance du Sinaï : reposant sur la fidélité de Dieu, elle ne peut être abrogée.

Pour Calvin, il y a une seule alliance, celle passée déjà avec Abraham : « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » (IRC II, X, 2).

Lefèvre d’Étaples et la France

Pour tous les Réformateurs, la volonté est commune d’un recours à la Bible, pour unifier la Chrétienté contre la division initiée en 1378…

Je cite le pasteur luthérien niçois Pierre Lovy dans son Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples : « Le mot de réforme, dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui est apparu, semble-t-il, aux États généraux de Tours, en 1484 [Luther a un an]. On y a parlé précisément de la nécessité d'une réforme de l’Église.
Lorsqu'on lit l’Évangile, on y découvre un dynamisme permanent. Le royaume de Dieu est une graine semée en un champ. Que le paysan veille ou dorme, la graine germe, donne l'herbe, l'herbe le fruit. C'est une force mystérieuse, inexorable. On peut en dire autant de la parole de Dieu.
Lorsque cette parole est retrouvée dans les vieux textes hébraïques, grecs ou latins, traduite et commentée en langue vernaculaire, cette parole bouleverse peu à peu toutes les couches de la société et ses antiques habitudes. Cette parole ressemble au jeune garçon du temple, debout au milieu des vieux docteurs de la Loi. Un beau jour de 1516, Didier Érasme de Rotterdam, le prince des humanistes, va publier le Nouveau Testament en grec et en latin, chez Froben, à Bâle.
Lorsque, quelques années plus tard, le moine Luther, après sa comparution à la diète de Worms, est enfermé à la Wartburg, au printemps 1521, […] il traduit le Nouveau Testament, en langue allemande d'après l'édition d’Érasme […]. Nous sommes en 1522. […]. »
(Pierre Lovy, Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, Nice 1525, 2005, p. 11-12.) Etc.

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En France, les tensions entre les deux courants, humaniste et réformé d’un côté contre catholiques intransigeants (qui posent face au recours à la Bible le pape et l’Espagne) de l’autre, débouchent sur la guerre civile, qui fait suite à l'échec du Colloque de Poissy — conférence tenue du 9 au 26 septembre 1561, convoquée par Catherine de Médicis en vue de maintenir la paix religieuse en France. Constatant l’échec de la répression des protestants, la reine-mère Catherine de Médicis tentait par là d’effectuer un rapprochement, en réunissant quarante-six prélats catholiques, douze ministres du culte protestant et une quarantaine de théologiens. On a failli s'accorder sur la Confession luthérienne d'Augsbourg, qui serait devenue la confession de foi d'une Église gallicane unie ! Mais, on ne refait pas l'histoire : le Colloque échoue. Et, quelques mois après, le 1er mars 1562 est perpétré le massacre de Wassy, en plein culte, qui marque le début de la première guerre de religion en France — qui trouve son terme, un quart de siècle après le massacre de la Saint-Barthélémy (1572), avec le pis-aller qu’est l’Édit de Nantes (1598), où la clé de voûte de la Cité reste la religion du roi, catholique gallicane en l’occurrence.

La société laïque actuelle pose comme clef de voûte de la Cité des principes qui font qu'aucune des religions qui ont traditionnellement pu structurer la Cité n'y exerce ce rôle. Idée qui s’origine dans la Révolution puritaine anglaise, et sa notion de république des Hébreux. On pourrait noter que cela déplace le sens que nous continuons pourtant de donner au mot religion. Si au plan de la cité le terme suppose faire lien commun (selon une des étymologies — relier — du mot religion), aucune religion ne joue plus ce rôle désormais.

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À l’échelle européenne, c’est la Guerre de Trente ans, par laquelle l’empereur, catholique espagnol, espère réunifier les territoires germaniques, mais qui débouche sur la disparition du tiers à la moitié de la population de l’Empire, guerre close par les traités de Wesphalie, le 24 octobre 1648, date qui marque aussi la fin de la Chrétienté (l’Église et le christianisme comme clef de voûte politique de la Cité), échouée — remplacée par la civilisation actuelle, la civilisation libérale…


3. La République des Hébreux et la Civilisation libérale

Un an après, en 1649, apparaît la première mouture de la civilisation libérale, avec la révolution anglaise que l’historien écossais du XIXe siècle, Thomas Carlyle, appellera Révolution puritaine. Avec pour modèle analogique, la Loi biblique donnée dans le livre de l’Exode. (Voir aussi le Traité théologico-politique de Spinoza ou même, en arrière-plan lointain : Maïmonide, en regard d’Averroès d’un côté, Thomas d’Aquin de l’autre.)

L'Exode d’Israël s'ancre et débouche sur une conception inédite des relations avec le divin : le divin est irreprésentable, sans garant humain de sa présence comme l'est alors le monarque — qui n'est dès lors pas source de la loi.

Voilà une loi, exprimée dans la Torah, qui n'a pas d'auteur qui en serait le garant, qui y serait donc potentiellement ou actuellement supérieur. Moïse n'est pas donné comme un nouveau Pharaon ou un nouvel Hammourabi. La loi dont il témoigne ne procède pas de lui : il y est lui-même soumis ! Cela restera vrai même après l'institution de la monarchie, avec la dynastie davidique qui se caractérise par l'exigence de soumission du roi à la loi.

La spécificité de la loi biblique donnée lors de l’Exode est que le législateur n’est pas la source de la loi. Voilà une loi, dont Moïse est le médiateur, mais dont il n’est ni l’auteur, selon la tradition biblique, ni le garant. C’est au point que cette loi, donnée pour gérer la vie d’une cité en gestation, à mettre en place en terre promise, ne prévoit pas de dirigeant, pas de roi. La loi seule doit régir la vie du peuple.

C’est le système qui traverse le livre des Juges, au point qu’au bout du compte, selon le leitmotive du livre, « il n’y avait pas de roi en Israël, chacun faisait ce qu’il voulait »…

Où le problème finit par se poser : et si on instaurait quand même une royauté ?, cela au grand dam du prophète Samuel, qui voit dans cette idée une trahison du projet divin. Samuel finit par céder, comme Dieu lui-même le lui conseille, dit le texte.

Il concède donc au peuple l’intronisation d’un roi, Saül, qui finit par être rejeté, car comme Samuel avait prévenu, roi, Saül finit par se prendre pour le roi. Il est remplacé par David, qui lui, bien que roi aussi, reconnaît la suzeraineté de la loi, dont il n’est pas la source — cela apparaît dans l'épisode Bathsheba : David commet un adultère doublé de la mort du mari causée par David. Or que fait David lorsque le prophète Nathan lui met le nez dans sa faute ? Va-t-il dire : je suis le roi, cette femme me plait, je fais ce qui me plait ? Non : il se repent, reconnaissant qu’il y a une loi au-dessus de lui et qu’elle le concerne aussi. Ce sera la marque de sa dynastie, monarchie constitutionnelle, donc, en quelque sorte, instaurée dès lors sur cette base, la loi souveraine — le successeur de David est le fruit de cet adultère : Salomon. La loi souveraine sera la base — que cette dynastie en viendra certes elle-même à trahir…

C'est à cette tradition qui va du Sinaï à David que se réfèrent les révolutionnaires puritains anglais posant la supériorité de la loi par rapport à tous : personnes privées, rois, et même Églises ; la loi reçue dans une convention (Covenant) de tous, en analogie avec la loi biblique. Pour la première fois Europe, la liberté, et pas seulement la tolérance, est reconnue aux juifs — tous égaux sous une même loi (cela envisagé même pour les “Turcs”, i.e. musulmans). C'est, mutatis mutandis, ce modèle que reprendra la Révolution américaine (qui l’étend même, ce que n’ont pas pu faire leurs prédécesseurs anglais, aux catholiques reconnaissant désormais l’égalité des cultes et condamnés pour cela par Rome pour “hérésie américaniste”). C'est toujours ce modèle que reprend la Révolution française (malgré la vive opposition romaine). Pour la Révolution américaine, voir aussi l’anticipation dès les années 1630 au Rhode Island fondé par le pasteur baptiste Roger Williams (cf. Jean Baubérot, « Les protestants ont-ils inventé la laïcité ? », in L’Obs, oct. 2017) — on pourrait préciser : les protestants et les juifs.

En commun, une idée que l'on retrouve en arrière-plan dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, ou plus tard dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.

C’est le pasteur Rabaut St-Étienne, alors président de la Constituante, qui au nom des mêmes principes puritains, exige pour les protestants et les juifs la liberté et non la tolérance. Il est ami de Lafayette, avec l’appui duquel il avait obtenu l'insuffisant édit de tolérance de 1787. Le parallèle américain de la Révolution est connu — et apparaît dans la reprise de la Cocarde américaine comme symbole, origine la plus probable du drapeau tricolore. C’est encore à Rabaut St-Etienne que l’on doit l’incise “même religieuses” dans l’article X de la Déclaration de 1789.


4. Eschatologies

La lecture en termes eschatologiques de la Révolution française et de la civilisation libérale, fait en premier lieu de Hegel, plonge ses racines jusqu’au XIIe siècle, dans les écrits d’un abbé cistercien, Joachim de Flore. Ses développements ont eu une telle importance qu’il vaut de les mentionner. Il annonce ce qu’il appelle l’ère de l’Esprit, qui succédera aux ères du Père, correspondant à l’Ancien Testament, et du Fils, ère de l’Église institutionnelle. Dès les XIIe et XIIIe siècles, certains voient les signes de l’accomplissement de sa thèse, avec notamment la fondation des ordres mendiants. L’espérance de Joachim ne s’éteindra plus, jusqu’à nos jours, même s’il sera lui-même très peu nommé. Joachim espère un règne de Dieu par son Esprit, et qui soit terrestre.

Une espérance similaire va renaître après l’effondrement de la chrétienté institutionnelle, en 1648, et l’émergence de la civilisation libérale qui connaît un début de concrétisation dès l’année suivante, 1649, avec la révolution puritaine anglaise, et une universalisation radicale avec la Révolution française. Hegel en fait une lecture inscrite dans une eschatologie immanentiste — post-galiléenne / 1609 : de 1609 à 1648, une quarantaine d’année qui voient naître, suite aux observations de Galilée, la philosophie moderne, et suite au débouché de la guerre de Trente ans, la civilisation moderne. C’est un processus historique rationnel débouchant sur la liberté dont il s'agit, selon la relecture qu’en fait Hegel.

Lecture eschatologique… Or, on trouve aussi une lecture eschatologique, très différente, des événements révolutionnaires dans l’Angleterre et les États-Unis puritains, qui y lisent un tournant eschatologique, doublé de la lecture dans les Écritures du lien de l'alliance scellée avec Israël et de la Terre promise. En commun à tous ces courants apparus après la Révolution, l’idée d’une ère heureuse terrestre, règne messianique dans ce cas, ère de la liberté pour Hegel.

Pour Hegel il est question de l’avènement dans l’État moderne démocratique de la raison devenant réalité concrète via un processus qui permet à l’Idée absolue de se réaliser, via son incarnation dans la matière, comme esprit — un parallèle qui peut paraître étonnant, avec la lecture de l’Apocalypse par Joachim de Flore, pour discret, est pourtant perceptible.

Pour le pôle socialiste, celui des jeunes hégéliens, dont le plus connu est Marx, le renversement du système hégélien (l’Idée absolue étant abandonnée comme inutile) voit le processus historique déboucher sur l’avènement de la société sans classe — dans un système qui, en tant que système hégélien « remis à l’endroit », s’avère lui aussi en analogie avec le joachimisme.

On est aux prises avec une vision de l’histoire comme processus évolutif immanent, qui s’avère très défavorables aux juifs, considérés, dans la ligne de Voltaire, comme relevant d’un passé qui devrait passer. Ils restent tenants d’un rituel dépassé par la modernité, malgré les efforts de la Haskala en vue de l’assimilation.


5. Eschatologies entre immanence et transcendance

Le système hégélien marque un point d’orgue dans la relecture, que l’on peut dire post-galiléenne rationnelle, immanente des événements. L'événement “lunette de Galilée” (1609) marque le tournant vers le développement de la philosophie moderne : il s’agit de repenser le monde autrement que sur la cosmogonie qui vient de s’effondrer sous la “lunette de Galilée”. C’est en arrière-plan du trajet qui va de Descartes, à Kant puis Hegel, en passant par les philosophes anglais et Spinoza.

Hegel est celui qui, sur cette base moderne, relit le tournant révolutionnaire comme inéluctable tournant historique. Trois critiques principales de Hegel suivront très rapidement, inscrites malgré tout, et malgré leurs tenants, dans sa lignée : Marx (qui relit le processus comme processus matériel), Schopenhauer (qui, du vivant de Hegel, refuse la rationalité du processus), Kierkegaard. Ce dernier, critiquant Hegel en référant à la dimension transcendante du religieux, offre en cela une position potentiellement bien plus favorable aux juifs, signes de l’autre, comme l’est l’existence individuelle inassimilable dans le système hégélien.

Autre approche de la nouveauté radicale post-révolutionnaire, le XIXe siècle américain tente d’en comprendre le tournant en regard des prophéties bibliques, fait de divers groupes anglo-américains. La source de la lecture des événements, la prophétie biblique, est donnée comme transcendante. Deux cas significatifs, parmi d'autres, sont l'adventisme et le darbysme. Concernant les juifs, on a dans ce dernier cas une reprise de la question de l’alliance indéfectible, relue dans le cadre d’une succession de dispensations non-abrogées. Héritier anglican, dissident, des réflexions des calvinistes du XVIIe s. aux Pays-bas sur l’indéfectibilité de l’Alliance avec Israël — de Pierre Poiret à Cocceius, il se sépare de Calvin qui considère qu’il n’y a qu’une seule alliance (malgré la pluralité historique des rites), scellée avec Abraham, et élargie aux nations. Dans le darbysme, il y en a sept, dont la 5e est l’alliance mosaïque avec Israël et la 6e, l’Église. Aucune des deux n’est abrogée, mais l’Église a toutefois, quoique provisoirement, pris la place d'Israël (on est encore dans une théologie de la substitution). Provisoirement car dans ce courant on attend ce qu’on appelle l' “enlèvement de l’Église”, après lequel Israël retrouve toute sa place. Cela n’est pas anecdotique puisque cette théologie est devenue numériquement très importante principalement aux États-Unis, soutenue par une traduction de la Bible très populaire, dotée de commentaires dans cette ligne, la Bible de Scofield — théologie qui explique en grande partie le soutien à l’État d’Israël comme accomplissement des prophéties bibliques. Demeure l'ambiguïté issue — en tout cas similaire à celle — de Luther, envisageant une future conversion des juifs. Cela dit, ladite conversion, massive, aura lieu ici après le retour du Christ venu enlever l’Église, ce qui n’empêche pas la perpétuation de l’élection d'Israël, d’où beaucoup d’attitudes favorables, depuis l'accueil des juifs par des cévenols calviniens alors influencés, entre autres, par le darbysme, jusqu’à une forte sympathie pour l’État d'Israël. Dans tous les cas, on aura de la peine à comprendre ces réalités politiques si l’on ne tient pas compte de ces théologies (et quand on sait le rôle équivalent de la théologie en islam, on serait bien inspiré de ne pas se contenter d’une lecture seulement immanente de l’histoire, qui ne serait qu’économie et conflits d’intérêts)…


R. Poupin, Arcachon, AJC 15 octobre 2024