« Hier soir à l'église des Billettes, la Passion selon saint Jean
. On lit avant l’Évangile de Jean où, tout au moins à partir de l’arrestation de Jésus, on n'entend qu'une diatribe contre les Juifs. L'antisémitisme chrétien est le plus virulent de tous, car le plus profond et le plus ancien. On se demande comment on peut lire des textes pareils en public
. » (Emil Cioran,
Cahiers 1957-1972 [10 mars 1965], Paris, Gallimard, 1977, p. 269)
La
Passion selon saint Jean — quoi de plus chrétien (Bach !), quoi de plus innocent que cette superbe œuvre musicale et le texte évangélique qui la fonde ? Qui de plus pertinent que Cioran pour relever le problème, lui dont le passé antisémite, passé qu’il hait et exècre dorénavant, fait un témoin particulièrement pertinent d’un passé collectif atroce, antisémite, d’un antisémitisme aux racines bien antérieures au christianisme, mais qui s’est évidemment nourri de l’anti-judaïsme séculaire du christianisme (pas plus que Cioran, nul n’a à pavoiser !). Cioran fait cette remarque en 1965 : vingt ans après 1945, et on n’a évidemment pas cessé depuis : on lit toujours Jean en public ! Ce qui scandalise Cioran est la simple lecture de la passion telle qu’on la trouve en Jean, Évangile de l’amour ! Voilà qui pose, comme une entrée redoutable, la question de notre lecture du Nouveau Testament.
D’où cette esquisse d’une généalogie des idéologies de la substitution, en premier lieu
théologies de la substitution, à commencer par ce problème chrétien parlant du judaïsme et des juifs, et prétendant qu’Église et christianisme auraient été substitués à Israël. Cela présenté en quelques chapitres classiques — posant au long du développement quelques possibilités alternatives. Quatre premiers points permettront d'entrer dans la question : autour de la mort de Jésus, Paul, controverses autour de la Loi dans le Nouveau Testament, dérives ultérieures ; avant d'en venir dans une deuxième partie aux questions modernes et contemporaines.
* * *
Autour de la mort de Jésus. Juifs et Judéens
Pour enchaîner sur la remarque de Cioran citée ci-dessus — « les Juifs » sont-ils en cause dans la crucifixion de Jésus ? L’idée est récurrente, mais tout simplement anachronique ! posant entre autres la question de la traduction de la compréhension des termes, du vocabulaire employé. Les évangiles réfèrent à une situation où il n’y a que des juifs, et pas encore de « chrétiens », ni par conséquent de polémique judéo-chrétienne, quelle que soit la date que l’on veuille donner à la rédaction des textes. Quelque reflet qu’on veuille trouver dans les évangiles d’une polémique ultérieure, consécutive à telle étape d’une rupture, il n’y a alors pas de « chrétiens » ! L’ « Église chrétienne », qui naîtra plus tard, cessera d’être essentiellement juive seulement après la rédaction du Nouveau Testament, dans un lent processus qui trouve un point d’orgue dans la conversion de l’Empire romain. A fortiori n’y a-t-il pas de chrétiens au temps du ministère de Jésus, où, dans un pays occupé par les Romains, il y a des juifs d’obédiences diverses, souvent divergentes ; et de régions diverses. Dans ce cadre-là, un des contentieux est celui qui ressort des tensions entre Judée et Galilée ; qui qualifient souvent la tension entre les disciples juifs du juif Jésus et les courants plus « officiels » de la foi juive d’alors, sous sa forme centrée en Judée. Or, le même mot dans le grec du Nouveau Testament désigne à la fois les « juifs » en général et les « Judéens » en particulier (« ioudaioi »). En contexte juif de cette région allant du sud de la province romaine de Syrie à la Judée en passant par Galilée, Décapole, Samarie, comme c’est le cas dans les évangiles, quand on veut désigner spécifiquement tel ou tel courant juif particulier, de telle ou telle obédience, géographique ou théologique, on ne peut évidemment pas l’appeler « les juifs » (encore une fois ils le sont tous : cela ne signifierait donc rien). Le terme « ioudaioi » est en revanche naturellement utilisé dans ce contexte pour désigner les Judéens, les habitants de la Judée, afin de les distinguer des Galiléens (et les Galiléens, disciples de Jésus ou pas, sont juifs comme les autres) — ou des Samaritains, de ceux de la Décapole, etc. Ce n’est que dans la diaspora que le lieu référentiel central des juifs en général, la Judée, avec Jérusalem pour capitale, en vient à prendre un sens plus global, et que « ioudaioi » reçoit la signification qu’on lui connaît. Chaque mise en cause évangélique des « ioudaioi » se situe de fait dans le cadre des polémiques interrégionales de la future Syrie-Palestine romaine, et en aucun cas dans le cadre d’une polémique entre deux religions — dont la seconde n’existe pas ! Les tensions autour de Jésus et de ses disciples sont de l’ordre des tensions avec le pouvoir : Rome ultimement, et médiatement le lieu de son pouvoir, exercé directement (Pilate) ou indirectement (les Hérodiens et les autorités, sadducéennes, du Temple) ; dans tous les cas, évoquant le cœur du pouvoir, la Judée. Ce faisant le Nouveau Testament est tout simplement dans la ligne des anciens prophètes juifs, qui n’étaient pas toujours tendres avec le centre du pouvoir. Ainsi, dans les évangiles, la mise en cause des « ioudaioi » par un groupe d’origine galiléenne est tout simplement la mise en cause du pouvoir romano-sadducéen et de ses émules. Et il en est clairement de même, concernant les persécutions des chrétiens et la mort du Christ, dans la première épître aux Thessaloniciens, avec ce texte aux échos d’autant plus terribles qu’on ne fait pas cette distinction régionale, mais qui s’explique plus aisément si on la perçoit : 1 Thess 2, 14 : « vous avez imité les Églises de Dieu qui sont en
Judée, dans le Christ Jésus, puisque vous aussi avez souffert, de
vos propres compatriotes [
Thessaloniciens], ce qu’elles ont souffert de la part des
Judéens », et non pas, évidemment des juifs en général ! Les propos pour le moins virulents de Paul à l’encontre des Judéens ne sont propres à nourrir la théorie bien ultérieure du déicide qu’en confondant Judéens et juifs, que précisément Paul distingue ! (Cf. les versets, qui suivent, v. 15 et 16 de 1 Thess 2.)
Paul
Dans la perspective eschatologique qui fonde la mission de Paul (selon sa conviction que le règne de Dieu concernant toutes les nations est advenu avec la résurrection du Christ), toutes les nations sont appelées sans qu’elles n’aient à devenir autre que ce qu’elles sont quant à leur identité propre ; ce face à quoi il est connu que l’opposition à Paul vient de Judée. Mais pas plus que les nations/
ethné/goïm n’ont, selon Paul, à devenir juives quant à leur identité rituelle, les juifs, dont l’identité vocationnelle est fondée sur la Loi (selon le terme grec
Nomos par lequel est traduit l’hébreu Torah) qui porte cette promesse eschatologique que Paul considère comme advenue, n’ont à devenir non-juifs ! D’où l’importance de se garder de l’habitude de comprendre Paul comme condamnant la loi de Moïse ! Ce n’est pas la loi biblique, loi de liberté, qui rend esclave (cf. Ga 4) ! Ce n’est pas la Loi (
Nomos) en tant que telle qui est mise en cause par la croix, mais le fait que, non observée, elle n’a pas pu empêcher de laisser crucifier un juste : personne n’est au niveau des exigences de la Loi : cf. Ro 7, 12-14 :
« La loi est sainte, et le commandement est saint, juste et bon […] mais moi, je suis charnel, vendu au péché. » C’est, selon l’Apôtre, conditionner l’entrée des nations dans le règne qui vient à la dimension identitaire fondée sur la Loi (
Nomos) qui fait problème. L’aspect initial de cette identité étant la circoncision, Paul, à l’encontre de ses adversaires qui insistent pour que les
ethné/goïm l’adoptent, tient à les laisser rester ce qu’ils sont. Rien de plus. La dimension morale universelle de la Loi (
Nomos) est reprise sans problème par Paul, avec son cœur reçu dans le judaïsme : « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14 / Lv 19, 18), et ses développements (Ga 5, 15-23).
Si pour Paul, il est illégitime d’exiger des
ethné qu’elles cessent d’être ce qu’elles sont en devenant juives parce que croyant en Jésus, il l’est tout autant de délégitimer la Torah, qui rendrait « esclave », pour conduire les juifs à cesser de l’être, ou au mieux à considérer le respect des règles de la Torah en ses aspects vocationnels identitaires comme une concession aux « frères faibles », dans une lecture en contresens des conseils de Paul (alternative à l’attitude double qu’il reproche à Pierre — cf. Ga 2), développés en Romains 14 et 1 Co 8 & 10., dans la ligne de la décision d’Actes 15, 19-21 requérant que les
ethné s’en tiennent, assez classiquement, à la loi noachide.
Les pharisiens, Jésus et ses disciples, la fidélité juive
Pour Paul, non plus que pour les évangiles, il n’est devenu superflu de respecter le rituel mosaïque !… comme on l’induit souvent à l’appui d’une précision mal lue d’un verset de Marc, ch. 7 v. 19, précision par ailleurs inexistante dans les plus anciens manuscrits, faisant dire à Jésus qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (
sic !), témoin d’un précoce glissement outrepassant la fidélité juive de Jésus — sans compter que littéralement en grec, ce n'est pas Jésus, mais les latrines qui purifient les aliments ! Oubli de la fidélité juive de Jésus relevant d’un paulinisme mal compris, oubliant que pour l’Apôtre le rituel mosaïque concerne les juifs — comme vocation « sacerdotale » (cf. Exode 19, 5-6) ; valant jusqu’à la fin du temps, selon Jésus (Matthieu 5, 18).
Maïmonide donne un éclairage indispensable sur ce texte de Marc :
« La pureté des habits et du corps, écrit-il,
en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… Ils paraissent propres à l’extérieur mais leurs cœurs se soumettent à leurs désirs et à la jouissance corporelle, et ceci est contraire à l’Esprit de la Torah. Car l’objectif principal de la Torah est [d’enseigner à l’homme] de diminuer ses désirs, et de laver son apparence extérieure après qu’il a purifié son cœur. Ceux qui lavent leurs corps et nettoient leurs vêtements tandis qu’ils restent sales de leurs mauvaises actions et [de leurs mauvais] principes, sont décrits par Shlomo (Salomon) comme : ‘une génération pure à ses propres yeux et qui n’est pas lavée de son ordure une génération,… que ses yeux sont hautains, et ses paupières élevées !’ (Proverbes 20, 12-13) » (Maïmonide,
Guide des égarés, XXXIII). Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Où il apparaît que les invectives évangéliques parlant de « pharisiens hypocrites » relèvent d’une polémique interne à une même famille, dont la vigueur même est indicative que, comme plus tard Maïmonide, Jésus se réclame
ipso facto de ladite famille !
C’est ce type de contresens séculaires, adoptés aussi par Luther, qui ont conduit ce dernier, malgré sa large ouverture initiale envers les juifs, à son attitude hostile finale. Luther était tout prêt à accepter, pensait-il, que les juifs restent juifs… à condition qu’ils reconnaissent Jésus avec tout ce que cela supposait pour lui (et avec lui tous les prédécesseurs antiques et médiévaux avec nombre de successeurs jusqu’aujourd’hui) en termes de relativisation de Torah, perçue (dans un autre contresens) comme « ombre des biens »… « actuels » en christianisme ! Quand il s’agit dans le Nouveau Testament d’ « ombre des biens
à venir » (Colossiens 2, 17 ; Hébreux 10, 1) — toujours à venir — d’un Règne de Dieu toujours attendu (pour les uns comme pour les autres). Ce contresens-là est un des points d’origine, dès les tous premiers siècles de l’Église, de la théologie de la substitution. Ce contresens postulant le « dépassement » de la Loi implique
a contrario, par fidélité, le légitime
non possumus juif.
Car il s’agit de considérer
la non-conversion d’Israël au christianisme comme fidélité à l’alliance dont le garant est Dieu qui s’y est engagé — donnerait-on des noms hébraïques, comme « messianisme », à une telle conversion ; et quelle que soit par ailleurs la possibilité légitime des changements de religions, dans tel sens ou tel autre.
Accentuation d’une dérive
Jusqu’à tout récemment, et c’est parfois encore le cas, pour des raisons dont on trouve au départ les contresens mentionnés ci-dessus, des chrétiens se sont inscrits dans l’idée que ceux des juifs de l’époque de l’Église primitive — et leurs successeurs et/ou descendants — qui n’ont pas rejoint le christianisme naissant l’ont fait par infidélité (cette idée devenue commune était même entrée dans une prière catholique du vendredi saint ! heureusement abandonnée depuis Vatican II).
La réalité est inverse : la fidélité juive est fidélité à l’observance des
mitsvoth de la Torah. C’est aussi ce qu’en dit Jésus. Il se trouve que très vite, l’Église primitive, du fait de sa fidélité à elle, fidélité en l’occurrence à l’envoi aux nations, a vu basculer sa démographie vers une majorité de chrétiens d’origine non-juive, entraînant
ipso facto un abandon (perçu tel par les juifs) de l’observance de la Torah — cela très vite via l’ignorance de recommandations comme celles d’Actes 15, 19-21 ou de Paul aux Corinthiens et aux Romains (1 Co 8 & 10 et Ro 14) de s’en tenir, concernant les nations, à la loi noachide.
Une vraie fidélité juive, conforme à ce qu’en disait Jésus, à l’alliance et au Dieu qui en est le garant, a donc très vite débouché sur ce
non possumus juif par rapport au christianisme désormais « païen » quant à l’observance de la loi (
Nomos). Or il est clair que l’histoire a vu très vite dépasser la problématique d’un Paul, juif de pratique avant comme après ce qui est donné par les Actes des Apôtres comme moment du chemin de Damas, pour Paul rencontre du Ressuscité, pour déboucher sur un changement de religion consistant à renier la précédente, ce que n’a pas fait Paul ! Après le
non possumus juif d’un tel reniement, apparu très vite, deux vocations se sont dégagées très tôt, phénomène dont Paul estime déjà qu’il correspond à un « mystère », concernant le plan de Dieu pour le salut du monde (Ro 9-11). Dès le Nouveau Testament, donc. Paul aux Romains mais aussi Jésus (notamment Mt 5, 17-19) : est-ce les chrétiens, alors que le ciel et la terre ne sont toujours pas passés, qui s’efforcent de tenir la fidélité au moindre des plus petits commandements de la Torah ? Or c’est bien de la rédemption du monde qu’il est question dans l’espérance du Royaume, où se dessinent donc ces deux vocations mystérieuses, indépendamment de ce qu’il en est du salut individuel, souci chrétien, autre mystère, intime celui-là, de l’ordre de la relation intime entre Dieu et l’âme.
Ici aussi, quant à la relation intime de l’individu avec Dieu, comme dans l’alliance en vue de la rédemption du monde, il est question de primauté de la grâce, primauté même sur la foi — ce qui, si on l’ignore, débouche jusque sur des traductions dépassant le texte. Ainsi d’Éphésiens 2, 8 : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés », à quoi les traductions courantes du reste du verset rajoutent « par le moyen » (de la foi), qui n’est pas dans le grec. Une bonne lecture serait : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés par la foi » (cela souligné encore par la fin du verset : c’est un don de Dieu, ne venant pas de vous !). Ainsi lu, conformément au grec, il apparaît que la foi-même qui permet aux Éphésiens, païens, de bénéficier des fruits de l’antique alliance de grâce scellée déjà avec Abraham, est elle-même un fruit de la grâce, plutôt qu’une sorte de conditionnement, comme « le moyen », de la grâce gratuite de Dieu. Bref, quant au salut individuel des âmes, souci chrétien qui se distingue du plan divin de salut du monde, la grâce prime aussi, dans un mystère intime que nul ne connaît sinon Dieu et l’âme qui met sa foi en lui.
La confusion des deux plans (salut du monde et relation intime avec Dieu) a débouché, y compris dans le protestantisme, en ses mouvances les plus christocentriques héritées de Luther, sur ce qui, à l’égard d’Israël, relève du péché (le plus souvent inconscient) : juger les juifs infidèles tant qu’ils ne se convertissent pas à Jésus (c’est la position de Luther qui le fait déboucher sur ses insupportables extrémités), ce qui revient à délégitimer leur fidélité à la Torah. Toute la Torah, dans laquelle est donné un premier déploiement du Décalogue — dont le christianisme s'est fait, après la Bible grecque des LXX, le véhicule universel.
* * *
Héritage de la Torah
Le Décalogue et les déclarations des Droits de l’Homme. Façons de « plus jamais ça »
Le Décalogue. « Décalogue » : le mot, on le sait, signifie « dix paroles ». Avec comme première parole : « Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage ». Dieu donne la liberté au peuple qu’il s’est allié. La liberté est donnée après la captivité. Elle met fin à une situation devenue insupportable, l’esclavage. La loi qui accompagne ce don de la liberté a pour fonction d’éviter au peuple de retomber dans l’esclavage ou toute autre situation catastrophique. La liberté est garantie par le fait que la loi est donnée comme n’ayant pas d’auteur humain, pas de pouvoir humain qui en serait la source, comme celui qui vient de s’avérer esclavagiste.
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Le peuple français connaissait une situation d’oppression et d’arbitraire sous une royauté absolue. En 1789, la situation devient insupportable. Un sursaut y met fin. Pour garantir la liberté reçue, une loi est proclamée, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Proclamée « sous les auspices de l’Être suprême », elle est présentée sur l’image de tables semblables à celles qui représentent le Décalogue. Ce n’est pas par hasard : don de liberté, suivi d’une loi pour que l’acquis ne se perde pas. Là encore « sous les auspices de l’Être suprême » contre tout arbitraire.
La Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948. L’Europe, et, à travers elle, le monde, ont failli s’autodétruire. On a tenté d’exterminer un peuple. Le chaos semble avoir atteint un point de non-retour. Mais dans un sursaut, le monde reçoit à nouveau la liberté. Une loi est proclamée, une nouvelle déclaration de droits humains, universelle — c’est à dire valable pour tous les êtres humains. Même modèle dans que dans les deux cas précédents : chaos - libération - loi. Avec des éléments nouveaux soulignés face à de nouvelles menaces. Ici le refus du racisme, et le refus de l’oppression des femmes.
*
Où un « sacré » nouveau, un droit qui relève du sacré, en l’occurrence indépassable comme instance ultime, s’ancre dans le refus de ce qui ne doit plus advenir, dans la répulsion à l’égard d’un passé insupportable.
Le sacré, que le religieux investit, dépasse le religieux. Confondre le religieux qui civilise le sacré, et le sacré qui le précède, le suit, et le déborde, c’est se condamner à ne pas percevoir notre propre sacré, moteur de nos actes et de nos conceptions du monde, de nos idées de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas… ou ne l’est plus : « plus jamais ça »… La question se pose de savoir quel nom nouveau a emprunté la nouvelle sacralité, qui peut donc aller jusqu’à ne même plus se reconnaître sous le nom de « sacré »…
Le sacré finit par s’assimiler à un avenir meilleur, en répulsion contre tout ce qui fait obstacle à cet avènement… Avec un risque terrible : après la théologie de la substitution une philosophie de la substitution ! Un lendemain meilleur se substitue à un hier trop lourd, la transcendance allant parfois jusqu’à s’identifier au futur. Et puisque nous sommes aujourd’hui plus proches du futur qu’antan, aujourd’hui devient, comme signe de demain, chargé d’un sacré qui est sommé de déserter hier, où il n’a été que monstruosité…
*
Présence actuelle de l’histoire passée
Le sacré, que l'idole investit, dépasse donc le religieux, y compris en ce qu'il n'a plus cette certaine dimension relative du religieux : relier, ou relire, c'est forcément relatif à quelque chose, ce qui offre donc la possibilité d'une prise de distance, que ne permet pas forcément le sacré — qui, lui, occasionne le « c'était mieux avant », parlant des jours de l'événement fondateur, y compris le moment des déclarations de droit, moment dont le temps nous éloigne… Mais dont subsiste le souvenir diffus que là s’est signifié un « plus jamais ça », un référentiel répulsif, un radicalement insupportable.
« Dis-moi ce qui t'insupporte irrémédiablement, et je te dirai quel est ton totem ». Exemple : aux caricatures de Mahomet répondent les caricatures de… la Shoah ! Où un ancien président iranien, Ahmadinejad, pointait le sacré européen contemporain : un sacré « négatif », en forme de « plus jamais ça », un « plus jamais ça » fondateur des repères actuels, à commencer donc par la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948. L'attitude d'Ahmadinejad montre que l'universalité de ce fondement universel tend à se relativiser… tandis que le « plus jamais ça » se fragilise jusqu'en Europe d'où il a émergé.
Voilà qui hypothèque lourdement l'idée d'une communauté internationale, quand en outre le sacré universaliste des Droits de l'Homme sert trop souvent d'alibi à des violences dont les fondements en Droits de l'Homme ne leurrent personne ! (« La loi est sainte, mais moi je suis pécheur », Paul aux Romains ch. 7. Idem pour les Droits de l’homme : ils sont justes, ce qui ne justifie pas ceux qui s’y appuient pour n’en pas tenir compte !) Et pourtant le recours au « plus jamais ça » est plus que jamais urgent : quid aujourd’hui du « plus jamais ça » de la Shoah quant à la nature de son rapport avec les débouchés actuels, européens, et aussi proche-orientaux ?
Le dialogue judéo-chrétien issu du « plus jamais ça » a permis de déceler qu'une des racines débouchant sur la Shoah est ce qu'on appelle la « théologie de la substitution », qui a dominé dans le christianisme depuis plus d'un millénaire (si ce n'est presque deux). L'idée on le sait, est en gros que la religion la plus récente se substitue à celle qui précède (qui dès lors, à terme, n'a logiquement plus lieu d'être), reléguée dans le passé. Une idéologie de la non-reconnaissance ! Où personne n’a à pavoiser !
L'abandon de la théologie de la substitution est au cœur du dialogue judéo-chrétien contemporain — abandon dont un précurseur comme Calvin (même s’il y a lieu de constater que toutes les conséquences n’en furent pas tirées) soulignait déjà qu'il ne saurait y avoir substitution car Dieu ne renie pas ses propres engagements : l'Alliance avec Israël est toujours valide. Mais jusque là, cette théologie et la philosophie qui l’a suivie ont fait des ravages. On la retrouve, outre le christianisme, dans l'islam, où elle consiste à penser que l'islam abolit les religions antérieures — qui subsistent donc provisoirement, sous une protection précaire (le statut de dhimmis), équivalent de la protection avignonnaise des « juifs du pape » (avec signes distinctifs repris en chrétienté de la pratique califale). L'idée est d'une autre façon derrière la persécution des hérétiques (relégués eux, non pas dans le passé, mais dans le sacrilège déstructurateur : figure type, les cathares). Les deux notions (hérésie et « protection ») se rejoindront dans la France de l'Ancien régime avec l'Édit de Nantes « protégeant » les hérétiques protestants, un Édit voué à… être révoqué par Louis XIV au prétexte qu' « il n'y a quasiment plus de protestants ».
Idée de substitution reprise aussi en dehors des cercles religieux, quand les Lumières censées dissiper les ténèbres, vouent donc logiquement aux ténèbres les tenants de pensées qui n'entrent pas dans la marche du progrès de « la » Civilisation. Voltaire, au-delà de sa bénéfique militance pour la tolérance, est à ce point remarquable (mais, homme de son temps sans plus, il n'est pas le seul), méprisant à l'égard des juifs comme à l'égard des autres « races inférieures » (« nègres », « Indiens/Américains », etc.). À ce point, on a quitté la théologie de la substitution, et on est entré dans une sorte d'idéologie de la substitution, en marche vers sa justification « scientifique » racialiste, puis raciste, qui viendra appuyer les projets coloniaux jusque dans la bouche de Jules Ferry, mais aussi de Victor Hugo, et jusque (atténué) chez Jaurès et Blum : le devoir des « races supérieures » d'éclairer « les races inférieures »…
Avec le point-limite de leur « infériorité » et de leur « non-perfectibilité », qui débouche sur des massacres de masse et des génocides : premier génocide du XXe siècle (reconnu depuis 2004), le génocide des Hereros de la colonie allemande de Namibie. Un temps gouverneur de la colonie, Heinrich Goering, père de l'autre. Le parallèle avec le vocabulaire employé ensuite en Allemagne est frappant.
En arrière plan, aux origines de la modernité, le développement de l'idée de « hiérarchie des races », et donc d'une pré-notion biologique de race, apparaissant dès le XVe siècle, avec l'Inquisition espagnole mettant en cause comme hérétique (dans la suite de l'Inquisition occitane repérant dès les XIIIe-XIVe siècles des « lignées » cathares hérétiques) la foi des marranes, convertis d'origine juive, repérés comme tels en remontant quatre générations pour détecter un défaut de « pureté du sang ». Cela en parallèle avec le développement de l'institution esclavagiste sur une base raciale.
Derrière tout cela, toujours l'idée substitutionniste, reprise ultérieurement en termes racialistes-darwiniens : les « races supérieures » vouées à se substituer aux « races inférieures », par extermination éventuellement. Ici aussi, personne n’a à pavoiser. Nietzsche fustigeant l’antisémitisme de Wagner ou de sa sœur, ne déplore-t-il pas le rôle des juifs dans la décadence des « Aryens » ? —
sic — (cf. sa
Généalogie de la morale, 1ère dissertation. Puis il en vient à déceler chez les antisémites la morale du ressentissement, d'origine juive, devenue le fait de chrétiens antisémites.) Antijudaïsme de Nietzsche tout de même, d’où sans doute la formule d’
André Suarès : « je ne puis pardonner à Nietzsche ». On est au fondement de l'idée qui débouche sur la Shoah. Et les chrétiens, de toutes confessions, n’ont pas d’innocence à faire valoir dans ce processus.
Aimé Césaire a un passage remarquable à ce sujet dans son
Discours sur le colonialisme :
« Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
"Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi."
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe "idéaliste". Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] » (Éd. Présence Africaine, 1955/2004 p. 14-15)
« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement
du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. » (Aimé Césaire,
Discours sur le colonialisme,
ibid. p. 12-13.)
Cf. aussi James Baldwin,
La prochaine fois, le feu :
« Toute prétention à une supériorité quelconque, sauf dans le domaine technologique, qu'ont pu entretenir les nations chrétiennes, a, en ce qui me concerne, été réduite à néant par l'existence même du IIIe Reich. Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l'holocauste dont l'Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu'ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l'indifférence du monde à leur égard m'avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m'empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j'avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m'attendre le jour où les États-Unis décideraient d'assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l'aveuglette. » (éd. folio, p. 77)
Voilà donc que le sacré perçu comme avenir éclairé, déployé comme sacré en marche, fondé contre sa répulsion d’un passé obscurantiste… Voilà que ce sacré comme avenir en marche, dans sa prétention à se substituer à ce qui l’a précédé, a débouché sur la catastrophe !
À quoi on aurait pu ajouter la sacralisation chrétienne de la pauvreté, via des figures comme François d’Assise, reprises jusqu’à Marx, reprochant aux juifs l’héritage forcé qui faisait d’eux, via l’interdiction de l’usure, les banquiers d’un monde qui leur refusait tout autre métier !…
* * *
Terre, mémoire et Israël
En 2016 l'Unesco proposait une résolution sur les problèmes Israël-Palestine et notamment sur la question du Mont du Temple appelé dans le document
Al-Aqsa Mosque/Al-Haram Al Sharif.
On ne relève dans ce texte qu'une seule évocation — implicite — du fait qu'il y eut un Temple à Jérusalem, doté donc de murs, dont un « mur occidental » : la « Place du mur occidental » prend des guillemets après avoir été désignée, sans guillemets, sous son nom de Place
Al-Buraq. Le Mont du Temple n'est jamais nommé, mais le lieu est évoqué dix-huit fois dans les termes — légitimes aussi — de
Al-Aqsa Mosque/Al-Haram Al Sharif. On est donc censé ignorer l'archéologie symbolique et spirituelle d'où ressort que ce lieu appelé communément « saint » l'est précisément parce qu'il est chargé d'une portée symbolique du fait même de cette archéologie mémorielle — passée sous silence !
Voilà qui est troublant à l'Unesco, dont le sigle porte les mots science, culture, éducation. Qu'est-ce en effet qu'une science historique qui ignore les faits historiques ? Qu'est-ce qu'une culture, censée être histoire et mémoire, qui porte l'amnésie mémorielle et culturelle ? Qu'est-ce enfin qu'une éducation qui établit un silence qui ne concède que des guillemets à une mémoire ignorée ?
À ce point, un chrétien du XXIe siècle doit s'interroger sur la mémoire de l'Unesco concernant le tournant marquant, après ce qui a été évoqué ci-dessus, de la deuxième moitié du XXe siècle initiant la cessation de « l'enseignement du mépris » du fait juif réclamée par l'historien Jules Isaac. Espérance d'une éducation où se substituerait enfin à un séculaire enseignement du mépris un enseignement de l'estime. Estime et respect en l’occurrence du judaïsme, de sa mémoire, et des juifs que le christianisme avait pris l'habitude d'enfouir dans le sépulcre d’un silence mémoriel où le mur occidental du Temple de Jérusalem n'était plus que lieu de lamentations d'un judaïsme s'obstinant à refuser de se voir substituer un christianisme détenteur unique d'une vérité amnésique. Une ignorance de l'histoire qui, face l'innommable qui se préparait dans la première moitié du XXe siècle européen, a émoussé l'efficacité de la résistance du christianisme. Efficacité nécessairement fondée en culture ; mais tout un pan de culture historique du fait juif faisait défaut au christianisme depuis des siècles…
*
L’amnésie proposée tout récemment au sein de l'Unesco relève entièrement de l'a priori théologique dont le refus est au cœur du dialogue judéo-chrétien en particulier, interreligieux en général ! À savoir toujours et encore la théologie de la substitution. Une théologie qui avait débouché à terme en Europe du XXe siècle sur l'incapacité de résister efficacement au projet politique dont on sait le débouché. Quelques moments isolés comme le synode de Barmen par lequel l’Église confessante en Allemagne du XXe siècle répondait dès 1934, ou en France la Déclaration de Pomeyrol de 1941, par des textes strictement et exclusivement théologiques à des positions et des actes politiques qui heurtaient ceux qui s'y opposaient — dans leurs convictions théologiques. Sans comparer les situations, l'exemple ne laisse d'interroger : projet politique qui réfère à un soubassement théologique et symbolique. Le christianisme commence à peine de sortir, avec des reculs, de la théologie de la substitution, qui grève encore souvent les relations judéo-chrétiennes, attitude qui reste hélas prégnante en islam.
Quel que soit le point de vue que l'on adopte sur le conflit, le problème du Mont du Temple /
Al Haram – Al Sharif ne pourra se régler que si on commence par ne pas nier l'investissement religieux de tous. Tout commence par ne pas nier la foi des autres, i.e. ne pas prétendre substituer son sacré à celui de l'autre. Or c'est ce que fait le texte de l'Unesco du début à la fin : cautionner le substitutionnisme, probablement en son cœur symbolique qui plus est.
*
La réalité est pourtant bien simple : la mémoire du Temple de Jérusalem est le lieu symbolique où s'enracine la vie religieuse et liturgique du judaïsme vivant aujourd'hui : « l'an prochain à Jérusalem ».
Cette mémoire juive concernant le Mont du Temple est le référent symbolique qui fonde les mémoires chrétiennes et musulmanes concernant Jérusalem. Pour ne donner qu'un exemple, concernant le christianisme : au cœur de la foi chrétienne est l’affirmation de l'accès ouvert à la grâce de Dieu, accès désigné symboliquement comme accès au lieu très saint céleste, symbolisé par le lieu très saint du Temple de Jérusalem ! La symbolique mémorielle juive fonde bien la symbolique centrale de la foi chrétienne !
Mais n'en est-il pas de même pour la symbolique mémorielle musulmane ? Le texte proposé à l'Unesco rappelait, à juste titre, la sainteté du lieu pour les musulmans, évoquant le
Miraj/Ascension du Prophète sur
Al-Buraq (dont le parvis du mur occidental porte à présent aussi le nom) depuis ce lieu. Mais pourquoi depuis ce lieu sinon du fait de sa sainteté, précisément ? Quelle sainteté sinon celle qui lui est, à l'époque du Prophète de l'islam, conférée par la mémoire juive ?
Sur la mémoire ignorée, on ne bâtit pas la paix. Sur la mémoire symbolique ignorée, on paralyse la fonction réconciliatrice du religieux, porteur de la symbolique mémorielle en toutes les profondeurs de son archéologie spirituelle. Il en va même de la possibilité de la confiance et de son enracinement spirituel. Ce qui vaut pour le christianisme vaut bien sûr aussi pour l'islam. Le Dieu d'Abraham est inconditionnellement fidèle à sa promesse — affirmation qui fonde la confiance inaltérable en Dieu qui permet l’établissement de la confiance entre les humains.
*
Concernant la mémoire chrétienne, le référent symbolique qui la fonde renvoie à propos de Jérusalem à des textes comme l’Évangile de Jean, ch. 4 — parlant de culte non pas attaché à tel lieu, pour les chrétiens, mais n'en transposant pas moins un culte « en Esprit et en vérité » de ce lieu-là ! Tout comme l’Épître au Hébreux, parlant de rideau du temple déchiré (de ce Temple-là). C'est une approche en déplacement symbolique que nous donne l’Épître aux Hébreux comme Jean 4, Jésus annonçant dans une discussion sur quel temple prime, le judéen ou le samaritain, que « le salut vient des Judéens / des juifs », pour
ipso facto transposer de ce fondement symbolique la grâce ouverte « en Esprit et en vérité ». Car c'est bien de symbolique qu'il s'agit ici et évidemment pas de simples pierres ! Une archéologie mémorielle et symbolique, qui, l'histoire nous l'a montré cent et mille fois, si elle est négligée, débouche invariablement sur des effusions de sang.
Alors que l'histoire de l’islam connaît quantité d'exemples allant en sens inverse ! Depuis la considération de ce lieu du
Miraj du Prophète comme étant en lien avait la sainteté antécédente et toujours actuelle du lieu pour les juifs ; jusqu'à la demande du sultan Al Kamil du silence des muezzin pour toute la journée de l’intronisation de Frédéric II au trône de Jérusalem suite à leur pacte politique ; en passant par le refus du calife 'Omar de prier au Saint-sépulcre de peur de le voir transformer en mosquée. Et on pourrait multiplier les exemples. Attitudes qui s'inscrivent au fond dans celle de Paul invitant à plusieurs reprises au respect de la signification symbolique des rites, tout en croyant comme Jean 4 la grâce ouverte pour un culte en Esprit et en vérité. C'est pourquoi c'est évidemment à tort qu'il est accusé d'avoir fait entrer un non-juif dans le Temple, symbole de respect pour lequel on doit comprendre le refus de certains de monter sur l'esplanade du Temple /
Al-Haram – Al-Sharif. On est toujours dans la symbolique, avec tout ce qu'elle a de décisif.
Que l'on tienne tel positionnement sur le conflit israélo-palestinien ou tel autre n'y change rien. L’investissement symbolique est incontournable. Il est à la racine de possibles nouvelles effusions de sang… Alors qu'il est possible pour tous de reconnaître la légitimité de tous les investissements symboliques, de toutes les couches mémorielles investies en ce lieu central au plan symbolique.
*
La parabole des vignerons homicides, une autre lecture
« "Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour ; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage. Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient. Mais les vignerons saisirent ces serviteurs ; l’un, ils le rouèrent de coups ; un autre, ils le tuèrent ; un autre, ils le lapidèrent. Il envoya encore d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; ils les traitèrent de même. Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: Ils respecteront mon fils. Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux : C’est l’héritier. Venez ! Tuons-le et emparons-nous de l’héritage. Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. […]"
Jésus leur dit : "N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ; c’est là l’œuvre du Seigneur: Quelle merveille à nos yeux. (Ps 118, 22-23 ; Ésaïe 28, 16)
Aussi je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à une nation qui en produira les fruits." » (Matthieu 21, 33-39 & 42-43)
Combien n’a-t-on pas lu là un texte contre les juifs, où à travers Jésus, le fils et les autres/nouveaux vignerons désigneraient les chrétiens ? C’est oublier que si Jésus n’était pas Judéen, il était juif — où il faut se demander si le fils de la parabole n’est pas Israël et si les vignerons homicides ne sont pas les persécuteurs d’Israël qui après avoir été contempteurs des prophètes d’Israël finissent par s’en prendre à Israël-même avec une violence dessinée en Jésus — lequel annonce l’espérance d’un temps où d’autres responsables de la vigne cesseront d’être persécuteurs…