Luther, dont Bach se réclame hautement, pose au XVI siècle une volonté de réunifier, par la prédication d’une parole claire reçue des Écritures pour une foi simple et intime, une Église dont la division est alors connue par catholiques comme protestants comme un fait avéré bien avant Luther, et dont la réparation n’est pas encore advenue. Depuis 1378, et jusqu’en 1418, la Chrétienté d’Occident s’est divisée autour de deux papes simultanés. À la suite du concile de Constance, tenu de 1414 à 1418, on est parvenu, après avoir transité par trois papes, à reconstituer l’unité pontificale. Mais pas celle de la Chrétienté pour autant ! En revanche le Concile de Constance, réunifiant la papauté, se trouve dès lors en concurrence unificatrice avec Rome, creusant un peu plus le sentiment d’une Chrétienté divisée. D’autant plus divisée que les deux, Concile de Constance et papauté, s’accordent pour condamner, en 1415, le réformateur Jan Hus en qui est apparue une troisième option unificatrice concurrente : la Bible. Si c’était là, a-t-on commencé à se demander, plutôt qu’en un Concile ou en la papauté qu’était le fondement unifiant ?
La Réforme protestante s’inscrit dans cette idée d’unification par un retour à la prédication d’une parole claire, à partir des Écritures, et d’un culte clair et simple qui en procède. Luther, et les autres réformateurs revendiquent ainsi une sobriété esthétique, où tout s’axe pour le service d’une parole compréhensible, avec donc suspicion vis-à-vis de la musique cultuelle, y compris les instruments, dont l’orgue en premier lieu, dans la mesure où elle risque d’oblitérer la clarté du message (on est dans la lignée classique issue de saint Augustin), suspicion forte, mais très vite moins prononcée chez Luther. Par exemple, à la différence des réformateurs suisses, Luther (et le luthéranisme en général) admet rapidement la polyphonie, garde le vocable « messe » et même, outre la prédication nécessairement en langue vernaculaire, l’usage du latin en parallèle avec l’allemand, non pour la prédication, mais pour les sections classiques des « messes » (cf. Confession d'Augsbourg, art. 24 ; cf. Hubert Guicharrousse, Les musiques de Luther, Genève, Labor & Fides, 1995). Ce que l’on retrouvera chez Bach. Reste toutefois que de toute façon la musique n’est pas une fin en soi, elle est là pour servir les textes chantés.
Luther s’appuie, pour soutenir cela, sur la 1ère épître de Paul aux Corinthiens — 1 Co 13, 1 - 14, 16.
1 Co 13, 1 :
Et comment se fonde cet amour ? Dans l’édification de chacun par une parole divine donnée de façon claire et distincte, dans une langue compréhensible :
1 Co 14 :
Nous voilà sans doute à la source du paradoxe paroles-musique qui éclate chez Bach. Une musique donnée au départ chez Luther, dans l’héritage de saint Augustin, pour servir le texte — et qui devient comme une parole silencieuse de Dieu. Moment mystique sans doute, rejoignant chez Bach comme chez Luther la mystique rhénane d’un Tauler qu’ils prisent tous deux, mystique de la rencontre intérieure de Dieu, au-delà des mots, et qu’un Cioran retrouvera chez Bach (cf. infra).
Sont apparues aussi, puisque le chant d’Église sert le culte protestant, les identités confessionnelles protestantes, et leur écho dans le chant : le théocentrisme (foi centrée sur Dieu le Père) réformé calvinien se traduit dans le Psautier genevois, en usage jusqu’aujourd’hui, avec les traductions des Psaumes par Clément Marot et Théodore de Bèze. Ce théocentrisme se distingue du christocentrisme luthérien (centré sur le Christ) — y compris dans l’usage des Psaumes : ainsi, le fameux choral luthérien, écrit par Luther, « C’est un rempart que notre Dieu » est une relecture christocentrique du Ps 46 (45) — le Psautier réformé genevois n’en est cependant par moins inspiré par Luther. Ce christocentrisme, cette accentuation de l’incarnation et de la crucifixion du Christ, nourrira toute une piété individuelle que l’on retrouve chez Bach.
Où l’on doit évoquer le piétisme, issu de Philipp Jacob Spener (1635, Ribeauvillé – 1705, Berlin), qui s'élève contre la revendication trop formelle de l'identité confessionnelle. Spener est un théologien luthérien originaire d'Alsace. Lui-même s’est toujours vu comme un fidèle disciple de Martin Luther. Il est l'auteur de l’ouvrage Pia desideria (1675) — d’où vient le terme « piétisme ». C’est en disciple de Luther qu’il y déplore la détresse spirituelle face à ce qu'il appellera les maux du luthéranisme de son temps, à savoir formalisme et dogmatisme — un phénomène commun où la confession de la foi tient lieu de foi !
En arrière-plan, le spectre de ce qui fut la Guerre de Trente ans, guerre confessionnelle par laquelle l’empereur espérait réunifier les territoires germaniques, et qui débouchait sur… la disparition du tiers à la moitié de la population de l’Empire, guerre close par les traités de Wesphalie, le 24 octobre 1648, date qui marque aussi la fin de la Chrétienté, échouée — remplacée par la civilisation actuelle comme « empire du moindre mal » (J.-C. Michéa), avec ses aspects indubitablement positifs, notamment en droits, notre civilisation libérale…
Or, en 1653, c’est grâce à sa thèse dirigée contre Thomas Hobbes que Spener obtient le garde de maître en philosophie. La défense par Hobbes de l’absolutisme est souvent perçue, à juste titre, comme une forme de libéralisme, en tant qu’elle se développe sur les ruines de la Chrétienté. Hobbes part du constat de ces ruines — « l’homme est un loup pour l’homme » — et envisage une alternative, à l’œuvre en Europe, notamment en France, à l’autre bout de l’Europe, l’année où naît Bach, 1685. Dans ce monde déstructuré le piétisme s’offre comme un recours, dans l’intériorité, que cultivera, en autres, la musique de Bach.
Le christocentrisme, la piété concrète autour de l’incarnation et de la croix, qui est celle de Luther, visant à la promotion intérieure de la foi libératrice, anticipait le jour — c’est encore notre temps de post-Chrétienté (et de « mort de Dieu », cf. « L’Insensé » de Nietzsche, Le Gai Savoir III § 125) — où la foi s’actualise dans le seul homme intérieur ou dans des conventicules, les ecclesiolae in ecclesia des piétistes.
Je cite Spener, le « père » du piétisme : « Il ne suffit pas en somme, de s'occuper de l'homme extérieur seulement : cela, une éthique païenne peut le faire aussi. Mais nous devons poser les fondements dans les cœurs, solidement ; nous devons montrer que ce qui ne provient pas du cœur n'est qu'hypocrisie, et donc habituer les gens, premièrement à s'occuper de l'homme intérieur, à réveiller l'amour pour Dieu et pour le prochain par les moyens adéquats, et ensuite à agir sous l'impulsion de cela. » (Spener, Pia desideria)
Or, son influence sera plus large que sur les seules ecclésioles piétistes !
La foi se recentre sur Dieu présent dans l’humilité du Christ, incarné et crucifié : la musique requiert de même l’humilité de sa fonction : pour Dieu plutôt que musique spectacle pour la gloire de son auteur.
(Le paragraphe suivant emprunte en l’adaptant à l’article de Jean-Marc Bittner, « Le message de Jean-Sébastien Bach », Ichthus 1986-3, n° 124)
Jean-Sébastien Bach naît le 21 mars 1685 à Eisenach en Thuringe. 1685 est l’année où Louis XIV révoque l’Édit de Nantes et promulgue le Code noir. L’époque est sombre. Un peu plus de 35 ans après la fin de la guerre de Trente ans, les effets délétères de cette catastrophe européenne sont sensibles. La mortalité reste effroyable ; Bach lui-même a perdu 9 enfants en bas âge. Il en a eu 20 : 7 (dont 3 mourront en bas âge) de Maria Barbara, épousée en 1707, morte 13 ans après ; 13 (dont 6 mourront en bas âge) de Anna Magdalena, épousée par Bach suite à son veuvage en 1720.
En 1703, Bach obtient son premier poste comme organiste de l’Église d'Arnstadt, où il compose des pièces comme la Toccata et Fugue en Ré mineur, qui n’enthousiasment guère, loin s’en faut. Au point qu’à la suite d’admonestations, il présente sa démission — il supporte mal qu’on se mêle de juger de son art.
Il retrouve vite un poste d'organiste, à l’Église Saint Blaise de Mülhausen. On est en 1707. Il n’y restera qu’un an, quittant son poste suite à la querelle théologico-musicale entre le pasteur Eilmar, luthérien orthodoxe et le pasteur piétiste, Frohne, peu mélomane — le mouvement piétiste véhicule, dans sa volonté de retour aux sources, une réelle réserve pour la musique. Bach prend parti pour Eilmar, amateur de musique, et qui est aussi son ami — ce qui ne suppose pas que Bach ne soit pas sensible au mouvement piétiste, qui impacte tous les courants de l’Église. L'inventaire de sa bibliothèque, fait après sa mort, le confirme : outre des ouvrages musicaux, on y trouve de nombreux livres de théologie et de piété, tant orthodoxes que piétistes (œuvres de Luther, Spener, Francke — autre piétiste). Bach appréciait aussi, à l’instar de Luther, le prédicateur médiéval strasbourgeois, Johannes Tauler.
Dès l’année d’après, 1708, jusqu’à 1717, Bach officie, toujours comme organiste, à la cour du Duc de Saxe-Weimar ; il y deviendra aussi Konzertmeister (chef d'orchestre du petit ensemble ducal). C'est durant cette période qu’il commence à rédiger l'Orgelbüchlein (petit livre d'orgue), manuel pédagogique pour organistes. Une vingtaine de cantates sont datées de cette époque.
Mais le compositeur se fait « débaucher », écrit J.M. Bittner, par le neveu du duc pour se mettre au service du prince Léopold d'Anhalt-Coethen (de 1717 à 1723). Pas de musique d’Église chez ce prince calviniste mais de la musique instrumentale ; Bach composera pour lui la plus grande partie de ses œuvres instrumentales, tels les Concertos Brandebourgeois, les Ouvertures, les Suites françaises et anglaises, et autres concertos pour clavecin, pour violon, ainsi que la première partie du « Clavecin bien tempéré ».
Mais le prince Léopold épouse une princesse qui n’a pas ses goûts musicaux. Bach l'appellera une « amusa », ennemie des Muses. Et il se résout à chercher un autre poste.
En cette même année 1723, la ville de Leipzig recherche un nouveau chef de chœur. Elle aurait bien voulu s'adjoindre les services de Telemann, alors très célèbre, mais ce dernier ayant décliné l'offre, les notables du conseil municipal se contentent, selon leurs propres dires d'un « médiocre » (sic !) faute d'avoir le meilleur ! (Bach et Telemann n’en seront pas moins amis.) Dans le contrat de Bach, les édiles incluent même une clause stipulant que sa musique ne devrait pas ressembler à de la musique d'opéra !
La musique de Telemann lui a valu bien plus d'admirateurs que les œuvres de Bach, qualifiées par des critiques musicaux contemporains, de difficiles, à la limite de l'injouable, d'ampoulées et de retardataires par rapport au goût du temps.
Bach a dû batailler le restant de sa vie (1723 à 1750), Leipzig fut sa dernière étape, contre les autorités de la ville, qui de plus ne comprenaient pas sa musique (la Passion selon Saint Matthieu a été jugée trop longue et trop théâtrale !).
C'est pourtant à Leipzig que Bach va donner la pleine mesure de son génie : une cantate tous les dimanches, des pièces de circonstances aux fêtes religieuses et civiles, plus des cours de latin et de chant au collège Saint Thomas, la direction du chœur de Saint Thomas, et il trouve encore du temps pour de nombreuses compositions personnelles. Ses plus grandes œuvres voient le jour durant cette période : la majeure partie des cantates, les Passions selon Saint Jean et selon Saint Matthieu, l'Oratorio de Noël, la Messe en Si mineur, l'Art de la Fugue ainsi que de nombreuses pièces pour clavecin et orgue.
À la fin de sa vie, sans doute un peu aigri, écrit J.M. Bittner, le musicien rentre de plus en plus en lui-même, réaction de repli qui lui fait composer une musique de plus en plus abstraite et théorique, mathématique même. L'Art de la Fugue en est l'exemple le plus manifeste.
Le 28 juillet 1750, Bach meurt ; quelques jours auparavant, il dictait à son gendre sa dernière cantate « Vor Deinem Thron, steh ich allhier » (Devant Ton Trône je me tiens maintenant) ! Ultime témoignage de foi.
Homme de foi luthérienne, Bach voulait que sa musique collât aux textes. Albert Schweitzer a pu l'appeler le musicien-poète.
La foi de Bach se signe dans les « Soli Deo Gloria » ou « Jesus juvat » (Jésus aide) qui marquent chacun de ses manuscrits. Bach a été le chantre de la doctrine luthérienne ; il suffit de parcourir les livrets de cantates, même s’il ne les a pas écrits lui-même. Ces livrets reflètent les grands thèmes chers à Luther : le salut procédant de l’Incarnation, et au plus précis de la crucifixion de Jésus-Christ (le choral « chef couvert de blessures » est utilisé dans plusieurs cantates, dans les deux Passions et même dans l'Oratorio de Noël) ; confiance en Dieu, durant la vie et devant la mort. Dans ses cantates, Bach engage l'auditeur à répondre personnellement à l'amour de Dieu, marque « piétiste » certaine. La Passion selon Saint Matthieu, par exemple, met en scène un personnage fictif, « l'âme personnifiée », qui fait le lien entre les auditeurs et les acteurs (Jésus, ses disciples, la foule, etc.) du drame.
Bach disait : « La Passion du Christ : le seul sujet qui doive enthousiasmer un musicien ». Sa foi est sensible particulièrement dans la sérénité avec laquelle il a envisagé sa mort : nombre de cantates sont consacrées à « la douce heure de la mort » : Christus, der ist mein Leben (Christ est ma vie) BWV 95, Ich habe genug (j'en ai assez) BWV 82.
Dans la texture musicale même, pointe la foi du compositeur. Bach utilise de nombreux symboles chiffrés : le rythme ternaire qui symbolise la Trinité, la basse continue qui est une figure de Dieu.
« La fin et cause finale de la basse continue ne doit pas être autre chose que la glorification de Dieu et la récréation (en français) de l'âme. Où cette fin n'est pas prise en considération, il n'y a pas de véritable musique ; il n'y a que beuglement et rengaines d'orgues de Barbarie » écrit Bach (presque les mots de Luther lisant en 1 Co 13 et 14 une invite à la prudence et sobriété quant à l’usage cultuel de la musique).
(Le paragraphe suivant reprend et adapte une partie du ch. IX de : Roland Poupin, Cioran, entre Job et le catharisme : les pouvoirs dépositaires de l'universel et la prière non-conçue, thèse de philosophie, 1994)
Cioran note, lui qui affirme comprendre Maître Eckhart (dont Tauler est un disciple) comme s’il avait la foi (Écartèlement, nrf 1979, p. 70) : « L'idéal serait de pouvoir se répéter comme… Bach » (Aveux et Anathèmes, Arcades 1987, p. 20). C'est au point qu’il entend dans la musique de Bach la seule « preuve » de l'existence de Dieu : « Penser que tant de théologiens et de philosophes ont perdu des nuits et des jours à chercher des preuves de l'existence de Dieu, oubliant la seule… » (Des larmes et des saints, L’Herne-LdP 1990, p. 40) Preuve éphémère toutefois, qui dure le temps de l'audition : « La musique est une illusion qui rachète toutes les autres » (Aveux et Anathèmes, p. 80) ; et ce n'est que durant cet espace d’illusion que cesse tout mensonge : « En dehors de la musique tout est mensonge, même la solitude, même l’extase. Elle est justement l’une et l’autre en mieux » (Aveux et Anathèmes, p. 37). Alors dans cet espace apparaît, irréfutable, la divinité : « quand vous écoutez Bach, vous voyez germer Dieu. Son œuvre est génératrice de divinité » (Des larmes et des saints, p. 40).
Écho à Nietzsche, qui, après avoir écouté la Passion selon Saint Matthieu, écrivait : « Quiconque a complètement désappris le Christianisme entend ici comme un véritable Évangile ».
Écho aussi à Georg Heinrich Ludwig Schwanenberger (musicien à la cour de Wolfenbüttel, parrain de Regina Johanne Bach, 1727) — disant : « Je souhaiterais que vous entendiez une fois à l'orgue Monsieur Bach ; je n'ai pour ma part jamais rien entendu de tel, je dois complètement changer ma manière de jouer, qui doit être comptée pour rien. »
Bach, par qui l’âme, depuis notre société post-séculière (pour employer des mots plus récents, ceux de Jürgen Habermas), reçoit cette unique preuve de l’existence de Dieu, selon Cioran, cette musique composée soli Deo gloria, à la seule gloire de Dieu…
Car, dans un tel monde, le nôtre, « sans Bach, nous dit encore Cioran, la théologie serait dépourvue d'objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach c'est bien Dieu » (Syllogismes de l’amertume, folio/essais 1990, p. 120). Mais, certes : « La musique n'existe qu'aussi longtemps que dure l'audition, comme Dieu qu'autant que dure l'extase » (Aveux et Anathèmes, p. 71). Cioran toujours : « Après les Variations Goldberg — musique "super-essentielle" pour employer le jargon mystique — nous fermons les yeux en nous abandonnant à l'écho qu'elles ont suscité en nous. Plus rien n'existe, sinon une plénitude sans contenu qui est bien la seule manière de côtoyer le Suprême » (Aveux et Anathèmes, p. 85) — où l’on retrouve Tauler et la mystique rhénane inspirant la piété luthérienne de Bach, et où la possibilité d’unification dans la parole exprimée recherchée par Luther… s’ouvre ici dans le silence qui naît de la musique. Mais si irréfutable qu'elle soit, la vérité indicible qui perce dans cette prière contemporaine non-dite, non-conçue, ne dure qu'aussi longtemps qu'elle, pour s'éteindre avec le silence et le retour du bruit.
La Réforme protestante s’inscrit dans cette idée d’unification par un retour à la prédication d’une parole claire, à partir des Écritures, et d’un culte clair et simple qui en procède. Luther, et les autres réformateurs revendiquent ainsi une sobriété esthétique, où tout s’axe pour le service d’une parole compréhensible, avec donc suspicion vis-à-vis de la musique cultuelle, y compris les instruments, dont l’orgue en premier lieu, dans la mesure où elle risque d’oblitérer la clarté du message (on est dans la lignée classique issue de saint Augustin), suspicion forte, mais très vite moins prononcée chez Luther. Par exemple, à la différence des réformateurs suisses, Luther (et le luthéranisme en général) admet rapidement la polyphonie, garde le vocable « messe » et même, outre la prédication nécessairement en langue vernaculaire, l’usage du latin en parallèle avec l’allemand, non pour la prédication, mais pour les sections classiques des « messes » (cf. Confession d'Augsbourg, art. 24 ; cf. Hubert Guicharrousse, Les musiques de Luther, Genève, Labor & Fides, 1995). Ce que l’on retrouvera chez Bach. Reste toutefois que de toute façon la musique n’est pas une fin en soi, elle est là pour servir les textes chantés.
Luther s’appuie, pour soutenir cela, sur la 1ère épître de Paul aux Corinthiens — 1 Co 13, 1 - 14, 16.
1 Co 13, 1 :
« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité/l’amour, je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit. »
Et comment se fonde cet amour ? Dans l’édification de chacun par une parole divine donnée de façon claire et distincte, dans une langue compréhensible :
1 Co 14 :
7 Si les objets inanimés qui rendent un son, comme une flûte ou une harpe, ne rendent pas des sons distincts, comment reconnaîtra-t-on ce qui est joué sur la flûte ou sur la harpe ?
8 Et si la trompette rend un son confus, qui se préparera au combat ?
9 De même vous, si par la langue vous ne donnez pas une parole distincte, comment saura-t-on ce que vous dites ? Car vous parlerez en l’air.
10 Quelque nombreuses que puissent être dans le monde les diverses langues, il n’en est aucune qui ne soit une langue intelligible ;
11 si donc je ne connais pas le sens de la langue, je serai un barbare pour celui qui parle, et celui qui parle sera un barbare pour moi.
12 De même vous, puisque vous aspirez aux dons spirituels, que ce soit pour l’édification de l’Église que vous cherchiez à en posséder abondamment.
13 C’est pourquoi, que celui qui parle en langue prie pour avoir le don d’interpréter.
14 Car si je prie en langue, mon esprit est en prière, mais mon intelligence demeure stérile.
15 Que faire donc ? Je prierai par l’esprit, mais je prierai aussi avec l’intelligence ; je chanterai par l’esprit, mais je chanterai aussi avec l’intelligence. »
16 Autrement, si tu rends grâces par l’esprit, comment celui qui est dans les rangs de l’homme du peuple répondra-t-il Amen ! à ton action de grâces, puisqu’il ne sait pas ce que tu dis ?
Nous voilà sans doute à la source du paradoxe paroles-musique qui éclate chez Bach. Une musique donnée au départ chez Luther, dans l’héritage de saint Augustin, pour servir le texte — et qui devient comme une parole silencieuse de Dieu. Moment mystique sans doute, rejoignant chez Bach comme chez Luther la mystique rhénane d’un Tauler qu’ils prisent tous deux, mystique de la rencontre intérieure de Dieu, au-delà des mots, et qu’un Cioran retrouvera chez Bach (cf. infra).
Sont apparues aussi, puisque le chant d’Église sert le culte protestant, les identités confessionnelles protestantes, et leur écho dans le chant : le théocentrisme (foi centrée sur Dieu le Père) réformé calvinien se traduit dans le Psautier genevois, en usage jusqu’aujourd’hui, avec les traductions des Psaumes par Clément Marot et Théodore de Bèze. Ce théocentrisme se distingue du christocentrisme luthérien (centré sur le Christ) — y compris dans l’usage des Psaumes : ainsi, le fameux choral luthérien, écrit par Luther, « C’est un rempart que notre Dieu » est une relecture christocentrique du Ps 46 (45) — le Psautier réformé genevois n’en est cependant par moins inspiré par Luther. Ce christocentrisme, cette accentuation de l’incarnation et de la crucifixion du Christ, nourrira toute une piété individuelle que l’on retrouve chez Bach.
Où l’on doit évoquer le piétisme, issu de Philipp Jacob Spener (1635, Ribeauvillé – 1705, Berlin), qui s'élève contre la revendication trop formelle de l'identité confessionnelle. Spener est un théologien luthérien originaire d'Alsace. Lui-même s’est toujours vu comme un fidèle disciple de Martin Luther. Il est l'auteur de l’ouvrage Pia desideria (1675) — d’où vient le terme « piétisme ». C’est en disciple de Luther qu’il y déplore la détresse spirituelle face à ce qu'il appellera les maux du luthéranisme de son temps, à savoir formalisme et dogmatisme — un phénomène commun où la confession de la foi tient lieu de foi !
En arrière-plan, le spectre de ce qui fut la Guerre de Trente ans, guerre confessionnelle par laquelle l’empereur espérait réunifier les territoires germaniques, et qui débouchait sur… la disparition du tiers à la moitié de la population de l’Empire, guerre close par les traités de Wesphalie, le 24 octobre 1648, date qui marque aussi la fin de la Chrétienté, échouée — remplacée par la civilisation actuelle comme « empire du moindre mal » (J.-C. Michéa), avec ses aspects indubitablement positifs, notamment en droits, notre civilisation libérale…
Or, en 1653, c’est grâce à sa thèse dirigée contre Thomas Hobbes que Spener obtient le garde de maître en philosophie. La défense par Hobbes de l’absolutisme est souvent perçue, à juste titre, comme une forme de libéralisme, en tant qu’elle se développe sur les ruines de la Chrétienté. Hobbes part du constat de ces ruines — « l’homme est un loup pour l’homme » — et envisage une alternative, à l’œuvre en Europe, notamment en France, à l’autre bout de l’Europe, l’année où naît Bach, 1685. Dans ce monde déstructuré le piétisme s’offre comme un recours, dans l’intériorité, que cultivera, en autres, la musique de Bach.
Le christocentrisme, la piété concrète autour de l’incarnation et de la croix, qui est celle de Luther, visant à la promotion intérieure de la foi libératrice, anticipait le jour — c’est encore notre temps de post-Chrétienté (et de « mort de Dieu », cf. « L’Insensé » de Nietzsche, Le Gai Savoir III § 125) — où la foi s’actualise dans le seul homme intérieur ou dans des conventicules, les ecclesiolae in ecclesia des piétistes.
Je cite Spener, le « père » du piétisme : « Il ne suffit pas en somme, de s'occuper de l'homme extérieur seulement : cela, une éthique païenne peut le faire aussi. Mais nous devons poser les fondements dans les cœurs, solidement ; nous devons montrer que ce qui ne provient pas du cœur n'est qu'hypocrisie, et donc habituer les gens, premièrement à s'occuper de l'homme intérieur, à réveiller l'amour pour Dieu et pour le prochain par les moyens adéquats, et ensuite à agir sous l'impulsion de cela. » (Spener, Pia desideria)
Or, son influence sera plus large que sur les seules ecclésioles piétistes !
La foi se recentre sur Dieu présent dans l’humilité du Christ, incarné et crucifié : la musique requiert de même l’humilité de sa fonction : pour Dieu plutôt que musique spectacle pour la gloire de son auteur.
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(Le paragraphe suivant emprunte en l’adaptant à l’article de Jean-Marc Bittner, « Le message de Jean-Sébastien Bach », Ichthus 1986-3, n° 124)
Jean-Sébastien Bach naît le 21 mars 1685 à Eisenach en Thuringe. 1685 est l’année où Louis XIV révoque l’Édit de Nantes et promulgue le Code noir. L’époque est sombre. Un peu plus de 35 ans après la fin de la guerre de Trente ans, les effets délétères de cette catastrophe européenne sont sensibles. La mortalité reste effroyable ; Bach lui-même a perdu 9 enfants en bas âge. Il en a eu 20 : 7 (dont 3 mourront en bas âge) de Maria Barbara, épousée en 1707, morte 13 ans après ; 13 (dont 6 mourront en bas âge) de Anna Magdalena, épousée par Bach suite à son veuvage en 1720.
En 1703, Bach obtient son premier poste comme organiste de l’Église d'Arnstadt, où il compose des pièces comme la Toccata et Fugue en Ré mineur, qui n’enthousiasment guère, loin s’en faut. Au point qu’à la suite d’admonestations, il présente sa démission — il supporte mal qu’on se mêle de juger de son art.
Il retrouve vite un poste d'organiste, à l’Église Saint Blaise de Mülhausen. On est en 1707. Il n’y restera qu’un an, quittant son poste suite à la querelle théologico-musicale entre le pasteur Eilmar, luthérien orthodoxe et le pasteur piétiste, Frohne, peu mélomane — le mouvement piétiste véhicule, dans sa volonté de retour aux sources, une réelle réserve pour la musique. Bach prend parti pour Eilmar, amateur de musique, et qui est aussi son ami — ce qui ne suppose pas que Bach ne soit pas sensible au mouvement piétiste, qui impacte tous les courants de l’Église. L'inventaire de sa bibliothèque, fait après sa mort, le confirme : outre des ouvrages musicaux, on y trouve de nombreux livres de théologie et de piété, tant orthodoxes que piétistes (œuvres de Luther, Spener, Francke — autre piétiste). Bach appréciait aussi, à l’instar de Luther, le prédicateur médiéval strasbourgeois, Johannes Tauler.
Dès l’année d’après, 1708, jusqu’à 1717, Bach officie, toujours comme organiste, à la cour du Duc de Saxe-Weimar ; il y deviendra aussi Konzertmeister (chef d'orchestre du petit ensemble ducal). C'est durant cette période qu’il commence à rédiger l'Orgelbüchlein (petit livre d'orgue), manuel pédagogique pour organistes. Une vingtaine de cantates sont datées de cette époque.
Mais le compositeur se fait « débaucher », écrit J.M. Bittner, par le neveu du duc pour se mettre au service du prince Léopold d'Anhalt-Coethen (de 1717 à 1723). Pas de musique d’Église chez ce prince calviniste mais de la musique instrumentale ; Bach composera pour lui la plus grande partie de ses œuvres instrumentales, tels les Concertos Brandebourgeois, les Ouvertures, les Suites françaises et anglaises, et autres concertos pour clavecin, pour violon, ainsi que la première partie du « Clavecin bien tempéré ».
Mais le prince Léopold épouse une princesse qui n’a pas ses goûts musicaux. Bach l'appellera une « amusa », ennemie des Muses. Et il se résout à chercher un autre poste.
En cette même année 1723, la ville de Leipzig recherche un nouveau chef de chœur. Elle aurait bien voulu s'adjoindre les services de Telemann, alors très célèbre, mais ce dernier ayant décliné l'offre, les notables du conseil municipal se contentent, selon leurs propres dires d'un « médiocre » (sic !) faute d'avoir le meilleur ! (Bach et Telemann n’en seront pas moins amis.) Dans le contrat de Bach, les édiles incluent même une clause stipulant que sa musique ne devrait pas ressembler à de la musique d'opéra !
La musique de Telemann lui a valu bien plus d'admirateurs que les œuvres de Bach, qualifiées par des critiques musicaux contemporains, de difficiles, à la limite de l'injouable, d'ampoulées et de retardataires par rapport au goût du temps.
Bach a dû batailler le restant de sa vie (1723 à 1750), Leipzig fut sa dernière étape, contre les autorités de la ville, qui de plus ne comprenaient pas sa musique (la Passion selon Saint Matthieu a été jugée trop longue et trop théâtrale !).
C'est pourtant à Leipzig que Bach va donner la pleine mesure de son génie : une cantate tous les dimanches, des pièces de circonstances aux fêtes religieuses et civiles, plus des cours de latin et de chant au collège Saint Thomas, la direction du chœur de Saint Thomas, et il trouve encore du temps pour de nombreuses compositions personnelles. Ses plus grandes œuvres voient le jour durant cette période : la majeure partie des cantates, les Passions selon Saint Jean et selon Saint Matthieu, l'Oratorio de Noël, la Messe en Si mineur, l'Art de la Fugue ainsi que de nombreuses pièces pour clavecin et orgue.
À la fin de sa vie, sans doute un peu aigri, écrit J.M. Bittner, le musicien rentre de plus en plus en lui-même, réaction de repli qui lui fait composer une musique de plus en plus abstraite et théorique, mathématique même. L'Art de la Fugue en est l'exemple le plus manifeste.
Le 28 juillet 1750, Bach meurt ; quelques jours auparavant, il dictait à son gendre sa dernière cantate « Vor Deinem Thron, steh ich allhier » (Devant Ton Trône je me tiens maintenant) ! Ultime témoignage de foi.
Homme de foi luthérienne, Bach voulait que sa musique collât aux textes. Albert Schweitzer a pu l'appeler le musicien-poète.
La foi de Bach se signe dans les « Soli Deo Gloria » ou « Jesus juvat » (Jésus aide) qui marquent chacun de ses manuscrits. Bach a été le chantre de la doctrine luthérienne ; il suffit de parcourir les livrets de cantates, même s’il ne les a pas écrits lui-même. Ces livrets reflètent les grands thèmes chers à Luther : le salut procédant de l’Incarnation, et au plus précis de la crucifixion de Jésus-Christ (le choral « chef couvert de blessures » est utilisé dans plusieurs cantates, dans les deux Passions et même dans l'Oratorio de Noël) ; confiance en Dieu, durant la vie et devant la mort. Dans ses cantates, Bach engage l'auditeur à répondre personnellement à l'amour de Dieu, marque « piétiste » certaine. La Passion selon Saint Matthieu, par exemple, met en scène un personnage fictif, « l'âme personnifiée », qui fait le lien entre les auditeurs et les acteurs (Jésus, ses disciples, la foule, etc.) du drame.
Bach disait : « La Passion du Christ : le seul sujet qui doive enthousiasmer un musicien ». Sa foi est sensible particulièrement dans la sérénité avec laquelle il a envisagé sa mort : nombre de cantates sont consacrées à « la douce heure de la mort » : Christus, der ist mein Leben (Christ est ma vie) BWV 95, Ich habe genug (j'en ai assez) BWV 82.
Dans la texture musicale même, pointe la foi du compositeur. Bach utilise de nombreux symboles chiffrés : le rythme ternaire qui symbolise la Trinité, la basse continue qui est une figure de Dieu.
« La fin et cause finale de la basse continue ne doit pas être autre chose que la glorification de Dieu et la récréation (en français) de l'âme. Où cette fin n'est pas prise en considération, il n'y a pas de véritable musique ; il n'y a que beuglement et rengaines d'orgues de Barbarie » écrit Bach (presque les mots de Luther lisant en 1 Co 13 et 14 une invite à la prudence et sobriété quant à l’usage cultuel de la musique).
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(Le paragraphe suivant reprend et adapte une partie du ch. IX de : Roland Poupin, Cioran, entre Job et le catharisme : les pouvoirs dépositaires de l'universel et la prière non-conçue, thèse de philosophie, 1994)
Cioran note, lui qui affirme comprendre Maître Eckhart (dont Tauler est un disciple) comme s’il avait la foi (Écartèlement, nrf 1979, p. 70) : « L'idéal serait de pouvoir se répéter comme… Bach » (Aveux et Anathèmes, Arcades 1987, p. 20). C'est au point qu’il entend dans la musique de Bach la seule « preuve » de l'existence de Dieu : « Penser que tant de théologiens et de philosophes ont perdu des nuits et des jours à chercher des preuves de l'existence de Dieu, oubliant la seule… » (Des larmes et des saints, L’Herne-LdP 1990, p. 40) Preuve éphémère toutefois, qui dure le temps de l'audition : « La musique est une illusion qui rachète toutes les autres » (Aveux et Anathèmes, p. 80) ; et ce n'est que durant cet espace d’illusion que cesse tout mensonge : « En dehors de la musique tout est mensonge, même la solitude, même l’extase. Elle est justement l’une et l’autre en mieux » (Aveux et Anathèmes, p. 37). Alors dans cet espace apparaît, irréfutable, la divinité : « quand vous écoutez Bach, vous voyez germer Dieu. Son œuvre est génératrice de divinité » (Des larmes et des saints, p. 40).
Écho à Nietzsche, qui, après avoir écouté la Passion selon Saint Matthieu, écrivait : « Quiconque a complètement désappris le Christianisme entend ici comme un véritable Évangile ».
Écho aussi à Georg Heinrich Ludwig Schwanenberger (musicien à la cour de Wolfenbüttel, parrain de Regina Johanne Bach, 1727) — disant : « Je souhaiterais que vous entendiez une fois à l'orgue Monsieur Bach ; je n'ai pour ma part jamais rien entendu de tel, je dois complètement changer ma manière de jouer, qui doit être comptée pour rien. »
Bach, par qui l’âme, depuis notre société post-séculière (pour employer des mots plus récents, ceux de Jürgen Habermas), reçoit cette unique preuve de l’existence de Dieu, selon Cioran, cette musique composée soli Deo gloria, à la seule gloire de Dieu…
Car, dans un tel monde, le nôtre, « sans Bach, nous dit encore Cioran, la théologie serait dépourvue d'objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach c'est bien Dieu » (Syllogismes de l’amertume, folio/essais 1990, p. 120). Mais, certes : « La musique n'existe qu'aussi longtemps que dure l'audition, comme Dieu qu'autant que dure l'extase » (Aveux et Anathèmes, p. 71). Cioran toujours : « Après les Variations Goldberg — musique "super-essentielle" pour employer le jargon mystique — nous fermons les yeux en nous abandonnant à l'écho qu'elles ont suscité en nous. Plus rien n'existe, sinon une plénitude sans contenu qui est bien la seule manière de côtoyer le Suprême » (Aveux et Anathèmes, p. 85) — où l’on retrouve Tauler et la mystique rhénane inspirant la piété luthérienne de Bach, et où la possibilité d’unification dans la parole exprimée recherchée par Luther… s’ouvre ici dans le silence qui naît de la musique. Mais si irréfutable qu'elle soit, la vérité indicible qui perce dans cette prière contemporaine non-dite, non-conçue, ne dure qu'aussi longtemps qu'elle, pour s'éteindre avec le silence et le retour du bruit.
RP, Poitiers,
CESMD / Centre d'Études Supérieures Musique et Danse, 6/3/18
Conférence à deux voix du pasteur Roland Poupin et du claveciniste Pascal Dubreuil :
« Piétisme et rhétorique dans la musique religieuse de J.-S. Bach »
CESMD / Centre d'Études Supérieures Musique et Danse, 6/3/18
Conférence à deux voix du pasteur Roland Poupin et du claveciniste Pascal Dubreuil :
« Piétisme et rhétorique dans la musique religieuse de J.-S. Bach »
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