Sola Scriptura, l’Écriture seule, est un pilier sur lequel s'établit la Réforme du XVIe ; sola fide, par la foi seule, en étant un autre. Deux piliers essentiels de la Réforme, parmi d'autres, dont cette clef de voûte : Soli Deo Gloria.
1) Le « Sola Scriptura » parle en protestantisme d'une Écriture dans la langue du peuple, donc traduite, par un ou des traducteurs ayant une excellente connaissance des langues bibliques, l'hébreu et le grec (sans compter les quelques passages en araméen). L'immense majorité des chrétiens ne comprenant pas ces langues, le « sola Scriptura » les situe dans une dimension communautaire et historique, au-delà de toute relation solitaire au texte.
Quand la Réforme, pour son « sola Scriptura », opte résolument quant à son Ancien Testament pour les livres de la Bible hébraïque, elle est héritière dans sa traduction de Jérôme, qui lui aussi, pour traduire la Bible en latin, avait opté pour les livres hébraïques – consultant même des rabbins – plutôt que pour la traditionnelle version grecque des Septante (LXX) largement citée dans le Nouveau Testament – comme traduction de la Bible en grec, première version dans une autre langue que l'hébreu. Les Réformateurs et le protestantisme mènent la démarche de Jérôme à son terme, puisque ceux des livres de la LXX que retient et canonise l’Église catholique romaine ne sont pas retenus comme canoniques par le protestantisme, même s'il les juge « utiles ». Outre le vis-à-vis ecclésial, le protestantisme se donne ipso facto un autre vis-à-vis, le vis-à-vis juif. Cela a pris une nouvelle portée avec les découvertes contemporaines, à Qumran notamment : les livres de la Bible hébraïque nous placent en vis-à-vis d'Israël tel qu'il continue de vivre dans la tradition rabbinique et pharisienne après la naissance de l’Église chrétienne.
Notons aussi à ce sujet le même niveau d’inspiration reconnu pour les livres de l'Ancien Testament et ceux du Nouveau, qui s'exprime en protestantisme dans l'égalité liturgique : on ne se lève par pour la lecture des Évangiles. On écoute la lecture de tous les livres assis, la position assise étant celle de l'écoute d'un enseignement – la station debout étant celle de la position liturgique normale d'une Église en exode.
La lecture des Évangiles doit de la sorte se faire en regard positif permanent de la Bible hébraïque et d'Israël, veillant à éviter les contresens qui verraient dans les tensions internes au Nouveau Testament celles d'un conflit judéo-chrétien, alors que le christianisme comme religion n'existe pas encore !
Matthieu 5, 18-19 : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. — Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. »
C’est ce qui suit le propos de Jésus disant « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Matthieu 5, 17).
Où il apparaît qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Si l’on ne réintroduit pas subrepticement l’idée d’abolition de fait sous le terme d’accomplissement, si donc on lit le propos jusqu’au bout, se pose une question : « Quid de l’observance chrétienne de la Loi de Moïse ? »
2) La réponse la plus connue passe par le Décalogue, qui semble conservé, via une lecture de la Bible hébraïque orientée vers la venue du Christ. « Schématiquement, la lecture chrétienne traditionnelle de l’Ancien Testament […] prend une forme linéaire. On lit l’Ancien Testament en partant de la création et en passant par la "chute", en direction de la naissance du Messie, de Jésus. L’Ancien Testament relate l’histoire de Dieu et de sa créature, laquelle débouche sur la venue du Sauveur. Tout aussi schématiquement, la lecture juive de la Bible hébraïque s’organise de façon concentrique : au centre se trouve la loi ; le corpus prophétique [qui comprend une partie des livres historiques des chrétiens] commente la loi ; et les écrits tels les Psaumes s’orientent eux aussi sur la loi, quoique de façon moins immédiate. La Bible hébraïque, dans cette approche, ne mène pas vers autre chose, ne débouche pas sur une réalité qui est en dehors d’elle […]. Là où le judaïsme reconnaît le centre de l’écriture, il n’y a qu’un blanc pour le christianisme. Tout au plus reconnaît-on l’existence des dix commandements, qu’on neutralise toutefois en les assimilant à une sorte de loi naturelle. » (Jan Joosten, professeur d'Ancien Testament à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg — in Actes du colloque « Foi protestante et judaïsme », organisé par la FPF à Paris les 1er et 2 octobre 2010. Cf. Foi et Vie déc. 2011, p. 9.)
Vraiment observés ces « dix commandements, qu’on neutralise toutefois en les assimilant à une sorte de loi naturelle » ? Où ils cessent d’ouvrir une porte sur les 613 commandements, passés dès lors, eux, pour une large part, à la trappe.
3) L’observance chrétienne du Décalogue en soi s’avère problématique dès qu’on l’aborde de façon concrète. Quid d’une observance chrétienne du Shabbath, par exemple ?
La difficulté apparaît à travers le débat qui s’est levé dans certains courants du protestantisme anglo-saxon, où l’on s’est attaché à observer le dimanche comme un Shabbath, ce que le dimanche n’est pas. Le débat a débouché pour certains sur la décision d’observer vraiment le Shabbath, et cela le jour du Shabbath, le samedi. Ceux-là sont appelés parfois « sabbatistes ». Les plus connus en France de ce courant sont les adventistes du 7e jour, aujourd’hui membres de la Fédération protestante de France.
L’option « sabbatiste » ne l’a cependant pas majoritairement emporté. L’approche la plus commune consistant à retenir l’aspect moral et social du Shabbath — qui existe aussi, souligné par le Deutéronome (5, 14-15), mais qui ne résume pas tout le commandement et sa dimension cérémonielle, soulignée par l’Exode (20, 11), de signe de Dieu.
On pourrait aussi mentionner le commandement sur les représentations (« tu ne te feras pas d’images cultuelles »), que plusieurs courants du christianisme historique (courants majoritaires) estiment ne pas concerner les chrétiens et leurs images du Christ et des personnages historiques de la tradition.
Quid donc de l’observance du Décalogue, en tout cas en son aspect cérémoniel. — Je fais par ce mot allusion à des distinctions qui vont apparaître (je vais y venir) entre différents plans (moral et judiciaire) de signification des commandements, outre leur plan cérémoniel, proprement religieux, qui manifestement est peu retenu par le christianisme.
Options chrétiennes
4) La loi de Noé : la question de l’observance de la Loi, au-delà de l’injonction de Jésus, que l’on retrouve dans l’envoi des disciples (Mt 28) aux nations s’est posée concrètement lors de la confrontation aux nations, voyant une entrée en masse de non-juifs dans l’Eglise d’abord juive des Apôtres. Cette question a été résolue dans un premier temps en requerrant des païens qu’ils observent la loi noachide — loi de Noé —, une option classique pour les païens s’approchant du judaïsme.
Actes 15, 19-21 : « je suis d’avis, dit Jacques, qu’on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu’on leur écrive de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang. Car, depuis bien des générations, Moïse a dans chaque ville des gens qui le prêchent, puisqu’on le lit tous les jours de sabbat dans les synagogues. » — Une Église juive accueillant des « craignant Dieu » non-juifs appelés à observer la loi noachide, loi de Noé, relevant de la judaïté, puisque la loi de Noé est dans la Bible juive (Genèse 9).
C’est aussi la position de Paul, malgré les nuances qu’il introduit. Mais dès lors apparaît la distance qui va se creuser entre les chrétiens issus des nations et la Loi de Moïse — question qui va devenir le porte-à-faux que j’ai évoqué au jour où l’Église va, de plus en plus, estimer avoir remplacé Israël, et va donc juger observer la Loi sous la forme du Décalogue (d’une façon dont a vu la complexité de sa compréhension).
5) On est alors passé à une universalité chrétienne « autonome ». Séparée d’Israël et du cérémonial hébraïque. De nouvelles cérémonies se mettent en place, un cycle liturgique axé sur la vie du Christ, avec des changements de calendrier par rapport à Israël, variables selon les Églises et les lieux de leur développement.
C’est un fruit de la mission parmi les nations. La nation dominante dans la sphère méditerranéenne est Rome et son Empire. Les rites romains domineront le christianisme, qui ensuite se diversifiera encore, réformera ses rites, parfois à l’aune de la Bible hébraïque.
On est de toute façon dans une autre perspective religieuse. Le rapport à la Bible est largement de l’ordre de la transposition. Le texte biblique renvoie à une réalité éternelle, ce qui est dans le texte lui-même — cf. Exode 25, 40 : « Regarde, et fais d’après le modèle qui t’est montré sur la montagne ». Cf. la lecture qu’en fait l’Épître parlant du culte biblique comme « image et ombre des choses célestes, selon que Moïse en fut divinement averti lorsqu’il allait construire le tabernacle : Aie soin, lui fut-il dit, de faire tout d’après le modèle qui t’a été montré sur la montagne. » (Hébreux 8, 5)
Le sens de la lecture de l’Épître aux Hébreux — inspirée par Philon d’Alexandrie, théologien juif contemporain de Jésus, qui souligne pour son dialogue avec les Grecs la signification spirituelle des rites juifs — peut ouvrir sur la possibilité d’expressions cérémonielles diverses (allant au-delà de Philon) ; on le mènera souvent plus loin encore, donnant le rituel chrétien comme l’expression adéquate de la réalité céleste (ce que l’Épître ne dit pas).
6) La question de l’observance de Loi demeure, qui a débouché sur une distinction, formalisée par Calvin et dans sa lignée, en trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.
L’aspect judiciaire est cet aspect de la Loi qui, selon sa primauté par rapport aux pouvoirs, se concrétise dans une vie de la Cité gérée de façon jurisprudentielle, donc souple. Il en ressort que cet aspect est perçu, quant à la lettre de la Loi, comme correspondant à des temps et à une culture donnée : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux.
On en dira la même chose quant à l’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) perçu lui aussi, quant à sa lettre, comme correspondant à un temps et à une culture donnée. Dans cette perspective la pratique varie selon les lieux, les temps et les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (sacrifices correspondant pourtant à des mitsvoth cérémonielles). Une perspective calviniste considère que cela vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des cultures. À l’instar de l’aspect judiciaire.
En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection, n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances. L’aspect moral peut être considéré comme se déployant en vertus.
Je reviendrai sur tout cela, notamment pour dire que ces distinctions n’entraînent l’abolition d’aucun des aspects, d’autant que les trois sont strictement imbriqués, pouvant se retrouver dans le même commandement : on a vu que le Shabbath est en soi cérémoniel. Mais il comporte aussi une dimension sociale (relevant de l’aspect judiciaire) et une dimension morale (comme respect d’autrui, qui a droit au repos). L’aspect cérémoniel n’en reste pas moins premier, ce qui, on va le voir, implique la pérennité d’Israël.
Universalisme éthique et fondement cérémoniel
7) La dimension morale de la Loi se déploie dans le christianisme tout simplement en vertus, rejoignant la morale naturelle et contribuant à l’établissement d’une morale universelle commune, une éthique partagée par juifs et nations. Une seule citation pour illustrer cela : Paul aux Galates (5, 22) : « le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bénignité, la fidélité », écrit-il. Voilà tout simplement des vertus communes, que l’on retrouve chez les stoïciens, les aristotéliciens, etc. comme vertus dites naturelles — avec cependant cette caractéristique, dans la perspective chrétienne, qui est d’être enracinées dans une nature perçue, en regard de la Torah, comme création, qui trouve écho jusque dans le Décalogue sous son angle cérémoniel : « en six jours le Seigneur a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et il s’est reposé le septième jour : c’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du repos et l’a sanctifié » (Exode 20, 11).
La loi naturelle est « corrigée » — en regard de la Loi biblique : Ainsi, pour Thomas d’Aquin, grand théoricien de la philosophie des vertus, les vertus humaines s'enracinent dans les vertus théologales (foi, espérance et charité — 1 Corinthiens 13), qui, pour lui, les parfont : les trois vertus théologales complètent le groupe de quatre vertus cardinales (prudence, tempérance, force, justice), naturelles. Et toutes se déploient dans les vertus les plus diverses, toutes étant connexes.
Mais qu’est-ce qui dessine cet espace théologal sinon la dimension cérémonielle, puisque les vertus théologales, selon le même Thomas, « disposent l'homme à vivre en relation avec Dieu ». Or, nous voilà au cœur du cérémonial juif — nous venons de lire Exode 20, 11 — que les chrétiens n’observent pas.
8) Ce qui nous conduit à postuler la nécessité de la pérennité d’Israël pour que l’Église, les Églises, ne soient pas bancales !
L’aspect cérémoniel de la Loi s’avère en effet premier, comme fondement céleste. C’est le sens du culte : dessiner la dimension verticale de nos vies, la dimension de la relation avec Dieu, qui occupe fortement les quatre premières paroles du Décalogue. Car la dimension verticale de nos vies se dessine pour nous via des rites et des cérémonies, que ces rites soient chrétiens, juifs, ou autres. Il se trouve que pour Jésus, ce sont des rites juifs, ceux de la Torah. C’est aussi le cas pour le Nouveau Testament et le rituel chrétien qui en est issu.
Alors quid ? Eh bien, l’observance de la Loi de Moïse pour les chrétiens est le fait d’Israël ! Quelle observance chrétienne de la Loi de Moïse ? L’observance juive vivante. Le christianisme des nations sans Israël est tout simplement bancal. Cela nous conduit à réaliser la nature relationnelle du christianisme : sa nature est d’être en relation, en vis-à-vis d’Israël.
9) Calvin distingue trois usages de la Loi : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif.
Trois usages :
- Selon son usage pédagogique, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du décalogue). Sous cet angle, la Loi sert de « pédagogue » pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu: reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. Où l’on retrouve le « près de toi » (Deutéronome 30, 14) que Paul lira comme référant à la proximité, la présence, de la parole de Dieu en Jésus.
- Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique.
- Selon son troisième usage, la Loi devient chemin de libération. Notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi. Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : « quitte ton pays », « sors de l’esclavage ». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre.
La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante.
Où il faut répondre à une question que la fidélité selon la pratique juive pourrait voir apparaître : mais on ne sache pas que les chrétiens protestants, et calvinistes, pratiquent les mitsvoth — les 613 commandements de la Loi biblique — ?! Pas plus que les autres chrétiens…
Où il faut reparler, à côté de trois usages de la Loi, de trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire : on peut dire que l'aspect moral devient le fondement d'une transposition analogique pour une observance intégrale de la loi mais de façon transposée, donc, via une reconduction méditée à son fondement éternel dont les textes sont l’expression temporelle, dans un temps donné, un enracinement donné, dont Israël demeure le témoin aussi longtemps que subsistent le ciel et la terre.
Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice.
Où l’on retrouve les préceptes comme « lève-toi et marche » commandement adressé par Pierre au paralytique ; « sors de ta tombe » ; commandement adressé par Jésus à Lazare, « va pour toi » (Lekh lekha) commandement adressé par Dieu à Abraham — et « tu choisiras la vie », l’injonction libératrice que nous donne Moïse au Deutéronome.
Telle est alors la parole de Dieu donnée comme Loi, parole libératrice, créatrice d’impossible. C’est là le Dieu créateur de la Bible — et non pas une hypothèse en concurrence avec les laboratoires de recherche !
C’est devant un Dieu vivant que nous sommes placés… Dieu vivant et vivificateur par la Parole qui nous fonde comme êtres pour la liberté : « Tu choisiras la vie ».
1) Le « Sola Scriptura » parle en protestantisme d'une Écriture dans la langue du peuple, donc traduite, par un ou des traducteurs ayant une excellente connaissance des langues bibliques, l'hébreu et le grec (sans compter les quelques passages en araméen). L'immense majorité des chrétiens ne comprenant pas ces langues, le « sola Scriptura » les situe dans une dimension communautaire et historique, au-delà de toute relation solitaire au texte.
Quand la Réforme, pour son « sola Scriptura », opte résolument quant à son Ancien Testament pour les livres de la Bible hébraïque, elle est héritière dans sa traduction de Jérôme, qui lui aussi, pour traduire la Bible en latin, avait opté pour les livres hébraïques – consultant même des rabbins – plutôt que pour la traditionnelle version grecque des Septante (LXX) largement citée dans le Nouveau Testament – comme traduction de la Bible en grec, première version dans une autre langue que l'hébreu. Les Réformateurs et le protestantisme mènent la démarche de Jérôme à son terme, puisque ceux des livres de la LXX que retient et canonise l’Église catholique romaine ne sont pas retenus comme canoniques par le protestantisme, même s'il les juge « utiles ». Outre le vis-à-vis ecclésial, le protestantisme se donne ipso facto un autre vis-à-vis, le vis-à-vis juif. Cela a pris une nouvelle portée avec les découvertes contemporaines, à Qumran notamment : les livres de la Bible hébraïque nous placent en vis-à-vis d'Israël tel qu'il continue de vivre dans la tradition rabbinique et pharisienne après la naissance de l’Église chrétienne.
Notons aussi à ce sujet le même niveau d’inspiration reconnu pour les livres de l'Ancien Testament et ceux du Nouveau, qui s'exprime en protestantisme dans l'égalité liturgique : on ne se lève par pour la lecture des Évangiles. On écoute la lecture de tous les livres assis, la position assise étant celle de l'écoute d'un enseignement – la station debout étant celle de la position liturgique normale d'une Église en exode.
La lecture des Évangiles doit de la sorte se faire en regard positif permanent de la Bible hébraïque et d'Israël, veillant à éviter les contresens qui verraient dans les tensions internes au Nouveau Testament celles d'un conflit judéo-chrétien, alors que le christianisme comme religion n'existe pas encore !
Matthieu 5, 18-19 : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. — Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. »
C’est ce qui suit le propos de Jésus disant « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Matthieu 5, 17).
Où il apparaît qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Si l’on ne réintroduit pas subrepticement l’idée d’abolition de fait sous le terme d’accomplissement, si donc on lit le propos jusqu’au bout, se pose une question : « Quid de l’observance chrétienne de la Loi de Moïse ? »
2) La réponse la plus connue passe par le Décalogue, qui semble conservé, via une lecture de la Bible hébraïque orientée vers la venue du Christ. « Schématiquement, la lecture chrétienne traditionnelle de l’Ancien Testament […] prend une forme linéaire. On lit l’Ancien Testament en partant de la création et en passant par la "chute", en direction de la naissance du Messie, de Jésus. L’Ancien Testament relate l’histoire de Dieu et de sa créature, laquelle débouche sur la venue du Sauveur. Tout aussi schématiquement, la lecture juive de la Bible hébraïque s’organise de façon concentrique : au centre se trouve la loi ; le corpus prophétique [qui comprend une partie des livres historiques des chrétiens] commente la loi ; et les écrits tels les Psaumes s’orientent eux aussi sur la loi, quoique de façon moins immédiate. La Bible hébraïque, dans cette approche, ne mène pas vers autre chose, ne débouche pas sur une réalité qui est en dehors d’elle […]. Là où le judaïsme reconnaît le centre de l’écriture, il n’y a qu’un blanc pour le christianisme. Tout au plus reconnaît-on l’existence des dix commandements, qu’on neutralise toutefois en les assimilant à une sorte de loi naturelle. » (Jan Joosten, professeur d'Ancien Testament à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg — in Actes du colloque « Foi protestante et judaïsme », organisé par la FPF à Paris les 1er et 2 octobre 2010. Cf. Foi et Vie déc. 2011, p. 9.)
Vraiment observés ces « dix commandements, qu’on neutralise toutefois en les assimilant à une sorte de loi naturelle » ? Où ils cessent d’ouvrir une porte sur les 613 commandements, passés dès lors, eux, pour une large part, à la trappe.
3) L’observance chrétienne du Décalogue en soi s’avère problématique dès qu’on l’aborde de façon concrète. Quid d’une observance chrétienne du Shabbath, par exemple ?
La difficulté apparaît à travers le débat qui s’est levé dans certains courants du protestantisme anglo-saxon, où l’on s’est attaché à observer le dimanche comme un Shabbath, ce que le dimanche n’est pas. Le débat a débouché pour certains sur la décision d’observer vraiment le Shabbath, et cela le jour du Shabbath, le samedi. Ceux-là sont appelés parfois « sabbatistes ». Les plus connus en France de ce courant sont les adventistes du 7e jour, aujourd’hui membres de la Fédération protestante de France.
L’option « sabbatiste » ne l’a cependant pas majoritairement emporté. L’approche la plus commune consistant à retenir l’aspect moral et social du Shabbath — qui existe aussi, souligné par le Deutéronome (5, 14-15), mais qui ne résume pas tout le commandement et sa dimension cérémonielle, soulignée par l’Exode (20, 11), de signe de Dieu.
On pourrait aussi mentionner le commandement sur les représentations (« tu ne te feras pas d’images cultuelles »), que plusieurs courants du christianisme historique (courants majoritaires) estiment ne pas concerner les chrétiens et leurs images du Christ et des personnages historiques de la tradition.
Quid donc de l’observance du Décalogue, en tout cas en son aspect cérémoniel. — Je fais par ce mot allusion à des distinctions qui vont apparaître (je vais y venir) entre différents plans (moral et judiciaire) de signification des commandements, outre leur plan cérémoniel, proprement religieux, qui manifestement est peu retenu par le christianisme.
Options chrétiennes
4) La loi de Noé : la question de l’observance de la Loi, au-delà de l’injonction de Jésus, que l’on retrouve dans l’envoi des disciples (Mt 28) aux nations s’est posée concrètement lors de la confrontation aux nations, voyant une entrée en masse de non-juifs dans l’Eglise d’abord juive des Apôtres. Cette question a été résolue dans un premier temps en requerrant des païens qu’ils observent la loi noachide — loi de Noé —, une option classique pour les païens s’approchant du judaïsme.
Actes 15, 19-21 : « je suis d’avis, dit Jacques, qu’on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu’on leur écrive de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang. Car, depuis bien des générations, Moïse a dans chaque ville des gens qui le prêchent, puisqu’on le lit tous les jours de sabbat dans les synagogues. » — Une Église juive accueillant des « craignant Dieu » non-juifs appelés à observer la loi noachide, loi de Noé, relevant de la judaïté, puisque la loi de Noé est dans la Bible juive (Genèse 9).
C’est aussi la position de Paul, malgré les nuances qu’il introduit. Mais dès lors apparaît la distance qui va se creuser entre les chrétiens issus des nations et la Loi de Moïse — question qui va devenir le porte-à-faux que j’ai évoqué au jour où l’Église va, de plus en plus, estimer avoir remplacé Israël, et va donc juger observer la Loi sous la forme du Décalogue (d’une façon dont a vu la complexité de sa compréhension).
5) On est alors passé à une universalité chrétienne « autonome ». Séparée d’Israël et du cérémonial hébraïque. De nouvelles cérémonies se mettent en place, un cycle liturgique axé sur la vie du Christ, avec des changements de calendrier par rapport à Israël, variables selon les Églises et les lieux de leur développement.
C’est un fruit de la mission parmi les nations. La nation dominante dans la sphère méditerranéenne est Rome et son Empire. Les rites romains domineront le christianisme, qui ensuite se diversifiera encore, réformera ses rites, parfois à l’aune de la Bible hébraïque.
On est de toute façon dans une autre perspective religieuse. Le rapport à la Bible est largement de l’ordre de la transposition. Le texte biblique renvoie à une réalité éternelle, ce qui est dans le texte lui-même — cf. Exode 25, 40 : « Regarde, et fais d’après le modèle qui t’est montré sur la montagne ». Cf. la lecture qu’en fait l’Épître parlant du culte biblique comme « image et ombre des choses célestes, selon que Moïse en fut divinement averti lorsqu’il allait construire le tabernacle : Aie soin, lui fut-il dit, de faire tout d’après le modèle qui t’a été montré sur la montagne. » (Hébreux 8, 5)
Le sens de la lecture de l’Épître aux Hébreux — inspirée par Philon d’Alexandrie, théologien juif contemporain de Jésus, qui souligne pour son dialogue avec les Grecs la signification spirituelle des rites juifs — peut ouvrir sur la possibilité d’expressions cérémonielles diverses (allant au-delà de Philon) ; on le mènera souvent plus loin encore, donnant le rituel chrétien comme l’expression adéquate de la réalité céleste (ce que l’Épître ne dit pas).
6) La question de l’observance de Loi demeure, qui a débouché sur une distinction, formalisée par Calvin et dans sa lignée, en trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.
L’aspect judiciaire est cet aspect de la Loi qui, selon sa primauté par rapport aux pouvoirs, se concrétise dans une vie de la Cité gérée de façon jurisprudentielle, donc souple. Il en ressort que cet aspect est perçu, quant à la lettre de la Loi, comme correspondant à des temps et à une culture donnée : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux.
On en dira la même chose quant à l’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) perçu lui aussi, quant à sa lettre, comme correspondant à un temps et à une culture donnée. Dans cette perspective la pratique varie selon les lieux, les temps et les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (sacrifices correspondant pourtant à des mitsvoth cérémonielles). Une perspective calviniste considère que cela vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des cultures. À l’instar de l’aspect judiciaire.
En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection, n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances. L’aspect moral peut être considéré comme se déployant en vertus.
Je reviendrai sur tout cela, notamment pour dire que ces distinctions n’entraînent l’abolition d’aucun des aspects, d’autant que les trois sont strictement imbriqués, pouvant se retrouver dans le même commandement : on a vu que le Shabbath est en soi cérémoniel. Mais il comporte aussi une dimension sociale (relevant de l’aspect judiciaire) et une dimension morale (comme respect d’autrui, qui a droit au repos). L’aspect cérémoniel n’en reste pas moins premier, ce qui, on va le voir, implique la pérennité d’Israël.
Universalisme éthique et fondement cérémoniel
7) La dimension morale de la Loi se déploie dans le christianisme tout simplement en vertus, rejoignant la morale naturelle et contribuant à l’établissement d’une morale universelle commune, une éthique partagée par juifs et nations. Une seule citation pour illustrer cela : Paul aux Galates (5, 22) : « le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bénignité, la fidélité », écrit-il. Voilà tout simplement des vertus communes, que l’on retrouve chez les stoïciens, les aristotéliciens, etc. comme vertus dites naturelles — avec cependant cette caractéristique, dans la perspective chrétienne, qui est d’être enracinées dans une nature perçue, en regard de la Torah, comme création, qui trouve écho jusque dans le Décalogue sous son angle cérémoniel : « en six jours le Seigneur a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et il s’est reposé le septième jour : c’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du repos et l’a sanctifié » (Exode 20, 11).
La loi naturelle est « corrigée » — en regard de la Loi biblique : Ainsi, pour Thomas d’Aquin, grand théoricien de la philosophie des vertus, les vertus humaines s'enracinent dans les vertus théologales (foi, espérance et charité — 1 Corinthiens 13), qui, pour lui, les parfont : les trois vertus théologales complètent le groupe de quatre vertus cardinales (prudence, tempérance, force, justice), naturelles. Et toutes se déploient dans les vertus les plus diverses, toutes étant connexes.
Mais qu’est-ce qui dessine cet espace théologal sinon la dimension cérémonielle, puisque les vertus théologales, selon le même Thomas, « disposent l'homme à vivre en relation avec Dieu ». Or, nous voilà au cœur du cérémonial juif — nous venons de lire Exode 20, 11 — que les chrétiens n’observent pas.
8) Ce qui nous conduit à postuler la nécessité de la pérennité d’Israël pour que l’Église, les Églises, ne soient pas bancales !
L’aspect cérémoniel de la Loi s’avère en effet premier, comme fondement céleste. C’est le sens du culte : dessiner la dimension verticale de nos vies, la dimension de la relation avec Dieu, qui occupe fortement les quatre premières paroles du Décalogue. Car la dimension verticale de nos vies se dessine pour nous via des rites et des cérémonies, que ces rites soient chrétiens, juifs, ou autres. Il se trouve que pour Jésus, ce sont des rites juifs, ceux de la Torah. C’est aussi le cas pour le Nouveau Testament et le rituel chrétien qui en est issu.
Alors quid ? Eh bien, l’observance de la Loi de Moïse pour les chrétiens est le fait d’Israël ! Quelle observance chrétienne de la Loi de Moïse ? L’observance juive vivante. Le christianisme des nations sans Israël est tout simplement bancal. Cela nous conduit à réaliser la nature relationnelle du christianisme : sa nature est d’être en relation, en vis-à-vis d’Israël.
9) Calvin distingue trois usages de la Loi : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif.
Trois usages :
- Selon son usage pédagogique, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du décalogue). Sous cet angle, la Loi sert de « pédagogue » pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu: reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. Où l’on retrouve le « près de toi » (Deutéronome 30, 14) que Paul lira comme référant à la proximité, la présence, de la parole de Dieu en Jésus.
- Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique.
- Selon son troisième usage, la Loi devient chemin de libération. Notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi. Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : « quitte ton pays », « sors de l’esclavage ». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre.
La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante.
Où il faut répondre à une question que la fidélité selon la pratique juive pourrait voir apparaître : mais on ne sache pas que les chrétiens protestants, et calvinistes, pratiquent les mitsvoth — les 613 commandements de la Loi biblique — ?! Pas plus que les autres chrétiens…
Où il faut reparler, à côté de trois usages de la Loi, de trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire : on peut dire que l'aspect moral devient le fondement d'une transposition analogique pour une observance intégrale de la loi mais de façon transposée, donc, via une reconduction méditée à son fondement éternel dont les textes sont l’expression temporelle, dans un temps donné, un enracinement donné, dont Israël demeure le témoin aussi longtemps que subsistent le ciel et la terre.
Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice.
Où l’on retrouve les préceptes comme « lève-toi et marche » commandement adressé par Pierre au paralytique ; « sors de ta tombe » ; commandement adressé par Jésus à Lazare, « va pour toi » (Lekh lekha) commandement adressé par Dieu à Abraham — et « tu choisiras la vie », l’injonction libératrice que nous donne Moïse au Deutéronome.
Telle est alors la parole de Dieu donnée comme Loi, parole libératrice, créatrice d’impossible. C’est là le Dieu créateur de la Bible — et non pas une hypothèse en concurrence avec les laboratoires de recherche !
C’est devant un Dieu vivant que nous sommes placés… Dieu vivant et vivificateur par la Parole qui nous fonde comme êtres pour la liberté : « Tu choisiras la vie ».
Roland Poupin, pasteur, 30/11/15
SRDJ, Maison diocésaine de Nanterre
« Comment la Bible nous aide-t-elle à vivre ? »
SRDJ, Maison diocésaine de Nanterre
« Comment la Bible nous aide-t-elle à vivre ? »
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