C’est l'histoire d’un naufragé, seul sur une île déserte, qui se met à édifier trois synagogues. Quand arrive enfin du secours, on lui demande pourquoi trois synagogues alors qu'il est seul ! Et le naufragé de répondre : « Il y a celle où je vais chaque shabbat, celle que je ne fréquente pas, et celle où je ne mettrai jamais les pieds ». L’histoire fonctionnerait tout aussi bien si le naufragé était protestant, et les synagogues des temples : la réponse du naufragé protestant serait analogue à celle du naufragé juif. On mesure donc la gageure qu'a été, pour les membres de l’équipe de l'EPUdF, de reprendre le défi proposé par la Commission de la FPF pour les relations avec le judaïsme aux Églises membres : mener une réflexion sur « foi protestante et judaïsme »... Approche protestante plurielle d'un judaïsme pluriel via des mots eux-mêmes pluriels quant au(x) sens qu'on leur donne. Quelques exemples non-exhaustifs de la difficulté de la démarche :
Judaïsme et judéité
Le judaïsme est une religion. En général on s'accorde sur ce point. Mais quand on entre dans les précisions, cela devient moins simple. Ne serait-ce que parce que cette religion est plurielle (plusieurs synagogues), mais aussi parce qu'elle est concernée par le fait que toute religion engendre une ou plusieurs traditions culturelles. Le processus peut éventuellement être inversé, – dans le cas du judaïsme – : un héritage culturel doté d'une dimension religieuse. Par exemple une synagogue, avant d'être un lieu de culte, religieux, est d’abord un lieu d'étude – sans oublier que la tradition culturelle ne se transmet pas uniquement par des lieux d'études.
Où l'on peut parler de judéité, pas forcément religieuse en nos temps modernes
La judéité (le fait d’appartenir au peuple juif) est distincte du judaïsme (le fait de pratiquer la religion juive) ? Cela a malheureusement conduit à des dérives redoutables dans l'histoire, lorsque la judéité a été désignée comme un phénomène biologique, une «race». Cela a laissé sa trace dans le vocable «antisémitisme», tout comme cela laisse sa trace dans le vocable «racisme» en général, où il apparaît que la haine de l'autre engendre le fantasme de sa haine. Le racisme s'en prend à un ou plusieurs pans de l'humanité classée en races ; l'antisémitisme s'y spécifie en faisant des juifs une de ces «races», et plus précisément, dans sa naissance historique, la présence d'une «race» dite «sémite» en Europe. (Derrière cela, l’évolution du concept de «races», qui n'a pas toujours eu la lourde connotation qu'il a prise, malgré des ambiguïtés qui ont traversé toute l'époque moderne, y compris parfois chez ceux qui en ont été victimes).
Reconnaissant l'absurdité de ce qui fut pourtant très répandu, notons qu'au-delà de la notion intenable de «races», apparaît la distinction entre tenants d'une religion, où juif s’écrit donc avec une minuscule, et peuple, notion revendiquée par plusieurs, où l'on pourrait avoir à opter pour écrire Juif avec une majuscule (par ex. A. Finkielkraut). Le contexte religieux français de notre dialogue nous mènera ici à opter pour la minuscule, où la tradition culturelle – celle de la judéité – est perçue comme relevant de la périphérie éventuellement non-religieuse d'une réalité d’abord religieuse, à l'instar des autres religions en France.
La judéité, réalité culturelle, pas forcément « religieuse » donc, est, concernant la tradition juive, éventuellement liée (ou pas, ou plus) à une terre. Et l'on pense ipso facto à Israël bien sûr, d’abord comme terre lieu d'enracinement historique du judaïsme et de la judéité, comme lieu référentiel liturgique, mais aussi depuis 1948 comme réalité politique et étatique.
Israël et la terre
Lorsqu'on parle d'Israël, on entend soit «la terre d'Israël», soit «le peuple d'Israël», soit «la figure biblique d’Israël» voire, par une appropriation de certains Psaumes dans les liturgies d’Églises, «le peuple chrétien», éventuellement «la petite minorité» protestante se considérant elle-même comme le reste fidèle !
Autant de significations superposées d'un même mot dont les racines plongent dans la figure d'un personnage biblique, Jacob/Israël, que les textes bibliques donnent comme l'héritier, lui et ses descendants, d'une terre reçue de l'aïeul biblique Abraham.
Une terre que la centralisation cultuelle mise en œuvre dans la tradition biblique référera à la capitale de la Judée, Jérusalem, élément notoire de l'espérance dite dans la liturgie juive : «l'an prochain à Jérusalem».
Si d'aucuns font de cet élément liturgique central une lecture strictement «spirituelle», désignant au bout du compte la Jérusalem d'un futur indéterminé – retenue aussi par la tradition chrétienne dans la notion de «Jérusalem céleste» –, de nombreux juifs ancrent actuellement cette espérance dans la réalité géographique.
Lorsque l'antisémitisme européen fait envisager, depuis le XIXème siècle et le début du XXème siècle, la possibilité de la création d'un «État des juifs», selon le titre de l'ouvrage de Th. Herzl, cet État potentiel n'est pas encore situé géographiquement. Le recoupement avec le passé historique et la tradition liturgique conduiront Th. Herzl, pionnier de ce qui sera le sionisme, à envisager la création de cet État autour de Jérusalem et du mont Sion.
La pluralité de sens qu'a pris depuis le mot « sionisme » a complexifié encore les rapports des chrétiens avec les juifs, et notamment depuis la prise de contrôle des territoires palestiniens en 1967, les protestants s'y sont divisés.
Et quand on sait que l'ancien antisémitisme a parfois tendance à revêtir les oripeaux de l'«antisionisme», non-défini, pour... rénover son discours, on mesure le péril qu'il y a à s'embarquer dans tel ou tel aspect d'une critique de la politique israélienne... où le protestantisme français joue souvent la prudence, averti du risque de cautionner un nouveau visage d'un antisémitisme qu'il a majoritairement combattu aussi bien dans l'affaire Dreyfus que dans ses prises de position durant la seconde guerre mondiale. Prudence que regrettent parfois ceux d'entre les protestants qui souhaiteraient quand même être critiques, à l'instar de certains juifs français, envers tel ou tel aspect de la politique israélienne à l'égard des Palestiniens. Reste que, quelles que soient les positions adoptées, selon les courants, le protestantisme français s'accorde à soutenir la légitimité définitive de l'existence de l’État d'Israël. Cela quels que soient les positionnements quant au référent biblique légitimant pour certains l'existence de l’État moderne d'Israël. Au cœur de cette complexité et de l'éventail de cet accord général, la référence liturgique juive à Jérusalem pourrait rester la pierre d'angle. Ce qui pose la question du type de lecture que les uns et les autres font de la Bible...
Bible hébraïque et Ancien Testament
Il est assez commun de considérer « Ancien Testament » comme le nom chrétien pour la Bible hébraïque, au point que certains lecteurs de ces lignes pourront être surpris de voir interroger ici ce «constat».
Or, il n’y a pas équivalence entre les deux vocables, même pour les protestants qui ont pourtant les mêmes livres que ceux de la Bible hébraïque pour leur Ancien Testament.
Parler d'Ancien Testament suppose ipso facto un Nouveau Testament, qui n'existait pas à l'époque de Jésus et de la première génération de chrétiens. Ainsi dans les Évangiles, Jésus parle de : La Loi, les Prophètes et les Psaumes (premier livre des Écrits), bref, le Tanakh, corpus qui se suffit à lui-même, et dont la Torah est le cœur, cœur d'un ensemble concentrique dont le deuxième cercle est Les Prophètes et le troisième Les Écrits, qui se termine par le livre des Chroniques. Un autre ordre est donné par la Bible des Septante (traduction grecque, dotée de livres supplémentaires, de la Bible hébraïque), un ordre «linéaire», présenté comme «historique» et se terminant par le Daniel grec, marquant une ouverture universaliste. L'Ancien Testament chrétien, protestant inclus, reprend cette présentation, à une autre fin toutefois. Les livres de la Bible hébraïque sont rangés dans les Bibles protestantes traditionnelles dans un ordre différent de celui de la Septante. Il se termine avec le livre du prophète Malachie, annonçant la venue d’Élie en lequel le Nouveau Testament reconnaît Jean le Baptiste (sur lequel commence le Nouveau Testament), précurseur de Jésus, qui devient donc la clef de lecture du livre qui l’annonce, l'Ancien Testament. La christologie est l'élément clef des Bibles chrétiennes, protestantes incluses.
Il va sans dire que ce n'est pas le propos de la Bible hébraïque !
Lire la Bible avec le Christ comme clef de lecture au cœur des cercles de la Bible hébraïque revient à faire de celle-ci un Ancien Testament, même lorsque les Bibles chrétiennes – comme la TOB – ont adopté l'ordre hébraïque pour ce qu’elles continuent à appeler « Ancien Testament »
Christologie et conséquences
L'histoire biblique, en christianisme, débouche sur le Christ - pour une relecture qui part du Christ. En christologie paulinienne et johannique (qui ne sont pas étrangères à certains courants du judaïsme de l'époque — cf. Daniel Boyarin, Le Christ juif, éd. du Cerf), il est même explicite que cela remonte avant la fondation du monde.
La question est alors de savoir de quelle façon on le comprend. En quoi cette centralité de la christologie affecte-t-elle les relations chrétiennes (protestantes incluses) avec le monde non-chrétien, et le monde juif notamment.
Dans les traditions protestantes, deux compréhensions de la centralité du Christ dans l'histoire du monde « créé par Dieu par et pour le Christ » (Col 1) – et dans l'histoire du salut, se sont mises en place. Ces deux compréhensions correspondent aux deux tendances de la christologie des grands conciles : tendance Concile d’Éphèse (431), tendance concile de Chalcédoine (451). Très schématiquement, dans la lignée du Concile d’Éphèse, la théologie luthérienne a insisté sur la présence «corporelle» de la divinité en Jésus-Christ, tandis que, dans la lignée du Concile de Chalcédoine, la théologie réformée a insisté sur l'idée qu'au moment même où la divinité s'incarne en Jésus-Christ, elle reste divinité qui le déborde infiniment.
Ce qui a pour conséquence dans la première approche, la nécessité d’une conversion explicite au Christ pour être au bénéfice du salut, alors que, dans la seconde approche, peut s'ouvrir l'idée que Jésus-Christ manifeste une présence du divin qui « déborde » sa présence explicite en Christ.
Cette analyse reste certes schématique. Cependant, la première approche n'est sans doute pas étrangère à l'attitude de Martin Luther à l’égard des juifs. Très ouvert dans un premier temps comme en témoigne son traité Que Jésus-Christ est né juif, dans lequel il exprime son espérance de la conversion des juifs au christianisme, Martin Luther ne constatant pas de démarche de conversion a opéré ensuite un revirement catastrophique contre les juifs.
La seconde approche insiste sur l'idée que la divinité ne se réduit pas à sa présence dans l’Incarnation en Jésus. Elle ouvre sur un «doute» favorable quant à la possibilité d’un salut en dehors de la foi en Jésus. Il ne s’agit pas pour autant de la théorie des «chrétiens anonymes» de Karl Rahner, selon laquelle en bref, le Christ étant la Parole divine incarnée, quiconque s'approche de la vérité divine en devient «chrétien anonyme». Il ne s'agit pas non plus de la « voie spécifique » juive pour accéder au salut, telle qu’exprimée dans la Concorde de Leuenberg. Mais, sans conversion explicite au Christ, peut se mettre en place et s'ouvrir un dialogue serein, notamment avec les juifs – pour lesquels cette question chrétienne du salut individuel n'est pas une préoccupation mais plutôt une inquiétude : voir les chrétiens insister pour que les juifs deviennent chrétiens à leur tour, réactivant la blessure juive des conversions forcées et les amertumes chrétiennes, parfois violentes comme chez Luther, devant leur échec.
Après la Shoah
Au cœur de l'Europe, l’inconcevable a eu lieu, changeant irrémédiablement la face du monde et la compréhension que nous en avons. Le génocide des juifs a plongé l'Europe dans une crise morale sans précédent, dans une crise de conscience dont le sentiment de culpabilité persiste.
Il n'est pas jusqu'à la théologie qui n'en ait été bouleversée, comme en témoigne par son titre explicite l'essai de Hans Jonas : Le Concept de Dieu après Auschwitz.
La théologie s’est réinterrogée sur la nature des relations entre juifs et chrétiens, et donc aussi entre juifs et protestants. Des remises en question radicales, parfois déchirantes, ont été nécessaires à l’égard de théologies chrétiennes soit ouvertement méprisantes à l’égard du judaïsme, soit qui n'avaient pas eu la lucidité de prévenir ce qui allait advenir.
Une ouverture existait toutefois depuis le XVIème siècle, dans la lignée de Calvin qui considérait que l'Alliance avec les Patriarches et Israël n'a jamais été abolie. Ces lectures positives du rôle d'Israël dans le protestantisme, expliquent en partie l'attitude d'accueil des juifs durant la seconde guerre mondiale.
Le travail théologique entre protestants et juifs se poursuit, souvent dans un dialogue constructif, et notamment grâce aux groupes de l'Amitié judéo-chrétienne fondée juste après-guerre à l’initiative de Jules Isaac.
Les lectures du Nouveau Testament et la prédication chrétienne
La nouvelle version de la TOB témoigne de l'effort non achevé à accomplir, dans la lecture du Nouveau Testament et dans la prédication chrétienne.
Par exemple, cette révision de la TOB a choisi en plusieurs endroits de traduire, en fonction du contexte, ioudaioi par Judéens (renvoyant à l'entité politico-géographique de la Judée) plutôt que juifs (renvoyant à la religion). Cette distinction aide à désamorcer la tendance à considérer que le Nouveau Testament est porteur d'un conflit entre deux religions, judaïsme et christianisme (alors que le christianisme n'existait pas encore !). On redécouvre aussi que le judaïsme néo-testamentaire est pluriel, avec aux moins trois zones d’enracinement géographique, Judée, Galilée, Samarie, d'obédiences diverses et parfois conflictuelles.
Au delà de cet aspect, une lecture respectueuse du Nouveau Testament doit avoir constamment à l'esprit que le christianisme comme religion constituée n'existe pas encore. Au plus est-on en présence d'un courant supplémentaire au sein d'un judaïsme déjà pluriel – un courant qui, en outre, n'a pas forcément toujours conscience de sa particularité ! Il est prudent de percevoir que les querelles retranscrites dans le Nouveau Testament relèvent de querelles au sein d’une même famille, ou sont du même ordre que les interpellations prophétiques qui traversent la Bible hébraïque.
Il n'est pas question dans le Nouveau Testament – ce serait parfaitement anachronique – de remettre en question le judaïsme en tant que tel, avec ses systèmes de pensée ou d'action. Savoir cela doit induire une vigilance constante sur des habitudes de lecture héritées des siècles passés, consistant à revendiquer un passage de relais judaïsme-christianisme en forme de substitution d'alliance.
L’héritage calvinien, à considérer attentivement, est que l’Alliance avec les Pères bibliques n'a jamais été abrogée et que le christianisme est sous cet angle simplement bénéficiaire d'un élargissement de l’Alliance aux nations.
En plusieurs points — les exemples ci-dessus et d’autres — l'humilité, et une sorte d'ascèse herméneutique est requise de chacun, et notamment des prédicateurs.
Judaïsme et judéité
Le judaïsme est une religion. En général on s'accorde sur ce point. Mais quand on entre dans les précisions, cela devient moins simple. Ne serait-ce que parce que cette religion est plurielle (plusieurs synagogues), mais aussi parce qu'elle est concernée par le fait que toute religion engendre une ou plusieurs traditions culturelles. Le processus peut éventuellement être inversé, – dans le cas du judaïsme – : un héritage culturel doté d'une dimension religieuse. Par exemple une synagogue, avant d'être un lieu de culte, religieux, est d’abord un lieu d'étude – sans oublier que la tradition culturelle ne se transmet pas uniquement par des lieux d'études.
Où l'on peut parler de judéité, pas forcément religieuse en nos temps modernes
La judéité (le fait d’appartenir au peuple juif) est distincte du judaïsme (le fait de pratiquer la religion juive) ? Cela a malheureusement conduit à des dérives redoutables dans l'histoire, lorsque la judéité a été désignée comme un phénomène biologique, une «race». Cela a laissé sa trace dans le vocable «antisémitisme», tout comme cela laisse sa trace dans le vocable «racisme» en général, où il apparaît que la haine de l'autre engendre le fantasme de sa haine. Le racisme s'en prend à un ou plusieurs pans de l'humanité classée en races ; l'antisémitisme s'y spécifie en faisant des juifs une de ces «races», et plus précisément, dans sa naissance historique, la présence d'une «race» dite «sémite» en Europe. (Derrière cela, l’évolution du concept de «races», qui n'a pas toujours eu la lourde connotation qu'il a prise, malgré des ambiguïtés qui ont traversé toute l'époque moderne, y compris parfois chez ceux qui en ont été victimes).
Reconnaissant l'absurdité de ce qui fut pourtant très répandu, notons qu'au-delà de la notion intenable de «races», apparaît la distinction entre tenants d'une religion, où juif s’écrit donc avec une minuscule, et peuple, notion revendiquée par plusieurs, où l'on pourrait avoir à opter pour écrire Juif avec une majuscule (par ex. A. Finkielkraut). Le contexte religieux français de notre dialogue nous mènera ici à opter pour la minuscule, où la tradition culturelle – celle de la judéité – est perçue comme relevant de la périphérie éventuellement non-religieuse d'une réalité d’abord religieuse, à l'instar des autres religions en France.
La judéité, réalité culturelle, pas forcément « religieuse » donc, est, concernant la tradition juive, éventuellement liée (ou pas, ou plus) à une terre. Et l'on pense ipso facto à Israël bien sûr, d’abord comme terre lieu d'enracinement historique du judaïsme et de la judéité, comme lieu référentiel liturgique, mais aussi depuis 1948 comme réalité politique et étatique.
Israël et la terre
Lorsqu'on parle d'Israël, on entend soit «la terre d'Israël», soit «le peuple d'Israël», soit «la figure biblique d’Israël» voire, par une appropriation de certains Psaumes dans les liturgies d’Églises, «le peuple chrétien», éventuellement «la petite minorité» protestante se considérant elle-même comme le reste fidèle !
Autant de significations superposées d'un même mot dont les racines plongent dans la figure d'un personnage biblique, Jacob/Israël, que les textes bibliques donnent comme l'héritier, lui et ses descendants, d'une terre reçue de l'aïeul biblique Abraham.
Une terre que la centralisation cultuelle mise en œuvre dans la tradition biblique référera à la capitale de la Judée, Jérusalem, élément notoire de l'espérance dite dans la liturgie juive : «l'an prochain à Jérusalem».
Si d'aucuns font de cet élément liturgique central une lecture strictement «spirituelle», désignant au bout du compte la Jérusalem d'un futur indéterminé – retenue aussi par la tradition chrétienne dans la notion de «Jérusalem céleste» –, de nombreux juifs ancrent actuellement cette espérance dans la réalité géographique.
Lorsque l'antisémitisme européen fait envisager, depuis le XIXème siècle et le début du XXème siècle, la possibilité de la création d'un «État des juifs», selon le titre de l'ouvrage de Th. Herzl, cet État potentiel n'est pas encore situé géographiquement. Le recoupement avec le passé historique et la tradition liturgique conduiront Th. Herzl, pionnier de ce qui sera le sionisme, à envisager la création de cet État autour de Jérusalem et du mont Sion.
La pluralité de sens qu'a pris depuis le mot « sionisme » a complexifié encore les rapports des chrétiens avec les juifs, et notamment depuis la prise de contrôle des territoires palestiniens en 1967, les protestants s'y sont divisés.
Et quand on sait que l'ancien antisémitisme a parfois tendance à revêtir les oripeaux de l'«antisionisme», non-défini, pour... rénover son discours, on mesure le péril qu'il y a à s'embarquer dans tel ou tel aspect d'une critique de la politique israélienne... où le protestantisme français joue souvent la prudence, averti du risque de cautionner un nouveau visage d'un antisémitisme qu'il a majoritairement combattu aussi bien dans l'affaire Dreyfus que dans ses prises de position durant la seconde guerre mondiale. Prudence que regrettent parfois ceux d'entre les protestants qui souhaiteraient quand même être critiques, à l'instar de certains juifs français, envers tel ou tel aspect de la politique israélienne à l'égard des Palestiniens. Reste que, quelles que soient les positions adoptées, selon les courants, le protestantisme français s'accorde à soutenir la légitimité définitive de l'existence de l’État d'Israël. Cela quels que soient les positionnements quant au référent biblique légitimant pour certains l'existence de l’État moderne d'Israël. Au cœur de cette complexité et de l'éventail de cet accord général, la référence liturgique juive à Jérusalem pourrait rester la pierre d'angle. Ce qui pose la question du type de lecture que les uns et les autres font de la Bible...
Bible hébraïque et Ancien Testament
Il est assez commun de considérer « Ancien Testament » comme le nom chrétien pour la Bible hébraïque, au point que certains lecteurs de ces lignes pourront être surpris de voir interroger ici ce «constat».
Or, il n’y a pas équivalence entre les deux vocables, même pour les protestants qui ont pourtant les mêmes livres que ceux de la Bible hébraïque pour leur Ancien Testament.
Parler d'Ancien Testament suppose ipso facto un Nouveau Testament, qui n'existait pas à l'époque de Jésus et de la première génération de chrétiens. Ainsi dans les Évangiles, Jésus parle de : La Loi, les Prophètes et les Psaumes (premier livre des Écrits), bref, le Tanakh, corpus qui se suffit à lui-même, et dont la Torah est le cœur, cœur d'un ensemble concentrique dont le deuxième cercle est Les Prophètes et le troisième Les Écrits, qui se termine par le livre des Chroniques. Un autre ordre est donné par la Bible des Septante (traduction grecque, dotée de livres supplémentaires, de la Bible hébraïque), un ordre «linéaire», présenté comme «historique» et se terminant par le Daniel grec, marquant une ouverture universaliste. L'Ancien Testament chrétien, protestant inclus, reprend cette présentation, à une autre fin toutefois. Les livres de la Bible hébraïque sont rangés dans les Bibles protestantes traditionnelles dans un ordre différent de celui de la Septante. Il se termine avec le livre du prophète Malachie, annonçant la venue d’Élie en lequel le Nouveau Testament reconnaît Jean le Baptiste (sur lequel commence le Nouveau Testament), précurseur de Jésus, qui devient donc la clef de lecture du livre qui l’annonce, l'Ancien Testament. La christologie est l'élément clef des Bibles chrétiennes, protestantes incluses.
Il va sans dire que ce n'est pas le propos de la Bible hébraïque !
Lire la Bible avec le Christ comme clef de lecture au cœur des cercles de la Bible hébraïque revient à faire de celle-ci un Ancien Testament, même lorsque les Bibles chrétiennes – comme la TOB – ont adopté l'ordre hébraïque pour ce qu’elles continuent à appeler « Ancien Testament »
Christologie et conséquences
L'histoire biblique, en christianisme, débouche sur le Christ - pour une relecture qui part du Christ. En christologie paulinienne et johannique (qui ne sont pas étrangères à certains courants du judaïsme de l'époque — cf. Daniel Boyarin, Le Christ juif, éd. du Cerf), il est même explicite que cela remonte avant la fondation du monde.
La question est alors de savoir de quelle façon on le comprend. En quoi cette centralité de la christologie affecte-t-elle les relations chrétiennes (protestantes incluses) avec le monde non-chrétien, et le monde juif notamment.
Dans les traditions protestantes, deux compréhensions de la centralité du Christ dans l'histoire du monde « créé par Dieu par et pour le Christ » (Col 1) – et dans l'histoire du salut, se sont mises en place. Ces deux compréhensions correspondent aux deux tendances de la christologie des grands conciles : tendance Concile d’Éphèse (431), tendance concile de Chalcédoine (451). Très schématiquement, dans la lignée du Concile d’Éphèse, la théologie luthérienne a insisté sur la présence «corporelle» de la divinité en Jésus-Christ, tandis que, dans la lignée du Concile de Chalcédoine, la théologie réformée a insisté sur l'idée qu'au moment même où la divinité s'incarne en Jésus-Christ, elle reste divinité qui le déborde infiniment.
Ce qui a pour conséquence dans la première approche, la nécessité d’une conversion explicite au Christ pour être au bénéfice du salut, alors que, dans la seconde approche, peut s'ouvrir l'idée que Jésus-Christ manifeste une présence du divin qui « déborde » sa présence explicite en Christ.
Cette analyse reste certes schématique. Cependant, la première approche n'est sans doute pas étrangère à l'attitude de Martin Luther à l’égard des juifs. Très ouvert dans un premier temps comme en témoigne son traité Que Jésus-Christ est né juif, dans lequel il exprime son espérance de la conversion des juifs au christianisme, Martin Luther ne constatant pas de démarche de conversion a opéré ensuite un revirement catastrophique contre les juifs.
La seconde approche insiste sur l'idée que la divinité ne se réduit pas à sa présence dans l’Incarnation en Jésus. Elle ouvre sur un «doute» favorable quant à la possibilité d’un salut en dehors de la foi en Jésus. Il ne s’agit pas pour autant de la théorie des «chrétiens anonymes» de Karl Rahner, selon laquelle en bref, le Christ étant la Parole divine incarnée, quiconque s'approche de la vérité divine en devient «chrétien anonyme». Il ne s'agit pas non plus de la « voie spécifique » juive pour accéder au salut, telle qu’exprimée dans la Concorde de Leuenberg. Mais, sans conversion explicite au Christ, peut se mettre en place et s'ouvrir un dialogue serein, notamment avec les juifs – pour lesquels cette question chrétienne du salut individuel n'est pas une préoccupation mais plutôt une inquiétude : voir les chrétiens insister pour que les juifs deviennent chrétiens à leur tour, réactivant la blessure juive des conversions forcées et les amertumes chrétiennes, parfois violentes comme chez Luther, devant leur échec.
Après la Shoah
Au cœur de l'Europe, l’inconcevable a eu lieu, changeant irrémédiablement la face du monde et la compréhension que nous en avons. Le génocide des juifs a plongé l'Europe dans une crise morale sans précédent, dans une crise de conscience dont le sentiment de culpabilité persiste.
Il n'est pas jusqu'à la théologie qui n'en ait été bouleversée, comme en témoigne par son titre explicite l'essai de Hans Jonas : Le Concept de Dieu après Auschwitz.
La théologie s’est réinterrogée sur la nature des relations entre juifs et chrétiens, et donc aussi entre juifs et protestants. Des remises en question radicales, parfois déchirantes, ont été nécessaires à l’égard de théologies chrétiennes soit ouvertement méprisantes à l’égard du judaïsme, soit qui n'avaient pas eu la lucidité de prévenir ce qui allait advenir.
Une ouverture existait toutefois depuis le XVIème siècle, dans la lignée de Calvin qui considérait que l'Alliance avec les Patriarches et Israël n'a jamais été abolie. Ces lectures positives du rôle d'Israël dans le protestantisme, expliquent en partie l'attitude d'accueil des juifs durant la seconde guerre mondiale.
Le travail théologique entre protestants et juifs se poursuit, souvent dans un dialogue constructif, et notamment grâce aux groupes de l'Amitié judéo-chrétienne fondée juste après-guerre à l’initiative de Jules Isaac.
Les lectures du Nouveau Testament et la prédication chrétienne
La nouvelle version de la TOB témoigne de l'effort non achevé à accomplir, dans la lecture du Nouveau Testament et dans la prédication chrétienne.
Par exemple, cette révision de la TOB a choisi en plusieurs endroits de traduire, en fonction du contexte, ioudaioi par Judéens (renvoyant à l'entité politico-géographique de la Judée) plutôt que juifs (renvoyant à la religion). Cette distinction aide à désamorcer la tendance à considérer que le Nouveau Testament est porteur d'un conflit entre deux religions, judaïsme et christianisme (alors que le christianisme n'existait pas encore !). On redécouvre aussi que le judaïsme néo-testamentaire est pluriel, avec aux moins trois zones d’enracinement géographique, Judée, Galilée, Samarie, d'obédiences diverses et parfois conflictuelles.
Au delà de cet aspect, une lecture respectueuse du Nouveau Testament doit avoir constamment à l'esprit que le christianisme comme religion constituée n'existe pas encore. Au plus est-on en présence d'un courant supplémentaire au sein d'un judaïsme déjà pluriel – un courant qui, en outre, n'a pas forcément toujours conscience de sa particularité ! Il est prudent de percevoir que les querelles retranscrites dans le Nouveau Testament relèvent de querelles au sein d’une même famille, ou sont du même ordre que les interpellations prophétiques qui traversent la Bible hébraïque.
Il n'est pas question dans le Nouveau Testament – ce serait parfaitement anachronique – de remettre en question le judaïsme en tant que tel, avec ses systèmes de pensée ou d'action. Savoir cela doit induire une vigilance constante sur des habitudes de lecture héritées des siècles passés, consistant à revendiquer un passage de relais judaïsme-christianisme en forme de substitution d'alliance.
L’héritage calvinien, à considérer attentivement, est que l’Alliance avec les Pères bibliques n'a jamais été abrogée et que le christianisme est sous cet angle simplement bénéficiaire d'un élargissement de l’Alliance aux nations.
En plusieurs points — les exemples ci-dessus et d’autres — l'humilité, et une sorte d'ascèse herméneutique est requise de chacun, et notamment des prédicateurs.
Roland Poupin
in Juifs et protestants, une fraternité exigeante ( éd. Olivétan) – les contours d'un thème
in Juifs et protestants, une fraternité exigeante ( éd. Olivétan) – les contours d'un thème
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