Ésaïe 55
« Ainsi se comporte ma parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat ». Et au bout du compte, un résultat heureux : joie, paix, acclamations, réconciliation de la création entière — à commencer par celle d’Israël, puis des nations. Où il est bien question d’œcuménisme. Mais d'un œcuménisme qui se fonde dans son essence spirituelle, dans une Parole donnée de l'au-delà du temps. Ce qui contraint notre foi à recevoir le texte d'Ésaïe en entier comme unité littéraire. Quels que soient les malheurs concrets que traverse le peuple à ce moment-là, le texte passe d'emblée à leur enracinement éternel, à ce qu'ils se situent en vis-à-vis d'une promesse de consolation éternelle. Face à un vis-à-vis qui crée une soif et une faim dont l'assouvissement ne s'achète pas, une soif et une faim que rien ne peut assouvir en fait, sinon Celui dont cette soif dit le manque.
Une soif et une faim qui s'inscrivent dans une mystique nuptiale et amoureuse. « Le ch. 55 prolonge le ch. 54 » écrit une note de la TOB 2010 (sic). Cela peut sembler être une tautologie. Mais il s’agit au ch. 55 d'une application au peuple, concrétisation de ce que proclame le ch. 54 sur Jérusalem. J'ajoute que comme le ch. 55 prolonge le ch. 54, le ch. 54 prolonge le ch. 53, sur le serviteur souffrant, qui n'est jamais nommé : on ne sait pas qui c'est, ce qui à être attentif, renvoie à celui qui se cache derrière, le Dieu dont on ne connaît que ce qu'il dévoile en le cachant, le Dieu que nul n'a jamais vu, au point que celui qui le fait connaître, enseigne qu'il nous est avantageux qu'il s'en aille, sans quoi l'Esprit saint, présence intime de ce Dieu, ne viendra pas ! Cette présence intime de l'Esprit saint que les mystiques ont assimilé à un mariage spirituel...
Une présence intime qui fonde toute unité, une présence intime dont Ésaïe nous dit le manque, qui ne peut se fonder que dans une union avec Dieu. Je cite Hadewijch d’Anvers, une béguine, mystique du Bas Moyen Âge :
Où nous sommes au cœur du ch. 55 d'Ésaïe. Qui, rattaché au ch. 54 se trouve proche de la mystique amoureuse dans le rapport avec Dieu. Ainsi le ch. 54 donne Dieu comme époux de Jérusalem, son Baal (au v. 5), relecture mystique et déplacement à un tout autre plan des cultes de Canaan. Déplacement aussi de l'amour au sens le plus commun, amoureux du terme. Cette notion, eros, non nommée dans la Bible, quand la LXX ou le Nouveau Testament ont préféré un autre mot, agapè, notion non nommée, trop intime, mais qui affleure, dans des textes comme celui d'Ésaïe, avec une dimension d'éternité que l’amour pressent et que Dieu accomplit. Cf. ch. 54, v. 10, d'où viennent les paroles de grâce d'une des liturgies protestantes.
Une mystique amoureuse qui est aussi celle du Cantique des Cantiques, du livre du prophète Osée, mais aussi sans doute du récit sur la Samaritaine, et bien sûr de Paul aux Éphésiens, et ensuite du père de l’Église Origène et de ses héritiers dans son commentaire du Cantique, de Bernard de Clairvaux à Luther en passant par les mystiques de la fin du Moyen Âge.
Hadewijch d’Anvers à nouveau :
Telle est l'expérience des assoiffés de Dieu, d'Ésaïe à Hadewijch d’Anvers :
Que Dieu nous donne de dépérir, qu'il crée en nous ce manque, cette soif et cette faim auxquels toutes les richesses ne peuvent rien, y compris les richesses de nos Églises. Ici sans doute, le plus pauvre est-il le plus riche, qui n'a que la gratuité à quémander. Eh bien, en ce manque et en ce seul recours est la clef de notre unité, qui se fonde en notre union promise avec Dieu. Il nous le dit : ma parole ne revient pas à moi sans son effet, son résultat, ensemencer le monde d'une joie qu'il ne devine ni ne conçoit.
1 Ô vous tous qui êtes assoiffés, venez vers les eaux,
même celui qui n’a pas d’argent, venez !
Demandez du grain, et mangez ; venez et buvez !
– sans argent, sans paiement –
du vin et du lait.
2 A quoi bon dépenser
votre argent pour ce qui ne nourrit pas,
votre labeur pour ce qui ne rassasie pas ?
Écoutez donc, écoutez-moi, et mangez ce qui est bon ;
que vous trouviez votre jouissance dans des mets savoureux :
3 tendez l’oreille, venez vers moi,
écoutez et vous vivrez.
Je conclurai avec vous une alliance perpétuelle,
oui, je maintiendrai les bienfaits de David.
4 Voici : j’avais fait de lui un témoin pour les clans,
un chef et une autorité pour les populations.
5 Voici : une nation que tu ne connais pas,
tu l’appelleras,
et une nation qui ne te connaît pas courra vers toi,
du fait que le SEIGNEUR est ton Dieu,
oui, à cause du Saint d’Israël, qui t’a donné sa splendeur.
6 Recherchez le SEIGNEUR puisqu’il se laisse trouver,
appelez-le, puisqu’il est proche.
7 Que le méchant abandonne son chemin,
et l’homme malfaisant, ses pensées.
Qu’il retourne vers le SEIGNEUR,
qui lui manifestera sa tendresse,
vers notre Dieu,
qui pardonne abondamment.
8 C’est que vos pensées ne sont pas mes pensées
et mes chemins ne sont pas vos chemins
– oracle du SEIGNEUR.
9 C’est que les cieux sont hauts, par rapport à la terre :
ainsi mes chemins sont hauts, par rapport à vos chemins,
et mes pensées, par rapport à vos pensées.
10 C’est que, comme descend la pluie
ou la neige, du haut des cieux,
et comme elle ne retourne pas là-haut
sans avoir saturé la terre,
sans l’avoir fait enfanter et bourgeonner,
sans avoir donné semence au semeur
et nourriture à celui qui mange,
11 ainsi se comporte ma parole
du moment qu’elle sort de ma bouche :
elle ne retourne pas vers moi sans résultat,
sans avoir exécuté ce qui me plaît
et fait aboutir ce pour quoi je l’avais envoyée.
12 C’est en effet dans la jubilation que vous sortirez,
et dans la paix que vous serez entraînés.
Sur votre passage, montagnes et collines
exploseront en acclamations,
et tous les arbres de la campagne
battront des mains.
13 Au lieu de la ronce croîtra le genévrier,
au lieu de l’ortie croîtra le myrte,
cela constituera pour le SEIGNEUR une renommée,
un signe perpétuel qui ne sera jamais retranché.
*
« Ainsi se comporte ma parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat ». Et au bout du compte, un résultat heureux : joie, paix, acclamations, réconciliation de la création entière — à commencer par celle d’Israël, puis des nations. Où il est bien question d’œcuménisme. Mais d'un œcuménisme qui se fonde dans son essence spirituelle, dans une Parole donnée de l'au-delà du temps. Ce qui contraint notre foi à recevoir le texte d'Ésaïe en entier comme unité littéraire. Quels que soient les malheurs concrets que traverse le peuple à ce moment-là, le texte passe d'emblée à leur enracinement éternel, à ce qu'ils se situent en vis-à-vis d'une promesse de consolation éternelle. Face à un vis-à-vis qui crée une soif et une faim dont l'assouvissement ne s'achète pas, une soif et une faim que rien ne peut assouvir en fait, sinon Celui dont cette soif dit le manque.
Une soif et une faim qui s'inscrivent dans une mystique nuptiale et amoureuse. « Le ch. 55 prolonge le ch. 54 » écrit une note de la TOB 2010 (sic). Cela peut sembler être une tautologie. Mais il s’agit au ch. 55 d'une application au peuple, concrétisation de ce que proclame le ch. 54 sur Jérusalem. J'ajoute que comme le ch. 55 prolonge le ch. 54, le ch. 54 prolonge le ch. 53, sur le serviteur souffrant, qui n'est jamais nommé : on ne sait pas qui c'est, ce qui à être attentif, renvoie à celui qui se cache derrière, le Dieu dont on ne connaît que ce qu'il dévoile en le cachant, le Dieu que nul n'a jamais vu, au point que celui qui le fait connaître, enseigne qu'il nous est avantageux qu'il s'en aille, sans quoi l'Esprit saint, présence intime de ce Dieu, ne viendra pas ! Cette présence intime de l'Esprit saint que les mystiques ont assimilé à un mariage spirituel...
Une présence intime qui fonde toute unité, une présence intime dont Ésaïe nous dit le manque, qui ne peut se fonder que dans une union avec Dieu. Je cite Hadewijch d’Anvers, une béguine, mystique du Bas Moyen Âge :
Quand l’Amour se refuse,
Quand on ne peut jouir
De ce que l’on désire,
Notre faim croît à l’infini.
Mais il faut trouver la joie en ses fureurs,
Lui qui survient de jour comme de nuit :
Le plus total abandon est la seule
Ressource qui subsiste avec lui.
Où nous sommes au cœur du ch. 55 d'Ésaïe. Qui, rattaché au ch. 54 se trouve proche de la mystique amoureuse dans le rapport avec Dieu. Ainsi le ch. 54 donne Dieu comme époux de Jérusalem, son Baal (au v. 5), relecture mystique et déplacement à un tout autre plan des cultes de Canaan. Déplacement aussi de l'amour au sens le plus commun, amoureux du terme. Cette notion, eros, non nommée dans la Bible, quand la LXX ou le Nouveau Testament ont préféré un autre mot, agapè, notion non nommée, trop intime, mais qui affleure, dans des textes comme celui d'Ésaïe, avec une dimension d'éternité que l’amour pressent et que Dieu accomplit. Cf. ch. 54, v. 10, d'où viennent les paroles de grâce d'une des liturgies protestantes.
Une mystique amoureuse qui est aussi celle du Cantique des Cantiques, du livre du prophète Osée, mais aussi sans doute du récit sur la Samaritaine, et bien sûr de Paul aux Éphésiens, et ensuite du père de l’Église Origène et de ses héritiers dans son commentaire du Cantique, de Bernard de Clairvaux à Luther en passant par les mystiques de la fin du Moyen Âge.
Hadewijch d’Anvers à nouveau :
Tourments du délaissement. Espoirs déçus. Doutes. Cet instant où l’être s’embrase ne reviendra-t-il donc jamais ?
Telle est l'expérience des assoiffés de Dieu, d'Ésaïe à Hadewijch d’Anvers :
L’Amour est si violent, ses exigences si excessives, qu’il semble outrepasser les possibilités humaines. On ne peut penser à lui sans frayeur. Alors on se rabat sur des plaisirs d’un accès plus facile, moins onéreux. Mais le désir se réanime, la chevauchée reprend. Survient le ravissement de l’extase. Toutefois, sans que rien ne l’annonce, c’est soudain la rupture, la chute, le retour à des heures, des jours atones. Comment vivre ce brutal passage du plus intense à la dépossession ?
Déception. Mélancolie. Solitude.
Ce que l’amour a de plus beau, ce sont ses violences
Son abîme insondable est sa forme la plus belle
Se perdre en lui, c’est atteindre le but
Être affamé de Lui, c’est se nourrir et se délecter
L’inquiétude d’amour est un état sûr
Sa blessure la plus grave est un baume souverain
Languir de lui est notre vigueur
C’est en s’éclipsant qu’il se fait découvrir
S’il fait souffrir, il donne pure santé
S’il se cache, il nous dévoile ses secrets
C’est en se refusant qu’il se livre
Il est sans rime ni raison et c’est sa poésie
En nous captivant, il nous libère
Ses coups les plus durs sont ses plus douces consolations
S’il nous prend tout, quel bénéfice !
C’est lorsqu’il s’en va qu’il nous est le plus proche
Son silence le plus profond est son chant le plus haut
Sa pire colère est sa plus gracieuse récompense
Sa menace nous rassure
Et sa tristesse console de tous les chagrins :
Ne rien avoir, c’est sa richesse inépuisable.
Il en est ainsi de ceux qui aiment : ils ne peuvent jouir de l’Amour ni s’en passer, c’est pourquoi ils se consument et dépérissent.
*
Que Dieu nous donne de dépérir, qu'il crée en nous ce manque, cette soif et cette faim auxquels toutes les richesses ne peuvent rien, y compris les richesses de nos Églises. Ici sans doute, le plus pauvre est-il le plus riche, qui n'a que la gratuité à quémander. Eh bien, en ce manque et en ce seul recours est la clef de notre unité, qui se fonde en notre union promise avec Dieu. Il nous le dit : ma parole ne revient pas à moi sans son effet, son résultat, ensemencer le monde d'une joie qu'il ne devine ni ne conçoit.
RP, Beaulieu, semaine Unité, 27/01/15