Irénée (v. 130 – v. 202) est un théologien de l'histoire. L'histoire est comme la pierre d'angle de son investissement contre les hérésies — tandis qu'elle est un échouement de l'éternité pour les mouvements gnostiques qu'il combat (dans son Adversus Haereses).
Théologien de l’histoire il n'est pas jusqu'aux ébionites — qu'Irénée décrit, entre deux mouvements gnostiques, comme arrêtés à un point de l’histoire en marche, qui n'entrent dans sa perspective de dénonciation des hérésies par l'histoire, l’œuvre de la Providence divine dans l'histoire (cf. M.-L. Chaieb).
Les « hérésies » primitives gnostiques apparaissent comme christianisme para-historique — faisant un large usage du mythe. C'est là une de leurs caractéristiques dans le christianisme primitif.
Cela dit, il y a au minimum « porosité » entre la gnose (devenue vocable péjoratif, ce que ce mot n'est pas en soi : connaissance !) et la grande Église, même après qu'elle en ait été théoriquement exclue, notamment suite à l’œuvre d'Irénée : l'hérésie devient hérésie quand elle est dénoncée comme telle.
Origène (v. 185 – v. 253) s'inscrit dans cette « porosité » entre gnose et grande Église. À ce titre, il offre comme une mise en regard d'Irénée et nous permet de lire Irénée dans la cosmologie qui est la sienne. Irénée à ne pas lire comme un « historiciste » moderne !
Où il faut mentionner un risque qu'il y a à insister sur l'idée de continuité historique à propos de l’inscription de l’Église dans la suite d'Israël : guette ce qui deviendra la « théologie de la substitution », selon laquelle dans une continuité historique, l’Église aurait été substituée à Israël... Ici l’interrogation que pose Origène vaut toujours d'être entendue. Pas de substitution, mais une relecture transposée, où la réalité historique n'a pas lieu de nier la légitimité de la persistance d'Israël quand une réalité historique en passe de devenir le christianisme est advenue aussi.
Où se pose la question du rapport entre histoire et ce que la théologie de l’Église primitive, dont Irénée, appelle oikonomia, manifestation de l'économie de la grâce qu'entend proclamer le christianisme dans une récapitulation, en grec anakephalaiosis, de la création appelée à entrer dans l'ère nouvelle, l'aion nouveau, du Royaume de Dieu.
Excursus cosmologique :
Chaque aion, ou ère, s'inscrit dans une sorte d’étagement qui correspond aux cieux étagés d'alors. De l’Antiquité à la Renaissance, la clef de lecture du monde est donnée, depuis le IVe siècle av. JC dans le système du monde d'Aristote et/ou, depuis le IIe siècle, de Ptolémée (qui est aussi derrière la traduction de la LXX).
Le système de ce monde se déploie ainsi : une terre sphérique (avant Aristote la terre n’est pas encore forcément ronde) à un pôle (au centre), à l’autre pôle le « ciel empyrée » et le « trône de Dieu ». Le « ciel empyrée » est le « dixième ciel » (quand avec les aristotéliciens on va, au-delà des sept cieux classiques, jusqu'à, dix), le Paradis, les autres cieux étant ceux des sept « planètes » — désignant les sept cieux classiques — observables à l’œil nu (Lune, Mercure, Venus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne), plus le ciel des étoiles fixes (le zodiaque) et le ciel du mouvement diurne.
La matière céleste est l’éther (la cinquième essence, la quintessence, matière spirituelle et lumineuse), au-delà des quatre autres « essences » ou éléments : terre, eau, air, feu — matière de notre ici-bas. Ce monde céleste dont la matière est l’éther est mû par les Intelligences célestes, les anges chez Thomas d’Aquin, imitant la perfection de Dieu en imprimant aux sphères leur mouvement circulaire.
Cela est ajusté sur le monde hiérarchique des êtres intelligibles, spirituels. Les hommes en sont l’expression la plus humble, dans la matière, « la poussière », d’où, dans le monde des êtres intelligents, partagé par Dieu et les anges, la caractéristique de la raison, son humilité de réalité humaine : l’être rationnel, l’homme, est obligé de procéder par abstraction là où les êtres immatériels ont une connaissance intuitive, immédiate.
La raison humaine n’en participe par moins du monde intellectuel, à son humble mesure, évoluant, se mouvant dans le monde sensible, le monde sublunaire, quand les anges occupent le monde supra-lunaire, dont la matière parfaite est l’éther. Exempts eux-mêmes de matière, même spirituelle, les anges meuvent le monde supérieur, les orbes célestes, dont certaines sont celles sur lesquelles tournent les corps célestes composés d’éther (les planètes).
Ce monde perdure jusqu’en 1609… Lorsque, dans les années 1609-1610, Galilée braque sa lunette astronomique vers les sphères célestes, il découvre et révèle au monde que celles-ci ne sont pas faites d’éther, mais de la même matière que celle qui compose notre monde, qui se meut au-dessous de la Lune, le monde sublunaire.
Le monde mû les anges est dès lors irrémédiablement ébranlé : cet effondrement du monde aristotélicien est, au sens littéral, un véritable « ébranlement des puissances des cieux ». Le monde va désormais devoir se penser sur un mode autre que celui de l’harmonie géocentrique, avec un Dieu garant de cette harmonie, via éventuellement son représentant, le pape, qui lui-même a été fortement ébranlé par la Réforme.
Suite à Descartes (XVIIe s.) apparaissent d’autres propositions de systèmes du monde que le système aristotélicien sur lequel s’appuyaient aussi les systèmes théologiques. Le pôle central du système nouveau est le sujet : « je pense donc je suis » (formule reprise d’Augustin, mais désormais centrale et fondatrice).
Newton vient à son tour proposer l’alternative de la force gravitationnelle pour expliquer la rotation des planètes mues auparavant, dans le système aristotélicien / ou ptoléméen, par les anges — intelligences célestes, qui gèrent les aionas / siècles, mondes.
Un monde s’est bel et bien écroulé, entraînant des ruptures en matière de connaissance, ruptures épistémologiques qui maintiennent toutefois la logique d’Aristote, logique de non-contradiction, selon un autre cadre, d’autres systèmes.
Le symbole s'est donc effondré, un peu comme à la sortie d'un rêve, celui de Jacob, un rêve dont les symboles, comme pour tout rêve, désignent autre chose que leur littéralité. Symboles d'un inconscient collectif portant la connaissance/ignorance d'un Dieu infiniment autre, au sommet inaccessible de l'échelle de Jacob, et cependant tout proche comme le signifie la présence angélique en ses ascensions et ses descentes... Détachée de l'échelle des astres, l'échelle de Jacob auxquels elle s'était superposée, l'échelle de Jacob n'en reste pas moins posée au sol et touchant « les cieux », signes d'un Dieu infiniment autre. Un Dieu qui, donc, s'intéresse au temps et aux aux hommes qui s'y meuvent !
Ce temps, ce monde auquel Dieu s'intéresse ! (« Qu’est-ce que l'homme pour que tu t’intéresses à lui » s'étonnait le Psalmiste — Psaume 8), qui arrive à sa fin, il l'a créé lui aussi par le Fils (Hébreux 1, v. 2) ; ce monde, cet aion, et tous les autres, selon la pluralité des mondes, des temps, des siècles, correspondant aux différents niveaux des cieux — vision que l'on retrouve dans la doxologie finale du Notre Père : « aux siècles des siècles — aux aionas des aionas ».
Le Fils apparaît comme celui par qui Dieu a créé les siècles — aiones —, dont il est aussi héritier, à commencer par les deux mondes que sont celui de ce temps et le siècle — aion — à venir, siècles que sont celui dont on arrive au terme, concrétisé par la destruction du Temple, et le siècle à venir, déjà présent — « le Royaume au milieu de vous » — et encore à venir quant à sa manifestation.
C'est là la manifestation de l'oikonomia de la grâce comme révélation du « mystère » (Épitre aux Éphésiens) dans l'histoire.
Origène, usant — sobrement — du mythe, s'inscrit dans la pensée de la transposition de ce monde au monde supérieur, ou à venir, ce monde dont on attend la venue, celle de la Jérusalem céleste descendants des cieux (Apocalypse 20-22).
C'est de là que nous sommes venus. Un monde qui a préexisté au nôtre, d'où nous sommes déchus dans des corps suite à une faute dans le monde préexistant, chute dont le chef de file est le diable. L'idée d'un monde préexistant d'où nous provenons est connue dans le judaïsme de l'époque du Nouveau Testament. On a trace de cette idée en Jean 9, l'épisode de l'aveugle-né : "est-ce lui qui a péché ou ses parents pour qu'il soit né aveugle ?" demande-t-on à Jésus.
Seul le Christ, parfaitement uni à la Parole éternelle de Dieu, n'a pas péché. Il est venu dans ce monde où nous sommes exilés, pour nous en racheter, il est venu en mission donc, pour transformer notre exil en mission.
Origène, ou plutôt un certain origénisme, a été condamné en 553 au IIe Concile de Constantinople, (5e œcuménique). Cette première grande théologie à influence universelle ne s'est pas pourtant autant éteinte spontanément. Elle a survécu en divers lieux. Il ne fait aujourd’hui aucun doute que les théologies cathares sont essentiellement origéniennes, dotées de cet élément central : le dualisme des mondes — celui de la préexistence et le nôtre, celui du temps, de l'histoire, de la nature de ce monde. Ainsi la mise en place d'une théologie de la nature par Thomas d'Aquin, face au christianisme médiéval antécédent dont participe de le catharisme, n'est pas sans analogie avec la mise en place par Irénée d'une théologie de l'histoire.
Origène, Traité des Principes III, 4, 4-5 : « […] l'âme, lorsqu'elle a acquis une sensibilité plus grossière, parce qu'elle se soumet aux passions du corps, est opprimée sous la masse des vices et elle ne sent plus rien de subtil et de spirituel ; on dit alors qu'elle est devenue chair et elle tire son nom de cette chair qui est davantage l'objet de son zèle et de sa volonté. Ceux qui se posent ces questions ajoutent : Peut-on trouver un créateur de ces pensées mauvaises qui sont dites la pensée de la chair ou peut-on appeler quelqu'un ainsi ? En effet ils soutiendront qu'il faut croire qu'il n'y a pas d'autre créateur de l'âme et de la chair que Dieu. Si nous disons que c'est le Dieu bon qui, dans sa création elle-même, a créé quelque chose qui lui soit ennemi, cela paraîtra tout à fait absurde. Si donc il est écrit : La sagesse de la chair est ennemie de Dieu et si on dit que cela s'est fait à partir de la création, il semblera que Dieu ait créé une nature qui lui soit ennemie, qui ne puisse être soumise ni à lui ni à sa loi, car on se sera représenté comme un être doué d'âme cette chair dont on parle. Si on accepte cette opinion, en quoi paraît-elle différer de la doctrine de ceux qui se prononcent pour la création de natures différentes d'âmes, destinées par leur nature au salut ou à la perdition ? Seuls des hérétiques pensent ainsi et, parce qu'ils n'arrivent pas à soutenir par des raisonnements conformes à la piété la justice de Dieu, ils inventent des imaginations aussi impies.
Nous avons exposé dans la mesure de nos forces, d'après les tenants des diverses opinions, ce qui peut être dit par manière de discussion sur chacune de ces doctrines : que le lecteur choisisse de cela ce qu'il trouvera plus raisonnable d'accepter. »
Ce qu'Origène, qui n'ose donc pas attribuer la malignité du monde à Dieu, ce qu'Origène ne dit pas ! les cathares le diront, en certains de leurs courants : le monde naturel, le monde du temps et de l’histoire, avec ce qu'il véhicule de mal, est dû au diable.
Autre aspect où les cathares semblent se séparer d’Origène : le Traité cathare des Deux Principes professe clairement la prédestination là où Origène insiste sur un libre-arbitre qui semble s'y opposer. Mais, sans compter que ce à quoi il s'oppose, c'est au déterminisme (des valentiniens voulant trois catégories d'hommes prédéterminés), le libre-arbitre d'Origène s'inscrit dans la pré-existence, où les choses s'avèrent donc moins simples qu'il n'y paraît.
Ainsi, plusieurs textes du Nouveau Testament peuvent être reçus comme parlant de prédestination... et/ou de préexistence. Par ex. Romains 8, 29-30 : « ceux que Dieu a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être semblables à l’image de son Fils, afin que son Fils fût le premier-né entre plusieurs frères. Et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ; et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés. »
À une époque, la nôtre, où une nouvelle notion de préexistence est à l'ordre du jour avec les philosophies de la volonté, et notamment via la psychanalyse, avec la notion de désir, et volonté d'être, on peut voir se recouper prédestination et préexistence comme liberté non-déterminée. Ainsi ce texte de Kafka, dans Les Aphorismes de Zürau (n° 104) - collection “Arcades”, éd. Gallimard, p. 114 :
« L’homme a son libre arbitre, il l’a même par trois fois :
Premièrement il était libre lorsqu’il a voulu cette vie ; maintenant, c’est vrai, il ne peut plus faire marche arrière car il n’est plus celui qui voulait à ce moment-là, si ce n’est peut-être dans la mesure où en vivant il accomplit sa volonté d’alors.
Deuxièmement, il est libre dans le choix de sa démarche et du chemin à suivre dans cette vie.
Troisièmement, il est libre en tant que celui qu’il redeviendra un jour, qui a la volonté de se laisser aller par la vie à n’importe quelle condition et de venir à soi de cette manière, et ce, selon un chemin certes éligible mais en tout cas tellement labyrinthique que pas un recoin de cette vie ne lui est épargné.
Ce sont là les trois sortes de libre arbitre, mais comme il y a simultanéité cela n’en fait qu’un seul et même, et au fond cela revient tellement au même qu’il n’y a aucune place pour l’arbitre, qu’il soit libre ou pas. »
Transposition et histoire : ce serait la question que poserait Origène en vue d'une lecture d'Irénée dans le cadre de la cosmologie qui est celle de son époque. L'oikonomia advenant dans l’histoire n'en reste pas moins une réalité relevant d'une lecture du monde à partir de la foi que le monde / aion du Royaume advient dans ce temps, tout en étant celui d'une ère, d'un aion, qui n'est pas de de monde / temps /aion-ci.
Théologien de l’histoire il n'est pas jusqu'aux ébionites — qu'Irénée décrit, entre deux mouvements gnostiques, comme arrêtés à un point de l’histoire en marche, qui n'entrent dans sa perspective de dénonciation des hérésies par l'histoire, l’œuvre de la Providence divine dans l'histoire (cf. M.-L. Chaieb).
Les « hérésies » primitives gnostiques apparaissent comme christianisme para-historique — faisant un large usage du mythe. C'est là une de leurs caractéristiques dans le christianisme primitif.
Cela dit, il y a au minimum « porosité » entre la gnose (devenue vocable péjoratif, ce que ce mot n'est pas en soi : connaissance !) et la grande Église, même après qu'elle en ait été théoriquement exclue, notamment suite à l’œuvre d'Irénée : l'hérésie devient hérésie quand elle est dénoncée comme telle.
Origène (v. 185 – v. 253) s'inscrit dans cette « porosité » entre gnose et grande Église. À ce titre, il offre comme une mise en regard d'Irénée et nous permet de lire Irénée dans la cosmologie qui est la sienne. Irénée à ne pas lire comme un « historiciste » moderne !
Où il faut mentionner un risque qu'il y a à insister sur l'idée de continuité historique à propos de l’inscription de l’Église dans la suite d'Israël : guette ce qui deviendra la « théologie de la substitution », selon laquelle dans une continuité historique, l’Église aurait été substituée à Israël... Ici l’interrogation que pose Origène vaut toujours d'être entendue. Pas de substitution, mais une relecture transposée, où la réalité historique n'a pas lieu de nier la légitimité de la persistance d'Israël quand une réalité historique en passe de devenir le christianisme est advenue aussi.
Où se pose la question du rapport entre histoire et ce que la théologie de l’Église primitive, dont Irénée, appelle oikonomia, manifestation de l'économie de la grâce qu'entend proclamer le christianisme dans une récapitulation, en grec anakephalaiosis, de la création appelée à entrer dans l'ère nouvelle, l'aion nouveau, du Royaume de Dieu.
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Excursus cosmologique :
Chaque aion, ou ère, s'inscrit dans une sorte d’étagement qui correspond aux cieux étagés d'alors. De l’Antiquité à la Renaissance, la clef de lecture du monde est donnée, depuis le IVe siècle av. JC dans le système du monde d'Aristote et/ou, depuis le IIe siècle, de Ptolémée (qui est aussi derrière la traduction de la LXX).
Le système de ce monde se déploie ainsi : une terre sphérique (avant Aristote la terre n’est pas encore forcément ronde) à un pôle (au centre), à l’autre pôle le « ciel empyrée » et le « trône de Dieu ». Le « ciel empyrée » est le « dixième ciel » (quand avec les aristotéliciens on va, au-delà des sept cieux classiques, jusqu'à, dix), le Paradis, les autres cieux étant ceux des sept « planètes » — désignant les sept cieux classiques — observables à l’œil nu (Lune, Mercure, Venus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne), plus le ciel des étoiles fixes (le zodiaque) et le ciel du mouvement diurne.
La matière céleste est l’éther (la cinquième essence, la quintessence, matière spirituelle et lumineuse), au-delà des quatre autres « essences » ou éléments : terre, eau, air, feu — matière de notre ici-bas. Ce monde céleste dont la matière est l’éther est mû par les Intelligences célestes, les anges chez Thomas d’Aquin, imitant la perfection de Dieu en imprimant aux sphères leur mouvement circulaire.
Cela est ajusté sur le monde hiérarchique des êtres intelligibles, spirituels. Les hommes en sont l’expression la plus humble, dans la matière, « la poussière », d’où, dans le monde des êtres intelligents, partagé par Dieu et les anges, la caractéristique de la raison, son humilité de réalité humaine : l’être rationnel, l’homme, est obligé de procéder par abstraction là où les êtres immatériels ont une connaissance intuitive, immédiate.
La raison humaine n’en participe par moins du monde intellectuel, à son humble mesure, évoluant, se mouvant dans le monde sensible, le monde sublunaire, quand les anges occupent le monde supra-lunaire, dont la matière parfaite est l’éther. Exempts eux-mêmes de matière, même spirituelle, les anges meuvent le monde supérieur, les orbes célestes, dont certaines sont celles sur lesquelles tournent les corps célestes composés d’éther (les planètes).
Ce monde perdure jusqu’en 1609… Lorsque, dans les années 1609-1610, Galilée braque sa lunette astronomique vers les sphères célestes, il découvre et révèle au monde que celles-ci ne sont pas faites d’éther, mais de la même matière que celle qui compose notre monde, qui se meut au-dessous de la Lune, le monde sublunaire.
Le monde mû les anges est dès lors irrémédiablement ébranlé : cet effondrement du monde aristotélicien est, au sens littéral, un véritable « ébranlement des puissances des cieux ». Le monde va désormais devoir se penser sur un mode autre que celui de l’harmonie géocentrique, avec un Dieu garant de cette harmonie, via éventuellement son représentant, le pape, qui lui-même a été fortement ébranlé par la Réforme.
Suite à Descartes (XVIIe s.) apparaissent d’autres propositions de systèmes du monde que le système aristotélicien sur lequel s’appuyaient aussi les systèmes théologiques. Le pôle central du système nouveau est le sujet : « je pense donc je suis » (formule reprise d’Augustin, mais désormais centrale et fondatrice).
Newton vient à son tour proposer l’alternative de la force gravitationnelle pour expliquer la rotation des planètes mues auparavant, dans le système aristotélicien / ou ptoléméen, par les anges — intelligences célestes, qui gèrent les aionas / siècles, mondes.
Un monde s’est bel et bien écroulé, entraînant des ruptures en matière de connaissance, ruptures épistémologiques qui maintiennent toutefois la logique d’Aristote, logique de non-contradiction, selon un autre cadre, d’autres systèmes.
Le symbole s'est donc effondré, un peu comme à la sortie d'un rêve, celui de Jacob, un rêve dont les symboles, comme pour tout rêve, désignent autre chose que leur littéralité. Symboles d'un inconscient collectif portant la connaissance/ignorance d'un Dieu infiniment autre, au sommet inaccessible de l'échelle de Jacob, et cependant tout proche comme le signifie la présence angélique en ses ascensions et ses descentes... Détachée de l'échelle des astres, l'échelle de Jacob auxquels elle s'était superposée, l'échelle de Jacob n'en reste pas moins posée au sol et touchant « les cieux », signes d'un Dieu infiniment autre. Un Dieu qui, donc, s'intéresse au temps et aux aux hommes qui s'y meuvent !
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Ce temps, ce monde auquel Dieu s'intéresse ! (« Qu’est-ce que l'homme pour que tu t’intéresses à lui » s'étonnait le Psalmiste — Psaume 8), qui arrive à sa fin, il l'a créé lui aussi par le Fils (Hébreux 1, v. 2) ; ce monde, cet aion, et tous les autres, selon la pluralité des mondes, des temps, des siècles, correspondant aux différents niveaux des cieux — vision que l'on retrouve dans la doxologie finale du Notre Père : « aux siècles des siècles — aux aionas des aionas ».
Le Fils apparaît comme celui par qui Dieu a créé les siècles — aiones —, dont il est aussi héritier, à commencer par les deux mondes que sont celui de ce temps et le siècle — aion — à venir, siècles que sont celui dont on arrive au terme, concrétisé par la destruction du Temple, et le siècle à venir, déjà présent — « le Royaume au milieu de vous » — et encore à venir quant à sa manifestation.
C'est là la manifestation de l'oikonomia de la grâce comme révélation du « mystère » (Épitre aux Éphésiens) dans l'histoire.
Origène, usant — sobrement — du mythe, s'inscrit dans la pensée de la transposition de ce monde au monde supérieur, ou à venir, ce monde dont on attend la venue, celle de la Jérusalem céleste descendants des cieux (Apocalypse 20-22).
C'est de là que nous sommes venus. Un monde qui a préexisté au nôtre, d'où nous sommes déchus dans des corps suite à une faute dans le monde préexistant, chute dont le chef de file est le diable. L'idée d'un monde préexistant d'où nous provenons est connue dans le judaïsme de l'époque du Nouveau Testament. On a trace de cette idée en Jean 9, l'épisode de l'aveugle-né : "est-ce lui qui a péché ou ses parents pour qu'il soit né aveugle ?" demande-t-on à Jésus.
Seul le Christ, parfaitement uni à la Parole éternelle de Dieu, n'a pas péché. Il est venu dans ce monde où nous sommes exilés, pour nous en racheter, il est venu en mission donc, pour transformer notre exil en mission.
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Origène, ou plutôt un certain origénisme, a été condamné en 553 au IIe Concile de Constantinople, (5e œcuménique). Cette première grande théologie à influence universelle ne s'est pas pourtant autant éteinte spontanément. Elle a survécu en divers lieux. Il ne fait aujourd’hui aucun doute que les théologies cathares sont essentiellement origéniennes, dotées de cet élément central : le dualisme des mondes — celui de la préexistence et le nôtre, celui du temps, de l'histoire, de la nature de ce monde. Ainsi la mise en place d'une théologie de la nature par Thomas d'Aquin, face au christianisme médiéval antécédent dont participe de le catharisme, n'est pas sans analogie avec la mise en place par Irénée d'une théologie de l'histoire.
Origène, Traité des Principes III, 4, 4-5 : « […] l'âme, lorsqu'elle a acquis une sensibilité plus grossière, parce qu'elle se soumet aux passions du corps, est opprimée sous la masse des vices et elle ne sent plus rien de subtil et de spirituel ; on dit alors qu'elle est devenue chair et elle tire son nom de cette chair qui est davantage l'objet de son zèle et de sa volonté. Ceux qui se posent ces questions ajoutent : Peut-on trouver un créateur de ces pensées mauvaises qui sont dites la pensée de la chair ou peut-on appeler quelqu'un ainsi ? En effet ils soutiendront qu'il faut croire qu'il n'y a pas d'autre créateur de l'âme et de la chair que Dieu. Si nous disons que c'est le Dieu bon qui, dans sa création elle-même, a créé quelque chose qui lui soit ennemi, cela paraîtra tout à fait absurde. Si donc il est écrit : La sagesse de la chair est ennemie de Dieu et si on dit que cela s'est fait à partir de la création, il semblera que Dieu ait créé une nature qui lui soit ennemie, qui ne puisse être soumise ni à lui ni à sa loi, car on se sera représenté comme un être doué d'âme cette chair dont on parle. Si on accepte cette opinion, en quoi paraît-elle différer de la doctrine de ceux qui se prononcent pour la création de natures différentes d'âmes, destinées par leur nature au salut ou à la perdition ? Seuls des hérétiques pensent ainsi et, parce qu'ils n'arrivent pas à soutenir par des raisonnements conformes à la piété la justice de Dieu, ils inventent des imaginations aussi impies.
Nous avons exposé dans la mesure de nos forces, d'après les tenants des diverses opinions, ce qui peut être dit par manière de discussion sur chacune de ces doctrines : que le lecteur choisisse de cela ce qu'il trouvera plus raisonnable d'accepter. »
Ce qu'Origène, qui n'ose donc pas attribuer la malignité du monde à Dieu, ce qu'Origène ne dit pas ! les cathares le diront, en certains de leurs courants : le monde naturel, le monde du temps et de l’histoire, avec ce qu'il véhicule de mal, est dû au diable.
Autre aspect où les cathares semblent se séparer d’Origène : le Traité cathare des Deux Principes professe clairement la prédestination là où Origène insiste sur un libre-arbitre qui semble s'y opposer. Mais, sans compter que ce à quoi il s'oppose, c'est au déterminisme (des valentiniens voulant trois catégories d'hommes prédéterminés), le libre-arbitre d'Origène s'inscrit dans la pré-existence, où les choses s'avèrent donc moins simples qu'il n'y paraît.
Ainsi, plusieurs textes du Nouveau Testament peuvent être reçus comme parlant de prédestination... et/ou de préexistence. Par ex. Romains 8, 29-30 : « ceux que Dieu a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être semblables à l’image de son Fils, afin que son Fils fût le premier-né entre plusieurs frères. Et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ; et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés. »
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À une époque, la nôtre, où une nouvelle notion de préexistence est à l'ordre du jour avec les philosophies de la volonté, et notamment via la psychanalyse, avec la notion de désir, et volonté d'être, on peut voir se recouper prédestination et préexistence comme liberté non-déterminée. Ainsi ce texte de Kafka, dans Les Aphorismes de Zürau (n° 104) - collection “Arcades”, éd. Gallimard, p. 114 :
« L’homme a son libre arbitre, il l’a même par trois fois :
Premièrement il était libre lorsqu’il a voulu cette vie ; maintenant, c’est vrai, il ne peut plus faire marche arrière car il n’est plus celui qui voulait à ce moment-là, si ce n’est peut-être dans la mesure où en vivant il accomplit sa volonté d’alors.
Deuxièmement, il est libre dans le choix de sa démarche et du chemin à suivre dans cette vie.
Troisièmement, il est libre en tant que celui qu’il redeviendra un jour, qui a la volonté de se laisser aller par la vie à n’importe quelle condition et de venir à soi de cette manière, et ce, selon un chemin certes éligible mais en tout cas tellement labyrinthique que pas un recoin de cette vie ne lui est épargné.
Ce sont là les trois sortes de libre arbitre, mais comme il y a simultanéité cela n’en fait qu’un seul et même, et au fond cela revient tellement au même qu’il n’y a aucune place pour l’arbitre, qu’il soit libre ou pas. »
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Transposition et histoire : ce serait la question que poserait Origène en vue d'une lecture d'Irénée dans le cadre de la cosmologie qui est celle de son époque. L'oikonomia advenant dans l’histoire n'en reste pas moins une réalité relevant d'une lecture du monde à partir de la foi que le monde / aion du Royaume advient dans ce temps, tout en étant celui d'une ère, d'un aion, qui n'est pas de de monde / temps /aion-ci.
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