« Les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées » (Matthieu 24, 29).
« Les hommes défailleront de frayeur dans la crainte des malheurs arrivant sur le monde ; car les puissances des cieux seront ébranlées » (Luc 21, 26).
« Les hommes défailleront de frayeur dans la crainte des malheurs arrivant sur le monde ; car les puissances des cieux seront ébranlées » (Luc 21, 26).
Introduction : travail historien et sens de l’histoire
L’histoire comme travail historien suppose que l’historien se situe dans une perspective ; qu’il se place depuis un point de vue — j’allais dire : — au sens panoramique du terme. En l’occurrence depuis le point où nous nous situons ; à savoir, en ce qui nous concerne, le point où nous sommes parvenus au XXIe siècle.
En bref, nous nous situons depuis l’historiographie française — ou, au plus, pour la plupart d’entre nous participants à ce colloque, européenne ou occidentale — du début du XXIe siècle.
Voilà qui peut sembler être une évidence — sinon une tautologie ! Ce qui semble parfois moins évident à première vue, c’est les conséquences considérables que cela emporte au plan du travail historien. Si l’on en est conscient on va tenter de se déplacer de ce point de vue, de s’en déplacer fictivement s’entend — ce qui n’est pas si aisé —, pour tenter de grever le moins possible l’objet d’étude du passé, de l’imprégner le moins possible de la perspective d’où on le perçoit. Une lecture honnête des sources ne peut qu’en passer par là.
À ce point se pose la question de la méthode de cet effort de déplacement, qui suppose un minimum de distance par rapport aux évidences communes de notre XXIe siècle occidental. C’est à ce point, que la chose peut apparaître moins facile que prévu.
Pour donner un exemple simple d’un travers assez commun, je mentionnerai cette habitude qui veut que depuis notre point de vue panoramique, quasi-belvédère, nous soyons en position privilégiée quant au sens moral, par rapport à ceux qui nous ont précédés (ou à ceux qui nous entourent, tenants d’autres cultures dans le reste du monde) : ainsi (exemple classique) les violences des pouvoirs médiévaux auraient été alors chose normale, que notre civilisation plus raffinée nous aurait permis de dépasser.
Et du coup elles auraient été acceptées aussi comme telles par les victimes qui partageaient l’immoralité que nous avons dépassée.
Cet exemple me semble particulièrement symptomatique du tropisme historiciste qui est souvent le nôtre, inchangé depuis le XXe siècle. (Par historicisme, je réfère à cette conception des choses — je vais l’expliciter — qui veut que l’histoire soit dotée d’un sens, qu’il appartient à l’historien de faire apparaître.)
Ce que je viens d’évoquer, quant au plan moral, renvoie à l’oubli de ce que notre grande perfection morale moderne a produit au XXe siècle européen un apogée de l’horreur que les médiévaux, pouvoirs inclus, n’auraient vraisemblablement pas imaginé.
Ce qui, du coup, à partir de la même perspective historiciste, autorise certains, de façon tout aussi erronée, à regretter le bon vieux temps que nous avons perdu par imprudence — par exemple par la faute de 1789 jusqu’à il y a quelques décennies, ou par la faute de mai 68 depuis plus récemment.
Dans tous les cas, on est aux prises avec un même a priori historiciste qui ignore que la perspective d’où nous nous plaçons n’est jamais que la nôtre !
Nous nous situons de la sorte selon un acquis épistémologique hérité du XIXe siècle — avec la figure tutélaire de Hegel, affirmant que « c’est l’Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du monde[1] ». Au point que « même dans le cas d’un événement dont on serait le témoin oculaire immédiat, c’est seulement la connaissance de celui-ci conjointement à ses raisons qui a une valeur vraie[2] ». Que dire alors de notre lecture d’événements advenus dans un passé lointain ?
C’est cet acquis qui fonde notre vision progressiste de l’histoire. Quand je parle de progressisme, cela inclut le progressisme proprement dit, et le progressisme, disons… réservé, ou de forme réactionnaire, selon le type de vocabulaire issu de même de Hegel.
Je précise que cet historicisme est d’autant plus prégnant qu’il est ignoré. Il n’y a pas plus historicistes, et pas plus finalistes, que ceux qui se permettent de regarder Hegel de haut, telle la grenouille qui juge la qualité de philosophe du bœuf — qualité qui n’a pas empêché Hegel de proférer de bien bovines sottises : par exemple sur les Africains (et il n’en a jamais rencontré aucun) qui seraient « encore au seuil de l'histoire universelle[3] » !
Au-delà des préjugés de son temps (où l’on peut donc considérer Hegel lui-même selon la perspective de son historicisme !), il faut cependant ne pas négliger cet acquis de Hegel qui veut que l’histoire, et l’écriture de l’histoire, se présente comme le processus d’une prise de conscience rationnelle, processus d’émergence d’une rationalité qui donne un sens à ce qui sans cela ne serait qu’un chaos d’événements sans lien les uns avec les autres.
Et le point culminant de cette rationalité, de ce sens donné à l’histoire, est effectivement le point panoramique d’où je me situe, d’où je relie ce chaos d’événements passés. D’où la difficulté qu’il y a à s’en dégager.
Bref, concernant le catharisme, j’ai parlé du point panoramique actuel d’où je l’inscris dans une histoire globale que je dote d’un sens. Un sens qui le fait participer au débouché vers ce point panoramique, quitte à arrondir les angles trop aigus pour que tout colle mieux.
Où le catharisme devient : — à un pôle de lecture, précurseur de notre bienheureuse modernité (avec un catharisme étonnamment tolérant et donc moderne, par exemple) ; — ou au contraire l’obstacle qu’il a fallu combattre pour faire advenir, grâce à ce combat, notre bienheureuse modernité (par exemple : « leur ascèse sexuelle aurait dépeuplé l’Europe ») ; — ou encore l’ennemi quasi fictif que s’est donné le pouvoir médiéval pour se constituer une identité en forme d’étape lointaine vers la bienheureuse modernité d’où nous le contemplons.
Et cela quelle que soit la modernité dont on se réclame : celle d’après 1789 ou mai 68, ou bien celle que 1789 ou mai 68 auraient fait dangereusement tanguer, appelant à un ressaisissement, pour une fierté d’acquis qui ne sauraient donner lieu à quelque repentance que ce soit. Ici tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes d’aujourd’hui, ou, au choix, dans le meilleur des mondes d’avant (par exemple) 1968.
Sens de l’histoire et histoire du catharisme
Dans ce monde-là, l’histoire est un bienheureux chemin de progrès vers la civilisation qui est la nôtre, et qui est le belvédère d’où nous contemplons et jugeons le passé, temps cathares inclus.
Où le catharisme — tout comme ses ennemis — est annexé dans un historicisme que le catharisme aurait considéré comme le signe d’un embourbement irrémédiable dans une histoire malheureuse dont il faudrait au contraire sortir.
Je vais donc partir de ce préalable que je viens d’essayer d’esquisser quant à l’inscription difficilement contournable du travail historien dans l’historicisme ; et qui est d’autant plus prégnante qu’on la nie ou que l’on ne s’en rend pas compte.
Car en avoir une relative conscience peut aider, tout en sachant que l’on en participe, à se mettre en perspective par rapport à soi et à son travail — en vue d’un effort sans cesse renouvelé d’humilité à l’égard des sources.
Critiques de l’idée d’un sens de l’histoire
Quelques penseurs ont travaillé à une mise en perspective critique de l’historicisme. Je vais essayer d’en dégager quelques exemples.
Dès l’époque de Hegel, avec son explication de l’histoire comme processus de la raison lui donnant son sens, une critique sera posée par Schopenhauer, qui conteste à l’histoire sa revendication d’être une matière scientifique : « les sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l’histoire rapporte ce qui a été une fois et n’existe plus jamais ensuite.[4] » Il est totalement arbitraire, fait-il remarquer, de supposer une relation de cause à effet entre des événements qui adviennent tous de façon parfaitement chaotique. Si j’introduis de la raison, de la cohérence là-dedans, c’est par un récit subjectif et arbitraire que j’en donne, cela ne relève pas de la science !
Deuxièmement exemple de critique, celles qui ressortent de l’invalidation de l’optimisme historiciste, selon lequel donc, l’histoire aurait un sens — thèse fortement ébranlée par la guerre de 14.
Voilà que le progrès irréfutable, en marche triomphalement au XIXe siècle, a produit l’immense boucherie de la guerre par cela même en quoi ce sens s’accomplissait : progrès technique et extension de la raison via son lieu d’expression naturel : la nation.
Cette critique est portée par exemple — à l’aune de la tradition juive — par Franz Rosenzweig, qui écrit son Étoile de la rédemption[5] du cœur même des tranchées.
Elle est portée aussi par Walter Benjamin, qui considère qu’une fin heureuse ne saurait advenir au bout d’un processus historique qui s’est avéré conduire à la catastrophe. Elle ne peut être conçue que comme avènement inattendu. Discontinuité, donc, un peu comme dans l’art — Benjamin y trouve « une vision discontinue de la connaissance, définie par une multiplicité de points de vue difficilement totalisables.[6] »
C’est dans ce type de perspectives que se situe d’une autre façon le théologien protestant Karl Barth, qui écrit, en 1919, un fracassant commentaire de l’Épître de Paul aux Romains[7]. Il y réfute tout processus naturel à partir duquel pourrait s’élaborer une théologie en concordance avec le progrès que l’on avait cru en marche. Ce faisant, avec quinze ans d’avance, Barth forgeait les instruments de résistance ecclésiale au nazisme : un non radical à tout sens advenant de la nature à la culture par l’histoire, et où l’on glisse aisément au biologisme et au racialisme, à quelque chose de discernable jusque dans les théories génétiques servant à appuyer le déterminisme que l’on proposait alors.
Barth s’inscrit alors dans la critique que Kierkegaard adressait à Hegel quant à l’idée de l’histoire comme processus rationnel, comme émergence d’un sens, fermé sur tout ce qui n’est pas processus rationnel, clos face à tout brisement qui échapperait à notre raison — ce sens qui débouche sur notre panorama, qui s’avèrerait alors n’être qu’un scellement de notre désespoir[8].
Kierkegaard invite alors à une reprise permanente du cercle clos de notre lecture de nous-même, reprise[9] à partir d’une parole qui nous échappe, nous précède et ouvre notre avenir.
Où l’histoire sérieuse s’apparente non pas tant à un panorama confluant vers notre belvédère, qu’à un déplacement sans cesse renouvelé, façon donc de reprise, un peu comme en un copié-collé (qui n’a rien à voir avec un plagiat, fût-ce de soi-même, ou une photocopie, simple « répétition », mais :) qui ouvre à une correction à corriger sans cesse.
Ou encore, pour donner une illustration, son écriture est comme la reprise permanente, mais jamais identique, de la peinture de la montagne de la Sainte-Victoire par Cézanne.
Nous voilà loin de l’histoire qui consiste à inscrire le chaos des événements du passé dans le sens que nous lui donnons ; loin de l’histoire qui consiste à conduire à l’avènement de notre aujourd’hui ce chaos des événements du passé — ainsi que les sources et textes qui n’en témoignent qu’à la manière des touches de l’impressionnisme. Nous voilà alors comme contraints à cette humilité à l’égard des sources, qui nous fait tâtonner en reprenant laborieusement nos travaux de défrichage, emboîtant aussi le pas les uns des autres sur les avancées insensibles des uns et des autres — cela, concernant la recherche sur l’hérésie médiévale, en regard de tournants marquants, comme l’œuvre des Nelli et des Duvernoy.
L’humilité à l’égard des sources et textes se traduit sans doute au mieux par cette reprise toujours à renouveler, par ces déplacements insensibles, pour une écriture qui, quand elle relie les touches apparentes qui émergent des documents qui nous sont parvenus, n’ignore pas que le récit qu’elle produit peut s’assimiler à une sorte de travail romancier, comblant les trous. Ce qui légitime la perspective du roman historique, lorsqu’il confesse d’emblée — du fait même de sa démarche — se donner un recul visant à offrir un lien entre les touches impressionnistes des sources.
Le rapport de l’histoire à l’éternité
J’en viens à présent à une dernière critique de l’historicisme, celle de Henry Corbin, dans son travail sur la philosophie islamique, notamment quant à la méthodologie qu’il s’y est proposée.
C’est à lui que j’ai en quelque sorte emprunté le titre de mon intervention. Henry Corbin parle à propos de la gnose dans l’islam ismaëlien (un des courants du shi’isme), de l’histoire, précisément du temps qu’elle déroule, comme « éternité retardée »[10].
Or l’islam est, on le sait, moins radicalement pessimiste que le catharisme quant à la Création. Cette Création y est toujours l’œuvre de Dieu, ce qui n’est pas le cas dans le catharisme.
C’est ainsi que même si l’histoire peut être perçue, dans l’ismaëlisme, comme une chute, elle finira par avoir un débouché, fût-il retardé, ce qui est nettement moins perceptible dans le catharisme, où elle est aussi le fruit d’une chute, mais infiniment plus irrémédiable. Bref, quelque chose qui relève de l’embourbement : l’histoire comme éternité embourbée… L’histoire constituée de malheurs et de violence. L’histoire comme tissu de ce « corps de boue » où sont emprisonnées les âmes du Dieu bon comme en terre d’oubli.
Cela vaut si l’on se situe dans la perspective de l’écrit bogomile intitulé l’Interrogatio Iohannis[11] (reçu dans certains cercles cathares occidentaux), et qui présente le monde, cette Création, comme façonnée par un « Satanaël » déchu, fût-elle façonnée à partir des quatre éléments posés par le Dieu bon — terre, eau, air, feu.
Cela vaut a fortiori si l’on se situe dans la perspective, encore plus tranchée, de la théologie de Jean de Lugio telle qu’on la trouve dans le Livre des deux Principes[12], qui fait procéder cette Création d’un mauvais principe éternellement déficient et étranger à Dieu.
Dans les deux cas on est très loin d’un monde, d’une Création procédant, fût-ce médiatement, du Dieu de bonté.
On est aux prises avec une Création ultimement irrachetable, lieu de l’histoire nécessairement malheureuse, dans laquelle la mémoire de l’éternité est tragiquement embourbée, ne pouvant éventuellement qu’espérer en être libérée.
Le drame radical de l’hérésie dans l’histoire
Drame bien plus radical donc que celui de l’ismaëlisme, où l’histoire — j’allais dire — n’est que ! de l’éternité retardée. Chose déjà tragique.
Sachant cela, Henry Corbin a pu dégager — à force de reprise, au sens de Cézanne, ou de Kierkegaard, à force de « copié-collé » comme relecture des textes, relecture chargée de déplacements insensibles —, quelque chose de la mystique islamique telle qu’elle ne s’assimile radicalement pas à la perspective historiciste.
Ici en effet, fait-il remarquer, le texte donné, comme texte sacré ou comme écrit exégétique ou philosophique, transformé et aplati pour nous en source de l’historien, ne fonctionne pour son usager originel que comme médiat de reconduction à un fondement éternel indicible.
Pour donner un exemple de la façon dont on a de la peine à sortir de l’ornière historiciste, Henry Corbin cite le théologien protestant Rudolf Bultmann, qui dit-il[13], sort la résurrection du Christ de l’ornière historiciste (puisque selon Bultmann, elle ne relève pas de l’histoire) — mais, déplore Corbin, pour y laisser sa crucifixion ! — montrant par là à quel point Bultmann est inféodé à l’historicisme.
En fait, il ne sort pas la résurrection de l’historicisme pour y laisser la crucifixion : il ne fait que s’inscrire dans l’historicisme comme processus rationnel à prétention scientifique : une crucifixion étant — j’allais dire — reproductible en laboratoire, pas une résurrection ! Du coup, elle peut être dite « historique » au sens prétendument scientifique, tandis qu’en ce même sens, la résurrection ne peut pas l’être…
Voilà qui est parfaitement historiciste, mais qui ne nous dit rien en termes de reconduction de l’histoire comme expression d’une parole advenue dans l’éternité.
Et Henry Corbin d’insister pour dire que cette approche radicalement non-historiciste qui est celle de la reconduction en islam mystique est une approche vivante, toujours à l’ordre du jour, et qui explique largement l’incommunicabilité entre cette culture et celle de l’Occident européen qui se pense comme un apogée de l’histoire, comme belvédère à partir duquel l’histoire du passé est perçue comme un processus de sédimentation en vue de ce belvédère.
La mort du dernier cathare et l’histoire irrémédiable
Ayant posé ce préalable, j’en viens à ce qui me paraît être le paradoxe d’une histoire du catharisme, et la difficulté que dès lors, elle rencontre : on est sans doute, avec le catharisme, dans une perspective proche de celle que décrit Henry Corbin concernant l’ismaëlisme et la mystique musulmane, à ceci près que la perspective cathare est bien plus radicalement éloignée encore de l’historicisme ; puisque l’histoire y procède si peu de Dieu, que, comme l’on sait, il ne s’agit pas de savoir sur quoi elle débouche, mais au contraire, comment on y remédie.
Et, deuxième différence d’avec la mystique musulmane, le catharisme n’est plus vivant, depuis — disons, comme date symbolique, et pour l’Occitanie (hors la survivance bosniaque, donc) —, 1321, avec la mort de Bélibaste.
On peut même aller jusqu’à dire que, du coup, le catharisme a fini… « son travail »… faut-il dire « historique », de sortie de l’embourbement de l’éternité dans l’histoire. L’histoire a-t-elle plus de sens que n’en ont les malheurs qui la constituent ? Ce qui permet déjà de mesurer un peu de ce qu’il y a de trahison à l’inscrire dans notre histoire conçue comme dégagement d’un sens des événements. Cela même est en soi trahison !
Allons un peu plus loin, pour dire dans un premier temps que selon cette perspective, et si le catharisme n’était pas mort, les ésotéristes des études cathares seraient, plus que les historiens, dans le vrai, en tant qu’ils reprennent quelque chose de la démarche religieuse des cathares.
Cela explique peut-être pourquoi un René Nelli a pu — via la fréquentation des néo-cathares au gré de son esthétique de mouvance surréaliste — sortir les études cathares dites sérieuses, universitaires, de l’ornière de leur cantonnement à un objet en forme de faire valoir de l’avènement d’une histoire qui est passée par leur destruction.
Cela dit, la limite incontournable à laquelle se heurte la démarche ésotériste, c’est que le catharisme est bien mort, et que la démarche mystico-ésotériste est dès lors — nécessairement « néo-cathare » et par conséquent — irrémédiablement anachronique.
Ce qui s’illustre évidemment, et remarquablement, par le fait que la clef de lecture la plus connue qui nous ait été proposée pour en redécouvrir la démarche, est l’anthroposophie de Rudolf Steiner, inconnue avant le début du XXe siècle[14].
L’effondrement des puissances des cieux et l’éternité embourbée
La mort du catharisme, plus que tout, scelle l’embourbement irrémédiable de toute histoire actuelle, postérieure à ce qui est un double, ou triple, effondrement des puissances des cieux, effondrement qui a bouché toute possibilité de réintégration du Royaume spirituel du Dieu bon, du Père céleste, de toute façon rendu inaccessible par la mort du dernier bonhomme.
J’ai nommé les effondrements cosmologiques de 1945, de 1609, et de 1225 env.
Celui de 1945 est commun — et il est le plus radical : il a vu carrément l’effondrement du concept de Dieu, selon le titre du livre de Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz[15]. Cela en négatif. Car, puisque les choses sont ambivalentes, il a vu en positif l’effondrement, ou la disqualification, du monde de la classification des êtres humains en « races », au point de bouleverser jusqu’à la biologie qui a dû en passer par cet effondrement pour arriver enfin à admettre qu’il n’y a qu’une seule « race » humaine.
L’effondrement de 1609, lui, a vu la disparition de la hiérarchie céleste, sous le regard froid de la lunette de Galilée. Ébranlement considérable, et littéral, des puissances des cieux, à savoir les puissances angéliques, garantes de la circularité des sphères célestes imitant de leur mieux la perfection divine. Effondrement ambivalent aussi, puisqu’il verra émerger, de façon plus nette que jamais avant, un sens nouveau de l’individu comme sujet.
C’est l’ignorance de cet effondrement — j’ai essayé d’en montrer un aspect dans mon étude sur Les cathares, l’âme et la réincarnation[16] —, qui a fait dans la suite des temps des cathares des « réincarnationistes » au sens moderne et évolutionniste du terme — selon une vision du monde post-galiléenne, qui ignore totalement que l’histoire n’est pour eux que le signe d’un embourbement dont il s’agit de se dégager pour une remontée de sphère en sphère.
Et enfin, troisième embourbement, dans le même ordre, bien sûr non-chronologique, celui de l’arrivée de la métaphysique de l’Aristote arabe au XIIIe siècle, qui voit l’éclosion en chrétienté latine d’un monde où la nature procède quasiment immédiatement de Dieu.
Un monde qui peut dès lors se développer en histoire, lieu d’une incarnation de la raison, selon l’œuvre du dominicain Thomas d’Aquin, prodrome du futur historicisme. J’ai essayé antan de mettre cela en lumière — cf. La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin[17]. Tournant ambivalent aussi, qui ouvre les fondements philosophiques pour un État indépendant de l’Église. Prodrome du futur historicisme en cela aussi.
Ce n’est peut-être pas par hasard si les premières généalogies historiennes et inquisitoriales du catharisme sont issues des plumes des controversistes dominicains… Et si les cathares, délibérément, ne leur ont rien opposé…
Voilà le genre de perspectives que l’on a tendance à ignorer et qui font du catharisme un poil à gratter historien d’autant plus fructueux que l’hérésie a eu le toupet d’être exterminée, consacrant ainsi définitivement son histoire comme éternité embourbée.
_________________________________________
[1] G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, 10/18, 1965, p. 39.
[2] G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Aubier, 1991, p. 53.
[3] G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 262.
[4] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, (1966) 1998, p. 1179. Cf. p. 1178 sq.
[5] Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, Seuil, 2003. Cf. Stéphane Mosès, L’ange de l’histoire, Gallimard, coll. Folio, 2006.
[6] S. Mosès, ibid., p. 173.
[7] Karl Barth, L’Épître aux Romains, 1919, éd. Labor & Fides, 1972.
[8] Selon le titre de son livre, qui se place toutefois dans un premier temps à un autre niveau : S. Kierkegaard, Traité du désespoir (= La maladie à la mort), Gallimard, coll. Idées, 1949. Cf. aussi in Œuvres, La maladie à la mort, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993.
[9] Selon le titre de son livre, qui se place toutefois aussi dans un premier temps à un autre niveau : S. Kierkegaard, La reprise, éd. Flammarion, coll. GF, 1990. Cf. aussi in Œuvres, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993.
[10] Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, coll. Folio, (1964) 1986, p. 129.
[11] Interrogatio Iohannis, ou Cène secrète, in Écritures cathares, éd. et trad. Nelli / Brenon, Le Rocher, 1995.
[12] Livre des deux Principes (Liber de duobus Principiis), in Écritures cathares, éd. et trad. Nelli / Brenon, Le Rocher, 1995.
[13] À propos du shi’isme duodécimain cette fois, mais ça vaut aussi concernant l’ismaëlisme : Henry Corbin, En Islam iranien, Gallimard, coll. Tel, 1991, t. I, p. 163 sq.
[14] René Nelli en émet la critique concernant Déodat Roché à propos de la métempsycose dans son Dictionnaire du catharisme et des hérésies méridionales, Privat, 1994, article « Réincarnations », p. 251.
[15] Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, Rivages Poche, (1984) 1994.
[16] Éd. Loubatières, 2000.
[17] Éd. Loubatières, 2000.
L’histoire comme travail historien suppose que l’historien se situe dans une perspective ; qu’il se place depuis un point de vue — j’allais dire : — au sens panoramique du terme. En l’occurrence depuis le point où nous nous situons ; à savoir, en ce qui nous concerne, le point où nous sommes parvenus au XXIe siècle.
En bref, nous nous situons depuis l’historiographie française — ou, au plus, pour la plupart d’entre nous participants à ce colloque, européenne ou occidentale — du début du XXIe siècle.
Voilà qui peut sembler être une évidence — sinon une tautologie ! Ce qui semble parfois moins évident à première vue, c’est les conséquences considérables que cela emporte au plan du travail historien. Si l’on en est conscient on va tenter de se déplacer de ce point de vue, de s’en déplacer fictivement s’entend — ce qui n’est pas si aisé —, pour tenter de grever le moins possible l’objet d’étude du passé, de l’imprégner le moins possible de la perspective d’où on le perçoit. Une lecture honnête des sources ne peut qu’en passer par là.
À ce point se pose la question de la méthode de cet effort de déplacement, qui suppose un minimum de distance par rapport aux évidences communes de notre XXIe siècle occidental. C’est à ce point, que la chose peut apparaître moins facile que prévu.
Pour donner un exemple simple d’un travers assez commun, je mentionnerai cette habitude qui veut que depuis notre point de vue panoramique, quasi-belvédère, nous soyons en position privilégiée quant au sens moral, par rapport à ceux qui nous ont précédés (ou à ceux qui nous entourent, tenants d’autres cultures dans le reste du monde) : ainsi (exemple classique) les violences des pouvoirs médiévaux auraient été alors chose normale, que notre civilisation plus raffinée nous aurait permis de dépasser.
Et du coup elles auraient été acceptées aussi comme telles par les victimes qui partageaient l’immoralité que nous avons dépassée.
Cet exemple me semble particulièrement symptomatique du tropisme historiciste qui est souvent le nôtre, inchangé depuis le XXe siècle. (Par historicisme, je réfère à cette conception des choses — je vais l’expliciter — qui veut que l’histoire soit dotée d’un sens, qu’il appartient à l’historien de faire apparaître.)
Ce que je viens d’évoquer, quant au plan moral, renvoie à l’oubli de ce que notre grande perfection morale moderne a produit au XXe siècle européen un apogée de l’horreur que les médiévaux, pouvoirs inclus, n’auraient vraisemblablement pas imaginé.
Ce qui, du coup, à partir de la même perspective historiciste, autorise certains, de façon tout aussi erronée, à regretter le bon vieux temps que nous avons perdu par imprudence — par exemple par la faute de 1789 jusqu’à il y a quelques décennies, ou par la faute de mai 68 depuis plus récemment.
Dans tous les cas, on est aux prises avec un même a priori historiciste qui ignore que la perspective d’où nous nous plaçons n’est jamais que la nôtre !
Nous nous situons de la sorte selon un acquis épistémologique hérité du XIXe siècle — avec la figure tutélaire de Hegel, affirmant que « c’est l’Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du monde[1] ». Au point que « même dans le cas d’un événement dont on serait le témoin oculaire immédiat, c’est seulement la connaissance de celui-ci conjointement à ses raisons qui a une valeur vraie[2] ». Que dire alors de notre lecture d’événements advenus dans un passé lointain ?
C’est cet acquis qui fonde notre vision progressiste de l’histoire. Quand je parle de progressisme, cela inclut le progressisme proprement dit, et le progressisme, disons… réservé, ou de forme réactionnaire, selon le type de vocabulaire issu de même de Hegel.
Je précise que cet historicisme est d’autant plus prégnant qu’il est ignoré. Il n’y a pas plus historicistes, et pas plus finalistes, que ceux qui se permettent de regarder Hegel de haut, telle la grenouille qui juge la qualité de philosophe du bœuf — qualité qui n’a pas empêché Hegel de proférer de bien bovines sottises : par exemple sur les Africains (et il n’en a jamais rencontré aucun) qui seraient « encore au seuil de l'histoire universelle[3] » !
Au-delà des préjugés de son temps (où l’on peut donc considérer Hegel lui-même selon la perspective de son historicisme !), il faut cependant ne pas négliger cet acquis de Hegel qui veut que l’histoire, et l’écriture de l’histoire, se présente comme le processus d’une prise de conscience rationnelle, processus d’émergence d’une rationalité qui donne un sens à ce qui sans cela ne serait qu’un chaos d’événements sans lien les uns avec les autres.
Et le point culminant de cette rationalité, de ce sens donné à l’histoire, est effectivement le point panoramique d’où je me situe, d’où je relie ce chaos d’événements passés. D’où la difficulté qu’il y a à s’en dégager.
Bref, concernant le catharisme, j’ai parlé du point panoramique actuel d’où je l’inscris dans une histoire globale que je dote d’un sens. Un sens qui le fait participer au débouché vers ce point panoramique, quitte à arrondir les angles trop aigus pour que tout colle mieux.
Où le catharisme devient : — à un pôle de lecture, précurseur de notre bienheureuse modernité (avec un catharisme étonnamment tolérant et donc moderne, par exemple) ; — ou au contraire l’obstacle qu’il a fallu combattre pour faire advenir, grâce à ce combat, notre bienheureuse modernité (par exemple : « leur ascèse sexuelle aurait dépeuplé l’Europe ») ; — ou encore l’ennemi quasi fictif que s’est donné le pouvoir médiéval pour se constituer une identité en forme d’étape lointaine vers la bienheureuse modernité d’où nous le contemplons.
Et cela quelle que soit la modernité dont on se réclame : celle d’après 1789 ou mai 68, ou bien celle que 1789 ou mai 68 auraient fait dangereusement tanguer, appelant à un ressaisissement, pour une fierté d’acquis qui ne sauraient donner lieu à quelque repentance que ce soit. Ici tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes d’aujourd’hui, ou, au choix, dans le meilleur des mondes d’avant (par exemple) 1968.
Sens de l’histoire et histoire du catharisme
Dans ce monde-là, l’histoire est un bienheureux chemin de progrès vers la civilisation qui est la nôtre, et qui est le belvédère d’où nous contemplons et jugeons le passé, temps cathares inclus.
Où le catharisme — tout comme ses ennemis — est annexé dans un historicisme que le catharisme aurait considéré comme le signe d’un embourbement irrémédiable dans une histoire malheureuse dont il faudrait au contraire sortir.
Je vais donc partir de ce préalable que je viens d’essayer d’esquisser quant à l’inscription difficilement contournable du travail historien dans l’historicisme ; et qui est d’autant plus prégnante qu’on la nie ou que l’on ne s’en rend pas compte.
Car en avoir une relative conscience peut aider, tout en sachant que l’on en participe, à se mettre en perspective par rapport à soi et à son travail — en vue d’un effort sans cesse renouvelé d’humilité à l’égard des sources.
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Critiques de l’idée d’un sens de l’histoire
Quelques penseurs ont travaillé à une mise en perspective critique de l’historicisme. Je vais essayer d’en dégager quelques exemples.
Dès l’époque de Hegel, avec son explication de l’histoire comme processus de la raison lui donnant son sens, une critique sera posée par Schopenhauer, qui conteste à l’histoire sa revendication d’être une matière scientifique : « les sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l’histoire rapporte ce qui a été une fois et n’existe plus jamais ensuite.[4] » Il est totalement arbitraire, fait-il remarquer, de supposer une relation de cause à effet entre des événements qui adviennent tous de façon parfaitement chaotique. Si j’introduis de la raison, de la cohérence là-dedans, c’est par un récit subjectif et arbitraire que j’en donne, cela ne relève pas de la science !
Deuxièmement exemple de critique, celles qui ressortent de l’invalidation de l’optimisme historiciste, selon lequel donc, l’histoire aurait un sens — thèse fortement ébranlée par la guerre de 14.
Voilà que le progrès irréfutable, en marche triomphalement au XIXe siècle, a produit l’immense boucherie de la guerre par cela même en quoi ce sens s’accomplissait : progrès technique et extension de la raison via son lieu d’expression naturel : la nation.
Cette critique est portée par exemple — à l’aune de la tradition juive — par Franz Rosenzweig, qui écrit son Étoile de la rédemption[5] du cœur même des tranchées.
Elle est portée aussi par Walter Benjamin, qui considère qu’une fin heureuse ne saurait advenir au bout d’un processus historique qui s’est avéré conduire à la catastrophe. Elle ne peut être conçue que comme avènement inattendu. Discontinuité, donc, un peu comme dans l’art — Benjamin y trouve « une vision discontinue de la connaissance, définie par une multiplicité de points de vue difficilement totalisables.[6] »
C’est dans ce type de perspectives que se situe d’une autre façon le théologien protestant Karl Barth, qui écrit, en 1919, un fracassant commentaire de l’Épître de Paul aux Romains[7]. Il y réfute tout processus naturel à partir duquel pourrait s’élaborer une théologie en concordance avec le progrès que l’on avait cru en marche. Ce faisant, avec quinze ans d’avance, Barth forgeait les instruments de résistance ecclésiale au nazisme : un non radical à tout sens advenant de la nature à la culture par l’histoire, et où l’on glisse aisément au biologisme et au racialisme, à quelque chose de discernable jusque dans les théories génétiques servant à appuyer le déterminisme que l’on proposait alors.
Barth s’inscrit alors dans la critique que Kierkegaard adressait à Hegel quant à l’idée de l’histoire comme processus rationnel, comme émergence d’un sens, fermé sur tout ce qui n’est pas processus rationnel, clos face à tout brisement qui échapperait à notre raison — ce sens qui débouche sur notre panorama, qui s’avèrerait alors n’être qu’un scellement de notre désespoir[8].
Kierkegaard invite alors à une reprise permanente du cercle clos de notre lecture de nous-même, reprise[9] à partir d’une parole qui nous échappe, nous précède et ouvre notre avenir.
Où l’histoire sérieuse s’apparente non pas tant à un panorama confluant vers notre belvédère, qu’à un déplacement sans cesse renouvelé, façon donc de reprise, un peu comme en un copié-collé (qui n’a rien à voir avec un plagiat, fût-ce de soi-même, ou une photocopie, simple « répétition », mais :) qui ouvre à une correction à corriger sans cesse.
Ou encore, pour donner une illustration, son écriture est comme la reprise permanente, mais jamais identique, de la peinture de la montagne de la Sainte-Victoire par Cézanne.
Nous voilà loin de l’histoire qui consiste à inscrire le chaos des événements du passé dans le sens que nous lui donnons ; loin de l’histoire qui consiste à conduire à l’avènement de notre aujourd’hui ce chaos des événements du passé — ainsi que les sources et textes qui n’en témoignent qu’à la manière des touches de l’impressionnisme. Nous voilà alors comme contraints à cette humilité à l’égard des sources, qui nous fait tâtonner en reprenant laborieusement nos travaux de défrichage, emboîtant aussi le pas les uns des autres sur les avancées insensibles des uns et des autres — cela, concernant la recherche sur l’hérésie médiévale, en regard de tournants marquants, comme l’œuvre des Nelli et des Duvernoy.
L’humilité à l’égard des sources et textes se traduit sans doute au mieux par cette reprise toujours à renouveler, par ces déplacements insensibles, pour une écriture qui, quand elle relie les touches apparentes qui émergent des documents qui nous sont parvenus, n’ignore pas que le récit qu’elle produit peut s’assimiler à une sorte de travail romancier, comblant les trous. Ce qui légitime la perspective du roman historique, lorsqu’il confesse d’emblée — du fait même de sa démarche — se donner un recul visant à offrir un lien entre les touches impressionnistes des sources.
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Le rapport de l’histoire à l’éternité
J’en viens à présent à une dernière critique de l’historicisme, celle de Henry Corbin, dans son travail sur la philosophie islamique, notamment quant à la méthodologie qu’il s’y est proposée.
C’est à lui que j’ai en quelque sorte emprunté le titre de mon intervention. Henry Corbin parle à propos de la gnose dans l’islam ismaëlien (un des courants du shi’isme), de l’histoire, précisément du temps qu’elle déroule, comme « éternité retardée »[10].
Or l’islam est, on le sait, moins radicalement pessimiste que le catharisme quant à la Création. Cette Création y est toujours l’œuvre de Dieu, ce qui n’est pas le cas dans le catharisme.
C’est ainsi que même si l’histoire peut être perçue, dans l’ismaëlisme, comme une chute, elle finira par avoir un débouché, fût-il retardé, ce qui est nettement moins perceptible dans le catharisme, où elle est aussi le fruit d’une chute, mais infiniment plus irrémédiable. Bref, quelque chose qui relève de l’embourbement : l’histoire comme éternité embourbée… L’histoire constituée de malheurs et de violence. L’histoire comme tissu de ce « corps de boue » où sont emprisonnées les âmes du Dieu bon comme en terre d’oubli.
Cela vaut si l’on se situe dans la perspective de l’écrit bogomile intitulé l’Interrogatio Iohannis[11] (reçu dans certains cercles cathares occidentaux), et qui présente le monde, cette Création, comme façonnée par un « Satanaël » déchu, fût-elle façonnée à partir des quatre éléments posés par le Dieu bon — terre, eau, air, feu.
Cela vaut a fortiori si l’on se situe dans la perspective, encore plus tranchée, de la théologie de Jean de Lugio telle qu’on la trouve dans le Livre des deux Principes[12], qui fait procéder cette Création d’un mauvais principe éternellement déficient et étranger à Dieu.
Dans les deux cas on est très loin d’un monde, d’une Création procédant, fût-ce médiatement, du Dieu de bonté.
On est aux prises avec une Création ultimement irrachetable, lieu de l’histoire nécessairement malheureuse, dans laquelle la mémoire de l’éternité est tragiquement embourbée, ne pouvant éventuellement qu’espérer en être libérée.
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Le drame radical de l’hérésie dans l’histoire
Drame bien plus radical donc que celui de l’ismaëlisme, où l’histoire — j’allais dire — n’est que ! de l’éternité retardée. Chose déjà tragique.
Sachant cela, Henry Corbin a pu dégager — à force de reprise, au sens de Cézanne, ou de Kierkegaard, à force de « copié-collé » comme relecture des textes, relecture chargée de déplacements insensibles —, quelque chose de la mystique islamique telle qu’elle ne s’assimile radicalement pas à la perspective historiciste.
Ici en effet, fait-il remarquer, le texte donné, comme texte sacré ou comme écrit exégétique ou philosophique, transformé et aplati pour nous en source de l’historien, ne fonctionne pour son usager originel que comme médiat de reconduction à un fondement éternel indicible.
Pour donner un exemple de la façon dont on a de la peine à sortir de l’ornière historiciste, Henry Corbin cite le théologien protestant Rudolf Bultmann, qui dit-il[13], sort la résurrection du Christ de l’ornière historiciste (puisque selon Bultmann, elle ne relève pas de l’histoire) — mais, déplore Corbin, pour y laisser sa crucifixion ! — montrant par là à quel point Bultmann est inféodé à l’historicisme.
En fait, il ne sort pas la résurrection de l’historicisme pour y laisser la crucifixion : il ne fait que s’inscrire dans l’historicisme comme processus rationnel à prétention scientifique : une crucifixion étant — j’allais dire — reproductible en laboratoire, pas une résurrection ! Du coup, elle peut être dite « historique » au sens prétendument scientifique, tandis qu’en ce même sens, la résurrection ne peut pas l’être…
Voilà qui est parfaitement historiciste, mais qui ne nous dit rien en termes de reconduction de l’histoire comme expression d’une parole advenue dans l’éternité.
Et Henry Corbin d’insister pour dire que cette approche radicalement non-historiciste qui est celle de la reconduction en islam mystique est une approche vivante, toujours à l’ordre du jour, et qui explique largement l’incommunicabilité entre cette culture et celle de l’Occident européen qui se pense comme un apogée de l’histoire, comme belvédère à partir duquel l’histoire du passé est perçue comme un processus de sédimentation en vue de ce belvédère.
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La mort du dernier cathare et l’histoire irrémédiable
Ayant posé ce préalable, j’en viens à ce qui me paraît être le paradoxe d’une histoire du catharisme, et la difficulté que dès lors, elle rencontre : on est sans doute, avec le catharisme, dans une perspective proche de celle que décrit Henry Corbin concernant l’ismaëlisme et la mystique musulmane, à ceci près que la perspective cathare est bien plus radicalement éloignée encore de l’historicisme ; puisque l’histoire y procède si peu de Dieu, que, comme l’on sait, il ne s’agit pas de savoir sur quoi elle débouche, mais au contraire, comment on y remédie.
Et, deuxième différence d’avec la mystique musulmane, le catharisme n’est plus vivant, depuis — disons, comme date symbolique, et pour l’Occitanie (hors la survivance bosniaque, donc) —, 1321, avec la mort de Bélibaste.
On peut même aller jusqu’à dire que, du coup, le catharisme a fini… « son travail »… faut-il dire « historique », de sortie de l’embourbement de l’éternité dans l’histoire. L’histoire a-t-elle plus de sens que n’en ont les malheurs qui la constituent ? Ce qui permet déjà de mesurer un peu de ce qu’il y a de trahison à l’inscrire dans notre histoire conçue comme dégagement d’un sens des événements. Cela même est en soi trahison !
Allons un peu plus loin, pour dire dans un premier temps que selon cette perspective, et si le catharisme n’était pas mort, les ésotéristes des études cathares seraient, plus que les historiens, dans le vrai, en tant qu’ils reprennent quelque chose de la démarche religieuse des cathares.
Cela explique peut-être pourquoi un René Nelli a pu — via la fréquentation des néo-cathares au gré de son esthétique de mouvance surréaliste — sortir les études cathares dites sérieuses, universitaires, de l’ornière de leur cantonnement à un objet en forme de faire valoir de l’avènement d’une histoire qui est passée par leur destruction.
Cela dit, la limite incontournable à laquelle se heurte la démarche ésotériste, c’est que le catharisme est bien mort, et que la démarche mystico-ésotériste est dès lors — nécessairement « néo-cathare » et par conséquent — irrémédiablement anachronique.
Ce qui s’illustre évidemment, et remarquablement, par le fait que la clef de lecture la plus connue qui nous ait été proposée pour en redécouvrir la démarche, est l’anthroposophie de Rudolf Steiner, inconnue avant le début du XXe siècle[14].
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L’effondrement des puissances des cieux et l’éternité embourbée
La mort du catharisme, plus que tout, scelle l’embourbement irrémédiable de toute histoire actuelle, postérieure à ce qui est un double, ou triple, effondrement des puissances des cieux, effondrement qui a bouché toute possibilité de réintégration du Royaume spirituel du Dieu bon, du Père céleste, de toute façon rendu inaccessible par la mort du dernier bonhomme.
J’ai nommé les effondrements cosmologiques de 1945, de 1609, et de 1225 env.
Celui de 1945 est commun — et il est le plus radical : il a vu carrément l’effondrement du concept de Dieu, selon le titre du livre de Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz[15]. Cela en négatif. Car, puisque les choses sont ambivalentes, il a vu en positif l’effondrement, ou la disqualification, du monde de la classification des êtres humains en « races », au point de bouleverser jusqu’à la biologie qui a dû en passer par cet effondrement pour arriver enfin à admettre qu’il n’y a qu’une seule « race » humaine.
L’effondrement de 1609, lui, a vu la disparition de la hiérarchie céleste, sous le regard froid de la lunette de Galilée. Ébranlement considérable, et littéral, des puissances des cieux, à savoir les puissances angéliques, garantes de la circularité des sphères célestes imitant de leur mieux la perfection divine. Effondrement ambivalent aussi, puisqu’il verra émerger, de façon plus nette que jamais avant, un sens nouveau de l’individu comme sujet.
C’est l’ignorance de cet effondrement — j’ai essayé d’en montrer un aspect dans mon étude sur Les cathares, l’âme et la réincarnation[16] —, qui a fait dans la suite des temps des cathares des « réincarnationistes » au sens moderne et évolutionniste du terme — selon une vision du monde post-galiléenne, qui ignore totalement que l’histoire n’est pour eux que le signe d’un embourbement dont il s’agit de se dégager pour une remontée de sphère en sphère.
Et enfin, troisième embourbement, dans le même ordre, bien sûr non-chronologique, celui de l’arrivée de la métaphysique de l’Aristote arabe au XIIIe siècle, qui voit l’éclosion en chrétienté latine d’un monde où la nature procède quasiment immédiatement de Dieu.
Un monde qui peut dès lors se développer en histoire, lieu d’une incarnation de la raison, selon l’œuvre du dominicain Thomas d’Aquin, prodrome du futur historicisme. J’ai essayé antan de mettre cela en lumière — cf. La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin[17]. Tournant ambivalent aussi, qui ouvre les fondements philosophiques pour un État indépendant de l’Église. Prodrome du futur historicisme en cela aussi.
Ce n’est peut-être pas par hasard si les premières généalogies historiennes et inquisitoriales du catharisme sont issues des plumes des controversistes dominicains… Et si les cathares, délibérément, ne leur ont rien opposé…
Voilà le genre de perspectives que l’on a tendance à ignorer et qui font du catharisme un poil à gratter historien d’autant plus fructueux que l’hérésie a eu le toupet d’être exterminée, consacrant ainsi définitivement son histoire comme éternité embourbée.
R.P.
Actes du colloque Mémoire du catharisme,
Mazamet 12-13 mai 2007 :
Écrire l’histoire d’une hérésie,
Mazamet, Maison des Mémoires, 2008, p. 59 sq.
Actes du colloque Mémoire du catharisme,
Mazamet 12-13 mai 2007 :
Écrire l’histoire d’une hérésie,
Mazamet, Maison des Mémoires, 2008, p. 59 sq.
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[1] G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, 10/18, 1965, p. 39.
[2] G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Aubier, 1991, p. 53.
[3] G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 262.
[4] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, (1966) 1998, p. 1179. Cf. p. 1178 sq.
[5] Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, Seuil, 2003. Cf. Stéphane Mosès, L’ange de l’histoire, Gallimard, coll. Folio, 2006.
[6] S. Mosès, ibid., p. 173.
[7] Karl Barth, L’Épître aux Romains, 1919, éd. Labor & Fides, 1972.
[8] Selon le titre de son livre, qui se place toutefois dans un premier temps à un autre niveau : S. Kierkegaard, Traité du désespoir (= La maladie à la mort), Gallimard, coll. Idées, 1949. Cf. aussi in Œuvres, La maladie à la mort, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993.
[9] Selon le titre de son livre, qui se place toutefois aussi dans un premier temps à un autre niveau : S. Kierkegaard, La reprise, éd. Flammarion, coll. GF, 1990. Cf. aussi in Œuvres, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993.
[10] Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, coll. Folio, (1964) 1986, p. 129.
[11] Interrogatio Iohannis, ou Cène secrète, in Écritures cathares, éd. et trad. Nelli / Brenon, Le Rocher, 1995.
[12] Livre des deux Principes (Liber de duobus Principiis), in Écritures cathares, éd. et trad. Nelli / Brenon, Le Rocher, 1995.
[13] À propos du shi’isme duodécimain cette fois, mais ça vaut aussi concernant l’ismaëlisme : Henry Corbin, En Islam iranien, Gallimard, coll. Tel, 1991, t. I, p. 163 sq.
[14] René Nelli en émet la critique concernant Déodat Roché à propos de la métempsycose dans son Dictionnaire du catharisme et des hérésies méridionales, Privat, 1994, article « Réincarnations », p. 251.
[15] Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, Rivages Poche, (1984) 1994.
[16] Éd. Loubatières, 2000.
[17] Éd. Loubatières, 2000.
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