<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: « "Bénir" pour tous » dans une civilisation libérale

mercredi 5 mars 2014

« "Bénir" pour tous » dans une civilisation libérale





« Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » (Montaigne)

Montaigne parle ici de son amour pour Étienne de la Boétie — digne de celui de David pour Jonathan —, qu'il ne lui serait pas venu à l'idée d'épouser ! Les temps ont changé répondra-t-on ! En effet, ils ont changé. Et pour que ce constat ne se réduise pas à un simple slogan sous-entendant que puisque les temps ont changé, l’Église doit suivre le courant de ce changement, il n'est pas inutile de s'interroger sur le processus et la nature de ce changement des temps...


*

Vers la naissance de la civilisation libérale...

Lorsque la rupture en nations divisées par religions est scellée, en 1555, avec la paix d'Augsbourg qui pose le principe « cujus regio, ejus religio », une brèche a été ouverte vers les guerres civiles européennes, guerres religieuses. La paix d'Augsbourg n'empêchera pas la guerre, à commencer par la Guerre de 30 ans, par laquelle l’empereur Habsbourg espère réunifier dans le catholicisme les territoires germaniques.

En France, Montaigne est un des hommes du XVIe siècle qui a le plus œuvré pour éviter la guerre civile religieuse qui a ensanglanté le pays.

Il est de ceux qui déplorent l'échec du Colloque de Poissy — conférence religieuse convoquée par Catherine de Médicis en vue de maintenir la paix religieuse en France, qui s’est tenue du 9 au 26 septembre 1561 dans le prieuré royal Saint-Louis de cette ville. Constatant l’échec de la persécution des protestants, la reine-mère Catherine de Médicis tentait par là d’effectuer un rapprochement entre catholiques et protestants, en réunissant quarante-six prélats catholiques, douze ministres du culte protestant et une quarantaine de théologiens.

On a failli s'accorder sur la Confession d'Augsbourg, qui serait devenue la confession de foi d'une Église gallicane unie !

Mais, on ne refait pas l'histoire : le Colloque échoue, même si, malgré cet échec, Catherine de Médicis fait signer en janvier 1562 un édit de tolérance, l'Édit de janvier, qui ne peut empêcher le 1er mars 1562 le massacre de Wassy qui marque le début de la première guerre de religion en France.

Car la guerre religieuse s'est avérée rapidement diviser non seulement les nations les unes des autres, mais les nations en leur sein, pour plusieurs d'entre elles. La division s'opère sur la question de décider sur quelle ou quelle option doctrinale va s'opérer l’unification et l'identité nationales. Deux cas : la France et l'Angleterre. Protestantisme ou catholicisme en France ? Quel protestantisme en Angleterre : épiscopal ou puritain ?

Les guerres civiles qui s'ensuivent, avec la violence inouïe des guerres civiles, débouchent sur l'ouverture d'une brèche :

Pour la France, apparaît entre les deux camps un parti médian, appelé alors celui des « politiques » — dont Montaigne est un représentant —, d'abord pour une via-média, celle d'un christianisme partagé. Ce parti sera laminé, mais la brèche dans laquelle il s'insérait subsistera, et la via média deviendra à terme celle de la mise à l’écart de toute référence religieuse pour fonder la cité, qui sera désormais fondée sur quoi ?... Sur ce qui deviendra le libéralisme.

Mutatis mutandis les processus français et anglais (bientôt anglo-américain), se ressemblent assez. Se met progressivement en place dans la brèche ouverte par des Églises divisées la mise à l’écart, plus ou moins vive, plus ou moins répressive en France, desdites Églises. Est apparue l'alternative libérale, qui régnera dès lors sous des formes diverses et variées, incluant même les oppositions audit libéralisme, en partageant les mêmes principes de fond quant à leur relation aux Églises. C'est le monde actuel, à l'ordre du jour mondial en 2014...

L'écrivain Jean-Claude Michéa appelle cela, préférable aux guerres civiles, « l'empire du moindre mal », un empire à deux ailes, droite et gauche, tout aussi non-religieuses l'une que l'autre : « Il est d'usage, aujourd'hui, de distinguer un bon libéralisme politique et culturel – qui se situerait "à gauche" – d'un mauvais libéralisme économique, qui se situerait "à droite". En reconstituant la genèse complexe de cette tradition philosophique, Jean-Claude Michéa montre qu'en réalité nous avons essentiellement affaire à deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique. Celui de sortir des terribles guerres civiles idéologiques des XVIe-XVIIe siècles, tout en évitant simultanément la solution absolutiste proposée par Hobbes. Ce projet pacificateur a évidemment un prix : il faudra désormais renoncer à toute définition philosophique de la "vie bonne" et se résigner à l'idée que la politique est simplement l'art négatif de définir "la moins mauvaise société possible". C'est cette volonté d'exclure méthodiquement de l'espace public toute référence à l'idée de morale (ou de décence) commune – supposée conduire à un "ordre moral" totalitaire ou au retour des guerres de religion – qui fonde en dernière instance l'unité du projet libéral, par-delà la diversité de ses formes, de gauche comme de droite. Tel est le principe de cet "empire du moindre mal", dans lequel nous sommes tenus de vivre. » (J.-C. Michéa, L'empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, Champs / Flammarion, 2007/2010, 4e de couv.)

Ainsi, « le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double : apologie de l'économie de marché, d'un côté, de l’État de droit et de la "libération des mœurs" de l'autre. Mais, depuis George Orwell, la double pensée désigne aussi ce mode de fonctionnement psychologique singulier, fondé sur le mensonge à soi-même, qui permet à l'intellectuel totalitaire de soutenir simultanément deux thèses incompatibles. » (J.-C. Michéa, La double pensée : Retour sur la question libérale, Champs / Flammarion, 2008, 4e de couv.)

« [La droite moderne] a su […] vite sous-traiter à la gauche le soin de développer politiquement et idéologiquement l’indispensable volet culturel de [son] libéralisme […]. » (J.‑C. Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des lumières au triomphe du capitalisme absolu, Climats / Flammarion, 2013, p. 47.)

L'actualité illustre abondamment ce constat. Exemple, à propos de la récente légalisation du cannabis par quelques États américains (je laisse le vocabulaire tel quel) : « Pour les néolibéraux du monde des affaires, qui peuvent sembler progressistes en ce qui concerne les problèmes sociétaux, l'impact de la légalisation du cannabis n'est pas si important, puisque cela ne touche pas aux structures de pouvoir. Par contre, elle représente une nouvelle source de revenus. On peut dresser ici un parallèle avec l'autorisation du mariage gay : c'est une évolution sociétale qui officialise un fait existant, en ayant l'avantage d'ouvrir de nouveaux marchés (salon du mariage, publicités ciblées, etc.).
Les États-Unis, où les réactionnaires sont puissants, ne comptent pas vraiment de "conservateurs" au sens européen du terme hérité de Burke, c'est-à-dire de personnes qui voudraient que la société soit à l'image de ce qu'elle était avant la révolution française. Même le monde des affaires n'est pas en faveur d'une inertie du système.
Certes, il y a la droite religieuse américaine, mais elle n'a pas énormément de pouvoir véritable en dehors du Sud [et surtout, elle n'a jamais été d' « ancien régime » monarchiste-clérical]. Par contre, les néolibéraux des deux partis en ont beaucoup. Et que constate-t-on ? Ceux-ci sont conservateurs, c’est à dire réactionnaires, sur le plan économique, mais pas sur le plan sociétal. »
 (Pierre Guerlain, sur leplus.nouvelobs.com)

Autre exemple, en lien avec la question des unions « gays » : Coca-Cola adapte ses pubs selon les choix sociétaux des divers pays, mettant en scène des couples, gay ou pas, c'est selon. Coca « gay-friendly » ou pas ? : « Pub censurée de Coca-Cola : le mariage homo ne semble pas faire partie de ses "valeurs" » (Giuseppe Di Bella, sur leplus.nouvelobs.com) : en résumé, Coca-Cola entend faire gay-friendly : ça fait vendre. Mais... courageuse mais pas téméraire, l'enseigne rectifie ses pubs dans un sens « straight » pour les pays qui sont moins « gay-friendly »...


* * *

Mais remontons un peu plus haut dans l'histoire...

Bougre d’hérétique ! « Bougre » : un des « titres » de ces hérétiques exterminés que furent les cathares. Il est regrettable que l’on mégote le respect dû à leur mémoire jusqu’à aujourd’hui : au motif officiel qu’ils étaient dualistes (voire !) — et en outre très réservés sur la « sacralité » des choses matrimoniales et sexuelles —, ils ont été persécutés, au point qu’ils n’existent plus, et ne peuvent se défendre ; qu’ils aient été d’Albigeois, de Rhénanie ou d’ailleurs, comme les bogomiles de cette Bulgarie qui leur a valu ce nom de « Bougres », qui a fini par désigner… les « homosexuels » (je mets entre guillemets ce vocabulaire, qui consacre des mises en catégories indues). Eux n’ont pas été exterminés (contrairement aux cathares, ils n’ont pas besoin de succession apostolique pour se perpétuer !).

Mais le fait que ces Bougres-là existent au présent n’exclut pas qu’on les respecte aussi ; ne serait-ce qu’en n’en faisant pas un sujet de conversations mondaines (ou ecclésiales) que chacun se sente obligé de sanctionner par la promulgation de son avis.

La question sexuelle relève-t-elle de la place publique ? La tâche de l’Église sur une question aussi intime que la sexualité n'est-elle pas de garantir à chacun son droit au silence et à la discrétion — contre le déballage ?

L’Église aurait bien eu aussi une autre tâche, qui aurait été alors liée à la première : se prononcer contre la persécution desdits « homosexuels », des « Bougres ». Mais, sur ce plan, elle a été… débordée. Aussi une certaine pudeur serait de mise, aucune parole ecclésiale, aucune parole synodale, aucune parole des théologiens en pointe n'ayant été prononcée de façon audible à l'époque où l'OMS (tout comme La France) considérait l' « homosexualité » comme une maladie mentale (jusqu'au 17 mai 1990, moins d'un an après la fin du concurrent mondial de l'Occident libéral, le bloc de l'Est — avec la destruction du mur de Berlin, le 9 novembre 1989). Ce serait la moindre des pudeurs de ne pas considérer à présent comme « prophétique » ce que l'histoire lira comme simple suivisme !

Car, comble de l’ironie, l’Église a été débordée par les marchands du temple de la civilisation libérale, qui ont pris le relais des mouvements de libération sexuelle des années 1960 — : flairant une clientèle potentielle, ils ont résolu le problème par la promotion de l’ « outing » obligatoire — bref, du déballage, qui a succédé au tabou ; puis de l' « outing » civil via le mariage « pour tous ». Ce qui facilite les études de marché concernant la cible publicitaire, à côté de la ménagère de moins de cinquante ans et des enfants en âge d’être scolarisés.

D’où le côté « à la mode » de la chose. Ce qui n’est peut-être pas sans lien avec la vulgarisation passée comme lettre à la poste de ce vocabulaire issu des dictionnaires médicaux, qui, dans la logique de marché, en vient à distinguer des catégories, « hétéro » et « homo ». Catégories qui, sorties des classifications médicales du début du XXe siècle, ne correspondent en rien à la réalité complexe de la sexualité, et qui violent la profondeur de son intimité.

Catégories dualistes (où l’on retrouverait les cathares !) — qui servent au moins, ou au plus, à fonder cet autre couple — tout aussi dualiste — : celui des « homophiles » et des « homophobes », ces derniers d’emblée repérés à leur résistance au canon du discours médiatique officiel et disqualifiés par leur façon de ne pas y adhérer avec enthousiasme (se déclareraient-ils eux-mêmes gays ou lesbiennes, mais dès lors jugés « honteux » — les autres ayant forcément, quant à eux, un problème avec quelque latence « homo » enfouie « à l’insu de leur plein gré »).

La responsabilité de l’Église dans ce débat n’est naturellement pas d’emboîter le pas médiatique de la logique publicitaire ; ni du législateur sollicité dès lors qu’apparaît une économiquement potentiellement rentable « communauté » « nouvelle » ; mais de garantir à chacun (quelle que soit son « orientation » sexuelle) le droit à la discrétion, condition de l’écoute (et notamment de ceux qui ne sont pas « forts en gueule »). Le reste, en régime de séparation des Églises et de l’État, se passe ailleurs.

Sous cet angle, quant à la façon dont l’Église tient compte ou non de l’esprit du temps pour sa discipline du ministère et des actes pastoraux, on est en droit de se demander si la pression médiatique et le guet des scoops favorisent la sérénité de la réflexion…

*

L’Église médiévale, meilleure connaisseuse de la pâte humaine qu’elle avait entrepris de gérer, en organisait les temps et les espaces. La réforme grégorienne — du nom du pape Grégoire VII, qui avait soumis l’empereur romain germanique Henri IV en 1077, inaugurant la suprématie séculière de l’Église de Rome, avec toutes ses conséquences : prise en charge des choses policières (Inquisition) et militaires (Croisades), mais aussi matrimoniales : la réforme grégorienne ferait aussi du mariage un événement qui n’échapperait plus à sa bénédiction. Autant d’espaces sacrés prévus pour réglementer la brutalité qui s’exprimait tant dans les choses de la guerre que dans celles du sexe. Comme on orientait les ardeurs guerrières vers les croisades, on domptait la sexualité à cette fin que la scolastique appellerait naturelle : la procréation comme projet sanctifié. Moment de sacralisation civilisatrice. Avec un risque de glissement non-prévu : la pompe liturgique (et ses futures parts de marché et autres salons du mariage) introduite où elle n’a pas lieu d’être.

Baudelaire résume cela, qui fait oublier que l’Église n'a pas inventé le mariage, d'une formule lapidaire : « Ne pouvant pas supprimer l'amour, l’Église a voulu au moins le désinfecter, et elle a fait le mariage. » (Charles Baudelaire, Mon Cœur mis à nu).

Hérétiques, pré-réformateurs et réformateurs ne s’y sont pas trompés — qui ont d'une seule voix refusé de voir l'Église se substituer à l'Etat via ces rites bénissants.

Un aphorisme de Luther classe le mariage comme « affaire profane, qui ne regarde pas l’Église ». Et la Réforme ne consentit pas le nom de sacrement à cette cérémonie qui ne consiste qu’à redire la parole de la Genèse sur le couple : « Dieu les bénit en disant : soyez féconds et multipliez-vous » (Gn 1, 22). Bénédiction donnée comme une sorte de conjuration, comme un retournement de la dégringolade de la poésie des débuts — cf. Cioran dévoilant le tragique de la condition de l’amant : « commencer en poète et finir en gynécologue » (Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, in Œuvres, éd. Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 794) —, dégringolade tournant ici non seulement en gynécologie, mais carrément en obstétrique. Bénédiction en forme de pis-aller, façon de dire : vos ébats étant à même de produire des rejetons, autant qu’un contrat rigoureux vous lie, contre la lourdeur du quotidien, de sorte qu’ayant déjà subi « l’inconvénient d’être nés » (Cf. Cioran encore, selon le titre de son livre : De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, éd. Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 1271 sq.), ils puissent quand même croître dans des conditions plus ou moins commodes, avec une relative stabilité.

Aujourd’hui, c’est la pompe liturgique « romantique » des noces couronnées de titres princiers ou de célébrité qui donne le ton, répercuté télévisuellement dans l’intimité de chaque foyer. Où le quotidien, substitué comme une gueule de bois aux lendemains des pompes matrimoniales (et de leurs parts de marché), est ragaillardi par le souvenir télévisuel comme miroir de son heure de gloire. Insolite fonction du cérémonial nuptial : consacrer l’émotion de la séduction dans un reality show revendiqué comme droit…

Gageons que Montaigne n'y reconnaîtrait pas... ses petits...


Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire