Journée d'étude Jules Isaac, entre histoire, théologie et exégèse, UCLy, Lyon 22.01.2023
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Jusqu’à Jésus et Israël, on lisait communément les Évangiles comme christianisme face au judaïsme. Or un christianisme constitué n'existait pas au temps des Évangiles. En historien, Jules Isaac discerne là un anachronisme. Ayant perçu l’enracinement de l’antisémitisme européen dans un christianisme supposé substitué au judaïsme, il opère ce déplacement exégétique : lire les Évangiles comme textes, non pas chrétiens, mais juifs du premier siècle — méthode qui a encore à apporter, concernant, outre Jésus, Paul, et au-delà. À commencer par percevoir en arrière-plan constant, le couple abolir/accomplir.
Abolir/accomplir
Matthieu 5, 18 (lsg) : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. » C’est ce qui suit le propos de Jésus disant « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Mt 5, 17). Où il apparaît qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Or ici le mot grec pour “accomplir” est pleroo, qui signifie non pas mettre un terme comme dans “tout est accompli” (teleo) (Jn 19, 30), mais “observer pleinement”, ce qui permet de comprendre les fameux “mais moi je vous dis” qui suivent, non pas comme “antithèses”, mais comme commentaire approfondi en vue d'une pleine observance.
Observer pleinement, nous parle de pérennité de l’alliance — l’idée de nouvelle alliance n’étant pas “autre alliance”, mais, comme en Jérémie 31 ou Ezéchiel 36, pleine observance, intériorisée, de la même alliance, inscrite dans les cœurs.
Chose difficile à recevoir, même aujourd’hui : ayant été, récemment, invité à intervenir dans une rencontre œcuménique sur la relation juifs-chrétiens, je m'attachais à expliquer que Jésus n’a jamais cessé de pratiquer tous les préceptes du judaïsme, y compris alimentaires, et d'enseigner à ses disciples de faire de même. En clôture de la réunion, le modérateur, manifestement gêné, de citer dans sa traduction classique la remarque attribuée à Jésus après un débat sur les ablutions lors des repas en Marc 7, faisant dire au texte (qui ne parle pas des nourritures pures ou impures), dans des mots (au v. 19) inexistants dans les plus anciens manuscrits, qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (sic !) — quand littéralement en grec, dans ce texte qui reste peu sûr, Jésus donne plutôt dans l’humour en expliquant que, nonobstant la façon de pratiquer le rite des ablutions (judéenne ou galiléenne), les aliments ingérés finissent aux latrines, lesquelles “purifient tous les aliments”... Jésus expliquant alors, non pas qu’il faut transgresser les rites alimentaires, mais que c’est ce qui sort de l'homme qui le souille.
Il se trouve que Maïmonide (que n'a pas cité Jules Isaac — son œuvre reste à prolonger, elon l’invitation de Jules Isaac lui-même. Cf. dans sa réédition de 1959, les notes de fin de volume portant sur les nuances qu’il propose), Maïmonide donne indirectement un éclairage sur ce texte de Marc : « La pureté des habits et du corps, écrit-il, en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… » (Guide des égarés, XXXIII.) Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Jésus n'a pas dit autre chose. Où il apparaît que le débat est entre Judéens et Galiléens, pas entre juifs et chrétiens (qui n’existent pas encore). Judéens et Galiléens sont juifs les uns comme les autres, ce qui pose la question de nos traductions du mot grec ioudaïoi, qui peut signifier aussi bien juifs que Judéens. Le problème, on le sait, est criant dans l'Évangile de Jean.
Juifs et Judéens
Si Jules Isaac ne parle pas de la question juifs/Judéens, il a contribué à l’ouvrir en soulignant que Jésus est juif et qu’il n’est en pas en rupture avec les autres juifs, ni eux avec lui.
Une illustration du problème, partant de la Passion selon saint Jean de J.-S. Bach : quoi de plus chrétien, quoi de plus insoupçonnable a priori que cette œuvre et le texte qui l’a inspirée ? L’écrivain Emil Cioran note dans ses Cahiers une expérience qu’il a vécue lors de la semaine sainte 1965. Je le cite : « Hier soir à l'église des Billettes, la Passion selon saint Jean. On lit avant l’Évangile de Jean où, tout au moins à partir de l’arrestation de Jésus, on n'entend qu'une diatribe contre les Juifs. L'antisémitisme chrétien est le plus virulent de tous, car le plus profond et le plus ancien. On se demande comment on peut lire des textes pareils en public. » (Cioran, Cahiers 1957-1972 [10 mars 1965], Paris, Gallimard, 1977, p. 269.)
Depuis 1965, on n’a évidemment pas cessé de lire Jean en public, dans des traductions bien douteuses. La question des traductions, notamment du mot ioudaioi — juifs ou Judéens ? — est heureusement posée de nos jours. Elle n’a pas encore été posée par Jules Isaac ni par les chrétiens de son temps.
1 Thessaloniciens 2, 14
Chaque mise en cause évangélique des « ioudaioi » se situe de fait dans le cadre des polémiques interrégionales, et pas dans le cadre d’une polémique entre deux religions — dont la seconde n’existe pas ! Les tensions autour de Jésus et de ses disciples sont de l’ordre des tensions avec le pouvoir : Rome ultimement, et médiatement le lieu de son pouvoir, exercé directement (Pilate) ou indirectement (les Hérodiens et le Temple) ; dans les deux cas, évoquant la Judée. Ainsi, dans les évangiles, la mise en cause des « ioudaioi » par un groupe d’origine galiléenne est tout simplement la mise en cause du pouvoir judéen. Et il en est de même, concernant les persécutions des chrétiens et la mort du Christ, dans la première épître aux Thessaloniciens (1 Thess 2, 14 - tob / modifié) : « vous avez imité les Églises de Dieu qui sont en Judée, dans le Christ Jésus, puisque vous aussi avez souffert, de vos propres compatriotes (Thessaloniciens), ce qu’elles ont souffert de la part des Judéens », i.e. leurs propres compatriotes, et non pas, évidemment, des juifs en général ! Idem, pour revenir aux évangiles, concernant une parabole comme celle des vignerons homicides.
Vignerons homicides
Il n’y a dans le texte de Matthieu 21, 33-43 sur les vignerons homicides, à bien y regarder, aucun rejet d’Israël en faveur de l’Église !
Derrière les vignerons, ceux qui sont visés, et ils ne s'y sont pas trompés, sont ceux qui sont au pouvoir (tout le chapitre de Mt 21 parle du Temple, des autorités judéennes du Temple, et de leurs alliés) ; autorités qui préfèrent la force des puissants, des empires (le Sacerdoce allié de Rome) — tandis que le peuple pâtit de l’incurie de ceux qui sont à sa tête (cf. Mt 21, 43). C’est une vigne enfin rendue à la nation qui est annoncée (Mt 21, 43).
V. 41 : “autres vignerons”, v. 43 : “une nation”, où on entend assez fréquemment “une autre nation”, ce que ne dit pas Jésus (le mot autre n’est pas dans ce verset). L'explication est donnée dans la parabole suivante, celle des invités à la noce, qui, en refusant l'honneur, se voient préférer les miséreux des bords des chemins. Or cette autre parabole est donnée comme explication de celle des vignerons, c’est-à-dire une mise en cause des dirigeants en faveur du peuple, la nation, qui leur est confiée, et pas la création d’une “autre nation” ! — Mt. 21, 45 - 22, 2 sq.
Pas de nouvelle nation ni de nouveau peuple ici, pas de “nouvelle alliance” au sens de “autre alliance”.
Nouvelle alliance ?
À contre courant de son temps, Calvin note au XVIe siècle : « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » (Calvin, Institution de la religion chrétienne, II, X, 2).
Se pose très tôt la question de la façon dont cette alliance unique se déploie dans l’histoire biblique. Au XVIIe s., le théologien calviniste néerlandais Johannes Cocceius développe l’idée de renouvellements de l’alliance en plusieurs dispensations. Au XIXe s., l’anglican J.-N. Darby développera dans cette ligne ce qui deviendra le fameux “dispensationalisme” voué à un grand succès dans les milieux évangéliques américains — mais y demeure l'ambiguïté d’une eschatologie attendant la conversion des juifs au Christ. Ce qui fait qu'a subsisté ici comme dans les autres courants du christianisme, une attitude ambiguë à l'égard des juifs — comme Jules Isaac l’a justement noté à plusieurs reprises.
Posant la notion de “voie spécifique de salut” concernant le judaïsme, la concorde luthéro-réformée de Leuenberg (1974) n'est pas sans analogie avec cette perspective, mais sans l’attente d’une conversion des juifs.
Le poids de la théologie de la substitution, reste toutefois considérable, qui entraîne toujours à nouveau des lectures considérant le christianisme comme “supérieur”, correspondant à l'alliance éternelle espérée par Jérémie (ch. 33). Une lecture projetée notamment sur l'Épître aux Hébreux… qui ne dit pas cela !
Hébreux 8, 13 et la “nouvelle alliance”
“En parlant d’une alliance nouvelle, il a rendu ancienne la première ; or ce qui devient ancien et qui vieillit est près de disparaître.” (tob)
Face à l'alliance éternellement nouvelle (scellée d'éternité dans les cœurs), la forme temporelle de l'alliance, avec ses rites, qu'ils soient juifs ou chrétiens, est renvoyée à sa réalité passagère. Or, pour l'Epître aux Hébreux, la manifestation de l'alliance éternelle — en ces jours qui sont les derniers (cf. Hé 1, v. 2) est à nouveau annoncée (pour lui en Christ). Dès lors, ce temps étant à son terme, scellé en 70, avec la destruction du Temple, tout ce qui se déploie dans le temps — y compris les rites ( juifs, chrétiens ou autres), qui ne sont que l'ombre du modèle céleste et éternel, est près de disparaître, comme tout ce qui relève de ce temps.
L’Alliance nouvelle n'est pas le christianisme, et ne date pas du moment de l'épître, ni de celui de Jérémie (cf. Jr 31, 31-33 / Hé 8, 10). Elle est la signification éternelle de tout rite (cf. la réalité ultime signifiée par “le modèle sur la montagne” du Sinaï – Exode 25, 40 / Hé 8, 5). Le christianisme a des rites terrestres, baptême, cène (etc.), qui signifient une réalité éternelle, comme les rites juifs. Les uns comme les autres étant terrestres, sont “anciens”, i.e. relèvent de l'ancien monde.
La distinction que fait l’Épître, écrite avant l'instauration d'une religion chrétienne (et donc la nouvelle alliance n'est pas le christianisme), n'est pas entre alliance juive et alliance chrétienne, mais entre alliance temporelle (sous forme juive ou chrétienne), dotée de rites symboliques, et alliance éternelle, sans rite terrestre.
Paul et l’alliance
Jusque là, (Actes 15, 19-21) : « je suis d’avis, dit Jacques, qu’on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu’on leur écrive de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang. Car, depuis bien des générations, Moïse a dans chaque ville des gens qui le prêchent, puisqu’on le lit tous les jours de sabbat dans les synagogues. » — Voilà une Église juive accueillant des « craignant Dieu » non-juifs appelés à observer la loi noachide, loi de Noé, concernant les non-juifs.
Cette position d’Actes 15 est aussi celle de Paul (cf. Ro 14 et 1 Co 8 et 10), malgré les réflexions qu’il introduit — sur la base de la distinction juive houkim/mishpatim. Cela dit apparaît la distance qui va se creuser entre les chrétiens issus des nations et la Loi de Moïse — question qui deviendra porte-à-faux au temps où l’Église estimera avoir remplacé Israël, interprétant la nouvelle alliance comme etant le christianisme.
Le tournant Jésus et Israël
Jésus et Israël (1948) a failli n’être pas publié. Venait de paraître chez Fayard (1945) le livre à succès de Henri Daniel-Rops, Jésus en son temps, qui avait reçu nihil obstat du célèbre exégète Joseph Huby et imprimatur du vicaire général Mgr Leclerc le 17 avril 1944 — date marquant une troublante inconscience de ce qui se vient de se passer et se passe alors encore en Europe… Jules Isaac entreprend de répondre à Daniel-Rops par une lettre restée sans réponse, suite à quoi il en fait une lettre ouverte, refusée par la revue Esprit. Suivent une série d'articles en faveur de Jules Isaac, publiés dans le premier Cahier d’études juives de la revue Foi et vie dirigée par le pasteur Fadiey Lovsky, et dans la Revue du christianisme social, dirigée par le pasteur Jacques Martin. Jésus et Israël, achevé en 1946, refusé par Hachette, éditeur de Jules Isaac, ne paraît qu’en 1948, grâce à l’aide que lui a apportée le pasteur Charles Westphal, alors vice-président de la Fédération Protestante de France, qui l’introduit chez Albin Michel. (Cf. Carol Iancu, « Les réactions des milieux chrétiens face à Jules Isaac », dans Revue d’Histoire de la Shoah 2010/1 n° 192, p. 157-193 et P. Cabanel, Juifs et protestants en France, les affinités électives, Fayard, p. 284 sq.)
On peut avoir des raisons de penser que cet appui n’est pas un hasard théologique…
Une citation de Calvin par Jules Isaac, à propos du verset terrible de Matthieu (27, 25) : “Son sang soit sur nous et sur nos enfants”. Jules Isaac cite le commentaire qu’en fait Calvin pour montrer que sa lecture est similaire à celle qui est unanime en son temps. Je lis cette citation de Calvin (Harmonie évangélique p. 700) par Jules Isaac (Jésus et Israël, p. 471) : « Le zèle inconsidéré [des Juifs] les précipite jusque-là, que commettans un forfait irréparable, ils adjoustent quant et quant une imprécation solennelle, par laquelle ils se retranchent toute espérance de salut… Qui est-ce donc qui ne diroit que toute la race est entièrement retranchée du royaume de Dieu ? Mais le Seigneur par leur lascheté et desloyauté monstre tant plus magnifiquement et évidemment la fermeté de sa promesse. Et afin de donner à cognoistre que ce n'est pas en vain qu'il a contracté alliance avec Abraham, ceux qu'il a éleus gratuitement, il les exempte de ceste damnation universelle. »
Calvin lit ici Matthieu dans le cadre d’une “harmonie évangélique”, recevant le vocable “les juifs”, traduisant alors ioudaioi, comme dans Jean. Il en fait une lecture “classique” en son temps, comme le déplore Jules Isaac.
N’en reste pas moins que, en regard de sa conviction que « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle », le Réformateur soutient, Jules Isaac l'a cité, qu’en vertu de la fidélité de Dieu, l’“alliance avec Abraham exempte ceux qu’il a élus de la damnation”. L'alliance, inabrogeable, prime.
C’est un observateur catholique récent qui note « que lors de son voyage à Mayence en 1980, le pape Jean-Paul II a provoqué la surprise en citant pratiquement Calvin : “l’alliance avec Israël n'a jamais été révoquée par Dieu !” » (Abbé Alain-René Arbez, alors responsable catholique des relations avec le judaïsme en Suisse in « Calvin, théologien de l’Alliance », Un écho d’Israël, 8 février 2009).
Le nœud de l'enseignement du mépris est l’idée inverse, à savoir que l’alliance avec Israël ait pu être révoquée, que Dieu abrogerait, ou donnerait pour dépassé ce qu’il donné auparavant !
C’est ce point qui est insupportable à Calvin, pour qui Dieu ne peut se renier lui-même (cf. 2 Ti 2, 13). Quel est en effet ce Dieu qui abrogerait ce qu’il a promulgué ? Qu’est-ce qui garantirait, dès lors, qu’il n’irait pas abroger la promesse faite aux chrétiens ?
Cette idée de dépassement est reprise, hélas, par la modernité dans les philosophies du dépassement, et hélas aussi, par l’islam, parlant d’abrogation des textes antérieurs.
Après le 7 octobre 2023
Le pogrom du 7 octobre n’est pas sans lien avec l’idée que l’islam aurait été substitué au judaïsme (et au christianisme). Comme suite à Jules Isaac on apprend à lire les évangiles dans leur contexte juif et non à partir du christianisme constitué par la suite, le Coran doit pouvoir être lu dans son cadre historique initial (c'est la méthode du Coran des historiens). Ainsi les versets du Coran réputés guerriers doivent pouvoir être lus autrement qu’en regard de la biographie traditionnelle (Sira), écrite au 8e ou 9e s., ou des hadiths qui l’inspirent — qui donnent du prophète de l’islam une image terriblement violente (par ex. Ibn Hichâm, Sira, éd. Fayard p. 277, chapitre « Le “jihad” contre les juifs... », Sira, II, 240-241).
Ainsi, Sourate 9, At-Tawba, v. 5 (trad. Blachère) : « Quand les mois sacrés seront expirés, tuez les Infidèles quelque part que vous les trouviez ! Prenez-les ! Assiégez-les ! Dressez pour eux des embuscades ! [...] » — ne peut-il être lu que comme invitation au meurtre ? (Cela sur le modèle de la razzia antéislamique. NB : les infidèles ici désignent probablement les “idolâtres” — mais l’idée peut s’entendre aussi des juifs, chrétiens ou musulmans non islamistes, donc “apostats”.)
Un tel verset pourrait prendre un tout autre sens : en regard de Matthieu 13, 24-43, où le jugement est renvoyé au jugement final et confié aux anges (jusque là on ne sait pas quel est le bon grain et quelle est l’ivraie). De même, les “mois sacrés” de la Sourate 9 pourraient être perçus comme symbole eschatologique (en effet quand les “mois sacrés” expirent-ils puisque leur rythme est cyclique ?). Proposition en regard de Matthieu : et si leur “expiration” était la fin du temps du temps de la patience en quelque sorte —, symbolisé par les “mois sacrés” ? Si c’était seulement après le temps de ce monde qu’intervient le jugement, effectué par les anges ? — auxquels s’adresserait cette parole coranique, selon une clef donnée par le connaisseur de l’islam qu’était Henry Corbin. Je le cite :
« [...] il y a des Anges demeurés dans le plérôme, et il y a des Anges déchus sur la Terre, des Anges en acte et des Anges en puissance [...] l’Ange demeuré dans le Ciel, le “jumeau céleste”, tandis que l'âme désigne son compagnon déchu sur Terre, auquel il vient en aide et qui lui sera réuni, s'il sort finalement triomphant de l'épreuve. [...]. » (Henry Corbin, Temps cyclique et gnose ismaélienne, éd. Berg, p. 116-117.) Cf. Mt 18,10 : “leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de mon Père qui est dans les cieux”.
La parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30), avec son explication (Mt 13, 36-40), pourrait être reçue en parallèle : “la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges.”
Il n’y a personne à “tuer” en ce monde !
Comme le jugement final, la tolérance relève de Dieu seul, qui demeure fidèle à sa propre bonté : nous concernant, la notion de tolérance est parfaitement ambiguë, pouvant certes inclure protection, mais toujours à la merci des protecteurs, tolérance mise en question par le pasteur Rabaut Saint-Étienne, présidant l’Assemblée constituante de 1789, qui, dans la lignée des révolutions protestantes anglo-saxonnes, réclamait en France pour les protestants et les juifs, la liberté et pas seulement la tolérance. Là où l’on doit la liberté, la tolérance est une faute.
Les faits montrent que là où il n’y a que tolérance, il ne peut y avoir, au mieux, que condescendance, ou, si les tolérés ne se soumettent pas à leur propre mépris, à leur propre dépassement, il ne peut y avoir que persécution, expulsions et exil (pensons déjà aux Pères de l'Église, ou à Luther), et au comble, pour l’Europe moderne, volonté d'extermination d’un judaïsme finalement racisé.
Persécutions, sang versé — mot biblique pour mise à mort —, voilà qui nous ramène au terrible verset de Matthieu (27, 25) et à l’affreux malentendu débouchant sur la lecture historique antisémite de ces mots… Mais celui qui meurt, Jésus, entend-il autre chose qu’une prière en vue du salut, cachée dans ces mots dits devant lui dont la mort se veut solidarisation avec ceux qui meurent et souffrent ? — Calvin nous dit qu’en vertu de l’Alliance les enfants d’Abraham sont exemptés de la malédiction. Ce qui peut conduire un pas plus loin, et appeler les chrétiens, en fonction de leur foi à la vertu salvatrice du sang du crucifié, à faire leurs les mots du vendredi saint : « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! »
Abolir/accomplir
Matthieu 5, 18 (lsg) : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. » C’est ce qui suit le propos de Jésus disant « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Mt 5, 17). Où il apparaît qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Or ici le mot grec pour “accomplir” est pleroo, qui signifie non pas mettre un terme comme dans “tout est accompli” (teleo) (Jn 19, 30), mais “observer pleinement”, ce qui permet de comprendre les fameux “mais moi je vous dis” qui suivent, non pas comme “antithèses”, mais comme commentaire approfondi en vue d'une pleine observance.
Observer pleinement, nous parle de pérennité de l’alliance — l’idée de nouvelle alliance n’étant pas “autre alliance”, mais, comme en Jérémie 31 ou Ezéchiel 36, pleine observance, intériorisée, de la même alliance, inscrite dans les cœurs.
Chose difficile à recevoir, même aujourd’hui : ayant été, récemment, invité à intervenir dans une rencontre œcuménique sur la relation juifs-chrétiens, je m'attachais à expliquer que Jésus n’a jamais cessé de pratiquer tous les préceptes du judaïsme, y compris alimentaires, et d'enseigner à ses disciples de faire de même. En clôture de la réunion, le modérateur, manifestement gêné, de citer dans sa traduction classique la remarque attribuée à Jésus après un débat sur les ablutions lors des repas en Marc 7, faisant dire au texte (qui ne parle pas des nourritures pures ou impures), dans des mots (au v. 19) inexistants dans les plus anciens manuscrits, qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (sic !) — quand littéralement en grec, dans ce texte qui reste peu sûr, Jésus donne plutôt dans l’humour en expliquant que, nonobstant la façon de pratiquer le rite des ablutions (judéenne ou galiléenne), les aliments ingérés finissent aux latrines, lesquelles “purifient tous les aliments”... Jésus expliquant alors, non pas qu’il faut transgresser les rites alimentaires, mais que c’est ce qui sort de l'homme qui le souille.
Il se trouve que Maïmonide (que n'a pas cité Jules Isaac — son œuvre reste à prolonger, elon l’invitation de Jules Isaac lui-même. Cf. dans sa réédition de 1959, les notes de fin de volume portant sur les nuances qu’il propose), Maïmonide donne indirectement un éclairage sur ce texte de Marc : « La pureté des habits et du corps, écrit-il, en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… » (Guide des égarés, XXXIII.) Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Jésus n'a pas dit autre chose. Où il apparaît que le débat est entre Judéens et Galiléens, pas entre juifs et chrétiens (qui n’existent pas encore). Judéens et Galiléens sont juifs les uns comme les autres, ce qui pose la question de nos traductions du mot grec ioudaïoi, qui peut signifier aussi bien juifs que Judéens. Le problème, on le sait, est criant dans l'Évangile de Jean.
Juifs et Judéens
Si Jules Isaac ne parle pas de la question juifs/Judéens, il a contribué à l’ouvrir en soulignant que Jésus est juif et qu’il n’est en pas en rupture avec les autres juifs, ni eux avec lui.
Une illustration du problème, partant de la Passion selon saint Jean de J.-S. Bach : quoi de plus chrétien, quoi de plus insoupçonnable a priori que cette œuvre et le texte qui l’a inspirée ? L’écrivain Emil Cioran note dans ses Cahiers une expérience qu’il a vécue lors de la semaine sainte 1965. Je le cite : « Hier soir à l'église des Billettes, la Passion selon saint Jean. On lit avant l’Évangile de Jean où, tout au moins à partir de l’arrestation de Jésus, on n'entend qu'une diatribe contre les Juifs. L'antisémitisme chrétien est le plus virulent de tous, car le plus profond et le plus ancien. On se demande comment on peut lire des textes pareils en public. » (Cioran, Cahiers 1957-1972 [10 mars 1965], Paris, Gallimard, 1977, p. 269.)
Depuis 1965, on n’a évidemment pas cessé de lire Jean en public, dans des traductions bien douteuses. La question des traductions, notamment du mot ioudaioi — juifs ou Judéens ? — est heureusement posée de nos jours. Elle n’a pas encore été posée par Jules Isaac ni par les chrétiens de son temps.
1 Thessaloniciens 2, 14
Chaque mise en cause évangélique des « ioudaioi » se situe de fait dans le cadre des polémiques interrégionales, et pas dans le cadre d’une polémique entre deux religions — dont la seconde n’existe pas ! Les tensions autour de Jésus et de ses disciples sont de l’ordre des tensions avec le pouvoir : Rome ultimement, et médiatement le lieu de son pouvoir, exercé directement (Pilate) ou indirectement (les Hérodiens et le Temple) ; dans les deux cas, évoquant la Judée. Ainsi, dans les évangiles, la mise en cause des « ioudaioi » par un groupe d’origine galiléenne est tout simplement la mise en cause du pouvoir judéen. Et il en est de même, concernant les persécutions des chrétiens et la mort du Christ, dans la première épître aux Thessaloniciens (1 Thess 2, 14 - tob / modifié) : « vous avez imité les Églises de Dieu qui sont en Judée, dans le Christ Jésus, puisque vous aussi avez souffert, de vos propres compatriotes (Thessaloniciens), ce qu’elles ont souffert de la part des Judéens », i.e. leurs propres compatriotes, et non pas, évidemment, des juifs en général ! Idem, pour revenir aux évangiles, concernant une parabole comme celle des vignerons homicides.
Vignerons homicides
Il n’y a dans le texte de Matthieu 21, 33-43 sur les vignerons homicides, à bien y regarder, aucun rejet d’Israël en faveur de l’Église !
Derrière les vignerons, ceux qui sont visés, et ils ne s'y sont pas trompés, sont ceux qui sont au pouvoir (tout le chapitre de Mt 21 parle du Temple, des autorités judéennes du Temple, et de leurs alliés) ; autorités qui préfèrent la force des puissants, des empires (le Sacerdoce allié de Rome) — tandis que le peuple pâtit de l’incurie de ceux qui sont à sa tête (cf. Mt 21, 43). C’est une vigne enfin rendue à la nation qui est annoncée (Mt 21, 43).
V. 41 : “autres vignerons”, v. 43 : “une nation”, où on entend assez fréquemment “une autre nation”, ce que ne dit pas Jésus (le mot autre n’est pas dans ce verset). L'explication est donnée dans la parabole suivante, celle des invités à la noce, qui, en refusant l'honneur, se voient préférer les miséreux des bords des chemins. Or cette autre parabole est donnée comme explication de celle des vignerons, c’est-à-dire une mise en cause des dirigeants en faveur du peuple, la nation, qui leur est confiée, et pas la création d’une “autre nation” ! — Mt. 21, 45 - 22, 2 sq.
Pas de nouvelle nation ni de nouveau peuple ici, pas de “nouvelle alliance” au sens de “autre alliance”.
Nouvelle alliance ?
À contre courant de son temps, Calvin note au XVIe siècle : « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » (Calvin, Institution de la religion chrétienne, II, X, 2).
Se pose très tôt la question de la façon dont cette alliance unique se déploie dans l’histoire biblique. Au XVIIe s., le théologien calviniste néerlandais Johannes Cocceius développe l’idée de renouvellements de l’alliance en plusieurs dispensations. Au XIXe s., l’anglican J.-N. Darby développera dans cette ligne ce qui deviendra le fameux “dispensationalisme” voué à un grand succès dans les milieux évangéliques américains — mais y demeure l'ambiguïté d’une eschatologie attendant la conversion des juifs au Christ. Ce qui fait qu'a subsisté ici comme dans les autres courants du christianisme, une attitude ambiguë à l'égard des juifs — comme Jules Isaac l’a justement noté à plusieurs reprises.
Posant la notion de “voie spécifique de salut” concernant le judaïsme, la concorde luthéro-réformée de Leuenberg (1974) n'est pas sans analogie avec cette perspective, mais sans l’attente d’une conversion des juifs.
Le poids de la théologie de la substitution, reste toutefois considérable, qui entraîne toujours à nouveau des lectures considérant le christianisme comme “supérieur”, correspondant à l'alliance éternelle espérée par Jérémie (ch. 33). Une lecture projetée notamment sur l'Épître aux Hébreux… qui ne dit pas cela !
Hébreux 8, 13 et la “nouvelle alliance”
“En parlant d’une alliance nouvelle, il a rendu ancienne la première ; or ce qui devient ancien et qui vieillit est près de disparaître.” (tob)
Face à l'alliance éternellement nouvelle (scellée d'éternité dans les cœurs), la forme temporelle de l'alliance, avec ses rites, qu'ils soient juifs ou chrétiens, est renvoyée à sa réalité passagère. Or, pour l'Epître aux Hébreux, la manifestation de l'alliance éternelle — en ces jours qui sont les derniers (cf. Hé 1, v. 2) est à nouveau annoncée (pour lui en Christ). Dès lors, ce temps étant à son terme, scellé en 70, avec la destruction du Temple, tout ce qui se déploie dans le temps — y compris les rites ( juifs, chrétiens ou autres), qui ne sont que l'ombre du modèle céleste et éternel, est près de disparaître, comme tout ce qui relève de ce temps.
L’Alliance nouvelle n'est pas le christianisme, et ne date pas du moment de l'épître, ni de celui de Jérémie (cf. Jr 31, 31-33 / Hé 8, 10). Elle est la signification éternelle de tout rite (cf. la réalité ultime signifiée par “le modèle sur la montagne” du Sinaï – Exode 25, 40 / Hé 8, 5). Le christianisme a des rites terrestres, baptême, cène (etc.), qui signifient une réalité éternelle, comme les rites juifs. Les uns comme les autres étant terrestres, sont “anciens”, i.e. relèvent de l'ancien monde.
La distinction que fait l’Épître, écrite avant l'instauration d'une religion chrétienne (et donc la nouvelle alliance n'est pas le christianisme), n'est pas entre alliance juive et alliance chrétienne, mais entre alliance temporelle (sous forme juive ou chrétienne), dotée de rites symboliques, et alliance éternelle, sans rite terrestre.
Paul et l’alliance
Jusque là, (Actes 15, 19-21) : « je suis d’avis, dit Jacques, qu’on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu’on leur écrive de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang. Car, depuis bien des générations, Moïse a dans chaque ville des gens qui le prêchent, puisqu’on le lit tous les jours de sabbat dans les synagogues. » — Voilà une Église juive accueillant des « craignant Dieu » non-juifs appelés à observer la loi noachide, loi de Noé, concernant les non-juifs.
Cette position d’Actes 15 est aussi celle de Paul (cf. Ro 14 et 1 Co 8 et 10), malgré les réflexions qu’il introduit — sur la base de la distinction juive houkim/mishpatim. Cela dit apparaît la distance qui va se creuser entre les chrétiens issus des nations et la Loi de Moïse — question qui deviendra porte-à-faux au temps où l’Église estimera avoir remplacé Israël, interprétant la nouvelle alliance comme etant le christianisme.
Le tournant Jésus et Israël
Jésus et Israël (1948) a failli n’être pas publié. Venait de paraître chez Fayard (1945) le livre à succès de Henri Daniel-Rops, Jésus en son temps, qui avait reçu nihil obstat du célèbre exégète Joseph Huby et imprimatur du vicaire général Mgr Leclerc le 17 avril 1944 — date marquant une troublante inconscience de ce qui se vient de se passer et se passe alors encore en Europe… Jules Isaac entreprend de répondre à Daniel-Rops par une lettre restée sans réponse, suite à quoi il en fait une lettre ouverte, refusée par la revue Esprit. Suivent une série d'articles en faveur de Jules Isaac, publiés dans le premier Cahier d’études juives de la revue Foi et vie dirigée par le pasteur Fadiey Lovsky, et dans la Revue du christianisme social, dirigée par le pasteur Jacques Martin. Jésus et Israël, achevé en 1946, refusé par Hachette, éditeur de Jules Isaac, ne paraît qu’en 1948, grâce à l’aide que lui a apportée le pasteur Charles Westphal, alors vice-président de la Fédération Protestante de France, qui l’introduit chez Albin Michel. (Cf. Carol Iancu, « Les réactions des milieux chrétiens face à Jules Isaac », dans Revue d’Histoire de la Shoah 2010/1 n° 192, p. 157-193 et P. Cabanel, Juifs et protestants en France, les affinités électives, Fayard, p. 284 sq.)
On peut avoir des raisons de penser que cet appui n’est pas un hasard théologique…
Une citation de Calvin par Jules Isaac, à propos du verset terrible de Matthieu (27, 25) : “Son sang soit sur nous et sur nos enfants”. Jules Isaac cite le commentaire qu’en fait Calvin pour montrer que sa lecture est similaire à celle qui est unanime en son temps. Je lis cette citation de Calvin (Harmonie évangélique p. 700) par Jules Isaac (Jésus et Israël, p. 471) : « Le zèle inconsidéré [des Juifs] les précipite jusque-là, que commettans un forfait irréparable, ils adjoustent quant et quant une imprécation solennelle, par laquelle ils se retranchent toute espérance de salut… Qui est-ce donc qui ne diroit que toute la race est entièrement retranchée du royaume de Dieu ? Mais le Seigneur par leur lascheté et desloyauté monstre tant plus magnifiquement et évidemment la fermeté de sa promesse. Et afin de donner à cognoistre que ce n'est pas en vain qu'il a contracté alliance avec Abraham, ceux qu'il a éleus gratuitement, il les exempte de ceste damnation universelle. »
Calvin lit ici Matthieu dans le cadre d’une “harmonie évangélique”, recevant le vocable “les juifs”, traduisant alors ioudaioi, comme dans Jean. Il en fait une lecture “classique” en son temps, comme le déplore Jules Isaac.
N’en reste pas moins que, en regard de sa conviction que « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle », le Réformateur soutient, Jules Isaac l'a cité, qu’en vertu de la fidélité de Dieu, l’“alliance avec Abraham exempte ceux qu’il a élus de la damnation”. L'alliance, inabrogeable, prime.
C’est un observateur catholique récent qui note « que lors de son voyage à Mayence en 1980, le pape Jean-Paul II a provoqué la surprise en citant pratiquement Calvin : “l’alliance avec Israël n'a jamais été révoquée par Dieu !” » (Abbé Alain-René Arbez, alors responsable catholique des relations avec le judaïsme en Suisse in « Calvin, théologien de l’Alliance », Un écho d’Israël, 8 février 2009).
Le nœud de l'enseignement du mépris est l’idée inverse, à savoir que l’alliance avec Israël ait pu être révoquée, que Dieu abrogerait, ou donnerait pour dépassé ce qu’il donné auparavant !
C’est ce point qui est insupportable à Calvin, pour qui Dieu ne peut se renier lui-même (cf. 2 Ti 2, 13). Quel est en effet ce Dieu qui abrogerait ce qu’il a promulgué ? Qu’est-ce qui garantirait, dès lors, qu’il n’irait pas abroger la promesse faite aux chrétiens ?
Cette idée de dépassement est reprise, hélas, par la modernité dans les philosophies du dépassement, et hélas aussi, par l’islam, parlant d’abrogation des textes antérieurs.
Après le 7 octobre 2023
Le pogrom du 7 octobre n’est pas sans lien avec l’idée que l’islam aurait été substitué au judaïsme (et au christianisme). Comme suite à Jules Isaac on apprend à lire les évangiles dans leur contexte juif et non à partir du christianisme constitué par la suite, le Coran doit pouvoir être lu dans son cadre historique initial (c'est la méthode du Coran des historiens). Ainsi les versets du Coran réputés guerriers doivent pouvoir être lus autrement qu’en regard de la biographie traditionnelle (Sira), écrite au 8e ou 9e s., ou des hadiths qui l’inspirent — qui donnent du prophète de l’islam une image terriblement violente (par ex. Ibn Hichâm, Sira, éd. Fayard p. 277, chapitre « Le “jihad” contre les juifs... », Sira, II, 240-241).
Ainsi, Sourate 9, At-Tawba, v. 5 (trad. Blachère) : « Quand les mois sacrés seront expirés, tuez les Infidèles quelque part que vous les trouviez ! Prenez-les ! Assiégez-les ! Dressez pour eux des embuscades ! [...] » — ne peut-il être lu que comme invitation au meurtre ? (Cela sur le modèle de la razzia antéislamique. NB : les infidèles ici désignent probablement les “idolâtres” — mais l’idée peut s’entendre aussi des juifs, chrétiens ou musulmans non islamistes, donc “apostats”.)
Un tel verset pourrait prendre un tout autre sens : en regard de Matthieu 13, 24-43, où le jugement est renvoyé au jugement final et confié aux anges (jusque là on ne sait pas quel est le bon grain et quelle est l’ivraie). De même, les “mois sacrés” de la Sourate 9 pourraient être perçus comme symbole eschatologique (en effet quand les “mois sacrés” expirent-ils puisque leur rythme est cyclique ?). Proposition en regard de Matthieu : et si leur “expiration” était la fin du temps du temps de la patience en quelque sorte —, symbolisé par les “mois sacrés” ? Si c’était seulement après le temps de ce monde qu’intervient le jugement, effectué par les anges ? — auxquels s’adresserait cette parole coranique, selon une clef donnée par le connaisseur de l’islam qu’était Henry Corbin. Je le cite :
« [...] il y a des Anges demeurés dans le plérôme, et il y a des Anges déchus sur la Terre, des Anges en acte et des Anges en puissance [...] l’Ange demeuré dans le Ciel, le “jumeau céleste”, tandis que l'âme désigne son compagnon déchu sur Terre, auquel il vient en aide et qui lui sera réuni, s'il sort finalement triomphant de l'épreuve. [...]. » (Henry Corbin, Temps cyclique et gnose ismaélienne, éd. Berg, p. 116-117.) Cf. Mt 18,10 : “leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de mon Père qui est dans les cieux”.
La parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30), avec son explication (Mt 13, 36-40), pourrait être reçue en parallèle : “la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges.”
Il n’y a personne à “tuer” en ce monde !
Comme le jugement final, la tolérance relève de Dieu seul, qui demeure fidèle à sa propre bonté : nous concernant, la notion de tolérance est parfaitement ambiguë, pouvant certes inclure protection, mais toujours à la merci des protecteurs, tolérance mise en question par le pasteur Rabaut Saint-Étienne, présidant l’Assemblée constituante de 1789, qui, dans la lignée des révolutions protestantes anglo-saxonnes, réclamait en France pour les protestants et les juifs, la liberté et pas seulement la tolérance. Là où l’on doit la liberté, la tolérance est une faute.
Les faits montrent que là où il n’y a que tolérance, il ne peut y avoir, au mieux, que condescendance, ou, si les tolérés ne se soumettent pas à leur propre mépris, à leur propre dépassement, il ne peut y avoir que persécution, expulsions et exil (pensons déjà aux Pères de l'Église, ou à Luther), et au comble, pour l’Europe moderne, volonté d'extermination d’un judaïsme finalement racisé.
Persécutions, sang versé — mot biblique pour mise à mort —, voilà qui nous ramène au terrible verset de Matthieu (27, 25) et à l’affreux malentendu débouchant sur la lecture historique antisémite de ces mots… Mais celui qui meurt, Jésus, entend-il autre chose qu’une prière en vue du salut, cachée dans ces mots dits devant lui dont la mort se veut solidarisation avec ceux qui meurent et souffrent ? — Calvin nous dit qu’en vertu de l’Alliance les enfants d’Abraham sont exemptés de la malédiction. Ce qui peut conduire un pas plus loin, et appeler les chrétiens, en fonction de leur foi à la vertu salvatrice du sang du crucifié, à faire leurs les mots du vendredi saint : « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! »
RP, Lyon, UCLy, 22.01.24