<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: Déconstruction de la déconstruction

samedi 1 avril 2023

Déconstruction de la déconstruction





Le célèbre philosophe andalou Averroès fait paraître en 1179 env. un traité intitulé en arabe Tahafut al-Tahafut. Le latin traduit Destructio destructionis. Les modernes proposent des traductions variées, la plus courante étant Incohérence de l’incohérence. Le terme déconstruction n’est en général pas proposé, les traductions datant toutes d’avant la généralisation des déconstructions en tous genres…

Derrida, à qui est attribuée la paternité de la “french theory” déconstructiviste, doit se retourner régulièrement dans sa tombe, à l’écho de la multiplication des “déconstructions”.

Une des plus récentes concerne les cathares, que quelques historiens récents s’attachent à “déconstruire” à leur tour. Le magazine Historia vient de leur donner, sous le titre “Les cathares ont-ils vraiment existé ?”, une tribune grand public…

Avant de nous pencher sur ce cas, quelques mots sur le traité d'Averroès — après tout il est contemporain des cathares, et sans qu’il le sache, il a joué, on va le voir, un grand rôle via l’Ordre des Prêcheurs, les dominicains, dans la controverse latine anti-cathare !

Averroès, par son traité, se propose de réfuter un autre traité, dû à la plume d’un théologien musulman persan nommé Al-Ghazali, intitulé Tahafut al-Falasifa, que l’on peut traduire, en termes contemporains, par Déconstruction de la philosophie. Son traité est daté de l’époque où le monde latin s’apprête, à l’appel du pape grégorien Urbain II à Clermont, 1095, à se croiser pour déferler sur l’Orient musulman.

Le monde musulman, ayant bénéficié très tôt de nombreuses traductions des philosophes grecs antiques, a produit un nombre considérable de philosophes, souvent persans comme Ghazali. Ils ont développé des concepts encore en usage en philosophie comme la distinction de l’essence et de l’existence développée par Al-Farabi et Avicenne. Ghazali, tenant de l’option théologique stricte de l’école dite ash’arite, décide de les réfuter. L’écart avec la lecture de l’islam qui est la sienne lui semble trop considérable. Ghazali va donc s'atteler à un travail philosophique rigoureux pour déconstruire le travail philosophique qui lui semble conduire à des conclusions à ses yeux incompatibles avec sa foi. Et, comme pour toute déconstruction, ce qui est déconstruit laisse place à une construction alternative. Pour Ghazali, il la trouve dans sa compréhension du message coranique. Aujourd’hui, on trouverait cela un peu… islamiste, n’était l’anachronisme.

Averroès, quelques décennies après, a bien perçu le problème, et son aspect politique. Il estime que le discours théologique n’a rien à faire dans la gestion de la cité, repérant les glissements où cela peut conduire (cela a été remarquablement illustré par le film de Youssef Chahine sur Averroès, Le destin). Averroès considère que le message religieux du Coran, à vocation spirituelle et non politique, n’est en rien incompatible avec la philosophie, et notamment, selon lui, la philosophie de la nature, développée dans la ligne d'Aristote. Mais la philosophie plutôt que la foi religieuse est à même de nourrir la réflexion politique. Il entreprend donc, non sans humour, de déconstruire la déconstruction de Ghazali.

Aujourd’hui, contrairement à ce qu’il en était pour Ghazali, l’alternative à la déconstruction n’est pas la lecture califale du Coran. Aujourd’hui c’est l’auteur de la déconstruction lui-même qui fournit l’alternative. Les déconstructeurs contemporains ont dès lors ipso facto le beau rôle : ils ont compris ce que, pensent-ils, leurs prédécesseurs, devenant précurseurs malhabiles et naïfs, n’ont pas saisi. En histoire, leurs précurseurs manquaient trop de leur compétence critique pour être sérieux. Vouloir être pris au sérieux entraîne donc souvent une fuite en avant critique, de critique en critique, jusqu’à l’hypercritique qui en vient à refuser toute fiabilité aux sources qu'utilisaient, certes avec la prudence requise, leur prédécesseurs. C’est bien, à terme, les sources qu’il s'agit de déconstruire dès lors qu’elles ne vont pas dans le sens de l’autorité intransgressible des déconstructeurs — comme Ghazali déconstruisait ce qui chez les philosophes n'allait pas dans le sens de sa compréhension du message coranique.

Plus de révélation divine comme autorité de nos jours, mais le principe d’autorité du savant universitaire patenté. On dérive assez loin des travaux de Derrida : on débouche sur l’autorité subjective assise sur la plus grande radicalité déconstructiviste, et ce qu’elle a d'impressionnant. Il est troublant de remarquer que cela n’est pas sans ressemblance avec les théories de la post-vérité…

Car il s’agit, pour savoir ce qui est proposé comme alternative à ce qui est déconstruit, de percevoir ce qui compte pour le déconstructeur. Il touche à tout, déconstruit tout, sauf ce qui compte pour lui, à commencer par son autorité, et à continuer par ses croyances.

Pour illustrer cela : le déconstructivisme contemporain s’inscrit dans — et dépasse — une lignée remontant au XIXe s., et concernant notamment la critique biblique. Des théologiens, principalement allemands, se sont mis au XIXe s. à travailler les textes bibliques, repérant des couches rédactionnelles, discernant méthodologiquement ces couches sous les textes, les datant, etc. — et débouchant par exemple, vu le décalage temporel entre ces couches comme sources postulées et les personnages bibliques, sur la question de l'historicité de ces personnages, jusque-là admise. Jusqu’à ce qu’il devienne aujourd’hui assez courant d’y voir des figures symboliques. Ainsi, dans le numéro de ce mois de mars 2023 d’un magazine d'Église protestante, on peut lire : “au fond, qu’est-ce qui est important pour notre foi ? Se persuader de l’existence réelle d’un nomade de Mésopotamie ou écouter la fidélité absolue d’un Abraham quittant son pays sur la base de la seule promesse de Dieu ? Imaginer Moïse comme un très improbable frère du bien réel Ramsès II ou bien se laisser porter par la folle tentative d’un peuple déporté à Babylone qui s’invente un ancien libérateur pour nourrir une espérance qui le ramènerait en Israël ?” Chrétien, l'historien qui signe ces lignes n’est pas troublé par la non-existence d’Abraham ou Moïse (qui pourrait être plus gênante pour les juifs), mais il tient à préciser que l'existence de Jésus est un fait prouvé historiquement… Affirmation qui pourtant ne fait pas l’unanimité depuis que parmi lesdits historiens du XIXe s., de David Strauss à Bruno Bauer, s'initie la thèse dite mythiste (Jésus comme mythe), minoritaire mais toujours active, développée jusqu’à nos jours chez les savants (ainsi Nanine Charbonnel et son livre Jésus-Christ, sublime figure de papier), mais aussi chez les non-spécialistes — comme Michel Onfray dans son Traité d'athéologie, thèse qu’il emprunte à Raoul Vaneigem (La résistance au christianisme) qui avait la logique de pousser jusqu’à Paul la déconstruction, faisant de Paul une invention marcionite portant un Jésus mythique auquel d’autres chrétiens auraient fini par inventer une histoire.

Dans cette perspective, la limite au déconstructivisme est liée à la foi de ceux qui s’arrêtent avant de déconstruire ce qui compte pour eux. Parfois, on peut supposer des motifs plus… diplomatiques de limiter la déconstruction : ainsi, le personnage de Mahomet lui aussi est remis en question par des historiens ; mais la déconstruction reste prudente face aux risques de… débordements allant dans le sens de la foi de Ghazali… Plus risqué que la mise en question des figures bibliques, ou des cathares…

Dans tous les cas, on n’a accès au réel que via des sources (et parfois de l’archéologie face à des textes incontournables pour la bien lire) dont le doute sceptique ne permet pourtant pas de dire sans appel qu’il n’y a rien derrière. Qu’est ce qui fait le départ entre la déconstruction radicale et hypercritique et une attitude plus prudente ? C’est le regard sur les textes tels qu’ils nous sont parvenus. Décider a priori que vu leur âge, ils ne sont pas fiables, voire d’emblée suspects, sur la base d’une construction a priori en vis-à-vis de la déconstruction hypercritique, manque d’un travail préalable sur ses propres a priori. Ce questionnement des a priori correspond à la démarche d’Averroès : déconstruire la déconstruction. La vraie question est celle des motivations profondes des déconstructeurs de courants de pensée, de figures bibliques ou de phénomènes historiques. Quelle est leur visée ? Quels enjeux ?

Dans son roman L’immortalité, Milan Kundera s’interroge et nous interroge sur les motifs profonds de quelques personnages célèbres — il cite, entre autres, Beethoven et Goethe, les montrant soucieux de leur propre immortalité, c’est-à-dire de l’image d’eux-mêmes qu’ils laisseront à la postérité.

Il est toujours prestigieux d’être en pointe dans le dépassement de toute naïveté. Il est toujours tentant d’être, ou de paraître, moins naïf que les autres, d’être celui ou celle à qui on la fait pas. Quand en outre, contrairement à Ghazali qui remettait tout au Dieu de sa foi, on devient le centre de référence ultime de la reconstruction après la déconstruction, on risque fort de se retrouver pris au piège de sa propre immortalité. Il est tout de même gênant pour un pôle de référence plus fiable que les sources déconstruites de se corriger soi-même ! Difficile d’échapper à cette tentation commune (Kundera lui-même a pu être mis en question dans sa volonté de veiller lui-même au volume de la Pléiade qui lui a été consacré, chose rare, de son vivant). Tentation d’autant plus forte qu’on s’est attribué plus d’autorité : difficile d’avouer : “je me suis trompé”. Ne reste qu’à se taire ou à corriger insensiblement une erreur que l’on ne veut pas reconnaître… D'autant plus difficile donc, que l’on s’est donné plus d’autorité que les auteurs des sources.

Nul n’étant à l’abri de la vanité, je ne m’excepterai pas : deux mots pour dire comment j’en suis arrivé à m’intéresser aux cathares. Tout a commencé pour moi par un mémoire de maîtrise sur Thomas d’Aquin. Ayant trouvé agaçant, comme protestant, de voir souvent présentés avec malveillance, parfois inconsciemment, les réformateurs, singulièrement Calvin ; considérant que la malveillance ne fait pas avancer les débats, il m’a semblé malvenu, et peu œcuménique, de faire la même chose vis-à-vis du catholicisme, ce qui m’a conduit à considérer de façon non caricaturale si possible, cette figure centrale du catholicisme historique : Thomas d’Aquin. Cela m’a permis de détecter que la théologie de Calvin était elle aussi en dette au travail de réhabilitation de la nature opéré par l’Aquinate médiéval…

Et j’en suis venu à me demander pourquoi ce théologien du XIIIe s., héritier de la référence commune en son temps, Augustin, a ressenti le besoin d’aller, pour considérer la réalité de la nature, emprunter aux philosophes arabes, en tête desquels Averroès, un Aristote qui a lui valu d’être dans un premier temps condamné lui-même. Ne pouvait-il pas se contenter de son Augustin ? Il se trouve que Thomas était entré, au grand désespoir de sa famille, dans l'ordre mendiant des Prêcheurs, fondé une paire de décennies avant par Dominique pour lutter en Languedoc par la prédication contre ceux que Thomas appellera “manichéens”. Il se trouve aussi que Thomas constate que la théologie augustinienne sur laquelle s’appuie le catholicisme grégorien qui combat l’hérésie, est en défaut pour ce faire d’une philosophie de la nature aussi forte que celle de l’aristotélisme arabe. Il se trouve même que Thomas dit son souci à cet égard d’entrée de sa Somme contre les Gentils… D’où ma thèse de théologie : c’est bien pour lutter contre l’hérésie “manichéenne”, i.e. “cathare” (dixit le traité anti-cathare Liber contra manicheos) qu’il s’est astreint à cette tâche sans cela inutile, à bien y regarder.

À l’époque de mon travail, années 1980, les sources issues des cathares eux-mêmes n’étaient pas suspectées, sources qui laissent bien apparaître que si les hérétiques en question sont nommés par leurs ennemis “manichéens”, i.e. “cathares”, c’est bien pour ce défaut quant à l’attribution de la nature à Dieu, que la philosophie de l'Église grégorienne savait mal dire… jusqu’aux travaux de Thomas… devenu très rapidement figure de référence catholique.

Puis se sont développés des travaux déconstructivistes, depuis la fin du XXe s., dans lesquels je n’ai trouvé aucune réponse à la question que pose l’œuvre de Thomas d’Aquin : pourquoi aller risquer de se faire soupçonner lui-même d’hérésie… “naturaliste” pour combattre les “manichéens”, si les “manichéens” en question, à savoir les cathares, n'existaient pas ?


RP, 3 mars 2023


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