<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: L’épopée cathare, au cœur d’une civilisation effacée

samedi 25 juin 2022

L’épopée cathare, au cœur d’une civilisation effacée




In memoriam Michel Roquebert


« Rien n'est plus cruel envers le passé que le lieu commun selon lequel la force est impuissante à détruire les valeurs spirituelles ; en vertu de cette opinion, on nie que les civilisations effacées par la violence des armes aient jamais existé ; on le peut sans craindre le démenti des morts. On tue ainsi une seconde fois ce qui a péri… » (Simone Weil, Le Génie d'Oc)



Introduction : “derrière la porte”…

Michel Roquebert a consacré sa monumentale Épopée cathare à faire réapparaître ce qui avait été effacé derrière la porte fermée par la Croisade et l’Inquisition : faire toucher du doigt l’histoire concrète qui fut celle des cathares et tenter d’en discerner la religion (cf. son livre La religion cathare) ; cela sans jamais perdre de vue que ce qui en subsiste est enfoui en-deçà de ce qu’on leur a attribué, enfoui sous ce qui est dû aux acteurs de leur effacement. Je pense à ses travaux sur le Graal ou sur Montségur “château cathare”. Le roman du Graal comme le château (les châteaux dits cathares) tels qu’on les connaît relèvent déjà de la volonté d’effacer ce qui fut : un roman eucharitique, anti-cathare, pour le Graal, une reconstruction par les Croisés pour le château de Montségur, sur les lieux de ce que leurs ennemis avaient détruit. Dans la ligne de ce combat pour la mémoire, les travaux les plus récents de Michel Roquebert contre les nouveaux “déconstructionnismes” nous interrogent… selon la dialectique du maître et de l&#8217;esclave et son inversion du vainqueur et du vaincu que Michel Roquebert a retenue de Hegel.

Jusque là, déconstruire fut le mot d’ordre, par les armes et la violence, puis déconstruire par les mots, “ni[ant] que les civilisations effacées par la violence des armes aient jamais existé ; on le peut sans craindre le démenti des morts. On tue ainsi une seconde fois ce qui a péri”, pour reprendre les termes de Simone Weil. Michel Roquebert a voulu être le témoin de celles et ceux qui ont pourtant bien existé, au cœur de cette civilisation effacée : sa quête est la quête de ce qui est “derrière la porte”…

“Derrière la porte” : j’ai repris ici les mots d’un écrivain italien dont j’avais découvert un goût partagé avec Francesco Zambon, qui n’a pas pu être ici aujourd’hui — amitiés à lui. C'était à un colloque tenu près de Cuneo en octobre 2000, où nous étions avec Michel Roquebert. Je cite cet auteur italien…

Il s'agit de Guido Ceronetti : « [La] lumière apportée en Occident par l’Église cathare et bogomile [est] éteinte, pour notre malheur, ô mystérieux dessein de Dieu, écrit-il (Le lorgnon mélancolique, Albin Michel, p. 169). Il poursuit (ibid.) : [… L]e bien et le mal relatifs existent, mais ils ne sont que le produit d’un mélange mauvais : la relativité du bien est une face du Mal et, en montant les degrés de tout le bien relatif, qui trouverons-nous derrière la porte ? Les doctrines de la Lumière prisonnière de la matière, du monde comme Mal, de l’âme jetée d'un corps dans l’autre afin de purger le stupre des ténèbres, et l’arbre du Mal planté dans le cœur de l’homme […]. »

“L’âme jetée d'un corps dans l’autre”, écrit Guido Ceronetti. Michel Roquebert — qui comme Guido Ceronetti privilégiait la bonté divine par rapport à la toute-puissance — m’avait proposé pour cette rencontre à Cuneo, de présenter ce que je soutenais dans Les cathares, l’âme et la réincarnation, livre écrit à sa demande suite à mon exposé au colloque de Rennes-les-Bains (CNEC 1994). J’y soutenais, avec l’appui de Michel Roquebert me faisant l'honneur de préfacer le livre, que quand l’âme est “jetée d’un corps à l'autre”, cela ne veut pas dire que notre âme individuelle propre se réincarne, comme on s’est mit à le croire depuis la fin du XIXe s. L’âme “jetée d’un corps à l'autre”, est l'illustration de ce qui est au cœur de la pensée cathare, et qui est autre chose : à savoir, la chute dans le temps, le changement en âme (le mot grec donne métempsycose) de l'esprit préexistant, qui ne se confond pas avec l’âme de l’individu tombé dans le temps, dans le temps de l’oubli pour les cathares.

J’ai trouvé depuis une illustration de ce décalage relevé par l'anthropologue Françoise Héritier chez les Inuit. Je cite Françoise Héritier (Masculin/Féminin I, Odile Jacob Poches, p. 21) : « Chez les Inuit […], écrit-elle, l'identité et le genre ne sont pas fonction du sexe anatomique mais du genre de l'âme-nom réincarnée [d'un ancêtre]. Néanmoins, l'individu doit s'inscrire dans les activités et aptitudes qui sont celles de son sexe apparent (tâches et reproduction) le moment venu, même si son identité et son genre seront toujours fonction de son âme-nom. Ainsi, un garçon peut être, de par son âme-nom féminine, élevé et considéré comme une fille jusqu'à la puberté, remplir son rôle d'homme reproducteur à l'âge adulte et se livrer dès lors à des tâches masculines au sein du groupe familial et social, tout en conservant sa vie durant son âme-nom, c'est-à-dire son identité féminine. » — Sagesse inuit qui, rejoignant les quatre causes d’Aristote prisées par Michel Roquebert, pourrait épargner bien des déboires chirurgicaux et hormonaux à notre temps voulant faire coïncider dans les corps genre (cause formelle) et sexe (cause matérielle)…

Bref, l’être individuel, l’être d’oubli pour le dire comme les cathares, est à ne pas confondre, ici jusque dans son genre, avec la réalité préexistante, réalité qui préexiste à la chute dans l’individualité temporelle. C’est qu’au fond, la réalité préexistante est non individuée, au point que, concernant ce qui ne relève pas de “mon” individualité, de “mon moi”, un philosophe comme Averroès, Arabo-Espagnol aristotélicien (comme Michel Roquebert), contemporain des cathares d’Occident, parlait de ce qui sera appelé “monopsychisme”.

… C’est-à-dire âme une, commune à l’humanité (cause efficiente). Thomas d’Aquin, autre aristotélicien, parlera, sur cette base, d’individuation par la matière (cause finale). Autrement dit, l'être commun à l’humanité est indifférencié jusqu’à ce que, animant tel corps, “mon” corps, il y reçoive son individualité, “mon” individualité, la matière étant l’histoire, le lieu, la part de nature. C'est cela, au fond, qui correspond à ce que les anciens nommaient métempsycose : dégradation, chute dans le temps de l’être préexistant, et pas processus de réincarnation d’un être préalablement individuel et temporel.

C’est la notion ancienne de préexistence, que reprend à sa façon propre l’enseignement des cathares, et qui est même, au fond, ce qu'on appelle leur dualisme. Être éternel et céleste d’un côté et de l’autre âmes déchues dans le temps, dans l’oubli, dans la nature douloureuse, dans l’histoire — bref dans la matière.

Or, et l'œuvre de Michel Roquebert me paraît aller dans ce sens, il me semble qu’on touche là quelque chose qui est au cœur de la civilisation effacée qui a porté les cathares et que je vous propose d'aborder sous deux angles dont j'essaierai de faire apparaître un substrat commun : la préexistence et la fin’amor — “derrière la porte” du même complexe civilisationnel (pressenti par tant d'auteurs : par exemple René Nelli et Denis de Rougemont, qui cependant se séparent sur leur interprétation de ce dont il s'agit).

Avant la question de la fin’amor, je commencerai donc par celle de la préexistence, en faisant apparaître à travers quelques exemples ce en quoi on est dans un complexe civilisationnel, un même bain culturel, partagé au minimum autour de la Méditerranée antique, et en quoi la réception de l'enseignement cathare dans l’Occitanie médiévale s’y spécifie et s’y distingue.


Préexistence

Henry Corbin, le grand spécialiste de l’islam spirituel médiéval, cite (Temps cyclique et gnose ismaélienne, Berg, p. 9-10), à propos du mazdéisme/zoroastrisme et de son influence sur le courant ismaélien de l’islam spirituel « un petit manuel de doctrine mazdéenne en pehlevi (du IVe siècle ap. JC) [écrit sous forme de questions-réponses] : “D’où suis-je venu et où retourné-je ? […] Suis-je venu du monde céleste, ou bien est-ce dans le monde terrestre que j’ai commencé à être ?” […] Réponses : “Je suis venu du monde céleste […], ce n’est pas dans le monde terrestre […] que j’ai commencé à être. J’ai été manifesté originellement à l’état spirituel, mon état originel n’est pas l’état terrestre.” »

Henry Corbin précise (ibid. p. 12-13) : « Il faut se garder de réduire le contraste entre monde céleste et monde terrestre à un schéma platonicien tout court. Il ne s'agit exactement ni d'une opposition entre Idée et Matière, ni entre universel et sensible [mais entre un] état céleste, invisible, subtil, spirituel, mais parfaitement concret [et] un état terrestre, visible, matériel certes, mais d'une matière qui en soi est toute lumineuse, matière immatérielle par rapport à ce que nous connaissons en fait. […] L'état d'infirmité, de moins d'être et de ténèbres que représente la condition actuelle du monde matériel, tient non pas à sa condition matérielle comme telle, mais au fait qu'il soit la zone d'invasion des Contre-Puissances démoniaques, le théâtre et l'enjeu de la lutte. L’étranger à cette Création n'est pas ici le Dieu de Lumière, mais le Principe de Ténèbres. La rédemption fera éclore […] le “corps à venir”, [corps de résurrection …]. »

Opposition entre ténèbres et lumière, qui va devenir dans le monde hellénique opposition entre esprit et matière, d'une façon qui me semble induire une réflexion sur la distinction lumière-ténèbres. “Ténèbre”, au plan intellectuel, parle d’opacité, “lumière” parle de clarté. C'est là l'opposition que fait Platon entre matière et esprit. Où la dualité est celle de l’intelligence percevant l’Idée, lumineuse, d’une part, derrière la matière opaque de l’autre.

Or c’est cela que l’on va retrouver au tournant de notre ère à Alexandrie, ce carrefour de la gnose, après avoir été celui de la pensée hellénistique de facture néo-platonicienne et de la pensée biblique (rencontre du penser et du dire d’un logos grec et biblique cher à Michel Roquebert). Figure centrale ici : le philosophe juif Philon d'Alexandrie, puis les penseurs chrétiens Clément puis Origène — lui dont la théologie sera pour plusieurs siècles la référence universelle du christianisme.

Le judaïsme connaît l’idée de plusieurs niveaux de sens des Écritures bibliques (du littéral au spirituel), niveaux qui à Alexandrie recoupent la tripartition de l’être humain : corps, correspondant au sens littéral, âme, correspondant au sens moral, et esprit, correspondant au sens spirituel. Origène développe cela, qui deviendra, dans la ligne de la tradition juive, la façon commune de lire la Bible en christianisme.

Le troisième sens se dédoublera au Moyen Âge en sens spirituel, ou allégorique, et sens céleste, ou anagogique, que privilégieront les cathares, ce qui a fait croire à leurs ennemis qu’ils rejetteraient l'Ancien Testament et le Dieu de l'Ancien Testament. En réalité, ils ne font que s’inscrire dans une approche spécifique de la pluralité des sens, privilégiant pour leur part le sens anagogique, où par exemple l’exil géographique d'Israël à Babylone devient l’exil de l’âme dans la matière et dans l’histoire.

Que les lectures spirituelles de la Bible soient aussi le fait des juifs a été perdu de vue avec la rupture judéo-chrétienne, où les chrétiens, allant parfois jusqu’à rejeter la Bible juive, se sont mis à croire être les seuls porteurs du sens spirituel ! Ce n'est évidemment pas le cas, ce qui a été souvent ignoré. Simone Weil elle-même, qui ne connaît pas, admet-t-elle, son judaïsme d’origine, a été victime de cette ignorance du sens de l’Ancien Testament (cf. ses lettres à Déodat Roché). La reprise du dialogue judéo-chrétien dans la deuxième moitié du XXe s. est venue rappeler à ceux qui le pratiquent que la lecture spirituelle de la Bible est ancrée dans le judaïsme.

Concernant les cathares, leur dualisme apparaît non seulement comme dualisme entre le monde céleste préexistant et l’histoire, mais en outre comme un monothéisme radical, leur Dieu étant le Dieu séparé (selon le titre du livre de Simone Pétrement sur Les origines du gnosticisme) — qui connote fortement avec le Dieu au-delà de tout nom du judaïsme.

Avec cette spécificité, concernant les cathares : un regard radicalement négatif sur l’histoire, perçue comme chute et catastrophe, ce que leurs ennemis ont pris comme rejet du Dieu biblique, se rendant incapables d’expliquer pourquoi les cathares citent si abondamment l’Ancien Testament (ce que lesdits ennemis remarquent eux-mêmes !). Illustration : le “Dieu de dos” du livre de l'Exode est considéré par Philon comme signifiant la trace de Dieu dans l’histoire, marque d’un Dieu au-delà de l'histoire où il laisse des traces, par derrière, de dos, là où les cathares, dans la même lignée de lecture, retiennent que l’histoire, avec ses traces, n’est pas l'expression d’un Dieu de bonté puisqu'il est au-delà de ces traces, qui elles, n’ont lieu que dans le monde déchu, le monde de l’histoire, le monde des tuniques de peau perçues par les rabbins lisant la Genèse, devenues chez les cathares tuniques d'un oubli sans remède, sinon par le seul consolament

Le Dieu autre relève de la transcendance seule contre l’histoire, contre la nature, là où dans le judaïsme on perçoit un passage de l’une à l’autre. Pensons à la peste venue de Dieu en 2 Samuel 24, 1, venue du satan en 1 Chroniques 21, 1 ; pensons à Élie au mont Carmel découvrant que Dieu est dans le souffle du silence, et pas dans la tempête de l’histoire, etc.

Cheminement de découverte depuis le sens historique jusqu’au sens spirituel, là où les cathares retiennent d’emblée ce même sens spirituel seul. L'histoire en soi est déchéance, ce qui vaut non seulement pour l’Ancien Testament, mais aussi pour le Nouveau, et concrètement en leur temps, pour l'Église, et plus précisément l'Église romaine qui a choisi de gérer l’histoire du monde en devenant puissance temporelle. Trahison suprême, alliance avec le diable à qui a été remis le ministère de l’histoire (cf. Luc 4, 6 ; 1 Jean 5, 19 / 1 Chr 21, 1).

La caractéristique du catharisme comme théologie de la préexistence est de voir l’histoire comme étant en soi une chute, la chute — “Abominable Clio” en dira Cioran du cœur de sa sympathie cathare.

Monothéisme radical que le dualisme cathare, contre tous les “immanentismes” ultérieurs assimilant volontiers Dieu à la nature : l’hermétisme de la Renaissance et l’alchimie, Jacob Böhme, Spinoza, Schelling, etc. Ou un Hegel positivant l’histoire, et dont Michel Roquebert retenait la troublante dialectique du maître et de l’esclave et son inversion du vainqueur et du vaincu. Ambiguïté de l’immanentisme : pour les cathares, préfigurant en un sens Schopenhauer, ce qui sera le Deus sive natura (“Dieu ou la Nature”) spinoziste est tout bonnement le mauvais principe, ou au mieux Lucifer déchu !

Cette vision cathare du monde, cette lecture de l'Écriture, est déjà celle qui se développe à Alexandrie au IIe s. avec déjà l’idée de chute dans le temps (Origène), et dans l’oubli.

Je cite Origène (Traité des Principes, I, 4, 1) : « Pour montrer cette dégradation et cette chute, de ceux qui se sont conduits de façon négligente, il ne semble pas absurde d'utiliser la comparaison avec un exemple. Supposons que quelqu'un ait acquis une compétence ou un art, par exemple la géométrie ou la médecine […] Suivant ce que nous avons proposé, ce géomètre ou ce médecin, tant qu'il s'engage dans l'exercice de son art et dans ses principes rationnels, garde en lui la connaissance de sa discipline ; mais s'il omet de s'exercer et s'il néglige de l'appliquer, peu à peu s'effacent de sa mémoire d'abord quelques éléments, puis d'autres plus nombreux, et ainsi, après beaucoup de temps, tout s'en va dans l'oubli et disparaît complètement de sa mémoire. » (Puisque pour Origène la chute, en tout cas pour les êtres humains, est due à un comportement négligeant du libre-arbitre, mystère ancré dans la préexistence.)

Ibid. (II, 9, 6) : « [… P]uisque ces mêmes créatures rationnelles […] ont reçu en don la faculté du libre arbitre, chacune d'entre elles a été poussée à progresser par le biais de l'imitation de Dieu, ou bien a été entraînée vers la décadence à travers sa négligence par la liberté de sa propre volonté. Et […] c'est cela qui a été cause de diversité parmi les créatures rationnelles, n'ayant pas son origine dans la volonté ou dans le jugement du créateur, mais dans la décision de la liberté qui leur appartient. »

Et ainsi, ibid. (III, 4, 4-5) : « [… L’]âme, lorsqu'elle a acquis une sensibilité plus grossière, parce qu'elle se soumet aux passions du corps, est opprimée sous la masse des vices et elle ne sent plus rien de subtil et de spirituel ; on dit alors qu'elle est devenue chair et elle tire son nom de cette chair qui est davantage l'objet de son zèle et de sa volonté. […] »

Liberté dans la préexistence, perdue par la chute dans l’histoire, comme le rediront les cathares.

Cette perte du libre-arbitre heurtait certains disciples anciens d’Origène, comme Grégoire de Nysse (pour ne rien dire d’Eusèbe de Césarée qui célébrait le christianisme constantinien, et donc le temps et l'histoire)…

Je cite Grégoire de Nysse (De hominis opificio, chapitre 28) : « Certains de nos devanciers, auteurs du traité “des Principes”, ont enseigné que les âmes préexistent et forment pour ainsi dire un peuple dans une cité à part. Là sont placés les modèles du vice et de la vertu. Tant que l'âme demeure dans le bien, elle reste sans l'expérience de liaison corporelle, mais si elle déchoit de la participation qu'elle a avec le bien, elle glisse vers la vie d'ici-bas et ainsi se trouve dans un corps. Une autre catégorie d'auteurs, s'attachant à l'ordre suivi par Moïse dans le récit de la formation de l'homme, affirment que temporellement l'âme a été créée après le corps. Dieu, en effet, a d'abord pris de la poussière du sol pour en former l'homme ; ensuite il l'a animée de son souffle. […] L'une et l'autre hypothèse méritent la critique, à la fois celle qui imagine que les âmes ont mené une existence antérieure dans quelque cité particulière et celle qui tient que les âmes ont été faites après les corps. » Grégoire retient donc l'hypothèse “traducianiste”, selon laquelle l’âme se transmet d’une façon analogique à la génération.

Dans l'hypothèse de la préexistence qu'il rejette, l’âme déchue est par là privée de libre-arbitre… En effet, écrit Grégoire (ibid., PG XLIV, 232 C) : « la passion de l'âme humaine est l'assimilation à la déraison ; après qu'elle lui est apparentée, elle tombe dans la nature bestiale ; une fois qu'elle marche à travers le vice, elle ne peut plus, même quand elle se trouve dans la déraison, arrêter cette marche auprès du mal […]. »

Ce que rejette Grégoire, c’est cette conséquence de l’idée de préexistence et donc de la chute qui la suit : la perte du libre-arbitre — que cet autre héritier d'Origène, Augustin (son héritier indirect, via Ambroise), retiendra.

Augustin n'adhère pas à l’idée de préexistence, mais comme Grégoire (et plus tard les bogomiles de l'Interrogatio Iohannis), au traducianisme, mais d'une autre façon, à savoir quant à la transmission du péché, puisque d'un autre côté il est proche du créatianisme. Pour Augustin, la chute, qu’il appellera péché originel puisqu’il n’y a pas pour lui de préexistence céleste d’où déchoir, impliquera pourtant la perte du libre-arbitre. Il parlera carrément de serf-arbitre…

Ce que le libre-arbitre ne peut faire, puisqu’il est perdu, ce sont les sacrements qui le permettront, comme forme visible d’une réalité invisible. Remarquons qu'on est très proche et du livre cathare Des deux Principes et du signe sacramentel du consolament, qui lui, réactive la mémoire de l’éternité perdue.

Mais on est proche aussi de ce que deviendront les sacrements comme mainmise politico-spirituelle romaine… L'Église comme détentrice du salut parce que détentrice du ministère des sacrements. Les cathares refuseront d’en venir là. S’ils sont prêts à admettre la légitimité des sacrements, comme le baptême d’eau, ils en nient l’efficacité. Le don de l'Esprit saint est seul à même de réactiver la réalité de l’origine de l'âme, de la consoler, selon Jean 14. La ritualité minimale, voire minimaliste, mais indispensable, des cathares, s’en tiendra au geste de l'imposition des mains signifiant le consolament, le don de l’Esprit saint.

*

Aucune autre issue pour l’âme déchue, mystère d’iniquité. Déjà pour Origène, se posait la question de la provenance du mal commis (Traité des Principes, III, 4, 4-5) : « Peut-on trouver un créateur de ces pensées mauvaises qui sont dites la pensée de la chair ou peut-on appeler quelqu'un ainsi ? […] Si nous disons que c'est le Dieu bon qui, dans sa création elle-même, a créé quelque chose qui lui soit ennemi, cela paraîtra tout à fait absurde. »

Les cathares, d'accord avec cette remarque, affirmeront qu’il faut attribuer ce mal à un autre qu’au Dieu bon…

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L’intuition d’une provenance perdue de nos êtres n’est certes pas le fait des seuls cathares. Eux sont radicaux dans l’inaccessibilité de sa mémoire. Les tuniques de peau de la Genèse selon les rabbins n'étant pour les cathares que tuniques d'oubli, l’histoire n’est que celle du malheur de l’exil des âmes, quand l’Esprit saint, seule vérité de leur être, est la trace céleste, neshama inextinguible qu’il faut espérer réintégrer.

Henry Corbin décèle quelque chose de similaire dans la spiritualité de l’islam mystique, parlant de Jumeau céleste de l’âme. Je le cite (L'homme de lumière dans le soufisme iranien, éd. Présence, 1971, p. 44) : « C'est lui [le Jumeau céleste] que le Catharisme désigne comme le Spiritus sanctus ou angelicus particulier pour chaque âme, le distinguant avec soin du Spiritus principalis, l'Esprit-Saint qui est celui que l'on invoque en nommant les trois personnes de la Trinité. »

Esprit préexistant et céleste qu’évoque la première figure connue, féminine en l’occurrence, de l’islam spirituel, Râbi’a al-Adawiyya, env. 713-801. Je cite (Propos XXVI, trad. Salah Stétié) : « “D’où viens-tu ?” lui fut-il demandé. “De l’autre monde – Et où vas-tu ? – Vers l’autre monde – Que fais-tu donc en ce monde ? – Je me ris de lui – Comment cela ? – Je mange son pain tout en me consacrant au travail de l’autre monde.” »

En Occident, à l’époque des derniers témoins du catharisme occitan, un dominicain, Maître Eckhart, écrit (Du détachement, trad. J. Ancelet-Hustache, Points Seuil, p. 179) : « Aucune sortie, si petite qu’elle soit, ne peut rester sans dommage pour le détachement. » La préexistence est devenue pour lui celle d’un avant l’être.

Et Maître Eckhart de noter (Sermon 52, trad. G. Jarczyk & P.-J. Labarrière, Rivages Poche p. 77) : « De par ma propre volonté, je sortis et reçus mon être créé. »

À sa suite, Cioran écrira au XXe s. des livres entiers sur la question de l’avant la venue à l’être : De l'Inconvénient d’être né, La Chute dans le temps, etc.

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Auparavant, le romantisme, moins pessimiste que les cathares, pense que le souvenir d’avant l’être n’est peut-être pas si inaccessible : ainsi Alphonse de Lamartine — dans Méditations poétiques, sur « L’Homme » :
« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux »
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Le Deus sive natura de Spinoza est passé par là, réduisant au minimum le dualisme, et débouchant sur un Jung, qui réadapte les Idées platoniciennes préexistantes avec sa notion d'archétypes ; Jung, se réclame de l’alchimie, ou de la figure gnostique d’Abraxas, dieu ambivalent, chargé du sombre vouloir vivre de Schopenhauer, passé aussi par là. Seul dualisme dès lors, celui du “moi” et de son anima/animus, qui à travers son obscurité permettrait de retrouver peut-être le mystère de la dame des troubadours et de son inaccessibilité ultime, comme signe du Dieu autre, du Dieu séparé, à la bonté inaccessible.

Signe de la partie essentielle de nos êtres, la seule vérité de nos êtres restée au ciel et dont parle aussi la fin'amor

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Fin’amor

Une des figures importantes du rapprochement des cathares et de la fin’amor des troubadours est bien sûr celle de Denis de Rougemont, avec son célèbre et plusieurs fois revu et augmenté L’amour et l’Occident. On sait qu’il s’est largement trompé sur le catharisme. Sa thèse n’en a pas moins gardé un intérêt qui a retenu notamment René Nelli, qui lui, n’avait pas la vision erronée du catharisme qui était celle de Rougemont.

René Nelli, écrivant son importante thèse L’Érotique des troubadours, considérait qu’il y avait un lien entre troubadours et cathares, avant d’abandonner l’idée, au regard de ce qui les séparait. Daniel Fabre, dans un article intitulé “L'affaire de L'Érotique des troubadours, René Nelli anthropologue de l'amour provençal”, a pronfondément étudié l’apport de Nelli et l’importance de son œuvre concernant la fin’amor.

Le sujet du rapport cathares-troubadours avait, dès le XIXe siècle, intéressé la réflexion romantique. Un Gabriele Rossetti voyait ainsi chez Dante, comme fidèle d’amour, un héritier secret de la spiritualité cathare, qui n’était pas éteinte aux jours de son œuvre.

La conclusion généralement retenue depuis est qu’il n’y a pas de lien à trouver entre troubadours et cathares, à mon sens probablement parce qu’on cherche un lien trop précis, qui, certes n’a pas lieu d’être. En revanche, on est en droit de s'interroger sur la question civilisationnelle d’une anthropologie effacée avec ladite civilisation, d’autant qu’on trouve des parallèles similaires sur d’autres ailes du vaste complexe civilisationnel d’alors.

*

Avant d’en venir à cette interrogation, revenons à Denis de Rougemont et à son approche de l’amour, dans un autre de ses livres, plus tardif que L’amour et l’Occident. Il s’intitule Comme toi-même. Je le cite (éd. Albin-Michel, 1961, p. 240-241) : « Tous les risques d'erreur sont liés à notre amour ; et plus l'amour est passionné, exigeant, singulier, plus grand le risque. Ce que nous croyons aimer en elle, est-ce elle-même ou l'image de notre ange ? Ce que nous avons cru voir en elle, et que nous déifions peut-être à ses dépens, est-ce notre anima projetée ? […] La vue juste imagine au sens fort la personne. […] Non pas éteindre ou dépasser, mais transmuter, transfigurer ! Aimer mieux, c'est apprendre à discerner la raison d'être - donc d'être unique - de l'autre aimé, comme de soi-même. Ce corps visible que vient animer un mouvement singulier et fascinant de l'être… “Aimer ce que jamais on ne verra deux fois !” »

Une réelle ascèse, peut-être… Georg Simmel, dans sa Philosophie de l'amour (Rivages Poche, p. 234), écrit à ce sujet : « L'érotique […] surgit le plus souvent sous la forme de la sexualité, si bien que la plupart des humains n'en connaissent pas d'autre […]. »

… Une expérience qu’il n’y a pas à déprécier. Comme nous l’a rappelé Cioran, je le cite (Syllogismes de l’amertume, Œuvres, Quarto Gallimard, p. 793) : « Un amour qui s’en va est une si riche épreuve philosophique que, d’un coiffeur, elle fait un émule de Socrate. »

Un siècle avant l’effacement de la civilisation d’Oc, se dessinait, dans la lointaine Perse, le même effacement, au cœur d’une autre civilisation, donnant la même intuition sous la plume d’un spirituel du nom de Rûzbehân Baqlî Shîrâzî.

Henry Corbin, qui l’a fait découvrir à notre temps, en dit, dans son Histoire de la philosophie islamique (folio p. 281) : « tout se passe comme si [parlant d’amour] l'on passait d'un objet humain à un objet divin. Pour le “platonicien” Rûzbehân, ce pieux transfert est lui-même un piège. […] L'amour divin n'est pas le transfert de l'amour à un objet divin ; mais métamorphose du sujet de l'amour humain. »

Le même Henry Corbin, dans Temps cyclique et gnose ismaélienne (Berg p. 120-123), soulignait : « Rûzbehân Baqlî a poussé très loin […] l’analyse de ce sentiment épiphanique de l'amour. [… C]hez les Fidèles d'amour […] la dévotion qui prend pour objet et support une personne, a conscience de s'adresser à une personne qui transcende l'individualité empirique soumise aux conditions empiriques ; ce qu'elle en perçoit est […] une individualité éternelle. »

Et Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, dans Le Jasmin des fidèles d'amour (§ 160, p. 176-177 / cit. Henry Corbin) : « Amour humain, amour divin, “il ne s'agit que d'un seul et même amour, et c'est dans le livre de l’amour humain qu'il faut apprendre à lire la règle de l'amour divin.” [Henry Corbin précise :] Il s'agit donc d'un seul et même texte, mais il faut apprendre à le lire. »

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D’un tel enseignement qui se retrouve au cœur de notre civilisation effacée, les modernes ont parfois redit l’intuition, chacun à sa façon :

Ainsi Milan Kundera, dans L’insoutenable légèreté de l’être (folio p. 286) : « L’unicité du “moi” se cache justement dans ce que l’être humain a d’inimaginable. On ne peut imaginer que ce qui est identique chez tous les êtres, que ce qui leur est commun. »

Ou, autrement, Georges Bataille, dans L’expérience intérieure : « L’un et l’autre [des amants] ont soif de souffrir. Le désir doit en eux désirer l’impossible, sinon, le désir s’assouvirait, le désir mourrait. »

Ici transparaît la trace d’un chemin partagé que l'on avait cru divergent, de Guillaume d’Aquitaine à Jaufré Rudel — d’un Guillaume en second Lucrèce à Jaufré Rudel, chantre de l’amour de loin.

Chemin dessiné vers Dante et Pétrarque, vers Béatrice et Laure, par lesquelles, absentées, naît aux yeux de leurs poètes quelque chose de la Beauté du monde telle qu’on ne l'avait pas conçue de cette façon auparavant… L'ermite de sa Laure absentée en sa Fontaine de Vaucluse, Pétrarque, nous faisant découvrir la beauté du Mont Ventoux, quand Dante, par Béatrice absentée plutôt que par Virgile, nous donne accès au Paradis. “Poi si tornò a l’etterna fontana” (Dante, Divine Comédie, Paradis, XXXI, 93), près des tout derniers mots de la Divine Comédie.

Écho au biblique Cantique des Cantiques nous enseignant à laisser l’autre être l’autre, à ne pas le/la réduire à un fantasme : il/elle n’est pas la moitié céleste de son amant/e, il/elle l’a seulement désignée !

Écho érotique où le poète découvre que sa Dame n’est pas son anima. Mais alors… n’y a-t-il pas là, jusque dans les mots, un écho au mariage spirituel qu’est le consolament, où il s'agit de s’unir à la part manquante qui nous fonde comme êtres célestes ! La Dame, dont l’unicité du “moi” est au-delà de ce qui est imaginable, étant inaccessible même aux mots qui la chantent, est signe de la part céleste de son chantre, ou de son anima, elle ne s'y confond pas !

C’est peut-être là le cœur de cette civilisation effacée qui a fait la quête de Michel Roquebert, après tant d’autres : l’effacement d’une civilisation qui fait écho à l’inéluctable effacement de l'Ultime dont la quête est peut-être le point commun entre d’une part la réception de la foi cathare et d’autre part la célébration de l’amour de loin.

Pas de cause à effet théologique et mystérieux de l’un à l’autre, mais commune intuition, dernière trace d’un large complexe civilisationnel habité de cette intuition, celle de l’inaccessibilité de l’Ultime.

L’Autre demeure en soi au-delà de ce que nous en concevons, au moment même où cet Autre ultime — et c’est ce que nous fait découvrir l’archétype des poèmes d’amour, le Cantique des Cantiques — est rendu présent par la bien-aimée, la Dame pour son ami, par le bien-aimé pour sa Dame (ch. 1, v. 5-6) : « Mon âme sortie de moi à sa parole. Je l’ai cherché, et je ne l’ai point trouvé ». La quête de l'Ultime qui nous demeure inaccessible, caché au cœur de toute quête, est donnée dans l'espérance d'une rencontre toujours différée (que les troubadours ont appelée amour de loin), rencontre juste esquissée dans la quête du plaisir partagé désignant la dimension infinie qui seule peut combler ce qui se promet là ; la quête d'infini dit notre finitude (ch. 5, v. 6) : « Je l’ai appelé, et il ne m’a point répondu. » Et alors, enfin, laissant l’autre, la Dame ou son ami, être lui, être elle, dernière parole du chant biblique (ch. 8, v. 14), et c’est elle, la Dame, qui le prononce : « fuis, mon bien-aimé ! Sois semblable à la gazelle ou au faon des biches, Sur les montagnes des aromates ! »


RP, Bouisse, AEC René Nelli, 25.06.22
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