<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: mars 2022

jeudi 24 mars 2022

"Le mal que vous avez conçu, Dieu l’a pensé en bien"




Deutéronome 7, 1-5 (BFC)
1 Le Seigneur votre Dieu va vous conduire dans le pays dont vous devez prendre possession. À votre approche, il en chassera des populations nombreuses […].
2 Il les livrera en votre pouvoir, vous les vaincrez et vous les exterminerez. Ne concluez aucun traité avec eux et n'ayez pas pitié d'eux.
3 Ne vous alliez pas à eux par des mariages : ne donnez pas vos filles à leurs fils, et ne choisissez pas parmi eux des épouses pour vos fils.
4 Sinon ces étrangers entraîneraient vos descendants à se détourner du Seigneur pour adorer d'autres dieux. Le Seigneur se mettrait en colère contre vous et vous exterminerait sans tarder.
5 Voici au contraire comment vous devez agir à l'égard de ces nations : vous démolirez leurs autels, vous briserez leurs pierres dressées, vous couperez leurs poteaux sacrés et vous brûlerez leurs idoles.

*

Un texte difficile, rebutant pour le lecteur qui l’entendrait sans qu’il soit expliqué.

Un détour est nécessaire pour l’entendre, en regard de ce que l'Écriture est sa propre interprète.

Partons donc de deux autres textes bibliques.
- Le prophète Osée, qui, à le lire (cf. ch. 1, v. 2), semble avoir reçu l’ordre divin d’épouser une prostituée qui le fera souffrir comme Dieu souffre des infidélités commises par son peuple avec ses idoles.
- L'endurcissement du cœur du Pharaon dont le livre de l’Exode (cf. Ex 10, 1) dit expressément qu’il est le fait de Dieu.

Que nous disent ces deux textes, et tant d’autres dans les Écritures ? Que rien de ce qui advient n’échappe à Dieu, pas même les œuvres mauvaises qui se font sous le soleil, pas même le mal. Le livre du prophète Ésaïe le dit en ces termes, littéralement (trad. Chouraqui) : “IHVH-Adonaï, et nul autre, le formateur de la lumière, le créateur de la ténèbre, le faiseur de la paix, le créateur du mal. Moi, IHVH-Adonaï, l’auteur de tout cela  !” (Es 45, 6-7). Non pas que Dieu fasse positivement ce qui est mal, mais que le mal-même, mystérieusement, n’échappe pas à Dieu, le Dieu créateur et bon, le Dieu amour !

En regard de cette conviction, qui est au cœur de l'enseignement biblique, nos textes, Osée 1, 2, Exode 10, 1, ou, on va le voir, Deutéronome 7 (ou le livre de Josué), parlent de vécus humains relus comme n’échappant pas à Dieu.

Inutile de voir dans le mariage d’Osée avec son épouse Gomer les conséquences d’un commandement qui lui aurait été donné par Dieu d’épouser une prostituée ! Le mariage d’Osée est un mariage raté : son épouse le trompe, peut-être même dans le cadre d’un culte idolâtre avec prostitution sacrée… Et Osée souffre, de la même souffrance qui est celle de Dieu, trompé par son peuple avec ses idoles, selon le livre du prophète. Le message du livre d’Osée peut s'illustrer par un moment célèbre de La Femme du boulanger de Jean Giono dans le film de Marcel Pagnol, où le boulanger trompé parle devant sa femme du malheur du chat Pompon trompé par la chatte Pomponette, qu’il invective à la place de sa femme.

Osée n’a pas reçu d’ordre lui demandant d’épouser une femme, Gomer, dont il soit sûr qu’elle le fera souffrir ! Mais le fait de sa souffrance est relu comme n’échappant pas à Dieu. Le livre exprime cela dans toute sa force en disant que, mystérieusement, de façon cachée, Dieu a au fond, mystérieusement, créé cette situation pour exprimer concrètement sa propre souffrance !

De même pour l'endurcissement du cœur du Pharaon : Pharaon s’est entêté tout seul dans son refus de libérer ses esclaves, de laisser aller le peuple de l’Exode, ce qui a tourné en une libération plus éclatante que ce qu’elle eût été sans son entêtement. Le livre de l’Exode en fait une relecture ancrée dans la conviction que rien de cela n’a échappé à Dieu, au point que, au vu du résultat, une libération éclatante du peuple, c’est Dieu lui-même qui a créé cet endurcissement du cœur du Pharaon, pour tourner au bout du compte cet épisode tragique en liberté plus éclatante encore. Comme à la fin du livre précédent l’Exode, la Genèse, le pardon de Joseph devenu Premier ministre d'Égypte face à la méchanceté de ses frères l’ayant vendu comme esclave ressort de sa relecture de ce qui est advenu : “‭Vous aviez médité de me faire du mal : Dieu l’a changé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui, pour sauver la vie à un peuple nombreux” (Gn 50, 20).

On pourrait ajouter bien des exemples, comme la guerre civile consécutive au dramatique épisode du veau d'or, relue en Exode 32, 27-28 comme ordre de Dieu : "Que chacun de vous mette son épée au côté ; traversez et parcourez le camp d’une porte à l’autre, et que chacun tue son frère, son parent" ! Pour le texte, ce qui s'est passé n'échappe pas au Dieu qui commande d'aimer son prochain comme soi-même (Lv 19, 18).

Revenons donc au Deutéronome…

Après la libération éclatante de l’Exode et après 40 ans d’errance au désert, le peuple s’apprête à entrer dans cette terre où vivait jadis leur ancêtre Abraham, occupée désormais par une population diverse. Le peuple revient, selon ce que disait la Genèse : “à la quatrième génération, ils reviendront ici ; car l'iniquité des Amoréens n'est pas encore à son comble” (Gn 15, 16).

Va commencer une conquête fondatrice, où comme pour la douleur d'une naissance, celle d’un peuple va se faire dans la violence, qui alors fait suite à la violence de la sortie du pays de l’esclavage. Il n’est dans le temps aucun peuple marquant l’histoire qui ne soit né dans la douleur, la violence et le sang. Chose atroce, mais hélas, plutôt constante. La France est née des guerres barbares des Francs conquérant par l’épée des territoires qui deviendront la France. Les empires califaux de même, à la même époque. L’Amérique moderne et libérale s’est bâtie sur une violence qui a fait disparaître quasi totalement les populations amérindiennes. Toutes ces naissances dans le sang ont été chantées dans des épopées glorieuses, la Chanson de Roland, la Sirah califale attribuant à Mahomet lui-même des combats sanglants, les westerns du XXe siècle pour l’épopée américaine. Et on pourrait multiplier les exemples, à commencer par celui de la naissance de la France moderne dans la violence de la Révolution (pour ne pas parler des guerres napoléoniennes).

La naissance de l’Israël ancien n’a pas échappé à cette réalité. L’épopée en est contée notamment dans le livre de Josué, un des livres de la Bible qui procède en outre à une relecture en regard de la conviction biblique que rien n'échappe à Dieu (on pourrait aussi parler de lecture conséquentialiste). Dans cette perspective, le texte du Deutéronome cité en entrée, relecture de ce qui va advenir inéluctablement, une conquête, avec ce que cela porte de violence, ouvre sur l’arrière-plan du changement en bien, par Dieu, de ce que font les hommes, qui reste parfaitement ambigu, pour ne pas dire mauvais.

Dans cette relecture (étymologie du mot "religion"), Dieu apparaît comme maîtrisant, créant même, ce qui est advenu dans l’histoire, ce qui y advient et y adviendra, avec tout ce que cela a eu, a, et aura d'ambigu, ou même mauvais, même si cela est perçu d’abord par les conquérants comme exprimant le souhait de Dieu, tel Abraham entendant d’abord l’élévation d’Isaac (Gn 22), comme un sacrifice littéral.

Dès lors un texte comme celui du Deutéronome cité ci-dessus peut être aussi compris comme parlant du péché originel inéluctable dans la naissance d’un peuple, appelant tout peuple, à commencer par le peuple d’Israël libéré de l’esclavage, à la plus grande humilité : vous êtes nés dans la violence, et même dans la violence que vous avez commise, même si Dieu l'a pensé en bien, s'il y ordonne ce qui advient pour y créer le bien : “Dieu a changé en bien le mal que vous avez conçu, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui”.

C’est de cette façon que se construit l’histoire, que se crée l’histoire dans les mains du créateur, contraignant à la plus grande humilité, et même au repentir (techouva dans l’hébreu), les acteurs de l'histoire.


RP, 24.03.22


mardi 8 mars 2022

La Trinité, d'Origène aux cathares





Origène d'Alexandrie (185 env. - 253 env.) explique, dans son Commentaire du Cantique des Cantiques : « Dieu est Amour absolu et celui qui est de Dieu est Amour absolu. Or qui est "de Dieu", sinon celui qui dit : "Moi, je suis sorti de Dieu et je suis venu en ce monde" ? Si Dieu le Père est Amour absolu, le Fils aussi est Amour absolu. Or Amour absolu et Amour absolu ne font qu'un et ne diffèrent en rien. Il s'ensuit donc que le Père et le Fils sont un et ne diffèrent en rien ». (Com. Cant. Prol 26)

Un siècle avant le Concile de Nicée (325), Origène, fidèle lecteur de l'Évangile de Jean, s’avère ainsi déjà confesser une essence unique du Père, du Fils et de l'Esprit saint, selon sa lecture du Prologue de Jean — « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.‭ Elle était au commencement avec Dieu.‭ […] ‭En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.‭ La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. » (Jn 1, 1-2 & 4-5)

Origène commente : « La noble origine du Fils est manifestée par ces paroles : "Tu es mon Fils, aujourd'hui, je t'ai engendré", prononcées par Dieu pour qui cet aujourd'hui demeure toujours : car en Dieu, il n'y a, je pense, ni soir, ni matin. Mais le temps, si j'ose dire ; coextensif à sa vie sans principe et éternelle, est pour lui cet "aujourd'hui" où le Fils a été engendré : on ne peut donc découvrir ni le début ni le jour de sa génération ». (Com. Jean 1, 204) L'orthodoxie, au Concile de Nicée, appuyée de même sur Jean 1, ne dira pas autre chose : « Origène forge un mot qui devait devenir célèbre dans les controverses théologiques et au concile de Nicée : homoousios, de même nature, d'une substance identique. » (Extrait d'un article publié sur le site du patriarcat copte d'Alexandrie, ici)

« Engendré et non créé, il possède toutes les propriétés du Père. Tout ce qu'il y a de qualités en Dieu (Père), c'est le Christ. La Sagesse de Dieu, c'est lui ; la puissance de Dieu, c'est lui ; la justice de Dieu, c'est lui ; la sainteté, c'est lui ; la Rédemption, c'est lui. Toutes ces propriétés, il me semble, sont devenues subsistantes dans le Logos Unique Engendré. » (Fragm Éphés)

Origène est donc bien lisible de façon tout à fait consubstantialiste : essence unique du Père, du Fils et de l'Esprit saint. Arius, postérieur, pose une hiérarchie des essences là où Origène parle d'un ordre des trois personnes dans la même essence (l'orthodoxie nicéenne ne dira pas autre chose).

Aucune raison non plus de comprendre des héritiers médiévaux d’Origène, tels les cathares (*), comme ariens : le discours catholique du Moyen Âge occidental connaît des glissements tendant à confondre ordre dans la Trinité et hiérarchie de substances, regardant ipso facto l'héritage post-origénien des cathares comme arien, éventuellement par malveillance. Mais rien n'oblige à recevoir une déformation polémique comme une description juste. Au point qu’Origène est une des références d’Athanase !

Il convient d'ajouter qu’il n’est pas juste, et pour Arius et pour les trinitariens, de dire qu’Arius est “trinitaire”, sachant que le terme trinité, trias en grec, signifie littéralement 3 en 1. Or c’est précisément ce qu’Arius refuse. Il soutient au contraire qu’il fut un temps dans la préexistence où le Logos n'existait pas, où seul le Père existait. Puis, le Logos a été créé par le Père. Selon le patristicien JND Kelly, Arius réfère à Origène “spécieusement”, c’est-à-dire de façon fallacieuse. Certes, rien à voir avec les unitariens modernes, mais pas trinitaire non plus. Ça ressemble au fond, mutatis mutandis, aux Témoins de J.

Le problème des Occidentaux est très tôt un risque de modalisme. La théologie orientale, qui maintient dans la Trinité l’ordre qu'oblitère le modalisme, peut apparaître faussement comme “arienne” à un Occident qui risque de glisser au modalisme. Ainsi en a été faussement accusé Origène.

De même les débats concernant les cathares, relatés par des textes de polémistes et de l’Inquisition (taxant les hérétiques d'arianisme, accusation loin d'être aussi fréquente que l'accusation de manichéisme), ressemblent fort à des attaques calomnieuses — mécompréhension ou malveillance ?! Si les cathares savent de quoi ils parlent, il n’y a pas plus de raison d’en faire des ariens que de faire un arien d’Origène, clairement consubstantialiste (c’est-à-dire à l’opposé sur ce point de l'arianisme) ! D’autant que sachant l’hérésie condamnée chez les cathares (dualité de mondes / dualisme), ça n’avait pas grand sens d'en rajouter d'autres, en théologie trinitaire et christologie, qui n'avaient aucune utilité supplémentaire quant à la thèse centrale - à moins de prendre pour argent comptant les caricatures de leurs ennemis.

J’ai rappelé au début de mon livre La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin que l'arianisme avait les faveurs systématiques des premiers empereurs chrétiens (et j’ajoute de leurs thuriféraires comme Eusèbe de Césarée) parce que les empereurs espéraient “en-dessous” du Dieu que tout le monde admettait, plusieurs divinités médiatrices possibles : Apollonius de Tyane, le Christ, Mithra, Orphée, les plus grands empereurs, etc. À l’époque, l’arianisme est tout simplement la théologie du pouvoir ! Plus tard, l’Occident (en risque de modalisme) cessera de comprendre la théologie trinitaire (et non-arienne !) des Églises orientales… et sans doute de même, des cathares.

RP, 8.03.22


(*) Cf. Marcel Dando (Cahiers d’Etudes cathares, IIe série n°82, été 1979, p. 20) : « L'hostilité envers Origène a fait que ceux qui se sont inspirés de ses doctrines, les ont étudiées et commentées, l'ont fait dans l'ombre, ce qui a eu pour conséquence que bien des idées qui, chez le Maître n'étaient que des suggestions, des suppositions, ont acquis force de loi et sont devenues catégoriquement hétérodoxes. Il est frappant que l'origénisme qui se retrouve dans le catharisme est à peu de choses près le même qu'aux Ve et VIe siècles. On peut en conclure que c'est le repli de l'origénisme sur lui-même, selon une tradition jalousement conservée dans une ambiance hostile, qui a mis un frein à une évolution qui autrement se serait peut-être produite. »