“La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante,
gardait pour [Luther et Calvin] sa double face.
Pour nous, il n'y a plus d'élus.”
(Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, 1952, folio p. 64)
gardait pour [Luther et Calvin] sa double face.
Pour nous, il n'y a plus d'élus.”
(Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, 1952, folio p. 64)
Si la notion de providence précède dans l’Antiquité les développements chrétiens, elle prendra en christianisme l'aspect d’une réparation divine miséricordieuse, par grâce, d’un monde corrompu et d’individus abîmés par une chute originelle ; apparaît en contrepartie une face sombre, terrible. C’est cette face sombre — déployée en des faces sombres, au pluriel, on va le voir (de façon non-exhaustive) — que je vous propose de considérer (sans trop nous y appesantir quand même, le Dieu à prêcher, rappelait Luther, étant celui de la grâce) ; puis nous verrons quelle sortie a pu être envisagée. Il y a du mal dans le monde, qui n’échappe toutefois pas au Dieu que la foi reçoit comme n’en étant pas la source, comme le condamnant au contraire ! Alors dans la prédestination, rien n’échappant à Dieu, la providence trouve son visage miséricordieux face à une dimension des plus sombres. Une citation pour rappeler cela :
« De même que la prédestination est une part de la providence à l’égard de ceux qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la réprobation à son tour est une part de la providence à l’égard de ceux qui manquent cette fin. D’où l’on voit que la réprobation ne désigne pas une simple prescience ; elle y ajoute quelque chose selon la considération de la raison […]. Car de même que la prédestination inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d’infliger la peine de damnation pour cette faute. » (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, qu 23, a 3, resp.)
La notion de prédestination est un classique, notamment en Occident où elle sera le plus développée. Elle y a été traitée aussi, c’est connu, par Calvin (au point que l’on imagine parfois faussement qu’il l’a inventée !). Calvin (1509-1564) étudie la question dans ses traités de La Congrégation sur l’élection éternelle (1551) et De la prédestination éternelle (1552) ; elle n’occupe que quatre chapitres en fin du livre III de son Institution de la religion chrétienne (IC — éd. de 1559, le thème était absent de sa 1ère édition). Place congrue, donc. Ce qui n’en fait toutefois pas une notion peu importante pour lui : elle est capitale dans les théologies de la grâce comme remède au péché, et donc dans les théologies de la Réforme. Reçue dans plusieurs textes de la Bible, elle est tenue par les Réformateurs comme le pendant inévitable de la gratuité du salut.
Un classique en Occident (chrétien et philosophique)
« Tout l’ensemble du genre humain a été condamné dans sa racine apostate par un si juste jugement divin que même si aucun homme n’en avait été délivré, personne ne pourrait à bon droit blâmer la justice de Dieu. Quant à ceux qui sont délivrés, il fallait bien qu’ils le fussent : pour démontrer, par le nombre plus grand de ceux qui ne l’ont pas été mais qui furent abandonnés dans la plus juste des damnations, ce qu’a mérité la masse entière des hommes, et à quoi aurait conduit, pour les élus eux-mêmes, le jugement de Dieu qui leur était dû, si la miséricorde de Dieu, nullement due, n’était venue à leur aide. » (Augustin, Enchiridion, ch. 99. PL 40, 278)
Lorsque l’Apôtre dit « "Ceux qui ont été appelés selon son dessein" (Ro 8, 28), il s’ensuit manifestement que les autres n’ont pas été appelés selon son dessein. En effet, le mot "dessein" signifie ici la prédestination de Dieu ou encore sa libre élection et délibération, ou son conseil ». (Luther, Commentaire de l’Épître aux Romains, L & F, T. XII, p. 144)
Luther a développé cela au plus précis dans son livre fruit de sa polémique avec Érasme, Du serf arbitre.
Érasme contournait Augustin, que reprenait Luther, en entendant retourner à Origène pour y trouver le libre arbitre mis en question par Augustin… Mais Érasme oublie que si Origène parle de libre-arbitre c’est dans le cadre de sa conception de la préexistence : ce à quoi il l'oppose, c'est au déterminisme (des gnostiques valentiniens voulant trois catégories d'hommes prédéterminés). Le libre arbitre d'Origène ne concerne pas l’humain déchu, mais son âme préexistante. Dans le monde de la chute, on n’en est plus là ! “Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas”, écrivait Paul aux Romains (7, 19).
On est désormais en proie à la captivité du monde sensible. Est-on si loin de Spinoza écrivant que “les hommes se trompent quand ils se croient libres ; cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés” ? Est-on si loin, avec le fameux déterminisme de Spinoza, de la notion de serf arbitre ? Pas de ce déterminisme astral des valentiniens que refuse Origène, mais déterminisme psychologique. Cela dit, à la différence d’Augustin ou de Luther et Calvin, ce n’est pas la grâce souveraine qui en libère, mais, pour Spinoza, la prise conscience et la réforme morale, selon que Dieu n’est pas tant transcendant que nature et immanence : Deus sive natura. Tandis que la prédestination parle plutôt d'une libération transcendante par rapport au déterminisme.
Près de deux siècles après Spinoza (1632-1677), Schopenhauer (1788-1860) le cite, entre autres, dans son Essai sur le libre arbitre. Au chapitre 4, intitulé “Tous les grands penseurs se sont rangés à l’idée déterministe”, Schopenhauer énumère : le prophète Jérémie. — Luther. — Aristote. — Cicéron. — Clément d’Alexandrie. — Augustin. — Hume. — Kant. — Hobbes. — Spinoza, etc. (il y en a d’autres encore), qu’il appelle, c’est le titre de son chapitre 4, “Mes prédécesseurs”. Dans cette liste non exhaustive, la spécificité de la doctrine chrétienne, qui dès les premiers siècles, se sépare de l’idée de déterminisme astral, est résumée par le titre de l’ouvrage de Luther Du serf arbitre, titre qu’il emprunte à saint Augustin (dans son traité Contre Julien d’Eclane, un de ses adversaires pélagiens). Le terme d’Augustin repris par Luther, serf arbitre, signifie que notre libre arbitre étant captif du péché, il est au fond illusoire, le péché dont il est esclave fait que le mal-nommé libre arbitre n’est en réalité pas libre, mais serf, esclave.
Encore une fois : un classique, ô combien, on va le voir de plus près. Mais tout d’abord, pour discerner les conséquences de cela :
Un résumé de Karl Barth disant : « La réprobation éternelle de l’homme est, une fois pour toutes, la réprobation subie et par conséquent "rejetée" par Jésus-Christ, en qui Dieu s’est sacrifié lui-même. S’il en est bien ainsi, il est clair que le réprouvé existe par définition d’une manière absolument différente de l’élu. Il est l’homme que le Dieu tout-puissant, saint et miséricordieux, n’a pas voulu. Parce que Dieu est sage et patient jusque dans ce qu’il réprouve, cet homme peut encore exister tel quel, il n’est pas simplement éliminé. » (Karl Barth, Dogmatique, Vol.II, T.2, L&F 1958 liv. 8 p. 446)
Façon de relecture de Calvin (IC III, xxi, 5) : « Nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu par lequel il a déterminé ce qu'il voulait faire d'un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle damnation. Ainsi, selon la fin à laquelle est créé l'homme, nous disons qu'il est prédestiné à mort ou à vie. » Ce qui veut dire que le mal même n’échappe pas au Dieu éternel. Augustin n’a rien dit d’autre.
La froideur apparente du vocabulaire des auteurs que je viens de citer correspond à une mise en ordre systématique de ce qui a déjà été dit par la plupart des théologiens occidentaux, parfois d’une façon moins littérairement précise — mais pourtant déjà clairement défini par le IIe Concile d'Orange.
Le IIe Concile d’Orange (529)
Contre les disciples du moine celte Pélage, qui affirmaient après lui, et contre l’enseignement d’Augustin, que le salut dépend de la volonté et de l’action humaine et contre les « semi-pélagiens », qui tenaient qu’au moins le début de la foi relève d’un acte de la volonté — le Concile d’Orange proclame que le commencement de la foi-même — l’initium fidei — ne dépend que de la grâce.
Car (Canon 1) « Si quelqu'un dit que, par l'offense résultant de la prévarication d'Adam, l'homme n'a pas été tout entier, dans son corps et dans son âme, "changé dans un état pire", et s'il croit que le corps seul a été assujetti à la corruption cependant que la liberté de l'âme demeurait intacte, trompé par l'erreur de Pélage, il contredit l'Écriture qui dit : "l'âme qui a péché périra" Ez 18, 20 et : "Ignorez-vous que si vous vous livrez à quelqu'un comme esclave, pour lui obéir, vous êtes esclave de celui à qui vous obéissez ?" Rm 6, 16 et : "On est esclave de celui par qui on s'est laissé vaincre" 2 P 2, 19. »
Conclusion du Concile, donnée par Césaire d’Arles : « Ainsi, selon les sentences de la sainte Écriture alléguées plus haut et les définitions des anciens Pères, nous devons avec l'aide de Dieu, prêcher et croire que le péché du premier homme a tellement dévié et affaibli le libre arbitre que personne, depuis, ne peut aimer Dieu comme il faut ni croire ni faire le bien pour Dieu si la grâce de la miséricorde divine ne l'a prévenu. C'est pourquoi nous croyons qu'Abel le juste et Noé et Abraham et Isaac et Jacob et toute la multitude des saints d'autrefois, n'ont pas reçu cette admirable foi, dont saint Paul les loue dans sa prédication He 11, 1 (et sq.), par la bonté de la nature donnée primitivement à Adam, mais par la grâce de Dieu. »
Luther et Calvin, comme les Pères, les théologiens médiévaux et les autres Réformateurs et après eux nombre de philosophes et théologiens modernes, s’inscrivent tout simplement dans cet enseignement classique de l’orthodoxie chrétienne occidentale. Les précisions de l’enseignement de Calvin, et de ses successeurs, restent dans cette perspective : dans tous les cas, le mal est un scandale inexcusable, qui encourt la justice de Dieu auquel il n’échappe pas, et donc sa réprobation.
Dieu terrible ? Une alternative rationnelle serait celle d’un autre tenant de l’idée de prédestination, le théologien cathare du XIIIe siècle Jean de Lugio, faisant procéder le mal d’un mauvais principe éternel et étranger à Dieu — prédestination radicale ici : avec deux principes opposés, pour un triomphe final inéluctable du Dieu bon.
Mutatis mutandis, mais toujours dans la volonté d’atténuer le problème, au XVIIIe siècle, un John Wesley, dans le protestantisme, mettra en œuvre l’idée classique de « grâce commune », mais en un sens de préparation universelle à recevoir le salut (de façon assez proche, on trouve en catholicisme des idées similaires chez les adversaires de Pascal et des augustiniens). Cette « grâce prévenante » du méthodisme wesleyen, est différente de la grâce générale ou conservante du calvinisme — qui, elle, est équivalente à la providence qui empêche le monde de sombrer dans le chaos, mais qui n’offre pas le salut.
Toujours dans la perspective d’une alternative, on a aussi envisagé, déjà très tôt dans l’histoire, l’universalisme du salut (remis en honneur aux temps modernes et contemporains) : tout le monde sera sauvé, par grâce, sachant que nul ne peut se prévaloir d’une supériorité spirituelle ou morale sur autrui. Une option qui ne résout pas pour autant le problème de la permanence de la pratique du mal (le mal au paradis ?… Pour que ça recommence !?) — à moins que l’on n’envisage une purification finale, via par exemple des notions comme métempsycose ou purgatoire, ou une élimination finale miraculeuse du mal.
Effets pervers
L’élection qui sauve est foncièrement particulière, concernant les individus, retirés par grâce de la massa perditionis de l’humanité déchue (l'expression est de saint Augustin). Mais la notion connaît aussi, et déjà dans la Bible, une dimension générale ou collective (les bienfaits d’un peuple fidèle, élu en vue de cela, profitent à toute la nation : cf. la prière de Jérémie pour le bien de Babylone). Calvin (IC III xxi, 5-6) mentionne et développe l’idée de l’élection d’Israël, qui peut valoir par analogie pour chaque peuple. Une élection collective qui est avant tout élection à une tâche, élection qui correspond à une vocation dans l’Histoire du salut, laquelle ne dispense pas, au contraire, les individus de leur responsabilité morale. Concernant dans la Bible en premier lieu Israël, elle peut valoir par extension et par analogie pour d’autres nations — parlant alors bientôt de mission.
La question va se poser de façon nouvelle fin XVe début XVIe siècles, avec l’élargissement géographique du monde connu de l’Europe. Et bientôt la notion d’élection collective va dévoiler des effets pervers.
Commençons ce point en citant un texte qui a tout à voir avec l’élargissement du monde, la Très brève relation de la destruction des Indes (1ère publication 1552 à Séville interdite par l’Inquisition en 1659) du dominicain Bartolomé de Las Casas (1474-1566). Quelques extraits :
« L'île Espagnole (Hispaniola) est la première où les chrétiens sont entrés (au "Nouveau monde") et où commencèrent les grands ravages et les grandes destructions de ces peuples […]. Ils ont commencé par prendre aux Indiens leurs femmes et leurs enfants pour s'en servir et en faire mauvais usage, et par manger leur nourriture qui venait de leur sueur et de leur travail ; ils ne se contentaient pas de ce que les Indiens leur donnaient de bon gré, chacun suivant ses possibilités ; celles-ci sont maigres, car ils ne possèdent généralement pas plus que ce dont ils ont besoin d'ordinaire, et qu'ils produisent avec peu d'effort ; ce qui suffit à trois familles de dix personnes chacune pour un mois, un chrétien le mange et le détruit en un jour. Devant tant d'autres violences et vexations, les Indiens commencèrent à comprendre que ces hommes ne devaient pas être venus du ciel…
« Ils embrochaient sur une épée des enfants avec leurs mères et tous ceux qui se trouvaient devant eux. Ils faisaient de longues potences où les pieds touchaient presque terre et par groupes de treize, pour honorer et révérer notre Rédempteur et les douze apôtres ; ils y mettaient le feu et les brûlaient vifs […]. A d'autres et à tous ceux qu'ils voulaient prendre en vie ils coupaient les deux mains, et les mains leur pendaient ; et ils leur disaient : "Allez porter les lettres", ce qui signifiait d'aller porter la nouvelle à ceux qui s'étaient enfuis dans les forêts. […].
« Le soin qu'ils prirent des Indiens fut d'envoyer les hommes dans les mines pour en tirer de l'or, ce qui est un travail intolérable ; quant aux femmes, ils les plaçaient aux champs, dans des fermes, pour qu'elles labourent et cultivent la terre, ce qui est un travail d'hommes très solides et rudes. Ils ne donnaient à manger aux uns et aux autres que des herbes et des aliments sans consistance ; le lait séchait dans les seins des femmes accouchées et tous les bébés moururent donc très vite. Comme les maris étaient éloignés et ne voyaient jamais leurs femmes, la procréation cessa. Les hommes moururent dans les mines d'épuisement et de faim, et les femmes dans les fermes pour les mêmes raisons…
Dire les coups de fouet, de bâtons, les soufflets, les coups de poings, les injures et mille autres tourments que les chrétiens leur infligeaient quand ils travaillaient, il faudrait beaucoup de temps et de papier ; on n'arriverait pas à le dire et les hommes en seraient épouvantés. »
La raison de ce traitement des « Indiens » que dénonce Las Casas s’apparente à une idée d’élection, comme cela apparaît dans la fameuse controverse de Valladolid à laquelle il a pris part pour défendre lesdits « Indiens ». Son adversaire Sepulveda, qui a eu gain de cause, soutient que ce traitement est légitime parce que les « Indiens » ne sont pas à proprement parler des hommes ! (sic), comme le démontre leur idolâtrie (re-sic)… On est au départ d’une attitude qui légitime dès lors le racisme et les théories sur la « hiérarchie des “races” ». Après avoir exterminé les « Indiens », on déportera des Africains en esclavage à leur place, toujours à l’appui des mêmes théories sur la « hiérarchie des “races” ».
Pour en rester à l’effet pervers colonisateur et pour souligner à quel point c’est bien un effet pervers, qui n’a rien à voir avec la notion d’élection enseignée d’Augustin aux Réformateurs, je vais citer à présent un autre dominicain, le Réformateur protestant Martin Bucer (qui a les mêmes convictions que les autres Réformateurs sur la prédestination), collaborateur et maître de Calvin à Strasbourg (Calvin lui a emprunté son ecclésiologie). Bucer écrit un texte qui concerne « les Indiens » d’Amérique. Il date de 16 ans avant le récit de Las Casas. Je le cite :
« On considère la découverte et la conquête de nouvelles terres et de nouvelles îles comme une grande victoire et comme le moyen d'une formidable expansion du monde chrétien. Je pense, moi, qu'elles sont de nature à susciter la colère de Dieu. Car, en réalité, il ne s'agit d'autre chose que d'arracher au pauvre peuple sa vie et ses biens, et finalement son âme, au travers de la foi pleine d'erreurs imposée par les moines.
J'ai entendu Juan Glappion, le confesseur de Sa Majesté l'Empereur, se plaindre devant un groupe d'honorables personnes que, lors de leurs récentes découvertes de territoires, les Espagnols obligeaient le pauvre peuple à leur chercher de l'or et autres choses, en les traitant fort mal. Comme ces malheureux ne supportaient ni les travaux qui leur étaient imposés, ni les tortures qu'on leur infligeait, ils étaient pratiquement voués à la mort.
En ce qui nous concerne, que résulte-t-il de tout cela ? Combien de braves gens ont été sacrifiés, dans toutes ces expéditions maritimes ! On y a gagné beaucoup, mais ce ne sont jamais que des biens matériels, acquis au prix de terribles combats. Pompe et orgueil d'un côté, oppression du pauvre peuple de l'autre. Faire des affaires pour s'emparer de toute la richesse du monde ! On traite arbitrairement ceux qui, en travaillant dur, arrivent à peine à survivre. Et c'est cela qu'on appelle étendre et renforcer la chrétienté ? » (Martin Bucer, 1538)
Ce qui est dénoncé dans cet ordre des choses, providence et prédestination, sous l’angle de l’idée d'une élection collective, concerne donc tous les peuples… De là à considérer que si les peuples de chrétienté sont élus, que d’autres peuples sont collectivement réprouvés et que suite à cela, s’y appuie l’idée d’une « hiérarchie des “races” », il n’y a qu’un pas que certains franchiront, l’appuyant même, au XIXe et au XXe siècles, sur les théories génétiques de Darwin (Aimé Césaire verra dans le mépris colonial une racine du nazisme) ; ou aujourd’hui, l'appuyant sur la sharia pour disqualifier qui n’est pas membre des élus collectifs, concernant le dernier génocide perpétré à ce jour, contre les Yézidis ! Et vogue la galère — où « Indiens » et autres peuples, colonisés ou autres, deviennent des réprouvés, au fond voués à disparaître devant les « races supérieures » chargées de leur apporter leur lumière (cit. Jules Ferry, digne continuateur de la chrétienté en Tintin chez les « Indiens »)… cela donnant de bons prétextes pour l’exercice du lucre et des bas instincts. On aurait pu aussi parler les millions femmes assassinées comme « sorcières », au fond du fait d’un prétendue supériorité mâle, équivalent de la prétendue supériorité des Européens chrétiens donc élus.
Si on est là totalement en dehors de ce que sont la providence et la prédestination bibliques, il fallait tout de même mentionner cet effet pervers… pour toucher du doigt ce que la remarque de Cioran — « pour nous il n’y a plus d’élus » — peut avoir de pertinent ; et pour entendre pourquoi cet effet pervers de l’élection est préalablement condamné et corrigé entre autres par Calvin pour qui l’élection est toujours en vue de la sainteté ! (IC III, xxii, 3)
Allons un peu plus loin. Sachant ce qu’est la prédestination, le rôle qu’elle joue pour les Réformateurs et pour Calvin, la notion pourrait, sous l’aspect négatif, celui de la réprobation, être un pilier de la condamnation des bourreaux (ou des auto-justifiés pour croire n'avoir pas eu de tels ancêtres) — la notion étant loin de justifier quiconque !
Signification de la prédestination pour la Réforme
Il n’y a de réprobation que du mal et de ses auteurs (et qui s’en dirait exempt ?) : il ne faut pas oublier que la réprobation est fonction de la justice de Dieu qui condamne le mal, la grâce étant, elle, fonction de sa seule miséricorde. Pour le christianisme, elle s’opère en Christ, c’est-à-dire en celui qui a subi la violence des hommes. Elle vaut aux élus jusqu’à la persécution a averti Jésus.
Or voilà que, c’est ce qu’il faut percevoir derrière propos de Bucer que nous avons lus : pour fait de témoignage à la grâce gratuite de Dieu se sont déchaînées des persécutions, perpétrées par les mêmes qui procèdent déjà au génocide des « Indiens ». Pareillement, les persécuteurs promettent à celles et ceux qui reçoivent le message de la Réforme, taxés d’hérétiques, rien moins que l’enfer, comme aux « Indiens » déclarés idolâtres et autres « sorcières ». Eux qui, les unes comme les autres, seront persécutés aussi dans les lieux ayant reçu la Réforme !
Avant cela, les Réformateurs pensent à ceux qui sont menacés d’enfer pour cause d’hérésie protestante, et sont dès ce temps-ci privés de toute protection par l’excommunication ! Comme Luther avait été privé de protection civile après sa condamnation. (Nul n’étant parfait, ni à l’abri de ses propres travers, le même Luther deviendra, des années plus tard, peut-être après un AVC au lobe frontal, un violent accusateur des juifs !)
Pour l’heure, à l’instar des « sorcières » et des « Indiens » dénoncés et persécutés comme « idolâtres », les « hérétiques » protestants sont pourchassés. On n'est pas encore en des temps œcuméniques !
Eh bien, dans ce cadre, la prédestination calvinienne dit tout simplement : ne craignez pas ! Ne les craignez pas ! Quand bien même vous êtes excommuniés par les hommes, votre seule foi, votre seule confiance en la grâce de Dieu, qui précède tous les temps, qui précède a fortiori ceux qui vous taxent d’hérésie, cette seule confiance est pour vous le signe que de toute éternité Dieu vous tient en sa garde !
Mieux — et c’est la face dite négative, « l’horrible décret », selon le mot de Calvin, horrible non pas tant au sens d’affreux, qu’au sens selon lequel il est redoutable et propre à faire frémir — ceux qui vous tourmentent, et qui rejettent si manifestement la grâce de Dieu, sont réprouvés pour leur injustice, et ce de telle sorte que leur injustice même, leur endurcissement dans la violence, n’échappe pas au Dieu qui vous tient en sa garde, comme l’endurcissement du Pharaon devenait l’occasion pour le peuple délivré par pure grâce de voir éclater la majesté du Dieu qui, sans tenir compte du mérite, délivre « à main forte et à bras étendu ».
Dieu nous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse (IC III, xxiv) ; cela contre le décret de réprobation, qui est mystérieux et juste, mais en impasse : en ce sens qu’annoncer à quiconque à voir un signe de réprobation dans son incroyance ou sa mal-croyance serait « maudire plutôt qu’enseigner » (IC III, xxiii, 14).
Aujourd’hui, en nos temps heureusement œcuméniques, la leçon garde son actualité morale et spirituelle : c’est en vue de la sainteté que l’on est au bénéfice de la grâce, pour intercéder devant Dieu même pour les pires persécuteurs comme l’a demandé Jésus, et pas pour se croire permis d’exercer violence et corruption. Et quoi qu’il en soit des épreuves de la vie, c’est à la grâce divine, mystérieuse, qu’il s’agit de recourir pour recommencer quand même contre tout désespoir (c’est la leçon du livre de Job).
En ce monde tragique qui est le nôtre, qui est toujours le nôtre, c'est donc essentiellement d’une doctrine de consolation qu’il est question, considérant qu’il n’y a rien en nous qui puisse acquérir le salut, lequel procède de la grâce seule. On est alors devant une miséricorde perçue comme mystère, contrepartie d’une perdition sans cela inéluctable des êtres humains, « serfs du péché » (péché qui saisit même notre mécompréhension de l’élection pour nous rendre captifs de notre perversion), vraie servitude, selon le titre du traité de Luther emprunté à saint Augustin : le serf arbitre, pendant de la sola gratia — sola fide.
« De même que la prédestination est une part de la providence à l’égard de ceux qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la réprobation à son tour est une part de la providence à l’égard de ceux qui manquent cette fin. D’où l’on voit que la réprobation ne désigne pas une simple prescience ; elle y ajoute quelque chose selon la considération de la raison […]. Car de même que la prédestination inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d’infliger la peine de damnation pour cette faute. » (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, qu 23, a 3, resp.)
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La notion de prédestination est un classique, notamment en Occident où elle sera le plus développée. Elle y a été traitée aussi, c’est connu, par Calvin (au point que l’on imagine parfois faussement qu’il l’a inventée !). Calvin (1509-1564) étudie la question dans ses traités de La Congrégation sur l’élection éternelle (1551) et De la prédestination éternelle (1552) ; elle n’occupe que quatre chapitres en fin du livre III de son Institution de la religion chrétienne (IC — éd. de 1559, le thème était absent de sa 1ère édition). Place congrue, donc. Ce qui n’en fait toutefois pas une notion peu importante pour lui : elle est capitale dans les théologies de la grâce comme remède au péché, et donc dans les théologies de la Réforme. Reçue dans plusieurs textes de la Bible, elle est tenue par les Réformateurs comme le pendant inévitable de la gratuité du salut.
Un classique en Occident (chrétien et philosophique)
« Tout l’ensemble du genre humain a été condamné dans sa racine apostate par un si juste jugement divin que même si aucun homme n’en avait été délivré, personne ne pourrait à bon droit blâmer la justice de Dieu. Quant à ceux qui sont délivrés, il fallait bien qu’ils le fussent : pour démontrer, par le nombre plus grand de ceux qui ne l’ont pas été mais qui furent abandonnés dans la plus juste des damnations, ce qu’a mérité la masse entière des hommes, et à quoi aurait conduit, pour les élus eux-mêmes, le jugement de Dieu qui leur était dû, si la miséricorde de Dieu, nullement due, n’était venue à leur aide. » (Augustin, Enchiridion, ch. 99. PL 40, 278)
Lorsque l’Apôtre dit « "Ceux qui ont été appelés selon son dessein" (Ro 8, 28), il s’ensuit manifestement que les autres n’ont pas été appelés selon son dessein. En effet, le mot "dessein" signifie ici la prédestination de Dieu ou encore sa libre élection et délibération, ou son conseil ». (Luther, Commentaire de l’Épître aux Romains, L & F, T. XII, p. 144)
Luther a développé cela au plus précis dans son livre fruit de sa polémique avec Érasme, Du serf arbitre.
Érasme contournait Augustin, que reprenait Luther, en entendant retourner à Origène pour y trouver le libre arbitre mis en question par Augustin… Mais Érasme oublie que si Origène parle de libre-arbitre c’est dans le cadre de sa conception de la préexistence : ce à quoi il l'oppose, c'est au déterminisme (des gnostiques valentiniens voulant trois catégories d'hommes prédéterminés). Le libre arbitre d'Origène ne concerne pas l’humain déchu, mais son âme préexistante. Dans le monde de la chute, on n’en est plus là ! “Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas”, écrivait Paul aux Romains (7, 19).
On est désormais en proie à la captivité du monde sensible. Est-on si loin de Spinoza écrivant que “les hommes se trompent quand ils se croient libres ; cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés” ? Est-on si loin, avec le fameux déterminisme de Spinoza, de la notion de serf arbitre ? Pas de ce déterminisme astral des valentiniens que refuse Origène, mais déterminisme psychologique. Cela dit, à la différence d’Augustin ou de Luther et Calvin, ce n’est pas la grâce souveraine qui en libère, mais, pour Spinoza, la prise conscience et la réforme morale, selon que Dieu n’est pas tant transcendant que nature et immanence : Deus sive natura. Tandis que la prédestination parle plutôt d'une libération transcendante par rapport au déterminisme.
Près de deux siècles après Spinoza (1632-1677), Schopenhauer (1788-1860) le cite, entre autres, dans son Essai sur le libre arbitre. Au chapitre 4, intitulé “Tous les grands penseurs se sont rangés à l’idée déterministe”, Schopenhauer énumère : le prophète Jérémie. — Luther. — Aristote. — Cicéron. — Clément d’Alexandrie. — Augustin. — Hume. — Kant. — Hobbes. — Spinoza, etc. (il y en a d’autres encore), qu’il appelle, c’est le titre de son chapitre 4, “Mes prédécesseurs”. Dans cette liste non exhaustive, la spécificité de la doctrine chrétienne, qui dès les premiers siècles, se sépare de l’idée de déterminisme astral, est résumée par le titre de l’ouvrage de Luther Du serf arbitre, titre qu’il emprunte à saint Augustin (dans son traité Contre Julien d’Eclane, un de ses adversaires pélagiens). Le terme d’Augustin repris par Luther, serf arbitre, signifie que notre libre arbitre étant captif du péché, il est au fond illusoire, le péché dont il est esclave fait que le mal-nommé libre arbitre n’est en réalité pas libre, mais serf, esclave.
Encore une fois : un classique, ô combien, on va le voir de plus près. Mais tout d’abord, pour discerner les conséquences de cela :
Un résumé de Karl Barth disant : « La réprobation éternelle de l’homme est, une fois pour toutes, la réprobation subie et par conséquent "rejetée" par Jésus-Christ, en qui Dieu s’est sacrifié lui-même. S’il en est bien ainsi, il est clair que le réprouvé existe par définition d’une manière absolument différente de l’élu. Il est l’homme que le Dieu tout-puissant, saint et miséricordieux, n’a pas voulu. Parce que Dieu est sage et patient jusque dans ce qu’il réprouve, cet homme peut encore exister tel quel, il n’est pas simplement éliminé. » (Karl Barth, Dogmatique, Vol.II, T.2, L&F 1958 liv. 8 p. 446)
Façon de relecture de Calvin (IC III, xxi, 5) : « Nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu par lequel il a déterminé ce qu'il voulait faire d'un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle damnation. Ainsi, selon la fin à laquelle est créé l'homme, nous disons qu'il est prédestiné à mort ou à vie. » Ce qui veut dire que le mal même n’échappe pas au Dieu éternel. Augustin n’a rien dit d’autre.
La froideur apparente du vocabulaire des auteurs que je viens de citer correspond à une mise en ordre systématique de ce qui a déjà été dit par la plupart des théologiens occidentaux, parfois d’une façon moins littérairement précise — mais pourtant déjà clairement défini par le IIe Concile d'Orange.
Le IIe Concile d’Orange (529)
Contre les disciples du moine celte Pélage, qui affirmaient après lui, et contre l’enseignement d’Augustin, que le salut dépend de la volonté et de l’action humaine et contre les « semi-pélagiens », qui tenaient qu’au moins le début de la foi relève d’un acte de la volonté — le Concile d’Orange proclame que le commencement de la foi-même — l’initium fidei — ne dépend que de la grâce.
Car (Canon 1) « Si quelqu'un dit que, par l'offense résultant de la prévarication d'Adam, l'homme n'a pas été tout entier, dans son corps et dans son âme, "changé dans un état pire", et s'il croit que le corps seul a été assujetti à la corruption cependant que la liberté de l'âme demeurait intacte, trompé par l'erreur de Pélage, il contredit l'Écriture qui dit : "l'âme qui a péché périra" Ez 18, 20 et : "Ignorez-vous que si vous vous livrez à quelqu'un comme esclave, pour lui obéir, vous êtes esclave de celui à qui vous obéissez ?" Rm 6, 16 et : "On est esclave de celui par qui on s'est laissé vaincre" 2 P 2, 19. »
Conclusion du Concile, donnée par Césaire d’Arles : « Ainsi, selon les sentences de la sainte Écriture alléguées plus haut et les définitions des anciens Pères, nous devons avec l'aide de Dieu, prêcher et croire que le péché du premier homme a tellement dévié et affaibli le libre arbitre que personne, depuis, ne peut aimer Dieu comme il faut ni croire ni faire le bien pour Dieu si la grâce de la miséricorde divine ne l'a prévenu. C'est pourquoi nous croyons qu'Abel le juste et Noé et Abraham et Isaac et Jacob et toute la multitude des saints d'autrefois, n'ont pas reçu cette admirable foi, dont saint Paul les loue dans sa prédication He 11, 1 (et sq.), par la bonté de la nature donnée primitivement à Adam, mais par la grâce de Dieu. »
Luther et Calvin, comme les Pères, les théologiens médiévaux et les autres Réformateurs et après eux nombre de philosophes et théologiens modernes, s’inscrivent tout simplement dans cet enseignement classique de l’orthodoxie chrétienne occidentale. Les précisions de l’enseignement de Calvin, et de ses successeurs, restent dans cette perspective : dans tous les cas, le mal est un scandale inexcusable, qui encourt la justice de Dieu auquel il n’échappe pas, et donc sa réprobation.
Dieu terrible ? Une alternative rationnelle serait celle d’un autre tenant de l’idée de prédestination, le théologien cathare du XIIIe siècle Jean de Lugio, faisant procéder le mal d’un mauvais principe éternel et étranger à Dieu — prédestination radicale ici : avec deux principes opposés, pour un triomphe final inéluctable du Dieu bon.
Mutatis mutandis, mais toujours dans la volonté d’atténuer le problème, au XVIIIe siècle, un John Wesley, dans le protestantisme, mettra en œuvre l’idée classique de « grâce commune », mais en un sens de préparation universelle à recevoir le salut (de façon assez proche, on trouve en catholicisme des idées similaires chez les adversaires de Pascal et des augustiniens). Cette « grâce prévenante » du méthodisme wesleyen, est différente de la grâce générale ou conservante du calvinisme — qui, elle, est équivalente à la providence qui empêche le monde de sombrer dans le chaos, mais qui n’offre pas le salut.
Toujours dans la perspective d’une alternative, on a aussi envisagé, déjà très tôt dans l’histoire, l’universalisme du salut (remis en honneur aux temps modernes et contemporains) : tout le monde sera sauvé, par grâce, sachant que nul ne peut se prévaloir d’une supériorité spirituelle ou morale sur autrui. Une option qui ne résout pas pour autant le problème de la permanence de la pratique du mal (le mal au paradis ?… Pour que ça recommence !?) — à moins que l’on n’envisage une purification finale, via par exemple des notions comme métempsycose ou purgatoire, ou une élimination finale miraculeuse du mal.
Effets pervers
L’élection qui sauve est foncièrement particulière, concernant les individus, retirés par grâce de la massa perditionis de l’humanité déchue (l'expression est de saint Augustin). Mais la notion connaît aussi, et déjà dans la Bible, une dimension générale ou collective (les bienfaits d’un peuple fidèle, élu en vue de cela, profitent à toute la nation : cf. la prière de Jérémie pour le bien de Babylone). Calvin (IC III xxi, 5-6) mentionne et développe l’idée de l’élection d’Israël, qui peut valoir par analogie pour chaque peuple. Une élection collective qui est avant tout élection à une tâche, élection qui correspond à une vocation dans l’Histoire du salut, laquelle ne dispense pas, au contraire, les individus de leur responsabilité morale. Concernant dans la Bible en premier lieu Israël, elle peut valoir par extension et par analogie pour d’autres nations — parlant alors bientôt de mission.
La question va se poser de façon nouvelle fin XVe début XVIe siècles, avec l’élargissement géographique du monde connu de l’Europe. Et bientôt la notion d’élection collective va dévoiler des effets pervers.
Commençons ce point en citant un texte qui a tout à voir avec l’élargissement du monde, la Très brève relation de la destruction des Indes (1ère publication 1552 à Séville interdite par l’Inquisition en 1659) du dominicain Bartolomé de Las Casas (1474-1566). Quelques extraits :
« L'île Espagnole (Hispaniola) est la première où les chrétiens sont entrés (au "Nouveau monde") et où commencèrent les grands ravages et les grandes destructions de ces peuples […]. Ils ont commencé par prendre aux Indiens leurs femmes et leurs enfants pour s'en servir et en faire mauvais usage, et par manger leur nourriture qui venait de leur sueur et de leur travail ; ils ne se contentaient pas de ce que les Indiens leur donnaient de bon gré, chacun suivant ses possibilités ; celles-ci sont maigres, car ils ne possèdent généralement pas plus que ce dont ils ont besoin d'ordinaire, et qu'ils produisent avec peu d'effort ; ce qui suffit à trois familles de dix personnes chacune pour un mois, un chrétien le mange et le détruit en un jour. Devant tant d'autres violences et vexations, les Indiens commencèrent à comprendre que ces hommes ne devaient pas être venus du ciel…
« Ils embrochaient sur une épée des enfants avec leurs mères et tous ceux qui se trouvaient devant eux. Ils faisaient de longues potences où les pieds touchaient presque terre et par groupes de treize, pour honorer et révérer notre Rédempteur et les douze apôtres ; ils y mettaient le feu et les brûlaient vifs […]. A d'autres et à tous ceux qu'ils voulaient prendre en vie ils coupaient les deux mains, et les mains leur pendaient ; et ils leur disaient : "Allez porter les lettres", ce qui signifiait d'aller porter la nouvelle à ceux qui s'étaient enfuis dans les forêts. […].
« Le soin qu'ils prirent des Indiens fut d'envoyer les hommes dans les mines pour en tirer de l'or, ce qui est un travail intolérable ; quant aux femmes, ils les plaçaient aux champs, dans des fermes, pour qu'elles labourent et cultivent la terre, ce qui est un travail d'hommes très solides et rudes. Ils ne donnaient à manger aux uns et aux autres que des herbes et des aliments sans consistance ; le lait séchait dans les seins des femmes accouchées et tous les bébés moururent donc très vite. Comme les maris étaient éloignés et ne voyaient jamais leurs femmes, la procréation cessa. Les hommes moururent dans les mines d'épuisement et de faim, et les femmes dans les fermes pour les mêmes raisons…
Dire les coups de fouet, de bâtons, les soufflets, les coups de poings, les injures et mille autres tourments que les chrétiens leur infligeaient quand ils travaillaient, il faudrait beaucoup de temps et de papier ; on n'arriverait pas à le dire et les hommes en seraient épouvantés. »
La raison de ce traitement des « Indiens » que dénonce Las Casas s’apparente à une idée d’élection, comme cela apparaît dans la fameuse controverse de Valladolid à laquelle il a pris part pour défendre lesdits « Indiens ». Son adversaire Sepulveda, qui a eu gain de cause, soutient que ce traitement est légitime parce que les « Indiens » ne sont pas à proprement parler des hommes ! (sic), comme le démontre leur idolâtrie (re-sic)… On est au départ d’une attitude qui légitime dès lors le racisme et les théories sur la « hiérarchie des “races” ». Après avoir exterminé les « Indiens », on déportera des Africains en esclavage à leur place, toujours à l’appui des mêmes théories sur la « hiérarchie des “races” ».
Pour en rester à l’effet pervers colonisateur et pour souligner à quel point c’est bien un effet pervers, qui n’a rien à voir avec la notion d’élection enseignée d’Augustin aux Réformateurs, je vais citer à présent un autre dominicain, le Réformateur protestant Martin Bucer (qui a les mêmes convictions que les autres Réformateurs sur la prédestination), collaborateur et maître de Calvin à Strasbourg (Calvin lui a emprunté son ecclésiologie). Bucer écrit un texte qui concerne « les Indiens » d’Amérique. Il date de 16 ans avant le récit de Las Casas. Je le cite :
« On considère la découverte et la conquête de nouvelles terres et de nouvelles îles comme une grande victoire et comme le moyen d'une formidable expansion du monde chrétien. Je pense, moi, qu'elles sont de nature à susciter la colère de Dieu. Car, en réalité, il ne s'agit d'autre chose que d'arracher au pauvre peuple sa vie et ses biens, et finalement son âme, au travers de la foi pleine d'erreurs imposée par les moines.
J'ai entendu Juan Glappion, le confesseur de Sa Majesté l'Empereur, se plaindre devant un groupe d'honorables personnes que, lors de leurs récentes découvertes de territoires, les Espagnols obligeaient le pauvre peuple à leur chercher de l'or et autres choses, en les traitant fort mal. Comme ces malheureux ne supportaient ni les travaux qui leur étaient imposés, ni les tortures qu'on leur infligeait, ils étaient pratiquement voués à la mort.
En ce qui nous concerne, que résulte-t-il de tout cela ? Combien de braves gens ont été sacrifiés, dans toutes ces expéditions maritimes ! On y a gagné beaucoup, mais ce ne sont jamais que des biens matériels, acquis au prix de terribles combats. Pompe et orgueil d'un côté, oppression du pauvre peuple de l'autre. Faire des affaires pour s'emparer de toute la richesse du monde ! On traite arbitrairement ceux qui, en travaillant dur, arrivent à peine à survivre. Et c'est cela qu'on appelle étendre et renforcer la chrétienté ? » (Martin Bucer, 1538)
Ce qui est dénoncé dans cet ordre des choses, providence et prédestination, sous l’angle de l’idée d'une élection collective, concerne donc tous les peuples… De là à considérer que si les peuples de chrétienté sont élus, que d’autres peuples sont collectivement réprouvés et que suite à cela, s’y appuie l’idée d’une « hiérarchie des “races” », il n’y a qu’un pas que certains franchiront, l’appuyant même, au XIXe et au XXe siècles, sur les théories génétiques de Darwin (Aimé Césaire verra dans le mépris colonial une racine du nazisme) ; ou aujourd’hui, l'appuyant sur la sharia pour disqualifier qui n’est pas membre des élus collectifs, concernant le dernier génocide perpétré à ce jour, contre les Yézidis ! Et vogue la galère — où « Indiens » et autres peuples, colonisés ou autres, deviennent des réprouvés, au fond voués à disparaître devant les « races supérieures » chargées de leur apporter leur lumière (cit. Jules Ferry, digne continuateur de la chrétienté en Tintin chez les « Indiens »)… cela donnant de bons prétextes pour l’exercice du lucre et des bas instincts. On aurait pu aussi parler les millions femmes assassinées comme « sorcières », au fond du fait d’un prétendue supériorité mâle, équivalent de la prétendue supériorité des Européens chrétiens donc élus.
Si on est là totalement en dehors de ce que sont la providence et la prédestination bibliques, il fallait tout de même mentionner cet effet pervers… pour toucher du doigt ce que la remarque de Cioran — « pour nous il n’y a plus d’élus » — peut avoir de pertinent ; et pour entendre pourquoi cet effet pervers de l’élection est préalablement condamné et corrigé entre autres par Calvin pour qui l’élection est toujours en vue de la sainteté ! (IC III, xxii, 3)
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Allons un peu plus loin. Sachant ce qu’est la prédestination, le rôle qu’elle joue pour les Réformateurs et pour Calvin, la notion pourrait, sous l’aspect négatif, celui de la réprobation, être un pilier de la condamnation des bourreaux (ou des auto-justifiés pour croire n'avoir pas eu de tels ancêtres) — la notion étant loin de justifier quiconque !
Signification de la prédestination pour la Réforme
Il n’y a de réprobation que du mal et de ses auteurs (et qui s’en dirait exempt ?) : il ne faut pas oublier que la réprobation est fonction de la justice de Dieu qui condamne le mal, la grâce étant, elle, fonction de sa seule miséricorde. Pour le christianisme, elle s’opère en Christ, c’est-à-dire en celui qui a subi la violence des hommes. Elle vaut aux élus jusqu’à la persécution a averti Jésus.
Or voilà que, c’est ce qu’il faut percevoir derrière propos de Bucer que nous avons lus : pour fait de témoignage à la grâce gratuite de Dieu se sont déchaînées des persécutions, perpétrées par les mêmes qui procèdent déjà au génocide des « Indiens ». Pareillement, les persécuteurs promettent à celles et ceux qui reçoivent le message de la Réforme, taxés d’hérétiques, rien moins que l’enfer, comme aux « Indiens » déclarés idolâtres et autres « sorcières ». Eux qui, les unes comme les autres, seront persécutés aussi dans les lieux ayant reçu la Réforme !
Avant cela, les Réformateurs pensent à ceux qui sont menacés d’enfer pour cause d’hérésie protestante, et sont dès ce temps-ci privés de toute protection par l’excommunication ! Comme Luther avait été privé de protection civile après sa condamnation. (Nul n’étant parfait, ni à l’abri de ses propres travers, le même Luther deviendra, des années plus tard, peut-être après un AVC au lobe frontal, un violent accusateur des juifs !)
Pour l’heure, à l’instar des « sorcières » et des « Indiens » dénoncés et persécutés comme « idolâtres », les « hérétiques » protestants sont pourchassés. On n'est pas encore en des temps œcuméniques !
Eh bien, dans ce cadre, la prédestination calvinienne dit tout simplement : ne craignez pas ! Ne les craignez pas ! Quand bien même vous êtes excommuniés par les hommes, votre seule foi, votre seule confiance en la grâce de Dieu, qui précède tous les temps, qui précède a fortiori ceux qui vous taxent d’hérésie, cette seule confiance est pour vous le signe que de toute éternité Dieu vous tient en sa garde !
Mieux — et c’est la face dite négative, « l’horrible décret », selon le mot de Calvin, horrible non pas tant au sens d’affreux, qu’au sens selon lequel il est redoutable et propre à faire frémir — ceux qui vous tourmentent, et qui rejettent si manifestement la grâce de Dieu, sont réprouvés pour leur injustice, et ce de telle sorte que leur injustice même, leur endurcissement dans la violence, n’échappe pas au Dieu qui vous tient en sa garde, comme l’endurcissement du Pharaon devenait l’occasion pour le peuple délivré par pure grâce de voir éclater la majesté du Dieu qui, sans tenir compte du mérite, délivre « à main forte et à bras étendu ».
Dieu nous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse (IC III, xxiv) ; cela contre le décret de réprobation, qui est mystérieux et juste, mais en impasse : en ce sens qu’annoncer à quiconque à voir un signe de réprobation dans son incroyance ou sa mal-croyance serait « maudire plutôt qu’enseigner » (IC III, xxiii, 14).
Aujourd’hui, en nos temps heureusement œcuméniques, la leçon garde son actualité morale et spirituelle : c’est en vue de la sainteté que l’on est au bénéfice de la grâce, pour intercéder devant Dieu même pour les pires persécuteurs comme l’a demandé Jésus, et pas pour se croire permis d’exercer violence et corruption. Et quoi qu’il en soit des épreuves de la vie, c’est à la grâce divine, mystérieuse, qu’il s’agit de recourir pour recommencer quand même contre tout désespoir (c’est la leçon du livre de Job).
En ce monde tragique qui est le nôtre, qui est toujours le nôtre, c'est donc essentiellement d’une doctrine de consolation qu’il est question, considérant qu’il n’y a rien en nous qui puisse acquérir le salut, lequel procède de la grâce seule. On est alors devant une miséricorde perçue comme mystère, contrepartie d’une perdition sans cela inéluctable des êtres humains, « serfs du péché » (péché qui saisit même notre mécompréhension de l’élection pour nous rendre captifs de notre perversion), vraie servitude, selon le titre du traité de Luther emprunté à saint Augustin : le serf arbitre, pendant de la sola gratia — sola fide.
R. Poupin, Poitiers, 15 janvier 2021 —
21e Colloque hilarien :
Providence et/ou prédestination depuis le temps des pères
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