<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: Indiana Jones et le Temple cathare

mercredi 31 mars 2021

Indiana Jones et le Temple cathare





Ces lignes reprennent le texte d'une conférence donnée au Centre d'Études Cathares de Carcassonne le 6 juin 1997, sous le titre Indiana Jones et le Temple cathare, Une critique de la lecture raciale du catharisme, texte, très proche de celui ci-dessous, qui avait été publié en 1997 dans le numéro 28 de la Revue Heresis.


Dans Les aventuriers de l'Arche perdue, on voit Indiana Jones aux prises avec les nazis poursuivant avec frénésie l'Arche d'Alliance - en l’occurrence, Arche de l'Alliance de Dieu avec Israël, ce coffre sacré qui contenait essentiellement les tables de la Loi, plus connues sous le nom des Dix Commandements. Dans le monde d'Indiana Jones, on n'a pas peur des paradoxes, apparemment. Et on n'en est pas à un paradoxe près, puisque qu'on peut voir à nouveau dans Indiana Jones et la dernière Croisade ces mêmes nazis qui se lancent cette fois dans une tout aussi frénétique quête du saint Graal.

Paradoxes, et pourtant, on n'est pas loin de la réalité : n'a-t-on pas vu le SS Otto Rahn chez les cathares, dans le "Temple solaire" de Montségur, chercher le saint Graal ? N'a-t-on pas vu un des disciples de Rahn nous le montrer cherchant ce qu'il appelle les "tables de la Loi aryennes" dans les grottes pyrénéennes ? Où l’on se retrouve dans les profondeurs… écho à celles d'un abîme sans fond, celui du refus radical du dissemblable, ou décrété tel, devenu l'autre, figure de l'altérité, de ce qui dérange, à rejeter.

Paradoxe des nazis d'Indiana Jones. Comment se réclamer de ceux qui ont souffert dans leur chair leur propre altérité, persécutés pour avoir été différents, comment les utiliser, voire les revendiquer, pour refuser l'altérité ?


1. À la recherche d'un mythe identitaire à universaliser

Profondeur du vide… Le refus de l'altérité apparaît de la façon la plus aiguë comme volonté d'échapper au vertige, face au vide, à l'absence de repères, au sentiment d'un manque d'identité. Absence de repères, crise d'identité. Face à cela, une des tentations est de se bâtir un mythe, apparemment structurateur. Le type en est peut-être le Roman du Graal. Et dans l'histoire récente, le cas le plus frappant et le plus aigu d'un sentiment collectif de perte d'identité est celui de l'Allemagne d'après sa défaite de 1918. Ce qui s'est traduit par la recherche d'un mythe identitaire voulu référence ultime, sommet d'un universalisme abstrait à structure racialement hiérarchisée.

Identité supérieure rêvée, pour des lendemains en gueule de bois comme en plusieurs circonstances similaires, l'histoire en a montré à plusieurs reprises de solides. Car, selon ce que disait de son temps le fameux idéologue nazi Rosenberg, "la puissance mythique est proprement celle du rêve, de la projection d'une image à laquelle on s'identifie. […] Et s'il y a aujourd'hui un 'réveil mythique', c'est que 'nous recommençons à rêver nos rêves originaires'" (Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Le mythe nazi, éditions de l'Aube, 1996, p.54).

Ainsi, le problème fondamental d'une Allemagne des années 1920 et 1930 - qui connaissant une situation économique très difficile, était en proie à des difficultés considérables, - était le problème de son identité. Elle s'est réfugiée dans le repère apparemment le plus évident, en fait mythique, celui de l'identité nationale, à fondement racial. Cela suppose naturellement la pratique de l'exclusion, exclusion de l'altérité, l'identité mythique ne pouvant se structurer qu'en réaction à ce qui est réputé la vicier. Identité universaliste rêvée, pour des réveils de cauchemar. Cette identité nationale rêvée se nuance bien sûr au gré du rêve du rêveur : raciale ici, elle sera religieuse là - chrétienne, musulmane ou autre ; par l'intégrisme ou la secte - ; ou mythico-idéologique de telle ou telle autre façon ailleurs…

Un monde déstructuré sur le plan de l'identité est évidemment générateur d'angoisse, face à laquelle il s'agit de trouver des repères de toutes sortes. Hors l'étourdissement comme celui de la drogue, de l'alcool ou des pistes de ski, reste ce recours au repère identitaire voulu universel, avec l'exclusion qui l'accompagne. "Des gens ne pouvant se passer de tranquillisants cessent d'en prendre quand ils entrent dans un parti extrémiste, une secte, une armée", écrit le psychiatre Boris Cyrulnik. Et de préciser : "le bouc émissaire est un puissant tranquillisant. J'ai des patients qui vont beaucoup mieux depuis qu'ils ont adhéré au F.N. La haine cimente le groupe" (Boris Cyrulnic, Le Nouvel Observateur n°1634, 29/2-6/3/96, p.20-21).

Et ici, avec cette image projetée, réapparaît la vieille question de l'idolâtrie, qui n'est qu'image projetée de ce qui ressemble à soi-même, avec tout un cortège de méfaits, dont l'essentiel vise à diviser, à instaurer la guerre entre les êtres humains. Là, l'idolâtrie de la race ou de la nation comme exutoire à l'angoisse suscitée par la vue d'un gâteau que l'on imagine diminuant, au regard de la crise économique.

On est toujours à la veille de voir se lever d'autres idoles, d’autres mythes, d'autres rêves, identitaires, se voulant universalistes par imposition universelle de leur rêve.

Au départ dans la société, rien que de très banal. Puis les choses se précipitent. Et un jour, on découvre qu'est apparu le moment, où, comme l'écrit Primo Levi, "ceux qui savaient ne parlaient pas, ceux qui ne savaient pas ne posaient pas de questions, ceux qui posaient des questions n'obtenaient pas de réponses. C'était de cette façon que le citoyen allemand type conquérait et défendait son ignorance, ignorance qui lui apparaissait comme une justification suffisante de son adhésion au nazisme : en se fermant la bouche et les yeux, en se bouchant les oreilles, il cultivait l'illusion qu'il ne savait rien, et qu'il n'était donc pas complice de ce qui se passait devant sa porte" (Primo Levi, Si c'est un homme, Paris, Julliard, 1987 p.241). Murés dans le silence.


2. L'abîme du non-sens et le poids du silence

Un silence devenu signe de l'abîme de la perte de sens. Un silence qui fait écho jusqu'aux plus hautes sphères : artistes, universitaires, politiques, représentants des nations voisines…

S'adressant à la Fédération Universitaire Italienne le 18 décembre 1927, c'est-à-dire devant le gratin du fascisme avec lequel il s'apprête à signer les accords de 1929, Pie XI, pape, dans les hautes sphères s'il en est, explique que "la politique est le champ le plus vaste de la charité dont on peut dire qu'aucun ne lui est supérieur" (Discours à la Fédération universitaire italienne le 18.12.1927). Sachant le contexte de ces propos, on est fondé à être troublé. Et dans la même perspective ce même Pie XI n'a pas craint non plus de passer un concordat avec l'Allemagne nazie, expliquant que "nul ne songe, certes, à barrer la route qui doit conduire la jeunesse allemande à la constitution d'une vraie communauté ethnique" (Encyclique Mit brennender Sorge). Après coup, on a relevé sa revendication de ce que le christianisme est "spirituellement sémite", ce qui est une évidence. À l'époque - et, il faut le dire, malgré la modération des catholiques allemands pour la plupart proches du "parti du Centre" (Zentrumspartei) (cf. Bernard Reymond, Une Église à croix gammée ?, Lausanne, L'Age d'Homme, 1980, p.36-38) - cela n'a pas été, hélas, d'une grande utilité aux juifs. Trop de silence encore, faut-il croire.

Le silence des hautes sphères le plus incontestablement troublant a été celui de Pie XII, successeur de Pie XI, silence qui continue d'assourdir ceux qui voudraient malgré tout le défendre. Par la suite, Pie XII montrait lui-même le chemin de sa propre apologétique, en donnant quelques quinze ans après son lourd silence, des leçons de patriotisme fondées en théologie naturelle (Allocution à la Colonie des Marches à Rome le 23 mars 1958, parlant de "désir naturel de voir sa patrie belle, prospère [etc.]" qui n'implique, certes précise-t-il, aucun "mépris envers les autres pays", qui n'est pas "cause d'aversion à l'égard des autres peuples"), se réclamant ici volontiers du thomisme. Comme son prédécesseur aurait sans doute pu y fonder l'idée de communauté ethnique, avec hiérarchie des affections et des dérélictions - aujourd'hui, on dirait "préférence nationale".

La tentation était nécessairement forte de se référer à l'idée de théologie naturelle quand on avait pour vis-à-vis le néo-paganisme de la race, culte idolâtre explicitement naturaliste.


3. La théologie naturelle et l'héritage de Thomas d'Aquin

En christianisme, la théologie naturelle, quand on s'y réfère, plonge ses racines dans l'héritage thomiste. Effectivement, pour Thomas d'Aquin, "la grâce n'abolit pas la nature, mais la perfectionne" - gratia non tollit naturam sed perficit. C'est pourquoi il reconnaît un ordre dans la charité (Summa Theologiae, IIa IIae, qu. 26). En d'autres termes, on n'aime pas tout le monde avec la même intensité. Qui le niera ? Un leader politique faisait à cet effet mention troublante, au plan psychanalytique, de la hiérarchie de son amour pour sa fille, puis sa cousine et enfin sa voisine…

Mais chez Thomas d'Aquin, s'il est des priorités naturelles à la charité, en fonction de la plus ou moins grande proximité de son objet, donc, - cette proximité naturelle doit être elle-même élevée, perfectionnée, assainie par la grâce surnaturelle. C'est ainsi que telle question de la Somme Théologique consacrée à la Charité se termine par l'affirmation (IIa IIae, qu. 26, art. 13) que la vertu surnaturelle de charité se perfectionne dans la béatitude où le mieux aimé est celui qui est le meilleur selon la grâce, et non celui qui est le plus proche par les liens du sang. C'est que Thomas d'Aquin avait lu les Évangiles, et notamment la parabole du bon Samaritain (Luc 10), où l'étranger s'est montré être le vrai proximus, le vrai prochain, contre ceux qui étaient plus proches par le sang et la religion.

Or selon Thomas, sans cette grâce "élevante", qui élève la nature, on ne peut non plus parler de grâce "sanante", qui assainit la nature. Étienne Gilson, connaisseur s'il en est de Thomas d'Aquin peut dire dès lors que "dissocier les vertus de la grâce n'est pas les amener à l'état de nature, mais à l'état de nature déchue" (Étienne Gilson, Le thomisme, Paris, Vrin, 1942, p.476).

Et on peut découvrir en effet, en se penchant un peu précisément sur Thomas d'Aquin, que la distinction qu'élabore le célèbre dominicain entre nature et surnature n'a pas pour fonction de ramener la chrétienté à l'état de nature déchue d'un certain paganisme antique au rabais. Mais, elle vise aussi à établir un véritable dialogue avec les païens (cf. Contra Gentiles I, 2). Elle vise à dégager un terrain commun, en deçà de la théologie ; un terrain naturel. Pour ce faire, Thomas d'Aquin n'hésite pas - et le revendique - à emprunter aux philosophes musulmans, comme Ibn Sina (Avicenne) ou comme Abu-al Walid Ibn Rochd (Averroès), ou à un philosophe juif comme Moshé Ben Maïmon (Moïse Maïmonide).

C'est de ces philosophes et de leurs commentaires traduits de l'arabe en latin que Thomas reçoit la philosophie d'Aristote sur laquelle avec ses collègues averroïstes latins - dont il partagera en son temps la condamnation - il contribuera au développement du futur système politique où la sphère du religieux et la sphère du politique fonctionnent sur des bases distinctes, où, en d'autres termes, les autorités civiles ne se mêlent pas de ce que doivent croire ou professer les Églises.

Ces nuances rappelées pour ne pas prêter à Jules des travers qui appartiennent à César, il ne faut pas négliger, que côté souvenir cathare, César, du coup, n'aurait normalement, semble-t-il, que peu de chances de trouver un appui fiable. Car en catharisme, la théologie naturelle est carrément une contradiction dans les termes. D'où le paradoxe d'Indiana Jones est particulièrement criant chez Otto Rahn.

Mais voyons comment on y parvient.


4. La théologie naturelle du néo-protestantisme au néo-catharisme

L'habitude de revendiquer le titre de "théologie naturelle" n'est pas nouvelle dans le crypto-paganisme en général, et donc dans celui de l'idéolâtrie de la race : c'est cela que condamnait explicitement, pour s'opposer au nazisme, l'Eglise protestante confessante d'Allemagne, en rejetant au Synode de Barmen de 1934, au nom de la foi qu'elle confessait, ladite "théologie naturelle", précisément. Car ayant parlé des papes, il faut ne pas négliger le fait qu'en Allemagne, le protestantisme n'était pas en reste, lui aussi, pour user de la théologie naturelle, rationaliste ou romantique plutôt que thomiste, cela va sans dire. Mutatis mutandis, donc, la théologie naturelle était utile aussi à ce qu'il est convenu d'appeler néo-protestantisme pour faire preuve de compréhension à l'égard du nazisme. Et c'est contre cela que s'élevait le synode protestant confessant de Barmen (cf. Bernard Reymond, op. cit.).

Ce néo-protestantisme avait même ajouté à la théologie naturelle ses capacités théologiques propres et son travail critique, concernant notamment l'Ancien Testament, pour expliquer que celui-ci s’inscrivait dans une histoire à présent dépassée, l'histoire d'un peuple lui aussi dépassé, qui avait le mauvais goût, caractéristique de sa race, d'être l'héritier d'un livre aussi suspect. Le christianisme aryen, fallait-il entendre, n'avait rien à voir avec cela. D'ailleurs la critique ne permettait-elle pas de suggérer que Galiléen, Jésus était peut-être aryen lui-même, et non pas juif ? Et si les textes, ceux du Nouveau Testament, ici, rendent quand même absurde une telle hypothèse, on se contentera de créer l'aryanité de Jésus en référence aux icônes germaniques qui le représentent blond aux yeux bleus. Stupidité que tout cela ? Enjeu considérable en tout cas pour un peuple en majorité chrétien et dont on braque l'anti-judaïsme séculaire, en exaltant sa paganité aryenne à fondement racial.

Et ici on retrouve Otto Rahn à la poursuite de son Graal germanique et cathare, rêve identitaire. Dans la perspective que l'on vient de résumer, et sachant la vision approximative que l'on a alors des cathares, revendiquer leur héritage ne peut que séduire.

Souvenons-nous de l'hypothèse moyenne :

- 1) les cathares rejettent l'Ancien Testament,
- 2) le catharisme est, via le manichéisme, une religion de type zoroastrien, c'est-à-dire, persane, c'est-à-dire aryenne. Les cathares étaient donc des germains, avec un Christ germanique. Presque exactement ce que l'on essaie de bâtir en théologie allemande… Ce faisant, religion raciale, le catharisme devient lui aussi une religion à théologie naturelle, une religion carrément génétique… CQFD.

Mais là, où l'on croyait s'étonner, ne retrouvons-nous pas un discours moyen assez habituel ? Un catharisme qui correspond merveilleusement à l'âme celte, puis wisigothique, qui serait celle des occitans ?

Discours moyen dont il faut dénoncer l'absurdité, avec d'autant plus d'urgence que notre temps connaît des problèmes similaires à ceux de l'Allemagne d'avant-guerre : face aux bouleversements du monde, une crise identitaire à coloration économique, avec pour l’Allemagne d’après 1918 l'arrière-plan de la défaite, jugée injuste et lue en regard de théories du complot. Mutatis mutandis, certes - mais à problèmes d’identité ressemblants, tentation de trouver des solutions similaires. Où dans l'ordre mythique, le thomisme et sa théologie naturelle reprennent du service dans les courants intégristes d’un catholicisme identitaire de droite extrême, et où dans un apparent paradoxe le catharisme peut toujours être sollicité aussi dans les courants plus néo-païens de cette même droite extrême, comme celtitude indo-européenne - ou expression d'une pureté de type génétique.

Face à cela, il suffit, comme on pourrait le faire pour le thomisme, de ramener le catharisme à sa réalité théologique et historique, qui n'est pas celle du saint Graal (je renvoie ici aux travaux de Michel Roquebert sur le sujet), ni celle d'une théologie naturelle irano-aryenne. On verra qu'il s'agit d'un universalisme ouvert et concret, enraciné, comme le judaïsme et le reste du christianisme, dans la Bible hébraïque.


5. La théologie naturelle et le dualisme cathare

Les cathares, on le sait, sont d'une façon ou d'une autre, dualistes, et considèrent ce monde et la nature sensible comme relevant du mauvais. C'est l'autre monde, celui du Dieu bon, auquel ils revendiquent d'appartenir.

Conformément au Credo qu'il fait sien, le catharisme croit en Dieu le Père Tout-Puissant, créateur du ciel et de la terre. Le monde qu'il a créé est un monde bon, préexistant à celui de la chute dans le sensible. Il y a créé un nombre déterminé d'esprits, saints (laissons de côté pour l'instant la distinction traducianisme / origénisme). C'est là le Paradis originel que celui de la Genèse ne fait que typifier. C'est comme une Création idéelle, et qui n'en est pas moins réelle. Notons la référence à la Genèse, à laquelle on reviendra ; elle est loin d'être sans importance.

Dans la préexistence, se déploie une bonne création divine, qui n'est pas sans analogie avec celle que nous connaissons, mais bien sûr exempte du mal et de la corruption.

Satan a alors tenté les esprits, au moyen des bienfaits matériels qu'il a fait miroiter à leurs yeux, les biens sensibles. Les esprits séduits sont tombés dans la chair. Jusqu'au retour au Dieu bon, nous voilà dans le monde de la chute, un second monde, monde sensible, monde de la chair, géré par le diable. C'est en ce sens que le catharisme se présente donc comme dualisme, dès lors nécessairement et structurellement étranger à toute théologie de la nature, ce produit mauvais marqué de la griffe du diable. Sous l'angle moral, le dualisme cathare correspond essentiellement à une plus grande radicalité dans la prise au sérieux de la certitude commune au Moyen Age de la corruption de la matière. Commune au Moyen Âge, mais invraisemblable au XXe siècle, et plus particulièrement dans une théologie de la nature. L'hésitation d'Otto Rahn, nazi et comme tel naturaliste, en faveur de Lucifer, auteur de la nature, était donc sans doute inéluctable.

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Le catharisme - qui s’accorde en cela avec tout le Moyen Âge - considère que le monde sensible est, depuis l'expulsion du Paradis au moins, griffé par le diable, donc. La nature a dorénavant quelque chose de mauvais. Le mythe cathare monarchien l'exprime ainsi : peut-être la matière est-elle créée par Dieu : de sa création proviennent même les quatre éléments du monde sublunaire, terre, eau, air, feu ; mais sous la forme dans laquelle ils ont été ordonnés, il faut reconnaître l'oeuvre du diable, à savoir le Lucifer déchu de la mythologie orthodoxe. Ou, pour les dyarchiens, tout en ce monde est dû à un mauvais Principe étranger à Dieu, un mauvais Principe père du diable. De quelque façon qu'on l'envisage, c'est de toute façon lui, le Mauvais, et non Dieu, qui pour les cathares a donné sa configuration à la création actuelle. Ce qui n'était pas d'une grande originalité au Moyen Age, et rendait, jusqu'à l'intégration de la philosophie aristotélicienne et au thomisme, toute idée de théologie naturelle quasi inconcevable. Et plus encore en catharisme, donc, où la nature n'est que la pâle et maligne imitation de la splendeur de la Création divine, préexistante, d'où nous sommes déchus dans le malheur de la déficience.

A l'opposé, "les enfants de Dieu sont nés non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu" (Jean 1). Comment parler de nature ou de race avec de telles convictions ? Ce n'est là que le discours du diable par qui se perpétue un ici-bas malheureux et violent.

Cela pour l'aspect théologie naturelle. Mais qu'en est-il de l'autre aspect du discours généralement reçu, notamment à l'époque de Rahn, quant au catharisme : le rejet de l'Ancien Testament ? Cela, sachant que le judaïsme est indissociable de la Bible hébraïque, et que le rejet des juifs comme figure de l'altérité est un des traits caractéristiques des fascismes, nazismes, divers extrémismes et autres totalitarismes.


6. Les racines judéo-hellénistiques du catharisme

On l'a dit, le discours cathare n'est pas étrange au Moyen Age. Il a des racines communes avec le discours chrétien en général. Des racines qui plongent à Alexandrie, dans l’Égypte de l’Église primitive, l’Égypte d'Origène. Et par Origène, ces racines plongent dans la Bible hébraïque et dans la tradition juive - où, avec Indiana Jones, Otto Rahn ne peut que courir après l'Arche d'Alliance.

On a souvent voulu Origène platonicien, insistant donc sur son côté grec. Certes, ce côté est présent. Mais outre l'influence platonicienne, il ne faut pas négliger l'apport de la méditation de la Bible hébraïque et du Nouveau Testament chez Origène, qui se réclame plus volontiers de Paul que de Platon, ce notamment quant à son sens de la dimension spirituelle des textes révélés. Et dans la mesure indiscutable où platonisme il y a chez le père alexandrin, l'approche qu'il a du philosophe de l'Académie est fortement influencée par celle qu'en avaient ses prédécesseurs juifs, à commencer par Philon et l'école judéo-hellénistique. On trouve déjà chez Philon l'anthropologie origénienne trichotomiste en laquelle le père de l’Église, à la suite de l'apologète juif, fonde sa méthode exégétique et les trois niveaux de lecture des textes bibliques.

Quant à l'idée de préexistence, elle n'a rien d'original dans le judaïsme de l'époque. Le P. Duquesne rappelle que le judaïsme palestinien admettait que les âmes avaient été créées ensemble soit avec Adam, soit en lui. Doctrine de la préexistence qui entraînait soit un traducianisme, si on les comprenait comme créées originellement en Adam, soit un "pré-origénisme", si on les comprenait comme créées avec Adam. On a ce même double courant jusque chez les cathares : "origénisme" et traducianisme. Dans tous les cas, préexistence quoiqu'il en soit, ce que confirme Philon quant à ses coreligionnaires d'Alexandrie, ou Josèphe, notamment pour les esséniens, mais aussi pour les pharisiens en général (cf. A.F. Duquesne, in A. des Georges, La réincarnation des âmes, Paris, Albin Michel, 1966, p. 153 sq. Pour Philon en général, cf. Émile Bréhier, Les idées philosophiques et religieuses de Philon d'Alexandrie, Paris Picard, 1908 ; Jacques Cazeaux, Philon d'Alexandrie. De la grammaire à la mystique, Paris, Cerf (Cahiers Évangile), 1983 ; Jean Daniélou, Philon d'Alexandrie, Paris, Fayard, 1958).

Origène parle de "dégradation de l'intelligence".

Cela permet un éclaircissement de la pensée du théologien alexandrin dont on peut voir ainsi ce qui le relie et ce qui le sépare du platonisme. Et parallèlement, en quoi il fonde sa théologie, en des points incontestablement présents dans le catharisme, sur des textes de l'Ancien Testament que les cathares seraient censés rejeter ! Sachant cela, il faudrait sans doute des arguments historiques plus décisifs que ceux sur lesquels on fonde communément le rejet supposé.

Origène adopte de l'hellénisme platonicien le mythe de la préexistence des âmes. Il faut ici être prudent, et parler quant à lui plus précisément de préexistence des intelligences. Pour l'Alexandrin, Dieu a créé un nombre déterminé d'intelligences célestes, douées d'ailleurs d'une certaine corporéité (Dieu seul - Père, Fils et Saint Esprit - est parfaitement incorporel) (Traité des Principes, II, 2, 2). C'est cette corporéité, doit-on supposer, qui leur donne leur individualité, leur distinction, sans cela impensable.

Cette préexistence des intelligences concerne tout être rationnel, depuis le Christ en son humanité, jusqu'aux démons, en passant par les anges, les astres et les êtres humains. Une catastrophe préexistentielle a entraîné la distinction hiérarchique de toutes ces catégories d'êtres rationnels, entre catégories et à l'intérieur des catégories. Cette catastrophe est la chute, initiée par "Lucifer" selon une lecture allégorique d'Ésaïe 14 et Ézéchiel 28, dans la Bible hébraïque. Elle concerne tous jusqu'aux êtres humains. Qui ne reconnaîtrait pas là le matériau théologique cathare ?

Or, cela est fondé sur une lecture de la Genèse, lecture qui est déjà celle de Philon. Pour Philon, si le second chapitre de la Genèse (Gn 2:4 sq.), concerne le monde sensible, le nôtre, le premier chapitre de la Genèse, en revanche, concerne la création intelligible, le monde de la préexistence, donc. La Bible hébraïque donc, de la Genèse aux Prophètes, est là comme seule source où se fonde ce qui sera aussi la théologie cathare.

Continuons : pour Origène, seul le Christ s'est maintenu dans l'union avec le Verbe. Les anges mêmes ne sont pas entièrement préservés. Moins atteintes que celles devenues démons, les intelligences humaines se sont dégradées en âmes, soumises ainsi de cette façon à la vanité qui a atteint toute chose. Nous sommes devenus corps animaux (1 Corinthiens 15), face à quoi est l'espérance de la rédemption de nos intelligences par l'illumination du Verbe manifesté dans l'Incarnation (ensomatose) du Christ qui nous rendra corps spirituels lors de la résurrection finale.

Ici il faut être prudents concernant ce que l'on appelle trop inconsidérément le "docétisme" cathare. Rien à voir avec le discours de la gnose, qui s'appuyait, contrairement au catharisme, sur d'autres textes que le Nouveau Testament. Le docétisme gnostique consistait largement à nier la crucifixion de Jésus. Comment le catharisme peut-il rejeter le symbole de la croix au nom de ce que c'est l'instrument de torture du Christ - ce que les gnostiques ne faisaient pas - ; comment le catharisme le peut-il si le Christ n'y a pas été torturé ?

Le supposé docétisme cathare renvoie plus simplement à une haute christologie faisant de l'Incarnation du Christ une adombration - pour employer le terme origénien - et non pas une chute, une perte de son statut immaculé de préexistant qui n'a pas péché. Ce qui est clairement rejeté, en revanche, c'est l'Incarnatio continua, la continuation de l'Incarnation dans l'histoire et dans l’Église, qui y fonde le dogme de l'Eucharistie, évidemment rejetée par les cathares, contrairement à ce que fait le Roman graalien (cf. Michel Roquebert, "Le Graal contre les cathares", Heresis Collection n°6, 1993, p.83-116).

En dette au platonisme, la vision origénienne, puis cathare, ne manque pas de s'en distinguer : fondée dans la Genèse, cette dégradation de l'intelligence, équivalent d'une enténébration, correspond à une explication allégorique des fondements de l'espérance résurrectionnelle de la première Épître de Paul aux Corinthiens relative aux deux Adam (Genèse toujours) - l'Adam terrestre, et l'Adam céleste, le Christ : sur cette base Paul affirme : "semé corruptible, on ressuscite incorruptible. Semé méprisable, on ressuscite glorieux. Semé plein de faiblesse, on ressuscite plein de force. Semé corps naturel, on ressuscite corps spirituel" (1 Co 15:42-44). On comprend pourquoi Origène se réclame de Paul. Avec derrière Paul, encore Philon, qui lui aussi présentait deux Adam. L'Adam déchu, l'Adam de chair, et un second Adam, préexistant, correspondant au Logos éternel de Dieu. Simplement pour Paul, puis Origène, ce Principe préexistant est aussi homme, le Christ.

Cela incite à ne pas prendre trop vite pour argent comptant l'accusation d'anti-trinitarisme des cathares, en l'appuyant sur le fait que le Christ préexistant est une créature angélique, un être créé. Origène disait la même chose, fondant la double nature du Christ dans la préexistence. Créature spirituelle comme tous les anges et êtres humains, son humanité spirituelle n'en était pas moins unie au Logos éternel et comme telle, sous cet angle, incréée. Or les cathares aussi récitaient bien le symbole des Apôtres et utilisaient les formules trinitaires dans leurs rituels.

La question trinitaire, au vu des rituels et du précédent origénien, la question du docétisme et de l'Incarnation, au vu de ce même précédent, et la question du rattachement à l'Ancien Testament, voilà un catharisme qui serait plus proche qu'on pense des traditions juive et chrétienne.


7. Éléments d'histoire de la lecture des violences bibliques. Des prophètes aux cathares

Lisant donc l'Ancien Testament et s'en réclamant, depuis ses origines, l’Église, à la suite de la Synagogue, est confrontée dès avant les temps cathares à la difficulté que représentent les guerres et la violence présentées par la Bible comme relevant de volonté de Dieu.

Il y a là une des tâches des plus délicates de l'apologétique - la défense de la foi. Plusieurs approches ont été proposées, dans la succession desquelles on peut voir se dégager ce en quoi le Dieu de la Bible fait advenir ceux qu'il convoque, à l'altérité d'un universalisme arraché à l'histoire dans laquelle il s'insère.

1. Une guerre inévitable pour une terre revendiquée par deux peuples. Une première approche comprend les violences bibliques comme inhérentes à une guerre incontournable dans la situation des temps de l'Exode et de l'Israël ancien. Cette approche insiste sur le fait que la terre de Canaan pouvait légitimement être revendiquée comme sienne par le peuple d'Israël, comme descendant d'Abraham. Le patriarche et les siens y avait séjourné, en effet, déjà quelques siècles auparavant, sans difficultés avec le voisinage. Aucune raison ne devait donc s'opposer à un retour au pays.
Les partisans de cette lecture font remarquer que les populations que combattent les Hébreux rentrant d’Égypte, sont en partie composées d'envahisseurs récents, entendant soumettre la région, et qui n'ont aucun droit acquis sur le pays de Canaan (cf. André Neher, Histoire biblique du peuple d'Israël, Maisonneuve, 1982). Ces envahisseurs, les Philistins, viennent de la Méditerranée, d'îles comme la Crète. Les Hébreux eux, rentrent chez eux.
Il reste que toutes les populations cananéennes ne sont pas philistines. Ici, en insistant sur la promesse faite à Abraham, on contestera parfois que la légitimité de résidence sur une terre, ou de domination d'une région, ne dépende systématiquement d'une plus grande ancienneté d'installation. (Remarquons en ce sens, qu'en privilégiant l'ancienneté, on devrait remettre en cause la légitimité de la domination française - ex-franque - de terres gauloises auparavant dirigées par des envahisseurs celtes, puis romains, et localement wisigoths, burgondes, etc.)

2. Un conflit révolutionnaire. Si l'on tient compte de la relativité des questions d'ancienneté d'installation, on tendra à insister sur la dimension de conflit révolutionnaire (cf. Raphaël Draï, La sortie d'Égypte, L'invention de la liberté, Paris, Fayard, 1986) qui est sous-jacente aux violences bibliques, ce qui donne une deuxième approche.
Employons le mot "révolutionnaire" sans trop presser l'analogie avec le phénomène proprement moderne des révolutions. L'analogie est pourtant réelle. Les révolutions modernes peuvent trouver, entre autres points de départs possibles, leur origine dans la Révolution puritaine anglaise du XVIIe siècle. Et si la Révolution française ne manquait pas de se réclamer des révolutions puritaines anglaise et américaine, ces dernières ne négligeaient pas de revendiquer leur fidélité à Moïse et au peuple de l'Exode.
Sachons que les peuples que confrontait l'Israël biblique pratiquaient - en fonction du culte de leurs idoles, - entre autres la prostitution sacrée et les sacrifices d'enfants. Cela, donc, pour des raisons religieuses, c'est-à-dire à fondement supra(ou infra)-rationnel ; en d'autres termes, inaccessibles à l'argumentation. Aussi, paradoxalement, en fonction même de leur relation avec le Dieu de miséricorde, les prophètes pouvaient-ils percevoir comme de leur devoir que d'exiger les violences qui ont choqué par la suite.

3. Le comble de l'iniquité des Amoréens. Sous cet angle, l'apologétique saura faire remarquer, pour dégager une troisième approche, que face au degré d'ignominie des pratiques cananéennes, la patience de Dieu rencontrait des limites. La violence exercée par Israël selon l'exigence prophétique est alors perçue comme instrument d'un châtiment mérité, advenant en son temps. Selon la promesse divine faite à Abraham, le peuple ne reviendra d’Égypte prendre pied sur sa terre que lorsque "la déchéance morale des Amoréens aura atteint son comble" (Gn 15:16). Pour ce faire, il met en œuvre le châtiment céleste.

4. Le visage de la miséricorde de Dieu. Si les prophètes perçoivent légitimement Dieu comme exigeant l'exercice d'une violence difficilement évitable dans les circonstances qui sont les leurs - et nous serions mal venus de leur jeter la pierre, - ils n'en sont pas moins conscients de la dimension provisoire, et donc partielle, d'une telle perception. Ils rivalisent d'images enchanteresses pour décrire l'avenir pacifique que Dieu prépare. Et au cœur même de leur vie de violence, ils pressentent le visage de grâce du Dieu qui les captive. C'est la une quatrième approche.
C'est ainsi qu’Élie, qui vient de faire massacrer les prophètes de Baal (1 R 18:40), découvre que Dieu n'est ni dans le vent violent, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans le souffle doux et subtil (1 R 19:11-12). De même David, ayant mené à bien les guerres de l’Éternel, s'entend-il dire : "Tu as beaucoup versé de sang, et tu as fait de grandes guerres ; tu ne bâtiras pas une maison à mon nom car tu as versé devant moi beaucoup de sang sur la terre" (1 Ch 22:8).
Jésus appuie le sentiment des prophètes en reprenant Jacques et Jean voulant faire descendre le feu du ciel sur les habitants d'un village samaritain qui refuse de les recevoir : "vous ne savez pas de quel esprit vous êtes animés" (Lc 9:51-56). C'est ainsi que dès le Nouveau Testament, l’Église discernera avec les Apôtres qu'il est un visage de Dieu qui demeure au-delà de toutes les perceptions que nous pouvons en avoir, fussent-elles légitimes : c'est le visage de sa faveur qui est en Jésus Christ : "Nul n'a jamais vu Dieu ; le Fils unique qui est dans le sein du Père seul l'a fait connaître"… Nul, pas même "Moïse, par lequel a été donnée la Loi"…, tandis que "la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ" (Jn 1:18, 17). C'est ce qu'en d'autres termes confessait Job après son épreuve : "Mon oreille avait entendu parler de toi ; mais maintenant mon œil t'a vu" (Job 42:5).
En dehors de la révélation en Jésus crucifié (1 Co 2:2) qui brise toute image de Dieu, il n'est que perception partielle, fût-elle légitime. Et cela - ainsi l'enseignent plusieurs auteurs néotestamentaires - repose sur ce qu'en dehors du Christ il n'est de communication divine qui ne soit médiatisée par un intermédiaire angélique - à commencer par la Loi (Ga 3:19 ; cf. Hé 2:2, Ac 7:35, 38 ; cf. Ex 3:2). Intermédiaire angélique qui pourra donc être perçu comme mauvais.

5. La lecture spirituelle de l’Écriture. C'est à partir de ces considérations que certains courants de l’Église primitive en sont venus à suggérer le rejet de ce qu'ils désignaient dans une nuance péjorative comme "Ancien Testament", l'attribuant à un être angélique mauvais.
La majorité des chrétiens ne les a pas suivis, refusant de juger illégitimes les enseignements partiels, occasionnels, que l'on peut trouver dans le Tanakh - c'est-à-dire, la Loi, les Prophètes, et autres Écrits - (cf. Mt 19:8). C'est ainsi que l'autorité de la Bible hébraïque a été reconnue par le christianisme qui apprenait à y discerner le visage du Christ. Ainsi, en premier lieu l'Apôtre Paul apprenait à faire usage de l'allégorie (Ga 4:24), pour lire, par-delà le dire angélique, partiel, la Vérité éternelle dévoilée en Jésus Christ.
Cette pratique de la lecture allégorique, ou "spirituelle", qui correspond à une cinquième approche, repose sur cette certitude apostolique que la Parole écrite nous communique la Parole éternelle en tant qu'au-delà de son propre discours - qui pour ne pas errer, n'en est pas moins partiel -, elle désigne la Parole éternelle faite chair. Cette certitude est d'autant plus profondément ancrée dans la conscience de l'Eglise ancienne, qu'elle vaut aussi pour l’Écriture néo-testamentaire et pour tous les temps d'avant la Parousie : "c'est partiellement que nous connaissons, c'est partiellement que nous prophétisons ; mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel sera aboli" (1 Co 13:9-10). Notre connaissance de Dieu ne saurait être exhaustive.
Ainsi, c'est la compréhension de la possibilité de cette lecture de l’Écriture qui a permis à Augustin de dépasser son rejet de la Bible hébraïque, dû à ce qu'il était rebuté par les récits de violence. Et c'est ce dépassement qui devait lui permettre d'en venir à la foi du Fils de Dieu.

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Concernant le catharisme, il faut considérer en premier lieu les présupposés de cette exégèse commune, spirituelle, c'est-à-dire généralement non littérale.

On l'a compris, l'exégèse spirituelle est un élément important de la lecture de la Bible dès les origines du christianisme. En cela d'ailleurs le christianisme hérite une pratique largement répandue dans la tradition juive en général, judéo-hellénistique en particulier. Paul a reçu sa méthode exégétique des rabbins. Le Livre des Actes des Apôtres ne nous dit-il pas qu'il était disciple de Rabbi Gamaliel ?

On a parlé aussi de l'œuvre de Philon d'Alexandrie, juif dont le christianisme alexandrin a évidemment hérité.

Mais très vite, au vu du christocentrisme que l'on a évoqué, une distance s'établit entre l'usage que font les chrétiens de l’exégèse spirituelle et celui qu'en font les juifs. Chacun s'accorde à reconnaître une portée symbolique aux données littérales, chacun perçoit un sens allégorique aux textes bibliques. Une véritable typologie s'établit par laquelle les personnages ou événements bibliques signifient les réalités spirituelles dont ils sont porteurs : pour un Philon, Moïse typifie la sainteté de la Loi, tandis que son frère Aaron, le grand prêtre, typifie la miséricorde. Ou le personnage mystérieux de Melchisédech, exerçant un office sacerdotal à l'égard du patriarche Abraham, typifie le Logos, principe de la création et principe de la médiation pour l'accès à la divinité.

Ce sens de la portée symbolique de l'enseignement biblique concerne jusqu'au rituel, et cela dès les temps les plus anciens. Ainsi pour les prophètes, la circoncision elle-même, signifie la "circoncision des cœurs", à savoir la disponibilité à Dieu. Une distance certaine est donc présente entre la lettre du texte et sa signification allégorique.

Pour les chrétiens cette distance s'accentuera. Ainsi Paul, reprenant le thème de la circoncision des cœurs, y verra la nécessité de relativiser le rite proprement dit. Pour lui toutefois, le rite relativisé doit simplement permettre aux païens, aux non-juifs, d'entrer dans l'Alliance sans conversion au judaïsme. L'écart entre lettre et sens spirituel ne s'en est pas moins creusé. Cet écart s'accentuera encore avec l’Épître aux Hébreux. L'auteur utilise la méthode exégétique philonienne, et donc, comme Philon, estime illégitime de recevoir les rites comme fin en soi. Mais, là où Philon n'allait pas, il en conclut dans sa démonstration que, symbolique, un rite comme celui du Yom Kippour, voit cesser - avec la destruction du Temple, ou en vue de l'imminence de cette destruction -, le temps de sa pratique littérale ! Et toujours philonien, reprenant la typologie concernant Melchisédech, il n'y voit plus simplement l'image du Logos désincarné, mais celle de Jésus, Fils de Dieu devenu homme et crucifié, en qui cesse la cérémonie sacrificielle du Yom Kippour qui avait donc pour fonction de représenter la mort de Jésus reçue comme sacrificielle. La distance entre les deux dimensions du texte, littérale et spirituelle, s'est alors nettement creusée. L'éclatement n'intervient toutefois pas, le sens aigu de l'Incarnation permettant de garder sa valeur à l'histoire, lieu de la lettre. C'est là précisément, sur la notion d'histoire, qu'insistera un Irénée pour s'opposer aux hérésies gnostiques qui tendent à relativiser, et la chair, et donc la lettre du texte qui y réfère. Docétisme et dualisme exégétique vont de pair.

La racine de l'un comme de l'autre est sans doute à chercher dans la tension qui n'a cessé de s'accentuer entre l'histoire et la lettre du texte d'une part, référant à ce monde, et les réalités spirituelles et éternelles, signifiées dans le sens allégorique et dévoilées par le Christ d'autre part. Du coup le paradoxe de l'Incarnation de celui qui est porteur des réalités éternelles devient extrêmement lourd à tenir. Le risque de l'éclatement est latent. L'éclatement advient périodiquement, manifesté aux premiers siècles de notre ère par la rupture entre les groupes gnostiques et la Grande Église. Celle-ci entend s'en tenir à l'histoire, lieu de l'Incarnation du Fils de Dieu, ceux-là ne veulent rien perdre du monde spirituel que le Christ est venu dévoiler. Ici l'éclatement entre la lettre et l'esprit s'exprime généralement en christologie dans le docétisme.

La grande Église s'attachera à expliciter le mystère de l'Incarnation, en développera les symboles dogmatiques, les gnostiques et leurs héritiers élaboreront le matériel allégorique et les mythes par où l'indicible essaie de se dire à notre imagination espérante. Cela dit l'histoire, la lettre du texte biblique, surtout de ce qui devient "l'Ancien Testament", et la création de ce "vieux monde", se relativisent davantage, jusqu'à se charger de la valeur négative de ce qui passe, de ce qui s'évanouit pour n'être que vanité. Le sens de l'exil métaphysique, présent déjà chez les prophètes, se développe encore. Ce monde est Babylone, le lieu de la captivité de nos âmes. Voire même, il ne peut venir du Dieu sublime dévoilé par Jésus. Dans cette perspective, même, à terme le démiurge qui l'a produit ne serait plus simplement celui de Platon, il faudrait l'envisager au moins maladroit, peut-être même mauvais. Ici la rupture consécutive à la tension exégétique est consommée.

Origène saura tenir les deux bouts, exprimant le projet de l'Incarnation dans une vaste élaboration mythique, en dette à Platon et à l'exégèse spirituelle d'un texte dont la lettre, le sens historique, n'est toutefois pas évacué. Il demeure comme pour Philon - mutatis mutandis - porteur d'un sens qui le dépasse au moment même où il signifie ce sens. L'origénisme demeurera le lieu de refuge du discours mythique d'un christianisme de l'Incarnation.

Car en outre, il ne faut pas le négliger ou le perdre de vue, au départ de l'alexandrinisme, et chez Philon, il est plus question de deux pôles que de deux niveaux. L'exégèse philonienne en effet, n'est pas binaire - lettre et allégorie -, mais ternaire, en fonction de l'anthropologie trichotomiste qui sera encore celle d'Origène, et plus tard, des cathares. Correspondant à ces trois niveaux, l’Écriture recèle trois sens : historique, ou littéral ; tropologique, ou moral ; allégorique, ou spirituel.

Les demandeurs de l'exigence spirituelle cultiveront le discours mythique origénien au cœur de leurs monastères jusqu'à un nouvel éclatement, fruit de la mise en suspicion progressive de l'héritage d'Origène.

Deux temps de cette mise en suspicion et de cet éclatement : premier temps, la condamnation du mythe de la préexistence des âmes, et des moines qui la professent en 543 et au IIe Concile de Constantinople en 553 ; deuxième temps, l'émergence d'un bogomilisme autonome trois siècles plus tard. L'orthodoxie, elle, s'est efforcée, sans bien sûr y parvenir totalement, d'évacuer de son sein le matériel mythique par lequel s'enseignait chez Origène l'indicible de l'Incarnation : le dogme, depuis, s'est revêtu de la logique aristotélicienne.

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Quant au Moyen Âge latin, il connaît une exégèse à quatre niveaux. C'est Bède le Vénérable qui a mis définitivement en place le système. Par rapport à la lecture à trois niveaux, un quatrième niveau s'est mis en place, qui correspond à une subdivision de l'ancien troisième sens. C'est ainsi qu'on a en premier lieu le sens littéral, ou historique, puis le sens tropologique, ou moral, puis correspondant à l'ancien sens spirituel, deux degrés qui sont le sens allégorique, où le texte de l’Écriture réfère à la vie de l’Église historique, et au temps actuel ; puis le sens anagogique, qui correspond à ce qui concerne le monde à venir, le temps supérieur au nôtre, l'aevum.

C'est ce dernier sens qui intéresse plus particulièrement les cathares, ce sens qui parle de ce siècle à venir déjà manifesté, où, pour le dire comme Jésus les fils de la résurrection vivent comme les Anges, ne se mariant pas (Luc 20:35-36). Qui n'y reconnaîtrait les Parfaits ? Et en outre, ce siècle supérieur, non seulement est celui qui vient, puis qui est dans les Parfaits, mais aussi celui qui était dans la préexistence.

Or il ne faut pas négliger le fait que les quatre sens de l’Écriture ne concernent pas quatre sortes de textes, mais que tout texte recèle les quatre sens. Certes, cependant, certains textes réfèrent plus explicitement à tel niveau de réalité, certains textes à tel autre. Le Nouveau Testament est certes plus axé sur la réalité anagogique que le Premier, quoique cela ne corresponde pas à une distinction absolue. C'est toutefois ce qui a fait penser à nombre de polémistes que "les cathares rejetaient l'Ancien Testament". Les choses ne sont sans doute point si simples, ce qu'a compris Raynier Sacconi, qui a probablement mieux cerné le problème, lorsqu'il dit que Jean de Lugio accepte toute la Bible mais qu'il pense qu'elle réfère à une réalité avérée au ciel : ce n'est là jamais qu'une façon de sens anagogique ! mais outré ; sens que reconnaissent aussi les catholiques, mais pas de manière aussi unilatérale. Quant aux monarchiens, la prudence invite à nuancer l'idée qu'ils rejetaient purement et simplement le Premier Testament comme l'on a parfois pris l'habitude de le croire. Tout au plus leur moins grande rigueur quant aux Principes a pu les conduire à peu l'utiliser tant il est vrai qu'il est plus aisé d'y être choqué par le sens littéral qui dérangeait déjà les Pères de l’Église. Les polémistes se voient pourtant régulièrement contraints de nuancer ce qu'il en serait de ce rejet. Les polémistes laissent les cathares sauver ici les Psaumes, là tel ou tel prophète. Mais les choses ne sont point si claires, surtout lorsqu’on voit tel cathare s'autoriser bel et bien de la Tora pour encourager à la chasteté, ou l'Interrogatio Iohannis proposer ce qui demeure une lecture de la Genèse, avec en arrière plan l'exégèse origénienne d'Ésaïe 14 concernant la chute de "Sathanas". Autant d'aspects que l'on retrouve jusque chez Bélibaste. Le double niveau que Raynier Sacconi reconnaît, non sans doute sans le caricaturer, chez Jean de Lugio, demeure probablement la clef du problème, cette approche étant en outre en parfait accord avec ce que l'on constate par ailleurs de la pratique exégétique du catharisme : on y privilégie le sens anagogique. Certes, si le Premier Testament n'est pas rejeté matériellement, la lecture qui en est faite n'est pas pour autant sans poser de problèmes. On a parlé d'"antisémitisme métaphysique". Voilà à nouveau de quoi séduire Otto Rahn.

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Ici le catharisme est peut-être le lieu d'un dévoilement plus explicite de ce qui concerne le christianisme médiéval en son entier. Que l'on sache en effet, le catharisme n'a pas inventé la légende de la lecture charnelle de la Bible qu'auraient effectuée les juifs. La certitude que par le Nouveau Testament s'opérait un "dépassement" de la lecture juive du Premier Testament n'était pas une originalité de tel ou tel courant du christianisme médiéval. Elle est même restée un lieu commun jusqu'au XXe siècle. Cela correspond à une ignorance notoire de la pratique exégétique dans le judaïsme, et à une perte du sens dialectique qui est encore celui de l'Apôtre Paul, au moment même où il autorise les païens à ne pas pratiquer les rites de la Tora. Là où Jésus entendait se situer précisément en vis-à-vis de la Tora - pas un seul trait de lettre n'en sera aboli -, ce que Paul n'a pas oublié, on en est venu plus tard à substituer une "nouvelle Loi" tout aussi chargée de rites d'ailleurs que l'"Ancienne", en lieu et place des institutions de la Tora. On ne se prive pas en outre d'emprunter à cette Tora tel ou tel aspect au défaut de tel autre. La Loi de la dîme, par exemple, remarquent les hérétiques, fournit un bon fondement pour réclamer des impôts ecclésiastiques (légitimes ou pas, c'est une autre question).

Quoiqu'il en soit, il demeure que l'ignorance de la réalité de la Tora et de son peuple n'est point une spécificité cathare. Force est toutefois de remarquer que l'unilatéralisation de l'anagogie n'était pas faite pour arranger les choses sous cet ordre. Et bien sûr on y trouve des outrances sur le thème du côté charnel et vindicatif de l'Ancien Testament et du Dieu qui s'y dévoile. Inutile de s'y arrêter.

La perte du sens d'une dialectique non-résolue quant à la relation entre la Bible et la Révélation du Christ, sens qui est manifestement encore celui du Nouveau Testament ne peut, par une anagogie unilatéralisée, que se dissoudre un peu plus dans l'idée d'un "dépassement" d'une Révélation par l'autre, qui est - l'histoire n'a cessé de le montrer - la racine constante de l'idée du dépassement d'un peuple par l'autre.

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Cela étant dit, il demeure exagéré d'affirmer sans autre nuance que "les cathares rejetaient l'Ancien Testament". Les cathares privilégiaient le sens anagogique d'une façon particulièrement poussée. Cela en lien, le sens anagogique référant à des réalités supra-historiques, avec la vocation cathare à maintenir cette dimension mythique qui se résume dans l'idée de préexistence des âmes, en Adam (Interrogatio Iohannis) ou avec lui (le reste du catharisme occidental en général).

Ce qui situe l'univers sur un double niveau : le niveau céleste, préexistant, auquel réfère la lecture anagogique, et ce monde terrestre, celui de la chute. On est dans un schéma dualiste.


8. Universalisme concret contre mythologie identitaire et raciale

Aujourd'hui à nouveau, et peut-être comme toujours, s'affrontent un universalisme concret, fondé sur les Tables de la Loi, non aryennes, mais universelles, celles du Sinaï puis des droits humains, et un mythe voulant se fonder sur un repli pour imposer son universalité propre, abstraite. Or, depuis les temps bibliques, Israël est, non pas une entité ethnique, comme le voudraient les idéologies de la race, mais le lieu d'expression symbolique de l'universel concret, dont participent le christianisme en général, et en son sein, le catharisme, naturellement, mais à un degré paroxystique.

Point d'aryanité, persane, celte, wisigothique ou occitane, mais une universalité qui transcende la race et la chair, et dont Israël est le premier bénéficiaire et le symbole.

Le catharisme en participe à plus d'un titre. Par sa revendication de l'universalisme biblique et chrétien concrétisé ; par ce qu'il est à ce titre une figure de l'altérité qui dérange (c'est en ce sens qu'il est aspiration concrète à l’universel) ; et en outre par ce qu'il exprime dans son exégèse en être un moment paroxystique.

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Les cathares, mais non pas eux seuls, ont vu dans l'histoire la griffe du diable, et n'ont reconnu de pure inspiration divine que dans les traces du monde céleste, signifié dans l'anagogie. Histoire tragique. Et à nouveau le paradoxe d'Indiana Jones : le nazisme, et tout ce qui lui ressemble naît d'un sentiment de défaite, et d'une haine de l'histoire. Se haïr soi-même : le drame d'Otto Rahn, selon Marie-Claire Viguier (M.-C. Viguier, "Otto Rahn entre Lucifer et Jésus", Heresis n°18, juin 92, p.55 sq).

Mais là se marque la frontière entre deux façons : se haïr, soi et l'histoire, ou juger qu'il n'y a là que vaine agitation. Cette frontière se marque dans la manière d'y entrer de force et de sang, ou de la laisser s'échapper. Là se séparent Indiana Jones, abandonnant le Graal ou l'Arche sainte, et les nazis qui, tel Hitler dans son bunker, meurent dans leur haine devenue frénétique.

Ici les cathares et Élie se rejoignent sur le Carmel d'une présence inaccessible, celle du Christ de l'Ascension, sans Incarnatio continua.


9. N'être pas de ce monde

"Vous n'êtes pas de ce monde", dit Jésus à ses disciples (cf. Jean 17, 11-23). N'être pas de ce monde, ou être confrontés au rejet, à l'exclusion, à la mort,… ou déjà, à la douleur. La douleur, qui instaure dans notre quotidien cette réalité : nous sommes en ce monde en situation d'exilés, "passagers et errants sur la Terre". Nous ne sommes donc pas de ce monde. Calvin aura, au sujet de la douleur, ces propos terribles : elle nous est infligée pour que nous nous souvenions de notre condition d'errants, d'étrangers en ce monde. Réalité qui nous concerne, tout un chacun, quelle que soit son origine, sa religion, ou la nature de sa foi éventuelle : nous allons tous mourir, peut-être dans la douleur. C'est ainsi que "nous ne sommes pas de ce monde", qui que nous soyons. Ce qui peut se traduire par la douleur donc, éventuellement celle de la persécution. Les chrétiens, disciples d'un crucifié, ayant entendu de lui cet enseignement, les chrétiens sont censés le savoir. Pour les disciples, au jour où ils reçoivent cet enseignement, Jésus les prévient qu'ils sont en passe de connaître le rejet et de subir la persécution. Et alors, leur dit Jésus, "si le monde vous hait, c'est que vous n'êtes pas du monde". C'est que ceux qui n'aiment pas, ceux qui haïssent, le font parce qu'ils se croient du monde. Hélas l’Église un jour se croira du monde, en se mettant à persécuter à son tour, ou en jugeant que certains sont autochtones, d'autres étrangers ! Quel est en effet le motif commun pour persécuter, ou mépriser quelqu'un ? Tout simplement penser qu'il n'est pas à sa place avec nous, pas à sa place chez nous - chez nous, c'est-à-dire où, sinon en ce monde ? Haïr c'est se croire de ce monde, à l'inverse de ce que Jésus a enseigné, et par conséquent, dire à celui que l'on regarde comme étranger, étranger à notre monde, apatride : "rentre chez toi", va hors de ce monde, de mon monde, celui de mon ethnie, ma race, ma nation ou ma religion - cela, absurdement adressé même éventuellement à des juifs par d'aucuns qui se disent de l’Église ! Et là c'est Jésus qui console, l'exilé, l'incompris, l'étranger, en un mot Job et tous les souffrants face à leurs prétendus amis - en rappelant : "tu n'est pas de ce monde, comme moi je ne suis pas du monde. Si tu étais du monde, le monde aimerait ce qui est à lui". Mais en attendant l'entrée concrète, vécue, dans cette consolation que procure Jésus, subsiste la douleur, l'exil, l'échec. Car avant d'en arriver à vivre de la consolation de Jésus, il est tout un cheminement.

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Cela se signifie dans la Bible par l'exil, l'exil et la violence qui l'accompagne. L'exil revient périodiquement. Et en outre l'exil historique est signe d'un exil bien plus fondamental. C'est encore ce qui se vivra à l'époque du Nouveau Testament, et donc ce qui est derrière notre texte. Un Jean-Baptiste prêchant le repentir n'annonce rien d'autre en citant Ésaïe, que la fin de l'exil. Et au plan strictement politique, si le dernier exil, à Babylone, a pris fin, la liberté d'Israël est alors largement compromise par la domination romaine : nul ne s'y trompe. Mais en outre, et les plus fervents des fidèles ne cessent de le rappeler, l'exil historique est toujours en fin de compte le signe d'un exil plus fondamental : l'exil dans le malheur et la douleur, le péché et la culpabilité. Et au-delà de toutes les rédemptions, c'est de la rédemption de cette captivité-là que Jésus se veut porteur.

Et c'est pour cette justice-là, pour être rachetés de cet exil, que "les élus crient à Dieu nuit et jour". Dieu tarderait-il ?

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Dans ce temps de l'attente de la délivrance, simplement, l’Évangile de Jean nous présente Jésus qui - demandant à Dieu de garder ses disciples du Malin alors qu'il les envoie dans le monde - prie pour leur unité - par leur sanctification dans la vérité. C'est-à-dire, finalement leur solidarité les uns avec les autres, et finalement leur solidarité avec les exclus, à l'image du Christ lui-même.

Il s'agit bien pour les disciples, en effet, d'entrer par cette prière dans la communion du Père et du Fils. Et Jésus nous en indique le chemin : il a donné aux siens la gloire que lui a donnée le Père (v. 22). Or on sait quelle est sa gloire : c'est celle qui est dans le regard par lequel le Père le voit sur la croix (Jn 12:27-33) ; sa gloire est dans le paradoxe de l'exclusion. Et voilà que Jésus vient de promettre à ses disciples cette exclusion, voire même la persécution.

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Et c'est cette exclusion du Christ partagée par les disciples qui marquera le fait que comme leur Maître, envoyés dans le monde, ils ne sont pas du monde, cette exclusion qui ira souvent jusqu'à la persécution. Et c'est cette même exclusion qui est l'exaucement de la prière par laquelle Jésus demande au Père de les garder du Malin.

L'exclusion - fût-elle parfois indiscernable, ne subsistant que sous la forme de la certitude intérieure d'être indésirable, - cette exclusion des disciples sera le signe de leur sanctification, c'est-à-dire de leur mise à part, puisque tel est le sens du mot sanctification.

Il s'agit de savoir discerner ce que révèle le Christ : qu'il est une faveur indestructible, un regard d'amour qui subsiste au cœur même de nos plus lourdes certitudes d'être rejetés ou méprisables.

Cette mise à part - c'est-à-dire sainteté, puisque c'est le sens du mot, - ou exclusion… dans la Vérité, à savoir avec le Christ, est encore une façon par laquelle nous est signifié où est la gloire du Christ partagée par ses disciples : elle est dans l'humiliation de la torture de la croix, sainteté, mise à part dans le service, prix de la Vérité de cette terrible parole de Dieu.

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Pèlerins et passagers sur la Terre, comme tout un chacun, les disciples du Christ voient cette situation commune d'étrangers soulignée encore, et apparemment de façon contradictoire, par ce qu'à l'image de leur Maître ils s'engagent en ce monde, comme il s'y est incarné - adombré -, dans ce qui est vraie humiliation, jusqu'à la crucifixion. Ils s'y engagent dans tout le poids, douloureux, de l'intercession pour un service apparemment vain, qui débouche souvent carrément sur des rejets, voire des persécutions, qui soulignent encore cet état de pèlerins.

Mais les disciples savent par la leçon de leur Maître que cette apparente vanité d'un combat, souvent sans fruits visibles, est la marque de la gloire de ce Maître, que Dieu élève à la gloire quand tous ne croient faire que le pendre. Les disciples savent le secret du regard du Père sur le Fils, par lequel il le glorifie.

Et c'est ainsi que le Christ révèle à ses disciples le secret de l'unité dans la Vérité : le regard que chacun des siens porte sur son prochain méprisé, rejeté. Là où est l'étranger, le méprisé, l'exclu, là est le Christ. Là est la révélation de la gloire du Père et du Fils, là est la communion de l'Esprit de Vérité.

Nous voilà à une distance sidérale des temples solaires de quelque religion raciale aryenne, hyperboréenne ou occitane. On est tout simplement dans la tradition des universalismes juif et chrétien, hérités de la Bible hébraïque, qui fait de ceux qui en participent, dès lors qu'ils sont minoritaires, en exil ou émigrés, des figures incontournables de l'altérité - qui comme tels sont insupportables aux rêveurs de l'identitaire de l'appartenance raciale supérieure.

Figures de l'altérité, et comme tels à exclure. N'est-ce pas là ce que les cathares ont vécu de façon paroxystique ?


Roland Poupin, C.E.C., Carcassonne, le 6.6.97


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