Je citerai pour commencer la Concorde de Leuenberg (en tant que texte de base des accords d’union luthéro-réformés) :
26. Là où existe un tel accord entre les Églises [ici sur la Cène — cf. infra], les condamnations contenues dans les confessions de la Réforme ne concernent pas la doctrine effective de ces Églises.
27. [… Elles] ne concernent pas la doctrine dans son état actuel. En disant cela, nous ne prétendons pas que les condamnations prononcées par nos pères aient été déplacées ; toutefois, elles ne sont plus un obstacle à la communion ecclésiale.
[Même si] 28. Entre nos Églises subsistent d’importantes différences dans l’ordonnance du culte, dans l’expression de la piété et dans la constitution (discipline) ecclésiastique. Ces différences sont souvent ressenties plus fortement par nos communautés que les divergences théologiques héritées du passé. Cependant, d’après le Nouveau Testament et les critères de la communion ecclésiale établis par la Réforme, nous ne pouvons pas voir dans ces différences des facteurs entraînant une séparation entre les Églises.
Venons en à un regard sur Thomas d’Aquin, Zwingli, Calvin, Luther, celui d’un théologien luthérien danois significatif au XIXe siècle, dont la dogmatique, traduite assez tôt, a joué un rôle non négligeable dans le protestantisme français. Ce théologien est connu aussi ( cf. infra) comme un des principaux adversaires de son compatriote Kierkegaard. Il s’agit de Hans-Lassen Martensen (dans sa Dogmatique chrétienne, trad. G. Ducros, Paris, 1879, p. 677-682).
Entendre sa perception des choses, aspect polémique (quelque peu daté) inclus — entendre, dans notre dialogue catholique-réformé, ce que disait ce luthérien, n’est pas sans intérêt :
« […] toutes les confessions chrétiennes, à l'exception des Zwingliens, enseignent que dans, la sainte cène, nous avons d'abord à nous incliner devant un mystère. Toute la question est de savoir quel est le mystère devant lequel nous devons nous incliner.
« De l'assentiment de tous, il y a donc dans la sainte cène une présence réelle (præsentia realis) et une communion véritable avec le Sauveur. L'Église catholique conçoit cette communion sous une forme tellement sensible que pour elle le sacrement n'a plus de signification naturelle et symbolique. Les signes visibles sont transformés immédiatement au corps et au sang du Sauveur, les substances du pain et du vin deviennent celles du corps et du sang, le pain et le vin restant de vaines apparences.
Contre cette transsubstantiation supprimant les signes naturels, les réduisant à n'être plus que des apparences, niant le royaume de la nature pour exalter celui de la grâce, l'Église évangélique a toujours professé et toujours maintenu la réalité naturelle des signes sensibles. Le pain est pain, le vin est vin, et n'est que le symbole du corps et du sang du Seigneur. En ce sens, et contradictoirement à la transsubstantiation, toute l'Église évangélique se rattache au «cela signifie» de Zwingle. Au point de vue historique, dans l'enchaînement des faits religieux, la conception rationnelle de Zwingle a une bien plus haute signification que celle qu'on lui concède ordinairement. Zwingle s'en tint sans doute trop exclusivement à la simpIe protestation ; Luther, par contre, retint bien la présence réelle du Seigneur, mais une présence réelle voilée, cachée et distribuée avec, sous et dans les signes naturels. Calvin chercha un juste milieu entre Zwingle et Luther, mais pour aboutir à une théorie de la présence réelle qui n'est que la transsubstantiation catholique retournée en sens inverse, et tout aussi exagérée.
La théorie calviniste de la présence réelle est une exagération en sens inverse, mais tout aussi exclusive que lu transsubstantiation catholique. A la confusion catholique elle oppose une disjonction arbitraire. Calvin s'est égaré dans un dualisme qui oppose le royaume de la nature à celui de la grâce, le ciel à la terre, l'esprit à la matière. A son dire, le Sauveur glorifié ne peut pas être présent sur la terre, car en vertu du principe qui restreint la présence d'un corps personnel dans un moment de l'espace, il ne peut être au ciel que dans un lieu limité et restreint. Sur la terre, dans la participation à la cène, il n'y a pas autre chose que le pain et le vin ; mais lorsque ce pain et ce vin sont reçus avec foi, l'âme croyante est transportée dans le ciel, par un effet mystique de l'influence de l'Esprit, et, s'unissant d'une manière surnaturelle et réelle avec le Seigneur, son corps glorifié devient véritablement la nourriture de son âme (cibus mentis). La cène calviniste comprend deux moments : l'un s'accomplit sur la terre, l'autre dans le ciel ; l'un en esprit, l'autre en réalité ; les croyants seuls participent au moment céleste, les incrédules ne consomment que l'acte matériel, et ne reçoivent que du pain et du vin. Une communion célébrée par des incrédules seuls ne serait plus la réalité, mais seulement l'ombre visible du sacrement. Cette doctrine est donc la contre-partie exclusive de la doctrine catholique. Si l’Église catholique conçoit le moment céleste comme présent immédiatement, avec la suppression de la réalité extérieure, l'Église calviniste, laissant intégralement substituer l'élément naturel, ne voit la présence réelle du Christ que dans le ciel et l'âme croyante.
La doctrine luthérienne s'affirme non seulement en opposition à la transsubstantiation catholique, mais à la conception calviniste qui sépare arbitrairement le ciel et la terre. Le Christ n'étant séparé des siens ni par l'espace, ni par le temps, nous ne sommes pas obligés de monter au ciel pour le retrouver et le rejoindre. Le Christ est à la droite de Dieu, mais la droite de Dieu est partout et, par conséquent, il est tout entier et indivis dans la sainte cène, dont il veut faire d'une manière toute spéciale le lieu de sa présence. Il est ici question non de deux actions, l'une céleste et l'autre terrestre, toutes les deux distinctes, mais d'une seule action se faisant terrestre et visible dans le sacrement. Dans l'acte sacramentel, la substance céleste se donne dans, avec et sous (in, cum, sub) la substance terrestre. Le corps de Christ, auquel nous fait participer l'acte sacramentel, ne peut pas plus se concevoir sans la spiritualité qui le caractérise, que cette spiritualité à son tour ne saurait exister sans le corps qui la manifeste dans le sacrement. Nous participons donc à ce corps spirituellement et réellement.
Si maintenant nous cherchons à saisir l'idée réelle qu'implique la doctrine du sacrement dans l'Église luthérienne, nous n'aurons pas de peine à nous assurer qu'elle est parfaitement indépendante des formes scolastiques dont la théologie l'a trop longtemps revêtue, et surtout de l'ubiquitarisme exagéré, que nous avons dû déjà ramener à sa véritable valeur en étudiant la doctrine christologique. Lorsque nous aurons dépouillé cette idée de toutes les formules équivoques qui la compromettent, nous n'aurons pas de peine à reconnaître qu'elle n'est que l'affirmation de la souveraineté du Christ, chef de la nouvelle création, dont la fin et la gloire ne peuvent se retrouver que dans la nature humaine définitivement affranchie et rachetée. Pour nous donc, la sainte cène est l'union avec le Christ, proclamé et reconnu la puissance qui réconcilie l'esprit et la nature dans la définitive union qui attend la création. Nous ne pouvons pas plus nous soustraire à cette conception, que nous ne saurions oublier que le Christ n'est pas un pur esprit, mais le Logos incarné, et que l'homme créé à l'image de Dieu ne peut être réellement lui-même qu'à la condition d'être le trait d'union entre l'esprit et la nature, la résurrection des corps restant la conception du christianisme la seule conséquente et réellement dernière, au sens eschatologique et idéal. La conception luthérienne de la sainte cène est, au sens à la fois le plus chrétien et le plus prophétique, l'anticipation réelle de l'union avec le Sauveur, dont la plénitude doit se répandre en toutes choses pour toutes les consommer. Elle reconnaît donc dans la sainte cène non seulement une nourriture pour l'âme (cibus mentis), comme Calvin, mais une nourriture pour l'homme nouveau tout entier, pour l'homme à venir de la résurrection, dont le germe caché se développe déjà, en attendant qu'au jour de sa glorification il se révèle à l'image du corps glorifié du Christ. Que l'Écriture conçoive la doctrine de la sainte cène en corrélation avec la théorie des dernières choses, la parole de saint Paul et celle du Seigneur Jésus nous l'enseignent :
« Vous devez annoncer la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne. » — « Je ne boirai plus de ce fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon père. » Quelle que soit la manière dont on interprète ces paroles, on ne pourra pas faire que la sainte cène ne soit en définitive, dans la pensée de ceux qui les ont prononcées, une prophétie de fait, une anticipation de l'union que doit un jour réaliser le royaume céleste, unissant les rachetés au Sauveur et les faisant se confondre tous ensemble dans le même amour et le même corps, puisque tous, comme dit l'apôtre, participent au même pain. »
Une citation encore : « nous avons à confesser que si la représentation que Dieu nous fait en la Cène est véritable, la substance intérieure du sacrement est conjointe avec les signes visibles ; [...] si avons-nous bien manière de nous contenter, quand nous entendons que Jésus-Christ nous donne en la Cène la propre substance de son corps et de son sang, afin que nous le possédions pleinement, et, le possédant, ayons compagnie à tous ses biens. [...] Or nous ne saurions avoir aiguillon pour nous poindre plus au vif, que quand il nous fait, par manière de dire, voir à l'œil, toucher à la main, et sentir évidemment un bien tant inestimable : c'est de nous repaître de sa propre substance. » Je viens de citer Calvin, au Petit traité de la sainte Cène (in Œuvres françoises de J. Calvin, Paris, Ch. Gosselin, 1842, p. 188-189).
J'imagine que cela peut surprendre, mais c'est bien de Calvin qu'il s'agit, pas de Thomas d’Aquin. Débarrassé du vocabulaire aristotélicien, la substance, allais-je dire, du propos est fort proche, pour ne pas dire plus. D’où leur renvoi dos à dos de la part de Martensen.
Car, quand on sait la signification de la notion de substance, sa signification classique, qui est celle de Thomas dans son vocabulaire aristotélicien, on trouve la même signification : la substance est littéralement ce qui se tient en dessous — en-dessous de ce qui apparaît à nos sens, les « accidents » en termes thomistes et aristotéliciens. Sous les accidents du pain et du vin, nous est donnée la substance du corps et du sang du Christ.
Qu'était-il besoin alors d'Aristote, me direz-vous ? Eh bien le contexte, toujours le contexte : la définition de la transsubstantiation par le IVe concile de Latran (1215), quelques brèves décennies avant l'œuvre de Thomas d'Aquin, avait pour propos de donner une alternative et à mettre un terme au symbolisme prôné depuis Bérenger de Tours (mort en 1088) — Latran IV faisant suite sur ce point, face aux cathares, au concile de Tours (1050) face à Bérenger qui posait les fondements de la notion de « transsubstantiation ».
La querelle autour de Bérenger a induit des définitions dépassant l’approche qui restera celle des orthodoxes — qui parlent de présence réelle via les énergies divines.
Thomas d’Aquin lui, a travaillé, la rendant plus subtile — via Aristote —, l’idée de « transsubstantiation ».
Car c’est un vocabulaire profond que celui de Bérenger, et utile, même s’il a semblé alors présenter l'inconvénient de difficilement signifier comment la Cène, l'Eucharistie, dit de façon concrète que le Christ nous est conjoint, comment la substance est conjointe avec les signes visibles, pour reprendre les mots de Calvin.
« La position de Bérenger quant à l'eucharistie […] constitue surtout une réaction à l'hyper réalisme, pas plus orthodoxe que Bérenger, et pourtant jamais vraiment condamné, de la piété eucharistique notamment (théorie des deux miracles, changement du pain en corps et dissimulation du corps par un voile qui empêche qu'on voie le corps comme il se devrait). » D’ap. Louis-Marie Chauvet, Le corps, chemin de Dieu, les sacrements, Paris 2010, p.199-200.
Le concile de Latran IV avance ce vocable de transsubstantiation (repris à l’adversaire de Béranger, Paschase Radbert).
Thomas lui donnera sa portée intellectuelle, qui en principe devait éviter ce contre quoi Bérenger voulait mettre en garde : les glissements matérialistes de la compréhension de la chose, au risque inverse de la réduire à un symbole peu concret. Bref à peu parler d'Incarnation.
C'est cela que, théologien de la Création, et donc de l'Incarnation concrète, Thomas entend rendre conceptuellement, comme chrétien, à l'aide de l'outil aristotélicien, outil qui faisait cruellement défaut à Latran IV, et surtout à ses victimes, puisque, parlant d'Incarnation, ce concile n'avait d'autre argument contre les cathares que la croisade contre les Albigeois réputés mettre en doute l'Incarnation !
Alternative : l'outil aristotélicien mis en œuvre par Thomas, et devenu bien moins nécessaire au temps de Calvin, qui doit au contraire corriger à nouveau les dérives matérialistes. Le contexte, toujours le contexte.
« "Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où j’en boirai du nouveau avec vous dans le royaume de mon Père." (Matthieu 26, 29) Quelle que soit la manière dont on interprète ces paroles, on ne pourra pas faire que la sainte Cène ne soit en définitive, dans la pensée de ceux qui les ont reprises, une prophétie de fait, une anticipation de l’union que doit un jour réaliser le royaume céleste, unissant les rachetés au Sauveur et les faisant se confondre tous ensemble dans le même amour et le même corps, puis tous, comme dit l’Apôtre, participent au même pain. » (Martensen, ibid., p. 682.)
Concorde de Leuenberg :
15. Dans la Cène, Jésus-Christ, le ressuscité, s'offre lui-même, en son corps et en son sang donnés pour tous, par la promesse de sa parole, avec le pain et le vin. Il nous accorde ainsi le pardon des péchés et nous libère pour une vie nouvelle dans la foi. Il renouvelle notre assurance d'être membres de son corps. Il nous fortifie pour le service des hommes.
16. En célébrant la Cène, nous proclamons la mort du Christ par laquelle Dieu a réconcilié le monde avec lui-même. Nous confessons la présence du Seigneur ressuscité parmi nous. Dans la joie de la venue du Seigneur auprès de nous, nous attendons son avènement dans la gloire.
18. Dans la Cène, Jésus-Christ le ressuscité se donne lui-même en son corps et son sang, livrés à la mort pour tous, par la promesse de sa parole, avec le pain et le vin. De la sorte, il se donne lui-même sans restriction à tous ceux qui reçoivent le pain et le vin ; la foi reçoit la cène pour le salut, l'incrédulité la reçoit pour le jugement.
19. Nous ne saurions dissocier la communion avec Jésus-Christ en son corps et en son sang de l'acte de manger et de boire. Toute considération du mode de présence du Christ dans la cène qui serait détachée de cet acte risque d'obscurcir le sens de la cène.
20. Là où existe un tel accord entre les Églises, les condamnations contenues dans les confessions de la Réforme ne concernent pas la doctrine effective de ces Églises.
Face aux définitions comme celles de Martensen, Kierkegaard avait insisté sur le sujet — ici le sujet croyant — comme unique devant Dieu ; un héritage qui n’est pas étranger à l’ouverture devenue depuis possible.
Or, la réflexion sur la foi qui est celle de Kierkegaard (1813-1855) nous replace dans le contexte du luthéranisme danois du XIXe siècle, pétri, outre l’idéalisme romantique, de philosophie hégélienne (une des influences du théologien Hans-Lassen Martensen, cible — parmi d’autres — des critiques de Kierkegaard).
Hegel et sa conception de la Raison est alors incontournable : il a offert un système permettant de penser la totalité du monde comme processus historique de la Raison — « tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel ».
Mais voilà, le vécu individuel échappe aux catégories rationnelles, par lesquelles se pense le général. Le vécu individuel, comme exception, est même absurde selon le seul horizon des catégories générales, remarque Kierkegaard.
Dans sa relation au Christ, l’homme est fait contemporain à lui. Kierkegaard s'en rapproche de l’Augustin des Confessions : Dieu m'est plus intime que je ne le suis à moi-même.
La foi est première. Le rapport de l’homme à Dieu est un événement présent et strictement individuel — supposant un saut de la foi.
On pense à ce propos de Luther (« notre maître à tous », dit Kierkegaard) : Qu’importe si la Parole de Dieu naissait mille fois à Bethléem si elle ne naît pas une fois en toi.
Au fond, c’est cela que la sainte Cène scelle à notre expérience de foi, en deçà des définitions — toutes très utiles —, relayées de condamnations toutes très éclairantes —, mais dont aucune n’atteint la… substance de la relation — unique — de chacun — unique devant Dieu.
Plus que des évolutions doctrinales, c’est au fond cela qui a ouvert des situations nouvelles, qui non seulement n’inculpent pas les anciennes pluralités, mais les démultiplient en quelque sorte comme expressions plurielles d’expériences de foi plus plurielles encore, puisqu’elles sont celles de chacun, unique devant Dieu à l’image du Christ fils unique du Dieu unique.
26. Là où existe un tel accord entre les Églises [ici sur la Cène — cf. infra], les condamnations contenues dans les confessions de la Réforme ne concernent pas la doctrine effective de ces Églises.
27. [… Elles] ne concernent pas la doctrine dans son état actuel. En disant cela, nous ne prétendons pas que les condamnations prononcées par nos pères aient été déplacées ; toutefois, elles ne sont plus un obstacle à la communion ecclésiale.
[Même si] 28. Entre nos Églises subsistent d’importantes différences dans l’ordonnance du culte, dans l’expression de la piété et dans la constitution (discipline) ecclésiastique. Ces différences sont souvent ressenties plus fortement par nos communautés que les divergences théologiques héritées du passé. Cependant, d’après le Nouveau Testament et les critères de la communion ecclésiale établis par la Réforme, nous ne pouvons pas voir dans ces différences des facteurs entraînant une séparation entre les Églises.
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Venons en à un regard sur Thomas d’Aquin, Zwingli, Calvin, Luther, celui d’un théologien luthérien danois significatif au XIXe siècle, dont la dogmatique, traduite assez tôt, a joué un rôle non négligeable dans le protestantisme français. Ce théologien est connu aussi ( cf. infra) comme un des principaux adversaires de son compatriote Kierkegaard. Il s’agit de Hans-Lassen Martensen (dans sa Dogmatique chrétienne, trad. G. Ducros, Paris, 1879, p. 677-682).
Entendre sa perception des choses, aspect polémique (quelque peu daté) inclus — entendre, dans notre dialogue catholique-réformé, ce que disait ce luthérien, n’est pas sans intérêt :
« […] toutes les confessions chrétiennes, à l'exception des Zwingliens, enseignent que dans, la sainte cène, nous avons d'abord à nous incliner devant un mystère. Toute la question est de savoir quel est le mystère devant lequel nous devons nous incliner.
« De l'assentiment de tous, il y a donc dans la sainte cène une présence réelle (præsentia realis) et une communion véritable avec le Sauveur. L'Église catholique conçoit cette communion sous une forme tellement sensible que pour elle le sacrement n'a plus de signification naturelle et symbolique. Les signes visibles sont transformés immédiatement au corps et au sang du Sauveur, les substances du pain et du vin deviennent celles du corps et du sang, le pain et le vin restant de vaines apparences.
Contre cette transsubstantiation supprimant les signes naturels, les réduisant à n'être plus que des apparences, niant le royaume de la nature pour exalter celui de la grâce, l'Église évangélique a toujours professé et toujours maintenu la réalité naturelle des signes sensibles. Le pain est pain, le vin est vin, et n'est que le symbole du corps et du sang du Seigneur. En ce sens, et contradictoirement à la transsubstantiation, toute l'Église évangélique se rattache au «cela signifie» de Zwingle. Au point de vue historique, dans l'enchaînement des faits religieux, la conception rationnelle de Zwingle a une bien plus haute signification que celle qu'on lui concède ordinairement. Zwingle s'en tint sans doute trop exclusivement à la simpIe protestation ; Luther, par contre, retint bien la présence réelle du Seigneur, mais une présence réelle voilée, cachée et distribuée avec, sous et dans les signes naturels. Calvin chercha un juste milieu entre Zwingle et Luther, mais pour aboutir à une théorie de la présence réelle qui n'est que la transsubstantiation catholique retournée en sens inverse, et tout aussi exagérée.
La théorie calviniste de la présence réelle est une exagération en sens inverse, mais tout aussi exclusive que lu transsubstantiation catholique. A la confusion catholique elle oppose une disjonction arbitraire. Calvin s'est égaré dans un dualisme qui oppose le royaume de la nature à celui de la grâce, le ciel à la terre, l'esprit à la matière. A son dire, le Sauveur glorifié ne peut pas être présent sur la terre, car en vertu du principe qui restreint la présence d'un corps personnel dans un moment de l'espace, il ne peut être au ciel que dans un lieu limité et restreint. Sur la terre, dans la participation à la cène, il n'y a pas autre chose que le pain et le vin ; mais lorsque ce pain et ce vin sont reçus avec foi, l'âme croyante est transportée dans le ciel, par un effet mystique de l'influence de l'Esprit, et, s'unissant d'une manière surnaturelle et réelle avec le Seigneur, son corps glorifié devient véritablement la nourriture de son âme (cibus mentis). La cène calviniste comprend deux moments : l'un s'accomplit sur la terre, l'autre dans le ciel ; l'un en esprit, l'autre en réalité ; les croyants seuls participent au moment céleste, les incrédules ne consomment que l'acte matériel, et ne reçoivent que du pain et du vin. Une communion célébrée par des incrédules seuls ne serait plus la réalité, mais seulement l'ombre visible du sacrement. Cette doctrine est donc la contre-partie exclusive de la doctrine catholique. Si l’Église catholique conçoit le moment céleste comme présent immédiatement, avec la suppression de la réalité extérieure, l'Église calviniste, laissant intégralement substituer l'élément naturel, ne voit la présence réelle du Christ que dans le ciel et l'âme croyante.
La doctrine luthérienne s'affirme non seulement en opposition à la transsubstantiation catholique, mais à la conception calviniste qui sépare arbitrairement le ciel et la terre. Le Christ n'étant séparé des siens ni par l'espace, ni par le temps, nous ne sommes pas obligés de monter au ciel pour le retrouver et le rejoindre. Le Christ est à la droite de Dieu, mais la droite de Dieu est partout et, par conséquent, il est tout entier et indivis dans la sainte cène, dont il veut faire d'une manière toute spéciale le lieu de sa présence. Il est ici question non de deux actions, l'une céleste et l'autre terrestre, toutes les deux distinctes, mais d'une seule action se faisant terrestre et visible dans le sacrement. Dans l'acte sacramentel, la substance céleste se donne dans, avec et sous (in, cum, sub) la substance terrestre. Le corps de Christ, auquel nous fait participer l'acte sacramentel, ne peut pas plus se concevoir sans la spiritualité qui le caractérise, que cette spiritualité à son tour ne saurait exister sans le corps qui la manifeste dans le sacrement. Nous participons donc à ce corps spirituellement et réellement.
Si maintenant nous cherchons à saisir l'idée réelle qu'implique la doctrine du sacrement dans l'Église luthérienne, nous n'aurons pas de peine à nous assurer qu'elle est parfaitement indépendante des formes scolastiques dont la théologie l'a trop longtemps revêtue, et surtout de l'ubiquitarisme exagéré, que nous avons dû déjà ramener à sa véritable valeur en étudiant la doctrine christologique. Lorsque nous aurons dépouillé cette idée de toutes les formules équivoques qui la compromettent, nous n'aurons pas de peine à reconnaître qu'elle n'est que l'affirmation de la souveraineté du Christ, chef de la nouvelle création, dont la fin et la gloire ne peuvent se retrouver que dans la nature humaine définitivement affranchie et rachetée. Pour nous donc, la sainte cène est l'union avec le Christ, proclamé et reconnu la puissance qui réconcilie l'esprit et la nature dans la définitive union qui attend la création. Nous ne pouvons pas plus nous soustraire à cette conception, que nous ne saurions oublier que le Christ n'est pas un pur esprit, mais le Logos incarné, et que l'homme créé à l'image de Dieu ne peut être réellement lui-même qu'à la condition d'être le trait d'union entre l'esprit et la nature, la résurrection des corps restant la conception du christianisme la seule conséquente et réellement dernière, au sens eschatologique et idéal. La conception luthérienne de la sainte cène est, au sens à la fois le plus chrétien et le plus prophétique, l'anticipation réelle de l'union avec le Sauveur, dont la plénitude doit se répandre en toutes choses pour toutes les consommer. Elle reconnaît donc dans la sainte cène non seulement une nourriture pour l'âme (cibus mentis), comme Calvin, mais une nourriture pour l'homme nouveau tout entier, pour l'homme à venir de la résurrection, dont le germe caché se développe déjà, en attendant qu'au jour de sa glorification il se révèle à l'image du corps glorifié du Christ. Que l'Écriture conçoive la doctrine de la sainte cène en corrélation avec la théorie des dernières choses, la parole de saint Paul et celle du Seigneur Jésus nous l'enseignent :
« Vous devez annoncer la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne. » — « Je ne boirai plus de ce fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon père. » Quelle que soit la manière dont on interprète ces paroles, on ne pourra pas faire que la sainte cène ne soit en définitive, dans la pensée de ceux qui les ont prononcées, une prophétie de fait, une anticipation de l'union que doit un jour réaliser le royaume céleste, unissant les rachetés au Sauveur et les faisant se confondre tous ensemble dans le même amour et le même corps, puisque tous, comme dit l'apôtre, participent au même pain. »
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Une citation encore : « nous avons à confesser que si la représentation que Dieu nous fait en la Cène est véritable, la substance intérieure du sacrement est conjointe avec les signes visibles ; [...] si avons-nous bien manière de nous contenter, quand nous entendons que Jésus-Christ nous donne en la Cène la propre substance de son corps et de son sang, afin que nous le possédions pleinement, et, le possédant, ayons compagnie à tous ses biens. [...] Or nous ne saurions avoir aiguillon pour nous poindre plus au vif, que quand il nous fait, par manière de dire, voir à l'œil, toucher à la main, et sentir évidemment un bien tant inestimable : c'est de nous repaître de sa propre substance. » Je viens de citer Calvin, au Petit traité de la sainte Cène (in Œuvres françoises de J. Calvin, Paris, Ch. Gosselin, 1842, p. 188-189).
J'imagine que cela peut surprendre, mais c'est bien de Calvin qu'il s'agit, pas de Thomas d’Aquin. Débarrassé du vocabulaire aristotélicien, la substance, allais-je dire, du propos est fort proche, pour ne pas dire plus. D’où leur renvoi dos à dos de la part de Martensen.
Car, quand on sait la signification de la notion de substance, sa signification classique, qui est celle de Thomas dans son vocabulaire aristotélicien, on trouve la même signification : la substance est littéralement ce qui se tient en dessous — en-dessous de ce qui apparaît à nos sens, les « accidents » en termes thomistes et aristotéliciens. Sous les accidents du pain et du vin, nous est donnée la substance du corps et du sang du Christ.
Qu'était-il besoin alors d'Aristote, me direz-vous ? Eh bien le contexte, toujours le contexte : la définition de la transsubstantiation par le IVe concile de Latran (1215), quelques brèves décennies avant l'œuvre de Thomas d'Aquin, avait pour propos de donner une alternative et à mettre un terme au symbolisme prôné depuis Bérenger de Tours (mort en 1088) — Latran IV faisant suite sur ce point, face aux cathares, au concile de Tours (1050) face à Bérenger qui posait les fondements de la notion de « transsubstantiation ».
La querelle autour de Bérenger a induit des définitions dépassant l’approche qui restera celle des orthodoxes — qui parlent de présence réelle via les énergies divines.
Thomas d’Aquin lui, a travaillé, la rendant plus subtile — via Aristote —, l’idée de « transsubstantiation ».
Car c’est un vocabulaire profond que celui de Bérenger, et utile, même s’il a semblé alors présenter l'inconvénient de difficilement signifier comment la Cène, l'Eucharistie, dit de façon concrète que le Christ nous est conjoint, comment la substance est conjointe avec les signes visibles, pour reprendre les mots de Calvin.
« La position de Bérenger quant à l'eucharistie […] constitue surtout une réaction à l'hyper réalisme, pas plus orthodoxe que Bérenger, et pourtant jamais vraiment condamné, de la piété eucharistique notamment (théorie des deux miracles, changement du pain en corps et dissimulation du corps par un voile qui empêche qu'on voie le corps comme il se devrait). » D’ap. Louis-Marie Chauvet, Le corps, chemin de Dieu, les sacrements, Paris 2010, p.199-200.
Le concile de Latran IV avance ce vocable de transsubstantiation (repris à l’adversaire de Béranger, Paschase Radbert).
Thomas lui donnera sa portée intellectuelle, qui en principe devait éviter ce contre quoi Bérenger voulait mettre en garde : les glissements matérialistes de la compréhension de la chose, au risque inverse de la réduire à un symbole peu concret. Bref à peu parler d'Incarnation.
C'est cela que, théologien de la Création, et donc de l'Incarnation concrète, Thomas entend rendre conceptuellement, comme chrétien, à l'aide de l'outil aristotélicien, outil qui faisait cruellement défaut à Latran IV, et surtout à ses victimes, puisque, parlant d'Incarnation, ce concile n'avait d'autre argument contre les cathares que la croisade contre les Albigeois réputés mettre en doute l'Incarnation !
Alternative : l'outil aristotélicien mis en œuvre par Thomas, et devenu bien moins nécessaire au temps de Calvin, qui doit au contraire corriger à nouveau les dérives matérialistes. Le contexte, toujours le contexte.
*
« "Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où j’en boirai du nouveau avec vous dans le royaume de mon Père." (Matthieu 26, 29) Quelle que soit la manière dont on interprète ces paroles, on ne pourra pas faire que la sainte Cène ne soit en définitive, dans la pensée de ceux qui les ont reprises, une prophétie de fait, une anticipation de l’union que doit un jour réaliser le royaume céleste, unissant les rachetés au Sauveur et les faisant se confondre tous ensemble dans le même amour et le même corps, puis tous, comme dit l’Apôtre, participent au même pain. » (Martensen, ibid., p. 682.)
*
Concorde de Leuenberg :
15. Dans la Cène, Jésus-Christ, le ressuscité, s'offre lui-même, en son corps et en son sang donnés pour tous, par la promesse de sa parole, avec le pain et le vin. Il nous accorde ainsi le pardon des péchés et nous libère pour une vie nouvelle dans la foi. Il renouvelle notre assurance d'être membres de son corps. Il nous fortifie pour le service des hommes.
16. En célébrant la Cène, nous proclamons la mort du Christ par laquelle Dieu a réconcilié le monde avec lui-même. Nous confessons la présence du Seigneur ressuscité parmi nous. Dans la joie de la venue du Seigneur auprès de nous, nous attendons son avènement dans la gloire.
18. Dans la Cène, Jésus-Christ le ressuscité se donne lui-même en son corps et son sang, livrés à la mort pour tous, par la promesse de sa parole, avec le pain et le vin. De la sorte, il se donne lui-même sans restriction à tous ceux qui reçoivent le pain et le vin ; la foi reçoit la cène pour le salut, l'incrédulité la reçoit pour le jugement.
19. Nous ne saurions dissocier la communion avec Jésus-Christ en son corps et en son sang de l'acte de manger et de boire. Toute considération du mode de présence du Christ dans la cène qui serait détachée de cet acte risque d'obscurcir le sens de la cène.
20. Là où existe un tel accord entre les Églises, les condamnations contenues dans les confessions de la Réforme ne concernent pas la doctrine effective de ces Églises.
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Face aux définitions comme celles de Martensen, Kierkegaard avait insisté sur le sujet — ici le sujet croyant — comme unique devant Dieu ; un héritage qui n’est pas étranger à l’ouverture devenue depuis possible.
Or, la réflexion sur la foi qui est celle de Kierkegaard (1813-1855) nous replace dans le contexte du luthéranisme danois du XIXe siècle, pétri, outre l’idéalisme romantique, de philosophie hégélienne (une des influences du théologien Hans-Lassen Martensen, cible — parmi d’autres — des critiques de Kierkegaard).
Hegel et sa conception de la Raison est alors incontournable : il a offert un système permettant de penser la totalité du monde comme processus historique de la Raison — « tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel ».
Mais voilà, le vécu individuel échappe aux catégories rationnelles, par lesquelles se pense le général. Le vécu individuel, comme exception, est même absurde selon le seul horizon des catégories générales, remarque Kierkegaard.
Dans sa relation au Christ, l’homme est fait contemporain à lui. Kierkegaard s'en rapproche de l’Augustin des Confessions : Dieu m'est plus intime que je ne le suis à moi-même.
La foi est première. Le rapport de l’homme à Dieu est un événement présent et strictement individuel — supposant un saut de la foi.
On pense à ce propos de Luther (« notre maître à tous », dit Kierkegaard) : Qu’importe si la Parole de Dieu naissait mille fois à Bethléem si elle ne naît pas une fois en toi.
Au fond, c’est cela que la sainte Cène scelle à notre expérience de foi, en deçà des définitions — toutes très utiles —, relayées de condamnations toutes très éclairantes —, mais dont aucune n’atteint la… substance de la relation — unique — de chacun — unique devant Dieu.
Plus que des évolutions doctrinales, c’est au fond cela qui a ouvert des situations nouvelles, qui non seulement n’inculpent pas les anciennes pluralités, mais les démultiplient en quelque sorte comme expressions plurielles d’expériences de foi plus plurielles encore, puisqu’elles sont celles de chacun, unique devant Dieu à l’image du Christ fils unique du Dieu unique.