Résumé :
L'Immaculée Conception et les cathares ! Quoi de plus étrange que le rapprochement de l'hérésie médiévale et de cette pierre d'angle du catholicisme populaire caressé aujourd'hui avec le plus de tendresse au sommet de la hiérarchie.
Voilà pourtant qui pourrait surprendre peut-être moins si l'on sait que ce qui est devenu Lourdes et Fatima est au bout d'un développement dogmatique qui était aux XIIe et XIIIe siècles perçu dans le catholicisme comme flairant plutôt l'hérésie. Et que l'opposition la plus farouche à cette hérésie d'alors était due aux cisterciens et aux dominicains, et notamment à travers ces deux piliers qu'en étaient Bernard de Clairvaux et Thomas d'Aquin. Deux ordres qui, par ailleurs, n'étaient pas à l'arrière-garde dans le combat contre une autre hérésie, très ouvertement stigmatisée celle-là, et jusqu'à ce jour : l'hérésie cathare.
Il se trouve en outre qu'avant de devenir au XIXe et XXe siècles les lieux de pèlerinage quasi officiels que l'on sait, d'où émanent avec des guérisons étranges, des secrets mystérieux concernant tel « homme en blanc » miraculé, l'Immaculée Conception est - au départ du développement de ce qui était alors plutôt hérésie médiévale - une volonté de rattacher la génitrice du Christ à une humanité exempte des conséquences de la chute. Or selon telle anthropologie préexistentialiste, issue de la tradition origénienne, fait de larges pans du catharisme, une humanité telle qu'antécédente à la chute revêt une dimension angélique. Marie ange : l'idée est explicitement dénoncée comme étant cathare par les inquisiteurs dominicains Moneta de Crémone ou Raynier Sacconi ou par le cistercien Alain de Lille. Quand en parallèle, l'Immaculée Conception est combattue par cisterciens et dominicains...
Ne serait-ce pas là un étonnant paradoxe que la réception d'une telle idée par un catholicisme qui a fini par en faire son dogme identitaire par excellence !
Introduction : des troubadours à Fatima
L'hypothèse que je propose, rapprocher les cathares et l'Immaculée Conception, n'est pas entièrement nouvelle. Sous une forme un peu similaire, Denis de Rougemont[1] faisait déjà le rapprochement. Mais, en ce qui le concerne, pour y voir une sorte d'opposition. Pour voir dans la mariologie médiévale une alternative au culte de la Dame chez des troubadours qu'il rapprochait fortement des cathares. L'intuition de Rougemont était encore signalée par le théologien protestant vaudois italien Giovanni Miegge dans son célèbre essai, déjà quarantenaire, sur la mariologie[2].
Si l'hypothèse que je propose se rapproche de celle de Rougemont, c'est cependant au regard de ce que je pense devoir éviter l'opposition sur laquelle il débouchait. Ne serait-ce que parce qu'il y a quelque chose d'arbitraire, comme une pétition de principe, à opposer la mariologie et la culture qui la voit s'épanouir au Moyen Âge. Et on sait en effet cette pétition de principe que Rougemont partageait avec son temps, qui considérait le catharisme comme étranger au christianisme. On a depuis, découvert que les choses sont moins simples. Du coup, son intuition, si elle garde sa valeur, doit nous conduire dans des zones autrement inquiétantes sur la relation entre la Dame et Notre Dame.
Ce que je vous propose s'avère de plus, me semble-t-il, trouver dans les textes un fondement difficilement contestable. Relativement non seulement aux troubadours, dont on sait qu'ils sont aussi bien catholiques, voire anti-hérétiques, que cathares - relativement non seulement aux troubadours mais aussi aux cathares. Leurs textes et ceux qui rapportent leurs propos témoignent d'une mariologie bien élaborée. On n'y trouve cependant pas de culte marial tel qu'on le connaît aujourd'hui. L'impression serait même que cela était le fait de leurs adversaires, qui, tout en rejetant l'Immaculée Conception, ont un culte marial : ce qui a probablement conduit à l'illusion qu'il faudra dénoncer.
Tout d'abord, une mise au point pour bien se situer dans le contexte culturel et cultuel de l'époque. Lorsque l'on parle aujourd'hui d'Immaculée Conception, on entend souvent la naissance miraculeuse du Christ. Il s'agit bien sûr de la naissance miraculeuse de Marie. En outre l'expression évoque en principe tout de suite Lourdes ou Fatima, c'est-à-dire une piété populaire sentimentaliste, un peu charnelle, à cent lieux de ce que l'on sait par ailleurs de la spiritualité cathare. Des colliers de roses, des burettes d'eau bénite, un évêque en blanc miraculé, un embarras qui ne se cache plus chez les théologiens catholiques contemporains, comme récemment le dominicain Jean Cardonnel prononçant au nom de sa piété mariale un réquisitoire des plus sévères contre tout ce fatras. Avant lui, l'oblat de Marie Immaculée Tisa Balasuriya, théologien sri lankais en a fait les frais, excommunié pour avoir émis des doutes sur l'approche commune de la chose, avant d'être gracié, sans doute, doit-on penser, suite à l'intercession de la Madone auprès du Saint Office. Voilà donc, depuis la médaille miraculeuse de Catherine Labouré et la définition du dogme par Pie IX, en passant par les diverses apparitions chargées d'annoncer puis de confirmer le dogme - voilà donc, l'Immaculée Conception, qui fait figure de pierre d'angle du catholicisme et de son ecclésiologie...
La critique cistercienne et dominicaine du dogme
Et pourtant il n'en a pas toujours été ainsi. Constat qui nous ramène à l'époque de la persécution du catharisme, époque où l'Immaculée Conception non seulement n'est pas une caractéristique du catholicisme, mais est même plus que suspecte aux yeux de ses docteurs les plus représentatifs, qui y voyaient une dangereuse nouveauté flairant redoutablement l'hérésie. Le plus connu et le plus farouche des opposants à la chose - le premier à l'époque - est Bernard de Clairvaux. Une opposition qu'il a en commun avec tout son ordre cistercien, et avec les dominicains, et même au début du XIIIe siècle, avec les franciscains, qui seront pourtant les premiers à ouvrir la brèche vers ce qui très longtemps après deviendra le dogme que l'on sait. On y reviendra. Pour l'instant, rappelons que Bernard de Clairvaux est engagé dans une opposition non seulement au dogme de l'Immaculée Conception, mais à la fête même de la conception de Marie, face aux chanoines de Lyon qui se sont mis à la célébrer - une opposition dont l'embarras qu'elle a suscité n'est pas sans rapport avec la piété mariale attribuée à saint Bernard - sans doute pas à tort : Bernard lui-même a pu concevoir quelque gêne en ces temps qui sont les siens à s'opposer ainsi à la pureté attribuée à sa Dame. Mais Bernard est un ferme défenseur de l'orthodoxie, il ne peut faire autrement qu'attaquer l'Immaculée Conception, quitte à compenser par des excès de piété... filiale. Que dit Bernard concernant cette nouveauté, comme il la nomme, et qui flaire tant l'hérésie ? Je le cite : « je m'étonne, écrit-il aux chanoines de Lyon, que certains parmi vous aient voulu changer cette excellence qui est la vôtre en introduisant une cérémonie nouvelle qu'ignorent les rites de l'Église, que la raison n'approuve pas, et qui n'est pas recommandée par la tradition la plus ancienne [...] La Vierge royale n'a que faire de faux honneurs [...] Elle a reçu dans le sein de sa mère la grâce de naître sainte [...] Mais qu'y a-t-il de logique à retenir que, du fait qu'elle précéda la naissance, cette conception fut aussi sainte ? [...] La sanctification accomplie en elle, alors qu'elle était déjà conçue, put se communiquer à la naissance qui suivrait. Mais elle ne put certes pas remonter en arrière à la conception qui l'avait précédée [...] Je dis qu'elle a enfanté vierge, mais qu'elle n'a pas été enfantée par une Vierge [...] La Vierge glorieuse se passera volontiers de cet honneur qui semble, ou honorer le péché, ou le revêtir d'une sainteté mensongère[3]. »
Et Bernard et les cisterciens ne sont pas les seuls à s'opposer au nouveau dogme en gestation. Thomas d'Aquin, au siècle suivant, en accord avec ses frères dominicains ne s'oppose pas moins rigoureusement, à l'appui de sa logique rationnelle. « On ne saurait comprendre, écrit-il, que la sanctification de la Bienheureuse Vierge ait pu se produire avant son animation [qui intervient pour une fille 80 jours après sa conception], et cela pour deux raisons : d'abord, parce que la sanctification dont nous parlons n'est autre que la purification du péché originel... Or la grâce qui, seule, purifie, ne peut exister que dans une créature raisonnable. C'est pourquoi la Bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée avant que l'âme raisonnable lui ait été accordée. En second lieu, seule la créature raisonnable est susceptible de contracter une faute. Le fruit de la conception n'est donc sujet à la faute que lorsqu'il a reçu une âme raisonnable. Si la Bienheureuse Vierge avait été sanctifiée de quelque manière que ce fût avant son animation, elle n'aurait jamais encouru la tache du péché originel. Il s'ensuit qu'elle n'aurait pas eu besoin de la Rédemption et du salut apportés par Jésus-Christ[4]. »
L'opposition la plus farouche à cette hérésie d'alors était donc due aux cisterciens et aux dominicains, et notamment à travers ces deux piliers qu'en étaient Bernard de Clairvaux et Thomas d'Aquin. Deux ordres qui, par ailleurs, n'étaient pas à l'arrière-garde dans le combat contre une autre hérésie, très ouvertement stigmatisée celle-là, et jusqu'à nos jours : l'hérésie cathare. Tout cela n'est pas le fait du hasard.
Mais il n'est pas jusqu'au franciscain Bonaventure qui ne se situe dans la même perspective. Apparemment pas d'Immaculée Conception à l'époque, jusqu'à cet autre franciscain, Duns Scot (on y revient). Pas d'Immaculée Conception donc, du moins dans l'orthodoxie. Mais alors où la trouve-t-on, où en trouve-t-on l'équivalent ? Chez les chanoines de Lyon, on l'a dit, pour lesquels elle remonte peut-être, semble-t-il, à quelque héritage chez les moines anglo-saxons. Et puis, quand on entend bien ce qu'est alors la doctrine, indépendamment de toute piété qui pourrait s'y greffer, elle pourrait bien nous conduire chez les cathares ! C'est ce que dévoilent leurs adversaires cisterciens et dominicains... Les adversaires des cathares précisément, on l'a rappelé, comme ils le sont aussi de l'Immaculée Conception. Tout cela en rapport avec la question de la chute, qui est aussi, on le sait, celle du dualisme, et dont il faut donc dire un mot.
Concernant la chute originelle, elle se perçoit soit comme dégradation ontologique (ce qui est donc à tendance dualiste) soit comme dégradation morale (ce qui, si cette dégradation est résistible, fait rejoindre l'anti-dualisme par excellence, et anti-augustinisme, à savoir le pélagianisme). Le combat de Bernard, augustinien certes, introduit pourtant un refus d'une conception ontologique de la chute ; Thomas, lui, qui se veut augustinien aussi, sur ce plan, - bâtit son anthropologie contre l'idée de dégradation ontologique, pourtant apparemment mieux à même de garantir l'acquis augustinien concernant le péché originel. Or n'oublions pas qu'il est tout un aspect du dogme de l'Immaculée Conception, visant à exempter le Christ de la participation au péché ; il est un aspect que contrairement aux protestants, les orthodoxes orientaux reprochent à ce dogme, qui est de sous-entendre une approche trop radicale, trop ontologisante, du péché. Si les protestants lui font le reproche qui peut sembler inverse, c'est qu'ils se situent en pensée après le tournant franciscain qui permettra vaille que vaille l'intégration du dogme. On verra plus loin cette intégration et son prix. Auparavant, comme le montrent et la critique orthodoxe et l'anthropologie thomiste, le problème d'un tel dogme repose sur son postulat d'une chute avec une signification essentiellement ontologique. Thomas élabore une théologie où la chute recouvre une dimension essentiellement morale, qui rend l'Immaculée Conception incompréhensible, voire inutile et la dévoile même comme dangereuse, glissant à l'hérésie (on a entendu Thomas).
Mais en revanche, c'est à ce prix, la conception morale de la chute, qui la dédramatise relativement, ouvre, on l'a dit, à des tendances pélagiennes, déjà dénoncées du vivant de Thomas ; cela ouvre donc au salut par les oeuvres, qu'assumeront d'ailleurs bientôt aussi les franciscains seconde période en parallèle paradoxal (et on verra pourquoi ce paradoxe) avec l'Immaculée Conception, et cela de façon plus dure que les dominicains/thomistes. Mais pourquoi introduire ce risque ?
Thomas l'assume en introduisant toute une nouvelle orientation des perspectives pour garantir quand même l'orthodoxie augustinienne : une anthropologie telle qu'il l'a élaborée, comme pour venir à l'appui de saint Bernard, pour fonder au plus rationnellement sa critique des chanoines lyonnais, suppose que l'impeccabilité du Christ relève de l'assomption divine de l'humanité dans sa personne. L'anthropologie aristotélicienne vient ici à l'appui du dogme du second Concile de Constantinople. Dans cette anthropologie thomasienne, le péché est tendance vicieuse (au sens des notions de l'éthique aristotélicienne du vice et de la vertu). Le péché est tendance vicieuse, mais tendance vicieuse qui est, en ce qui concerne le péché originel, irrésistible (contre le risque pélagien), incapacitation à accomplir les oeuvres vertueuses qui mèneraient au salut. Rien là que de parfaitement orthodoxe et augustinien, mais dit d'une autre façon que cela se faisait dans l'augustinisme strict, où l'incapacitation prenait une dimension nettement ontologique. La chute y induisait une dégradation dans l'être, ce que ne disent plus de cette façon Thomas et ceux qui le suivent. Aussi, chez eux, la rédemption suppose dès lors tout simplement la seule assomption de l'humanité par la divinité qui l'exempte par cela même de cette tendance vicieuse. Cette assomption s'effectue tout simplement dans l'Incarnation. Le Christ est exempt du péché par cette seule assomption divine de sa nature humaine : cela rejoint exactement le dogme de Constantinople II, et ne peut que satisfaire la christologie orthodoxe orientale. Au prix d'un effort conceptuel considérable, Thomas redresse la barre. Mais, à nouveau, pourquoi s'y obliger ?
Envisageons maintenant que la chute soit aussi dégradation ontologique : se pose alors la question de l'humanité du Christ dans une antécédence logique à son union au Verbe de Dieu. En d'autres termes, le Verbe de Dieu s'est-il uni à une nature humaine empreinte du péché ? La question sitôt posée induit celle de l'Immaculée Conception, inutile dans l'anthropologie thomiste. Et pour plusieurs la réponse va pencher vers le oui : en effet le péché interprété de façon ontologique, l'affirmation de l'Épître aux Hébreux selon laquelle le Christ a revêtu une humanité semblable à la nôtre sauf le péché, tend à faire pencher vers l'idée qu'il aurait revêtu une nature humaine similaire à celle d'Adam avant la chute. Comment l'a-t-il reçue si sa mère a hérité la nature humaine telle que postérieure au péché ? Poser cette question était, notamment pour plusieurs des tenants des options christologiques hautes, déjà y répondre. Rappelons que dans les christologies hautes, qui glissent à l'hérésie, dans le monophysisme, la nature humaine du Christ telle qu'assumée par le Verbe, tend à s'y dissoudre pour former une humanité déjà glorieuse ici-bas, autant dire anté-lapsaire, similaire à celle d'Adam avant la chute. Un théologien aussi peu suspect d'hétérodoxie qu'Athanase d'Alexandrie préfère répondre par la négative à la question de la possibilité pour le Christ d'être atteint par la maladie. Point de dissolution de l'humanité commune toutefois, pour Athanase, évidemment, l'Incarnation réelle étant le fondement sa théologie. Mais le point de vue reste indicatif. Inaccessible à la maladie, à la corruption, cela est aussi ce qui correspond exactement à l'hérésie de Julien d'Halicarnasse, l'aphtartodocétisme, le docétisme de la non-corruption. Cette hérésie est, disons, un monophysisme radical, qui affirme sans nuances que le Christ a revêtu l'humanité telle qu'antécédente à la chute, au risque selon les orthodoxes, de ne nous avoir point atteints, nous qui y sommes postérieurs. Cette hérésie a laissé sa trace dans les controverses coraniques contre les chrétiens du Nejran, connus pour leur aphtartodocétisme précisément ; trace dans le Coran, qui fait dire à certains catholiques imprudents que le Coran reconnaît l'Immaculée Conception. En fait le Coran apporte la trace que parmi les chrétiens qu'il connaît se trouvent des aphtartodocètes, ce qui est avéré. Et c'est chez eux que se trouve l'Immaculée Conception, ou ce qui ressemble à ce qui le deviendra. L'aphtartodocétisme suppose l'Immaculée Conception de la façon suivante : comment est-ce que le Christ a revêtu une nature adamique anté-lapsaire ? Parce que sa mère en a été miraculeusement dotée : ce qui fait que le Christ a revêtu une réelle nature humaine, mais aussi réellement exempte de la corruption ontologique du péché. C'est exactement pour cela que les orthodoxes orientaux reprochent aux catholiques romains d'avoir une conception erronée du péché, mais qu'en fait Thomas a permis de dépasser. Mais le catholicisme s'est, par la suite, peu tenu à Thomas.
On comprend cependant alors d'autant mieux le sens que peut revêtir le travail qu'effectue Thomas d'Aquin en vue de débarrasser l'anthropologie d'une conception trop ontologique du péché, et en parallèle son refus de l'Immaculée Conception, lui dominicain aux temps cathares, si on sait que les options christologiques hautes telles que mentionnées ci-dessus sont aussi celles des cathares. J'ai eu l'occasion de montrer à plusieurs reprises que le supposé « docétisme » des cathares renvoie à des options christologiques hautes. Ce qui se confirme par leur approche de la Vierge Marie.
Dans le cadre de cette critique strictement dogmatique, en regard de l'orthodoxie, Thomas émet au départ une objection philosophique, qui rend l'Immaculée Conception inassimilable à l'orthodoxie au plan strictement conceptuel. On sait que Thomas fonde sur son aristotélisme l'anthropologie créatianiste, qui s'oppose à la fois au préexistentialisme, où l'âme préexiste au corps dans lequel elle déchoît, et au traducianisme où l'âme est transmise par la conception. Contrairement à ces deux anthropologies plus classiques en christianisme, le créatianisme suppose que l'âme est reçue après la conception de l'enfant, 40 jours après pour les garçons, 80 jours après pour les filles. Le péché relève de l'âme. La purification par rapport au péché aussi. Elle ne peut donc intervenir avant l'animation (on a entendu Thomas). L'Immaculée Conception suppose une Vierge Marie préservée du péché dès sa conception, donc avant même qu'elle ait eu une âme, 80 jours après : ce qui est absurde. Or, on le sait, les cathares font leur deux autres types d'anthropologie, selon les courants, traducianiste ou préexistentialiste. Et il se trouve qu'une idée comme l'Immaculée Conception est tout à fait soutenable, sur le plan logique, si on tient une anthropologie traducianiste, où l'âme est transmise par la conception, et d'une autre façon si on tient une anthropologie préexistentialiste, où l'âme préexiste au corps dans lequel elle déchoît, ou auquel elle concède - on va le voir, pour, entre autres, Marie. Des corps de subtilité imaginativement différente, selon les fonctions qui sont dévolues aux âmes qu'ils reçoivent. Sous cet angle, dans ce contexte, l'introduction thomasienne de la possibilité logique d'une anthropologie créatianiste est carrément un attentat contre la croyance à l'Immaculée Conception (alors quand on nous dit aujourd'hui, que si Thomas avait compris ce que voudrait dire Pie IX, il aurait adhéré avec enthousiasme, ça laisse rêveur - cela dit entre parenthèses).
Mais les raisons sont-elles si décisives pour que Bernard de Clairvaux et surtout Thomas d'Aquin s'opposent si opiniâtrement à ce futur dogme, tant au plan doctrinal qu'au plan philosophique ? Vu en outre les risques, que l'on a montrés, de glissements pélagiens que cela risquait d'induire.
Quand on sait à quel point leur combat en anthropologie induit d'opposition à l'anthropologie du catharisme, et quand on sait leur combat parallèle contre l'hérésie des Parfaits, une telle question oriente nécessairement vers l'examen des options cathares à ce sujet.
Le catharisme - Marie Ange . L'Assomption : Marie et Jean
Commençons par quelques citations sur ce que croient les cathares à propos de Marie, selon les témoignages que nous en avons : tout d'abord, un texte utilisé par les cathares eux-mêmes dans leurs courants monarchiens et intermédiaires, un texte bogomile, traducianiste, l'Interrogatio Iohannis.
Je cite. C'est Jésus qui s'adresse à l'Apôtre Jean (ce qui n'est pas indifférent, on y vient) - selon la version de Carcassonne : « Quand mon Père eut pensé à m'envoyer sur la terre, il envoya avant moi son ange, nommé Marie, pour qu'il me reçût. Alors je descendis, entrai en lui par l'oreille, et ressortis par l'oreille[5]. »
Selon la version de Vienne : « Quand mon Père eut décidé de m'envoyer en ce bas monde, il y fit descendre avant moi, (par l'intermédiaire du Saint-Esprit), l'un de ses anges, pour me recevoir. Cet ange s'appelait Marie et devint ma "mère". Et quand je descendis, j'entrai en elle par l'oreille et en ressortis par l'oreille[6]. »
Concernant la question de l'oreille, c'est un classique qui n'aurait, à l'époque, pas dénoté outre mesure, en tout cas aux oreilles du peuple, dans un discours catholique. Quant à la question de Marie ange, cette opinion des monarchiens en général et des cathares qui reçoivent l'Interrogatio Iohannis, est notée par tous les controversistes anti-cathares, depuis le cistercien Alain de Lille au XIIIe siècle[7], jusqu'à l'Inquisiteur Torquemada, par ailleurs adversaire de l'Immaculée Conception comme dominicain du XVe siècle rapportant l'opinion des derniers cathares de Bosnie[8]. Mais c'est aussi ce que rapportent avant lui ses collègues dominicains Moneta de Crémone ou l'ex-cathare Raynier Sacconi[9] concernant ces mêmes monarchiens ou concernant Nazaire[10], l'importateur de l'Interrogatio Iohannis et du monarchianisme. Même chose dans le De heresi catharorum[11].
C'est aussi ce que rapportent les recueils de témoignages de l'Inquisition : ainsi Pierre Garcias, affirmant à Toulouse 1247 : « le Christ, la sainte Vierge et saint Jean l'évangéliste étaient descendus du ciel et n'étaient pas de notre chair. Le Christ avait amené la sainte Vierge et saint Jean l'évangéliste en témoignage[12]. » Ou une déposante d'Ornolac, qui dit en 1230 : qu' « elle a toujours cru en Dieu, sainte Marie et saint Jean l'évangéliste, car sainte Marie et saint Jean ne furent pas tués, ne sont pas morts[13]. »
Une alternative apparente : Marie née elle-même d'une vierge : selon Moneta de Crémone et Raynier Sacconi[14]. Cela pour une apparente contradiction entre les sources inquisitoriales pour savoir s'il s'agit du parti monarchien ou du parti intermédiaire. Contradiction qui se résout toute seule : les uns comme les autres croient à l'origine angélique de Marie, et sachant que l'Interrogatio Iohannis - et donc les monarchiens en général, et dans le parti médian de même, en fonction de sa plus ou moins nette réception de l'apocryphe bogomile - sachant, donc que l'Interrogatio Iohannis enseigne le traducianisme, c'est-à-dire la transmission des âmes pécheresses préexistantes depuis Adam, la rupture de la chaîne de la « masse d'Adam » (pour le dire comme Moneta), rupture par une naissance virginale ou son équivalent, est nécessaire. C'est aussi ce qui explique qu'apparemment Marie n'est pas aussi nettement un ange chez les dyarchiens. Évidemment - puisqu'ici, il n'y a pas traducianisme, mais descente d'une âme préexistante pour chaque être humain -, la nature angélique de Marie et de son fils n'y est pas aussi remarquable, elle est plus commune, et a donc été moins remarquée, moins soulignée par les Inquisiteurs qu'ils ne l'ont fait pour les monarchiens traducianistes où, sachant que l'âme est transmise normalement par la conception, cette nature angélique correspond exactement à une Immaculée Conception. Celle-ci n'en est pas moins réelle aussi chez les préexistentialistes, l'âme de Marie étant descendue par condescendance là ou d'autres le sont par châtiment. La subtilité des corps, à envisager à un plan mythique, évidemment, en fonction du motif de la descente, s'apparente pour ceux qui sont descendus dans le cadre de l'économie du salut, pas tant à un boulet qu'à un véhicule relationnel. Ici se résout assez simplement, à nouveau, la question du docétisme et la variabilité des témoignages à son sujet, depuis un pur illusionnisme jusqu'au plus rigoureux incarnationisme. Outre que la difficulté quant à l'Immaculée Conception que pose Thomas d'Aquin et son créatianisme est ici inexistante, son équivalent préexistentaliste, dans le cadre d'une anthropologie des descentes diverses en fonction du châtiment ou de la mission, permet d'envisager une harmonisation de ces témoignages divergents : une anthropologie mythique de la préexistence et des descentes, une hiérarchie dans la subtilité imaginative des corps. Cela n'ayant par ailleurs évidemment aucune incidence sur la matérialité réelle de ces corps.
Ayant dit tout cela, concernant Marie, pas de trace pour autant de culte marial chez les cathares. Tout au plus le respect commun, sans doute très prononcé à l'époque. On a simplement affaire à une approche dogmatique foncièrement christologique. Francesco Zambon, nous montrait il y a deux ans à Carcassonne, qu'il est temps de faire pour le catharisme ce qui a été effectué en islam mystique par un Henry Corbin : élaborer une réflexion systématique qui dévoile a travers des textes finalement peu connus quant à leur teneur théologique - et concernant le catharisme, parcellaires par-dessus le marché - la logique propre des penseurs qui sont derrière (ayant rappelé cette évocation d'Henry Corbin, je renvoie à mon tour pour le catharisme, mutatis mutandis, à sa notion de corps imaginal dans le soufisme concernant ici l'équivalent de l'Immaculée Conception). Concernant l'Immaculée Conception, donc, inassimilable pour une christologie orthodoxe, en tout cas à l'époque, elle est au contraire parfaitement conséquente dans le cadre d'une christologie cathare telle qu'elle se dégage des textes, pour peu que l'on concède aux théologiens qui sont derrière la capacité de développer un système logique.
Reste la nature spécifique de ces trois anges - puisqu'ils sont trois, on l'a déjà remarqué - que sont Marie, Jésus et Jean. C'est ici qu'il faut se demander : pourquoi Jean, outre Jésus et Marie. La raison en est simple : on a entendu une déposante dire devant l'Inquisition que Marie et lui ne sont pas morts, façon de dormition, voire en fait, d'assomption[15]. Concernant Marie, un saint Bernard lui-même n'y voyait pas d'objection. Simplement, il n'en tirait pas les mêmes conclusions que les cathares et les immaculistes modernes. Concernant Jean, c'est là une donnée reçue de plusieurs comme néo-testamentaire. Dans l'Évangile de Jean, au chapitre 20, apparaît un disciple, traditionnellement identifié à Jean, et dont le texte dit que le bruit courut qu'il ne mourrait pas, suite à ce que Jésus ait dit à Pierre à son propos : « si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne, que t'importe ? ». Le texte a beau préciser que Jésus ne le dit pas explicitement, le bruit courut quand même.
Or, contrairement à Bernard, les cathares voient dans une telle assomption la conséquence et le signe d'un statut angélique préalable particulier, tout simplement ; en préexistentialisme une descente missionnaire en quelque sorte, là où la descente des autres esprits relève du châtiment, de l'épreuve. Dans le monde préexistant des esprits, il est toute une hiérarchie au sommet de laquelle se trouve Jésus, uni au Verbe de Dieu, chargé lui de ramener dans sa descente, dans sa souffrance même, les esprits égarés. Certains sont très bas dans cette hiérarchie, au statut démoniaque ; d'autres sans être au sommet, sont très proches de Jésus, comme Marie et Jean, dont le statut préexistant apparaît au terme, ou plutôt dans l'absence de terme, de leur vie (où on retrouve le parallèle remarqué avec le supposé docétisme du Coran concernant la crucifixion - catharisme et Coran renvoyant en fait tout simplement au même terreau de haute christologie de l'époque des controverses monophysites[16]).
Le rapport entre Assomption finale et origine particulière est notoire, que tentent de retrouver mutatis mutandis les mariologues modernes concernant Marie seule, une perpétuité en rapport très précis avec une origine immaculée, et pour le catharisme qui le fait sien, avec le préexistentialisme et la haute christologie.
Voilà quoiqu'il en soit qui serait dans le contexte scolastique une raison suffisante du pari et du risque pris par les théologiens catholiques d'alors engagés dans ce combat perçu sous cet angle à juste titre comme étant anti-dualiste. Tout cela, concernant les cathares et Marie, dit indépendamment de la question cultuelle et dévotionnelle.
Le retournement. La piété mariale. Les franciscains - pauvreté et pureté
Mais, côté dévotionnel, le problème considérable que posaient ainsi les cathares - comme les chanoines de Lyon - aux orthodoxes, c'est que dans le contexte médiéval où le respect envers la mère du Christ, la mère de Dieu, était un lieu commun de la piété populaire, l'hétérodoxie, quand elle l'exaltait, avait forcément le beau rôle. Quand on sait quel communicateur était Bernard de Clairvaux, il marchait ici sur des oeufs en matière de relations publiques. Pouvait-il en effet attaquer impunément la pureté de la mère de Dieu ? Cette question trouve sa réponse dans sa lettre contre les nouveautés des chanoines de Lyon. Bernard, pour attaquer le dogme qu'il juge hérétique de l'Immaculée Conception, en rajoute en matière de piété mariale. Façon de surenchère visant à noyer le poisson et qui laisse jusqu'aujourd'hui à Bernard sa réputation de grand mystique marial. Mutatis mutandis, c'est encore la méthode qu'adopte aujourd'hui le dominicain Jean Cardonnel pour défendre l'orthodoxie doctrinale catholique face à la tartarinade fatimesque du troisième secret : il en appelle à Marie du Magnificat contre les statues de plâtre en bleu et blanc qui prétendent la représenter. Bernard aussi, ne pouvait qu'en appeler à Marie contre qui prétendait l'exalter en fêtant à Lyon sa naissance immaculée. Mutatis mutandis, notamment parce qu'alors on s'attaquait à un dogme en contravention avec l'orthodoxie, aujourd'hui, on s'attaque en outre à une supercherie kitsch. Mais en commun on en appelle à Marie - que peut-on faire d'autre ? - contre ceux qui semblent l'exalter mieux. Surenchère au point de départ probable de ce qui deviendra l'adoption de l'Immaculée Conception dans un catholicisme qui ne cesse de nous expliquer que si Bernard de Clairvaux ou Thomas d'Aquin avaient pu comprendre ce que voulait dire Pie IX, ils auraient applaudi des deux mains... Voire ! La rétrospective a bon dos, qui permet aux mariologues d'assimiler l'hérésie immaculiste en reculant jusqu'à sa conception la purification de Marie pour éviter d'en faire un être antécédent au péché - ce qui serait évidemment aphtartodocète, et en outre, en créatianisme, absurde par-dessus le marché. La rétrospective a aussi bon dos quand elle prête à Dominique lui-même l'invention du Rosaire suite à une vision, ce qui lui permettra, dit la légende, de vaincre les cathares. Cette légende tardive est particulièrement significative de ce problème de la surenchère inévitable : contre les plus pieux des vénérateurs de la pureté de Marie, on prie Marie. Et puisqu'on ne peut à terme faire mieux qu'eux en ce domaine, on les rejoindra au prix d'acrobaties théologico-gynécologiques, dont on peut encore se demander si la piété filiale envers la mère de Dieu n'y est tout de même pas quelque peu éraflée par l'indiscrétion. Et si la vision de Dominique lui a permis, grâce au Rosaire, de vaincre les cathares, l'Immaculée Conception est devenue dans le catholicisme moderne, l'arme infaillible contre toutes les hérésies, disent les mariologues ! Retournement impressionnant...
Je proposerai une hypothèse sur le renversement de la situation jusqu'à son état actuel : les franciscains et la pauvreté exaltée... substituée à la préexistence angélique. La pauvreté non tant plus comme méthode de détachement comme dans les règles monastiques et jusque chez les héritiers médiévaux de saint Benoît. Mais la pauvreté exaltée en soi, en tant que réalité sordide et catastrophe sanitaire.
On sait qu'on attribue aux franciscains l'Angélus, comme aux dominicains le Rosaire. Mais ici cela pourrait être plus fondé. Dans l'histoire d'une récupération qui cache ses sources peut-être moins bien que prévu... Pour un porte-à-faux fondé dans la pauvreté comme lieu anté-lapsaire. C'est le lieu d'une possible Immaculée Conception dans le cadre d'une christologie plus contingentielle, déjà relativement nominaliste. C'est le franciscain Duns Scot qui en apportera la première hypothèse théologique. Hypothèse, car comme le reconnaissent les mariologues contemporains, Duns Scot n'est pas l'initiateur du dogme, mais de sa possibilité[17]. Pour éviter tout préexistentialisme ou traducianisme, au fond l'un ou l'autre indispensables au dogme, mais condamnés, Duns Scot propose une double rétroaction. Rétroaction des mérites du Christ pour purifier la Vierge dès son animation, et recul dans le temps de son animation jusqu'au moment de sa conception, jusqu'à coïncidence exacte de son animation, de sa conception, et de sa purification. Pour éviter l'aphtartodocétisme, Scot maintient un temps logique, mais non chronologique, entre la conception et animation de la Vierge d'une part et sa purification de l'autre. Temps non chronologique car sinon, il n'y aurait pas Immaculée Conception, temps logique car sinon il y aurait aphtartodocétisme. Il faut admettre, c'est le reproche des orthodoxes orientaux, que s'il n'y a pas aphtartodocétisme chronologique, on le frôle largement au plan logique, dans la pensée. C'est peut-être pour cela que Scot a voulu sa théorie n'être qu'hypothèse gardant donc une sobriété que ses successeurs en viendront à oublier. Reste, via l'exaltation de la pauvreté purificatrice, une certaine tendance parallèle au pélagianisme que dénonceront dominicains et protestants.
Ce qui met le doigt sur une certaine ironie de l'histoire de la théologie. Tout ce combat de Bernard et de Thomas aurait-il été mené pour rien ?
Ecclésiologie. De Bélibaste à Pie IX
La théorie était fournie, quoiqu'il en soit, pour une récupération aux conséquences ecclésiologiques considérables. Ces conséquences possibles n'ont sans doute pas été sans jouer leur rôle dans la captation catholique du dogme.
Lorsque Bélibaste affirmait que Marie était le type de l'Église[18], l'Église cathare s'entend en ce qui le concerne, il préfigurait les affirmations invariables des mariologues contemporains pour l'Église catholique romaine. Or cela est loin d'être indifférent quand on sait par ailleurs que Marie Immaculée est devenue l'arme invincible contre toutes les hérésies. C'est-à-dire, faut-il entendre, contre tout ce qui contrevient à la parole hiérarchique romaine. Où la captation de l'Immaculée Conception s'avère n'avoir été que l'enjeu d'un choc titanique entre deux hiérarchies, choc à armes inégales certes, mais dont les légendes comme celle du Rosaire trahissent que les plus puissantes n'étaient peut-être pas, à terme, celles que l'on croit. Si la piété mariale risquait de conduire immanquablement à une Église cathare - qui, comble d'ironie, ne la faisait même pas sienne, cette piété -, la captation pouvait bien devenir dans un deuxième temps, une nécessité. Le premier temps étant la condamnation de l'idée immaculiste en parallèle à l'exaltation de la piété mariale.
Remarquons, par parallèle aussi, que l'affirmation commune à Bélibaste et à Pie IX concernant la fonction ecclésiologique antitypique de Marie Ange ou Marie Immaculée, témoigne s'il en était encore besoin de la menace réelle d'une réelle hiérarchie alternative, fondée en Orient bogomile, discernée comme structure épiscopale par tous les prédicateurs anti-cathares d'Eckbert de Schönau aux généalogies inquisitoriales dominicaines comme celle d'Anselme d'Alexandrie ou du De heresi catharorum in Lombardia. Ce qui rendrait bien insignifiante au plan ecclésiologique l'inauthenticité éventuelle de la « charte de Niquinta ». La menace de l'ecclésiologie alternative - antitypée symboliquement chez Bélibaste par Marie Ange Immaculée - l'existence donc d'une réelle ecclésiologie paraissait suffisante pour que soit lancé un appel à la Croisade et fondée une institution comme l'Inquisition exempte, vouée à l'extirpation d'une structure hiérarchique épiscopale concurrente.
Marie immaculée, type de l'Église, romaine pour la Curie des XIXe-XXe siècles, cathare pour Bélibaste, est jugée depuis Pie IX comme lieu suffisant d'une subjugation des foules de pauvres - et pas seulement les pauvres d'argent -, de victimes de toutes les catastrophes sanitaires qu'engendre la fragilité, la misère de la vie en ce monde, et qui fait accourir tant de cancéreux et d'handicapés à Lourdes ou Fatima, c'est-à-dire à celui qui y est typifié par l'Immaculée, le Saint-Siège. Où l'on retrouve la fonction ambivalente de la substitution de la pauvreté à la préexistence angélique. Et où l'on perçoit le prix non prévu de ce double tournant qui débouche sur la récupération dans un cadre non-dualiste, récupération sans doute inévitable, d'une mariologie aux origines assez dualisantes.
En effet si le statut de pauvre rejoint le statut anté-lapsaire, la Mariette, Bélibaste dixit, à laquelle il invitait ironiquement à donner obole[19], et sa descendance kitsch, rencontreront tôt ou tard, par delà l'Ave Maria, qui toujours selon Bélibaste, ne vaut rien[20], l'autre hymne marial, de Marie celui-là, dans l'Évangile, le Magnificat. C'est cette rencontre qui a valu à l'Oblat de Marie Immaculée Tisa Balasuriya l'excommunication, avant la grâce face à la trop grande énormité de la sanction.
Balasuriya écrivait, et déplorait : « à Lourdes, Marie apparaît à Bernadette, et parle d'elle-même en tant qu'Immaculée Conception. Mais elle ne dit pas un mot de la classe ouvrière en France à cette époque ! Or c'était l'apogée du capitalisme industriel en Europe occidentale... et l'apogée de l'exploitation sans contrepartie des ouvriers. Marie [...] aurait dû ressentir ce fléau social comme une grave injustice, et s'indigner aussi des torts énormes provoqués en Afrique par l'Empire colonial français (puisque les apparitions de Lourdes datent de 1854). De même, remarque aussi Tisa Balasuriya, la Vierge de Fatima, au Portugal, au début du XXe siècle ; elle, semble faire de la politique : elle s'afflige - à juste titre -, de la dictature en Russie. Mais elle semble avoir l'affliction sélective : elle ne dit pas un mot de la dictature qui opprime alors le pays où elle apparaît, le Portugal, et qui opprime aussi ses colonies, l'Angola et le Mozambique[21]. »
Le dominicain Jean Cardonnel vient de le rejoindre, suite à ce qu'il appelle « la supercherie du troisième secret de Fatima, le crime de lèche saint-siège » - ce sont ses termes. Face à Marie instrument en vue de l'asservissement des trop pauvres via « la flagornerie à l'égard de Rome » - ce sont encore ses termes -, Jean Cardonnel oppose, lui aussi, le Magnificat[22]. Deux exemples qui mettent en lumière toute l'ambiguïté de la récupération d'une lecture catharisante de la fonction de Marie via l'exaltation de la pauvreté. Ce qui conduit sur un chemin qui va de la préexistence céleste aux abîmes de la misère où l'on oscille entre la mendicité recommandée et les saines protestations par lesquelles s'y oppose la théologie de la libération.
Conclusion : poésie et gynécologie
Et puis, c'est aussi dans le prix imprévu, toujours dans l'ironie, c'en est le comble peut-être : en arrière-plan de cela, de la préexistence céleste à l'observation de l'utérus de la génitrice de Marie, tout un autre cheminement, à travers une histoire d'amour pour Marie, médiéval, puis moderne, que j'ai essayé de retracer des troubadours à Pie IX, des cathares à Fatima. Je laisserai le dernier mot à Cioran déplorant la condition de l'amant dans ce raccourci qui me semble fort à propos pour l'histoire de l'Immaculée Conception : « commencer en poète et finir en gynécologue[23] ! »
R.P.
25-26-27 août 2000
Montaillou – Ariège
Actes publiés dans :
Autour de Montaillou - un village occitan
[1] Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident, Paris, Plon, [1938], [1956], 1972.
[2] Giovanni Miegge, La Vierge Marie, Paris, Les bergers et les mages, 1961.
[3] Bernard de Clairvaux, Epistola 174 (172) ad Canonicos Lugdunenses, éd. Paris, Mabillon, 1839, vol. I, col. 389-393, cit. in Miegge, op. cit., p. 119-122.
[4] Thomas d'Aquin, Summa Theologiae, III, qu. 27, a. 2, in. Miegge, op. cit., p. 123-124. (Concernant l'animation qui intervient, pour une fille, à 80 jours de conception, cf. infra.)
[5] Interrogatio Iohannis 8, Version de Carcassonne, trad. Nelli, In Écritures cathares, éd. Nelli/Brenon, Paris, Le Rocher, 1995, p. 53.
[6] Interrogatio Iohannis 8, Version de Vienne, trad. ibid., p. 66.
[7] Alain de Lille, Patrologie latine vol. 210 c. 355, in Jean Duvernoy, Le catharisme, La religion des cathares, Toulouse Privat, 1976, p. 88.
[8] Cit. in Jean Duvernoy, Le catharisme, La religion des cathares, Toulouse Privat, 1976, pp. 352-353
[9] Moneta 232-234 ; Sacconi, in Duvernoy, ibid., p. 88.
[10] Nazaire : la Vierge est un ange (selon Sacconi en 1250, éd. Dondaine p.76), cit. in Duvernoy, ibid.
[11] HCL 313, in Duvernoy, op. cit. p. 116.
[12] Douais pp. 93, 103, in Duvernoy, op. cit.
[13] Fournier t I, 264-265, in Duvernoy, op. cit.
[14] (ce à quoi, on l'a vu, Bernard s'opposait). Née d'une vierge : in Duvernoy, op. cit., p. 113, 341. Elle est née d'une Vierge pour les Bulgares selon Sacconi ; pour Moneta (219-224), un ange selon les Bulgares et Nazaire concernant ces mêmes monarchiens ; mais pour les « mitigés » la mère de Marie est vierge et ni Marie ni Christ n'ont de chair de la « masse d'Adam ».
[15] Cf. aussi in Duvernoy, op. cit., p. 115 : assomption/dormition des trois selon Sacconi, p. 77.
[16] Cf. mon article « Exégèses anciennes de la sourate 4, 156-157 et christologie coranique », in Études Théologiques et Religieuses, t. 71, 1996/1, p. 55 sq.
[17] Cf. Miegge, op. cit.
[18] Duvernoy, op. cit., pp. 88-89.
[19] Fournier, t II, p. 53
[20] In Duvernoy, pp. 88-89.
[21] Cf. Tissa Balasurya, Marie ou la libération humaine, Villeurbanne, Golias, 1997, p.26-27.
[22] Jean Cardonnel, « Le faux troisième secret de Fatima », in Le Monde, 3 juin 2000.
[23] Cioran, Syllogismes de l'amertume, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 794.