<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: octobre 2022

dimanche 2 octobre 2022

Le Notre Père & les Psaumes





Le Notre Père (Mt 6, 9-13 ; Lc 11, 2-4) : cinq demandes comme lecture des cinq livres des Psaumes / cinq livres de la Torah

Le Notre Père comme un condensé des Psaumes. Les cinq livres des Psaumes sont reçus dans le judaïsme comme correspondant aux cinq livres de la Torah — chacun des livres des Psaumes à un de ces livres d'enseignement de la liberté. Les Psaumes prient ainsi l'espérance de la délivrance de la captivité, de toutes les captivités, l'espérance de la Terre promise.

Le Notre Père aussi, comme en écho aux cinq livres de la délivrance de la captivité et de l'esclavage, et comme en écho aux cinq livres des Psaumes, se déploie en cinq demandes (chez Luc — dont deux sont dédoublées chez Mathieu : les cinq demandes en devenant donc sept, ou cinq dont deux dédoublées).

Le Notre Père est lui aussi une demande de délivrance adressée au Dieu dont la sainteté de son Nom (1ère demande / cf. Ézéchiel 36) sera ainsi dévoilée, par la venue de son Règne (2ème demande), jusqu'à la délivrance totale du mal / du Mauvais (5ème demande / 7ème chez Mathieu). « Que ton Règne vienne » peut ainsi rassembler l'espérance de l'Exode et de la concrétisation de la libération comme accomplissement de la volonté de Dieu, qui explicite chez Matthieu la demande de la venue du Règne.

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Quand on sait que les Psaumes étaient les prières de Jésus, on ne peut s'empêcher de penser que Jésus priant, pleurant sur Jérusalem le faisait dans l'espérance d'une justice qui semble ne jamais advenir ni pour la ville ni, par elle, pour la terre entière au roi de justice attendu.

Cette espérance dont on désespère, celle d'un règne universel de la justice, d'un règne où tout est repris de ce que font les empires et leurs paix universelles imposées par la force et la violence, par le viol de la justice. Ici la paix universelle viendra par la justice.

Au temps de Jésus, cela n'est jamais advenu en sa plénitude, Jésus en pleure sur Jérusalem ; depuis Jésus, ce n'est jamais advenu ni à Jérusalem ni non plus au sein des nations, pas même celles sur lesquelles son nom pourtant a été invoqué. Mais celui qui a porté cette espérance et qui en donne la promesse est plus vrai que nos désespérances, puisqu'il a vaincu jusqu'à la mort même. Christ ressuscité ne meurt pas. Avec nous jusqu'à la fin du monde, il est celui qui nous envoie — nous nourrissant de sa promesse qui a vaincu toutes les désespérances.

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« Enseigne-nous à prier », ont demandé les disciples. « Voici comment vous devez prier : quand vous priez, dites… Père… », répond Jésus. Voilà qui nous place dans l’intimité de Dieu — Père / « Abba », selon ce que rapportent de l’araméen Marc (14, 36 : Jésus au Gethsémané) et Paul (Romains 8, 15 ; Galates 4, 6). Intimité : souvenons-nous que Matthieu précise : « entre dans ta chambre, ferme la porte. » Où l’on reçoit du Père la loi clamée publiquement de la chaire, déjà au Sinaï, après en avoir reçu un nom. Et en écho la prière devenue prière liturgique publique, le « Notre Père », donc. « Toute famille dans les cieux et sur la terre tire son nom du Père », rappelle l'Épître aux Éphésiens (3, 14-15).

« Que ton nom soit sanctifié », sanctifié c'est-à-dire mis à part, considéré avec un respect infini, jamais prononcé en vain, et donc, au fond, reconnu comme indicible. « Que ton nom soit sanctifié ». D'autant plus que négliger le nom du Père, nous qu'il adopte comme ses enfants, c'est ne pas percevoir l’ouverture d'avenir qui s’y trouve. « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre » dit la Loi. D'emblée donc, la prière du Seigneur nous ouvre tout un programme, et un avenir, ce qui fait rejoindre un des thèmes de cette sanctification du Nom dans les livres prophétiques : cet aspect qui concerne l’avenir : la venue du Royaume — du Règne où Dieu sanctifie lui-même son nom en accomplissant sa promesse.

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Et effectivement cette première demande est suivie de la demande de la venue du Règne de Dieu, par l’accomplissement de la volonté de Dieu jusque sur cette terre en désordre.

Les disciples ne savent pas qu'ils viennent de poser à Jésus une question très délicate, aux conséquences périlleuses pour eux-mêmes. Mais c'est par là, par cette prière, que viendra le Royaume, le Règne de Dieu. En cinq demandes. Sept chez Matthieu — la troisième et la septième de Matthieu étant une extension de la seconde et de la sixième demande (« que ton règne vienne » s'y commente en « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » et « ne nous soumets pas à la tentation » s’y commente en « délivre-nous du mal »).

Cinq demandes donc, qui risquent fort si nous y prenons garde, de nous mener où nous ne voudrions pas, à savoir au Règne de Dieu dont nous demandons pourtant qu'il vienne. Aller où nous n'aurions pas prévu, ou du moins d'une façon que nous n'aurions pas prévue, comme Pierre à la fin de l'évangile de Jean (21, 18) : « un autre te mènera où tu ne voudras pas ».

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« Donne-nous, chaque jour, notre pain pour ce jour »… ? L'abondance à laquelle tous aspirent vient de Dieu seul. Lui seul est riche : des biens spirituels, du pain du ciel, et du pain qui nourrit le ventre de façon à ouvrir les oreilles. Cela dit, le pain de ce jour pour lequel nous prions est plus que la simple nourriture périssable. Le terme choisi l’indique clairement. Il est la manne. Il est la nourriture éternelle qui est d'être pardonné et accepté, d'avoir trouvé un père… Notre Père, disent les disciples.

Arrêtons-nous donc sur la plus troublante de ces cinq demandes : celle concernant le pardon : « pardonne-nous nos péchés, comme nous pardonnons aussi à qui nous offense ».

Ce mot rendu dans Luc par « péché », ou « offense », ou « manquement » peut aussi être rendu par « dette », selon le parallèle de Matthieu — le sens « péché » étant une dimension spirituelle de la dette. En ce sens, le mot peut relever non pas tant de la faute que de la Création : même sans faute, nous sommes en dette envers Dieu (comme on l'est à l'égard d'un père — ou d’une mère) — « Notre Père » sans lequel nous ne serions pas, celui par qui nous sommes, non pas tant parce que en analogie à nos parents il nous origine, que parce qu'il nous a donné un nom, son nom. Cette dette-là ne peut être payée : son prix est infini. Le reconnaître entraîne une attitude de pardon, de remise des dettes. La remise des dettes est donc effectivement incontournable ; elle est la condition de la prolongation de nos êtres jusqu'à la venue du Règne, en lien étroit avec la demande précédente, celle du don du pain de ce jour. Si le plus puissant, le Père, exige le remboursement de la dette, il en vient à terme à écraser l'enfant.

Mieux qu’un père, Dieu donne ce qui est bon à ses enfants. L'instauration de son Règne est une remise de dettes par Dieu à notre égard. D'autant plus, au fond, que la dette est donc trop infinie pour être remboursée.

C'est sur cela qu'est établie l'institution biblique de la loi du Jubilé, par lequel s'inaugure le Royaume. Rappelons-nous que le Jubilé est ce que prévoit la Torah : cette remise des dettes obligatoire tous les cinquante ans. Jésus (cf. Luc 4) inaugure son ministère messianique par la proclamation du Jubilé. Cette libération, remise des dettes par Dieu, se signifie dans nos remises de dettes. C’est le sens du « comme nous remettons ». Nous sommes appelés à la suite du Christ à faire un don gratuit de nous-mêmes, n’aurait-il en retour que de l'ingratitude.

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Précédée de la demande du pain, lieu par excellence de la dette à Dieu, la prière pour la remise des dettes et le pardon des offenses est suivie de : « Ne nous laisse pas entrer en tentation » — « ne nous expose pas dans l'épreuve ». Pourquoi Dieu se tait-il face aux prières de son peuple, pourquoi tarde-t-il à instaurer son Règne ?

Face au silence céleste, ce silence qui dure, où Dieu qui est censé être notre Père nous apparaît pourtant si dur, impitoyable, nous donnant essentiellement une Loi, alors qu'on ne voit pas venir de consolation, et à plus forte raison la consolation du Règne de Dieu — on sera tenté de dire : ces maux qui nous adviennent, fussent-ils de notre faute, ne sont-ils pas le signe que Dieu se désintéresse de nous ? Où l'épreuve dont nous demandons que nous n'y sombrions pas devient tentation de se dire que ce Dieu est finalement méchant. Et que de fois l'a-t-on entendu à propos du Dieu dit « de l'Ancien Testament », oubliant que c'est ce Dieu que Jésus appelle son Père ? Tentation de rejeter ce Dieu qui donne la Loi, et avec elle son silence. Or c'est là son rôle de Père : donner la Loi et nous apprendre à patienter, à recevoir le plaisir plus tard. Se séparer un jour du plaisir immédiat du sein maternel. Le père disant la loi et privant ainsi du plaisir immédiat.

C'est de la sorte que Dieu nous conduit au Règne qui lui appartient avec la puissance et la gloire, ce Règne qui vient pour nous à la mesure où nous recevons avec joie la volonté de Dieu, sa Loi.

C'est le temps d'un passage douloureux, celui de l'apprentissage, qui précède la liberté et la joie. C'est encore la leçon de Paul : comme pour la douleur d'un enfantement, Dieu a soumis la Création à la vanité et à la douleur, avec une espérance : sa libération, comme la naissance (Romains 8, 20-22). La tentation serait de se laisser abattre et de se dire que face à une telle situation, une telle douleur, celle qui est la nôtre, le Royaume ne viendra pas, la naissance n'aura pas lieu. C'est face à cette tentation que Jésus appelle à la persévérance dans la confiance en Dieu qui nous délivre du mal, littéralement du Malin, du Mauvais — le mot grec, poneros, est celui qui, dans la Bible des LXX, traduit dans les Psaumes l'hébreu racha, le Méchant.

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Face à ce présent lourd, accablant, ou face à notre mauvaise volonté, — il s’agit de persévérer, de requérir la justice de la foi, prête à se manifester, dans sa splendeur et sa liberté ; il n'est qu'à exiger ce que Dieu promet, exiger son Règne. Persévérer dans la prière, comme l'ami qui demande du pain. Dieu finira par répondre, autrement que prévu peut-être, par le don imprévu de l'Esprit saint, qui mène au Royaume par des chemins auxquels l’on ne s'attend pas. Persévérer dans la prière est dangereux : c'est risquer de se voir transformé, dépossédé de soi et de ses biens, de sa vision du monde — qui sait ? Persévérer dans la prière transforme.

Apprendre à regarder le monde par les yeux de Dieu. Et explorer tous les possibles des chemins de son Règne… Car c’est « à toi qu’appartiennent le Règne… » dès aujourd'hui.




samedi 1 octobre 2022

Prier les Psaumes d’Israël — louange de la Création





Introduction

« J’ai entendu à New-York le Grand Rabbin d’Argentine raconter l’histoire attribuée à Martin Buber : Quand, à la fin, le Messie rassemblera tous les peuples, nous aurons envie de lui poser la question : “étiez-vous déjà venu ?”. Mais, ajoutait Martin Buber, il ne me demandera sans doute pas conseil, mais s’il me le demandait, je lui conseillerais de ne pas répondre… » (Francis Deniau, “Ce que le christianisme peut apporter au judaïsme ?” p. 5-6)

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« Si j'avais été un Juif, et avais vu de tels balourds et de tels crétins gouverner et professer la foi chrétienne, je serais plutôt devenu un cochon qu'un chrétien. Ils se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens et non des êtres vivants ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. […]. Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… » (Martin Luther, Que Jésus-Christ est né juif - 1523 -, trad. Walter I. Brandt.) Bienveillance ambiguë toutefois…

« Si nous vivions chrétiennement et si nous les amenions au Christ avec bienveillance, ce serait sans doute la bonne manière de faire. Qui aimerait devenir chrétien quand il voit les chrétiens se conduire si peu chrétiennement à l'égard des gens ? Non, chers chrétiens, pas ainsi ! Qu'on leur dise la vérité avec bienveillance ; et s'ils refusent, qu'on les laisse aller. » (Luther, Commentaire du Magnificat - 1521)

Puis, 20 ans après, on pourrait multiplier les citations épouvantables de Luther contre les juifs, du Luther âgé, comme dans son écrit, au titre éloquent, Des juifs et de leurs mensonges (1543). Changement de ton, grossièreté du propos ! Quand les spécialistes s’accordent à penser que sur la fin de sa vie, Luther a pu être victime d’accidents vasculaires cérébraux, qu’il y a là peut-être la cause de sa mort… Atteinte des lobes frontaux, faisant que la grossièreté, les excès et énormités apparaissent ?… tandis que la mémoire et les capacités intellectuelles ne sont pas atteintes — la logique intellectuelle, ici la logique antijuive, est déjà là : il ne s’agit pas d'accentuer le contraste entre le Luther d’avant et celui d’après. Il y a un antijudaïsme potentiel chez le Luther des années 1520, jeune et en bonne santé.

Au cœur du problème, le souci de voir les juifs venir au Christ… L’historien de l’Église Thomas Kaufmann résume cela en une phrase : « L’hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans “l’amabilité” conditionnelle du Luther du début des années 1520. » (Les juifs de Luther, éd. Labor & Fides, p. 79). Cet antijudaïsme est ancré dans la conviction que mieux informés et mieux traités, les juifs devraient finalement reconnaître la messianité de Jésus. Là est le cœur du problème.

Un problème qui guette tous les chrétiens, jusque dans leur usage de l’héritage juif, jusque dans leur pratique des Psaumes. D’où la nécessité de commencer par le propos attribué à Martin Buber. Savoir avec humilité que la vocation juive à observer jusqu’à la fin du temps l’enseignement de la Torah et ses rites, à témoigner ainsi, contre le risque totalisant, du non-avènement, du “pas encore”, du Royaume de Dieu, est en lien avec la non-reconnaissance de la messianité de Jésus (qui porte pour les chrétiens le “déjà” du Royaume).

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Luther, ne l'oublions pas, a fondé sa découverte réformatrice dans sa lecture chrétienne des Psaumes, qu’il était chargé d’enseigner. Aussi, gage d’humilité des chrétiens, il y a lieu de reconnaître que leur lecture des Psaumes, avec sa dimension christologique, n’est qu’une relecture possible d’un recueil liturgique qui est et reste d’abord le livre de prière d'Israël. Ainsi, pour donner un exemple, le Ps 22, prié par Jésus crucifié, ne parle pas d’abord du Christ. Jésus en croix, comme aurait fait tout fidèle, en fait une relecture, ouvrant le concernant sur la lecture christologique qui finira par oublier qu’elle est transposition d’un texte qui dit d’abord autre chose.


Les Psaumes

Recueil de prière (littéralement louanges — i.e. prières de louange), livre des prières communes, les Psaumes ont pour figure non unique mais centrale le roi David, comme Messie d'Israël, devant un archétype messianique idéal de lui-même (“Le SEIGNEUR a dit à mon Seigneur” - Ps 110, 1).

David n’est pas cohen, ni même lévite. En regard de l'institution sacerdotale du Temple où ils sont chantés, les Psaumes représentent donc une voix laïque — correspondant au terme “liturgie”, littéralement l'”œuvre du peuple”. David, laïc et non desservant du Temple, représente ainsi le peuple dans toutes ses composantes et tout ce qu’il est, élevant sa prière vers Dieu. Les Psaumes d’un roi capable de se repentir de ses fautes (cf. Ps 51), d’exprimer ses craintes et ses ressentiments devant Dieu (cf. Ps 139, 22), portent les mêmes sentiments et souffrances qui sont ceux de son peuple.

David, comme Messie d'Israël, devant un archétype messianique idéal de lui-même : ce sera un point d’entrée de la lecture christologique. Jésus reçu par les chrétiens comme manifestation dans le temps de cet archétype, selon sa reprise personnelle des Psaumes, comme fidèle juif, empreinte de sa pleine observance des préceptes, et de sa pleine communion avec Dieu.

Voilà donc un recueil liturgique, un livre de prières communes, un recueil liturgique chanté par tout le peuple, prié par tout le peuple, qui est dès lors ipso facto l’expression d’autant de prières individuelles, en lien avec la liturgie du Temple puis de la Synagogue — en un temps où, avant l’imprimerie, on n’a pas la Bible à la maison. Rencontre de la vie liturgique et de la vie individuelle dans des Psaumes que l’on finit par connaître par cœur. Apprentissage d’humilité aussi, ne prétendant pas tout inventer, ne prétendant pas non plus être plus aimant ou plus juste que le plus humain des humains, mais faisant siennes des prières qui ont la profondeur à même de nous faire répandre le tout de nos secrets devant Dieu — y compris les plus humains, y compris nos désirs de vengeance et les plus humains de nos ressentiments ainsi élevés et transfigurés devant Dieu.

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Les Psaumes, recueil de prière des juifs, étant le recueil de prière du juif Jésus, on peut, comme chrétiens, franchir un pas de plus avec lui en quelque sorte : Jésus priant les Psaumes pose Israël peuple des Psaumes comme archétype de l’humanité réconciliée.

Le Christ priant les Psaumes nous rejoint au point de faire vraiment et sérieusement des prières emplies de paroles de repentance : avec les Psaumes, Jésus, qui, selon la foi chrétienne, n'a jamais commis le péché, se repent sérieusement en solidarité avec nous. Mais cela reste une lecture christologique, qui n’est qu’une des lectures des Psaumes.

En commun aux diverses lectures : les Psaumes sont des prières solidaires. Seul devant Dieu, je le suis en solidarité avec tout le peuple, avec toute l’humanité.

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« Le livre des Psaumes a été ainsi dénommé en raison d’une traduction trop littérale du grec Biblos Psalmôn et du latin Liber Psalmorum. En grec, psalmos désigne un air joué sur l’instrument à cordes appelé psaltérion. Ainsi les versions ont-elles donné au contenu du recueil dont nous parlons un nom évoquant la manière dont ses éléments peuvent être chantés, plutôt que la nature même de ceux-ci. L’hébreu, lui, dit Tehilîm, mot qui dérive de la racine hll, louanger ; […] mot splendide, mot rempli d’un contenu émotionnel certain, bien fait pour désigner des poèmes tout orientés vers la louange de IHVH-Adonaï » (André Chouraqui).

Un recueil liturgique communautaire, chanté, utilisé depuis des millénaires par les juifs puis les chrétiens, même chez les plus réservés parmi ces derniers à l’égard de l’usage de la musique — les Églises latines notamment ont été d'abord très réservées. (« Comment chanterions-nous les cantiques du Seigneur sur une terre étrangère ? » / en un temps d'exil — Ps 137, 4)

Parmi ces latins, Augustin, réservé lui-même quant à la musique, relate un événement capital pour l'histoire de la musique (Confessions IX, VII) : Ambroise de Milan, écrit Augustin, était est dans une église avec ses fidèles : « Pour empêcher que le peuple ne s'ennuyât […], on ordonna qu'on chanterait des psaumes et des hymnes selon l'usage de l’Église d'Orient ». Quelques années avant, des œuvres poétiques versifiées en langue vernaculaire, pourvues d'une mélodie syllabique (une note par syllabe) identique pour toutes les strophes, les hymnes étaient utilisées à Poitiers par Hilaire, depuis son retour d'exil oriental (vers 356).

Il ne s’agit pas forcément des Psaumes uniquement. Mais, poèmes bibliques, les Psaumes finiront par convaincre les plus réservés, jusqu'à ceux qui s'y limiteront.

Les chants sont alors autant de reprises de traditions antécédentes qui (en un temps où les modifications diverses ne sont pas aussi prisées que de nos jours) permettent de considérer que le type de mélodies qui évoluent du chant grégorien aux premiers chants polyphoniques de la Renaissance ne sont peut-être pas si éloignées de ce qu’il en est dans le judaïsme antique héritier des liturgies du Premier Temple de Jérusalem…

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On retrouve la réserve d’Augustin chez le Réformateur Zwingli, qui se distancie de Luther — lequel opte pour l’usage des mélodies populaires pour porter la louange de Dieu. Calvin, entre les deux, est à l’origine du Psautier genevois — il écrit : « les Psaumes du prophète David, comme l’écrivait Tertullien, [sont] plus sûrs que les improvisations », à tout le moins extra-ecclésiales (cela dans la ligne de pensée de Calvin, plaçant l’Ancien Testament au même niveau que le Nouveau et considérant que l'alliance avec Israël n’a jamais été abrogée). De fait, le Psautier est resté pour deux siècles le seul recueil de chants des Églises réformées en France, tellement identifié au protestantisme qu’il en viendra à être interdit sous l'Ancien Régime.

Des Psaumes avant tout pour la tradition réformée/calvinienne, puis on trouvera aussi des hymnes, dans la mesure où ils entrent dans le chant liturgique commun, étant appelés à porter la théologie ecclésiale… Perspective héritée via Luther et que l'on retrouve, de l’anglicanisme au méthodisme, grand pourvoyeur de chants s’ajoutant aux Psaumes dans nos recueils de cantiques modernes — qui sont au départ, comme une continuation du Psautier.


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Le Ps 19 ou lire la Création en regard de la Torah

“De la Création à la Torah”, tel pourrait être le titre du Ps 19, ou peut-être plutôt : “de la Torah à la Création”, tant la Création en louange du début du Psaume relève de la Création, de la nature relue comme Création à la lumière de la Torah.

Le concept divin reçu dans le mot pluriel Elohim n’est a priori pas chanté par les cieux ni par le firmament. D’emblée (v. 2), le Psaume a laissé le pluriel : c’est El dont la gloire est célébrée par la Création ainsi sonnée par le Psaume : la nature est Création : postulat biblique. La nature, mot latin qui connote naissance, devenir, doit sa naissance, son devenir, à son Créateur. La Création, elle, est célébrante.

Elle parle — le jour en prodigue au jour le récit, La nuit en donne connaissance à la nuit (v. 3) — mais sans mots, sans sons (v. 4), un langage silencieux, au-delà de la parole qui sourd de la bouche de son Créateur, qui nous est donnée dans sa Torah.

Cette louange qui parcourt l’univers est symbolisée par l’effet du soleil, le soleil, sa chaleur, sa lumière, sa course (v. 5-7), symbolise par son unicité le Dieu unique, El. On pense à Akhenaton, fondant un cosmothéisme en Égypte, monothéisme solaire dont on admet à tort que le Dieu est le disque solaire, qu’il ne fait probablement que symboliser par son rayonnement visible (selon l’hymne d'Akhetaton, Aton fait germer les enfants au sein des femmes – que l’on sache, le soleil n’y a pas accès !). Symbolique d’un Dieu qui ne fait que s’y symboliser.

Il en est presque pareil dans notre Psaume. Je dis presque pareil, parce que le Dieu unique qui y est célébré, n’est pas que la clef de voûte de l’univers : c’est le silence qui le célèbre. On pense à la distinction que signale Jankélévitch, après d’autres, entre transcendance relative et transcendance absolue, celle qui ressort de la révélation du nom de Dieu en Exode 3 : un Dieu inaccessible, au-delà de tout nom qui se puisse nommer. Non seulement au-delà d’un monothéisme de l'immanence, mais au-delà de la transcendance relative d’un Dieu nommé.

Or, cela relève de l'enseignement de la Torah, qui fait “revenir l’âme” (v. 8), de la nature à la Création, ses mitsvot “éclairant les yeux” (v. 8) en "réjouissant le cœur” (v. 9) — à savoir le siège de l’intelligence (v. 10).

On passe ainsi au-delà du fruit passager de la terre, l’or, ou de la douceur du miel (v. 11).

La visée ouverte par la Torah est au-delà, elle libère de la nature, faisant sortir de Mitsraïm celui, celle, qui la reçoit. Ici ce n’est pas d'Égypte (le mot Égypte est positif), mais de Mitsraïm (exiguïté) que sort le serviteur, ”ton serviteur” (v. 12) — littéralement esclave, allusion à la sortie de l'exiguïté, de toute exiguïté (Mitsraïm) d’un serviteur captif de ses fautes (v. 13), captif des orgueilleux (v. 14). La Torah de la sortie de la captivité en fait un louangeur de sa bouche, un célébrant silencieux du cœur devant la face de celui qui le rachète (v. 15), comme il rachète la nature qu’il révèle ainsi comme sa Création…