<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: avril 2021

jeudi 29 avril 2021

Marie-Madeleine et les cathares





Reconstitution hypothétique d'un aspect de l'enseignement cathare à partir d’un propos de Pierre des Vaux-de-Cernay


Le cistercien Pierre des Vaux-de-Cernay développe dans son Hystoria albigensis un propos qui pourrait bien nous permettre de percevoir d'une part la méthode malveillante du polémiste (de bonne ou mauvaise foi : il y a beaucoup de points communs entre lui et ceux qu'il attaque, les uns et les autres vivant à la même époque habitée par le surnaturel et le miraculeux, y croyant les uns comme les autres) ; et d'autre part, via une relecture attentive en regard de ce que l’on sait par ailleurs de la théologie cathare, ce qu’a pu être l’enseignement des cathares albigeois en deçà de son dénigrement.

Pierre des Vaux-de-Cernay (Hystoria albigensis, ch. II) : “Même disaient-ils entre eux que ce Christ qui est né dans la Bethléem terrestre et visible, et qui a été crucifié à Jérusalem, était homme de mal, que Marie Madelaine fut sa concubine, et qu'elle est la femme surprise en adultère dont il est parlé dans l'Évangile. Pour ce qui est du bon Christ, selon leur dire, il ne mangea oncques, ni ne but, ni se reput de véritable chair, et ne fut jamais en ce monde, sinon spirituellement au corps de Paul. Nous avons parlé d'une certaine Bethléem terrestre et visible, d'autant que les hérétiques feignaient qu'il fût une autre terre nouvelle et invisible, et qu'en icelle, suivant aucuns d'entre eux, le bon Christ est né et a été crucifié. En outre ils disaient que le Dieu bon avait eu deux femmes, savoir, Collant et Collibant, et que d'elles il avait procréé fils et filles.”

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En arrière-plan, l’épisode évangélique de la (non-)lapidation de la femme adultère, explicitement mentionné…

Jean 8, 3-11
Les scribes et les pharisiens amenèrent une femme qu'on avait surprise en adultère et ils la placèrent au milieu du groupe.
"Maître, lui dirent-ils, cette femme a été prise en flagrant délit d'adultère.
Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Et toi, qu'en dis-tu?"
Ils parlaient ainsi dans l'intention de lui tendre un piège, pour avoir de quoi l'accuser. Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur le sol.
Comme ils continuaient à lui poser des questions, Jésus se redressa et leur dit : "Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre."
Et s'inclinant à nouveau, il écrivait sur le sol.
Après avoir entendu ces paroles, ils se retirèrent l'un après l'autre, à commencer par les plus âgés, et Jésus resta seul. Comme la femme était toujours là, au milieu du cercle,
Jésus se redressa et lui dit : "Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t'a condamnée ?"
Elle répondit : "Personne, Seigneur", et Jésus lui dit : "Moi non plus, je ne te condamne pas : va, et désormais ne pèche plus."
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On a constamment remarqué qu’il est étrange que pour un flagrant délit d’adultère, on n’ait trouvé que la femme. Que diable ! dit-on régulièrement. Un adultère se commet à deux ! Où est donc passé l’homme ?

En général, à partir de là on épilogue sur le machisme moyen qui veut que l'on en soit venu à l’époque à ne condamner, dans un tel cas, que les femmes… Remarque moralement insoupçonnable, doublée du juste scandale devant quelque lapidation que ce soit !… Moralement insoupçonnable, si ce n’est qu’une telle lecture risque de mettre le lecteur à l'abri du texte : nous ne sommes évidemment pas concernés par un tel machisme — d'autant moins que nous le dénonçons vertueusement chez les adversaires de Jésus qui n'ont pas amené l'homme. Ce qui présente… “l’avantage” de donner bonne conscience à qui s’arrêterait à cette approche du texte… mais qui nous rend difficilement accessible ce qui est peut-être sa leçon centrale, telle que semblent l’avoir dégagée les cathares, selon ce qui transparaît dans la chronique polémique de Pierre des Vaux-de-Cernay.

Dans l’Évangile, le “piège tendu” à Jésus, ou plus précisément le “test”, repose en grande partie sur l'incertitude de ses adversaires quant à sa culture biblique et théologique. Car la question de savoir s'il faut lapider la femme est résolue par la négative depuis longtemps par les maîtres de la tradition : selon l’enseignement pharisien, on ne lapide plus depuis belle lurette.

Et c'est en outre l'État, en l'occurrence l'ordre romain qui règne directement ou indirectement, qui a le dernier mot en matière juridique. On ne lapide surtout pas comme ça dans la rue, sauf à ce que cela soit assimilé à un assassinat fanatique par les autorités (qui pourraient certes fermer les yeux, tant que ça reste entre barbares… ou sévir). Et ce peut être ce genre de compromission qu'on espère de Jésus. Ce qui ferait apparaître de sa part une culture religieuse bien lacunaire, puisque la question était résolue par les pharisiens, dans un sens exactement similaire à la réponse que va donner Jésus. Les pharisiens en effet enseignent que si la Torah prescrit la lapidation des coupables pris en flagrant délit, c'est qu'elle s'adressait à des anciens d'une sainteté telle qu'ils étaient capables de juger, et d'appliquer la peine le cas échéant — et finalement de ne pas le faire, comme Jésus, le Saint de Dieu, ne le fera évidemment pas.

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On peut aller un pas plus loin dans ce sens et retrouver dans ce que laissent transparaître les mots de Pierre des Vaux-de-Cernay sur l’exégèse des hérétiques, la leçon prophétique sur l’adultère et son pardon comme image de l’idolâtrie du peuple qui cherche ses propres fantasmes religieux dans des idoles à sa propre image, rejetant ipso facto le Dieu Autre, le Dieu bon.

Où l’on retrouve le propos qui suit dans le texte du polémiste chroniqueur, sur les “deux femmes de Dieu”, “Collant et Collibant”… Étrange, voire incompréhensible, sauf à percevoir l’écho d’un texte du prophète Ézéchiel, car contrairement à ce qu’affirme le polémiste avec aplomb, les cathares lisaient l’Ancien Testament (on le sait par leurs textes que l’on a retrouvés).

En Ézéchiel 23, 1-7, on lit :
‭La parole de l’Éternel me fut adressée, en ces mots :‭
‭Fils de l’homme, il y avait deux femmes, Filles d’une même mère.‭
‭Elles se sont prostituées en Égypte, Elles se sont prostituées dans leur jeunesse ; Là leurs mamelles ont été pressées, Là leur sein virginal a été touché.‭
‭L’aînée s’appelait Ohola, Et sa sœur Oholiba ; Elles étaient à moi, Et elles ont enfanté des fils et des filles. Ohola, c’est Samarie ; Oholiba, c’est Jérusalem.‭
‭Ohola me fut infidèle ; Elle s’enflamma pour ses amants, Les Assyriens ses voisins,‭
‭Vêtus d’étoffes teintes en bleu, Gouverneurs et chefs, Tous jeunes et charmants, Cavaliers montés sur des chevaux.‭
‭Elle s’est prostituée à eux, À toute l’élite des enfants de l’Assyrie ; Elle s’est souillée avec tous ceux pour lesquels elle s’était enflammée, Elle s’est souillée avec toutes leurs idoles.‭

Collant et Collibant ne résonnent-elles pas comme une déformation de Ohola et Oholiba ? Ou s’explique et la question des “deux femmes de Dieu”, avec ses “fils et filles”, et la question fondamentale qui est derrière le récit de la femme adultère et la raison pour laquelle il n'y a pas l’homme ! Derrière la femme adultère, c'est, dans le récit de l’Évangile, Jésus qui est visé. Jésus, dont, selon l’Évangile, sa fidélité à Dieu lui vaudra la mort, et la fera risquer à quiconque lui sera fidèle. Fidèle comme une femme adultère pardonnée. Car ici s'explique la fameuse absence de l'homme, pas relevée par Jésus : la femme en question est l'Église, pécheresse pardonnée, coupable d'adultère vis-à-vis de Dieu, et pardonnée — à laquelle Jésus déclare : « va et ne pèche plus ! »

Si les cathares sont héritiers de cette tradition allégorique de lecture, où la femme adultère désigne l'Église, adultère spirituelle à l’égard du Christ comme Collant et Collibant / Ohola et Oholiba au livre d'Ézéchiel le sont à l'égard de Dieu, alors s’explique aisément le glissement malveillant de Pierre des Vaux-de-Cernay. Marie-Madeleine, souvent reconnue par la tradition ancienne dans la femme adultère pardonnée, devient pour l’hérésiologue “la concubine” du Christ, qui, adombré dans ce monde du mal apparait, selon une compréhension approximative de la dualité des mondes enseignée par les cathares, comme “un homme du mal” sans aucun lien avec le Christ céleste. Ce qui, du coup, fait aux yeux du chroniqueur du massacre de Béziers par les Croisés le jour de la sainte Marie Madeleine une “très juste mesure de la volonté divine” (Hystoria albigensis, ch. XVI) face à de tels blasphémateurs.

Derrière les mots de ce contresens du polémiste sur un écho d’enseignement cathare, la femme adultère peut réapparaître pourtant comme ce qu'elle représente : l'Église, telle que présentée dans les Épîtres de Paul comme épouse du Christ, corps spirituel du Christ céleste, lecture reprise dans la prédication cathare et devenant dans les mots du chroniqueur cistercien “le bon Christ […] jamais en ce monde, [sinon] spirituellement au corps de Paul”.

En fait, pour le cathare, on retrouve l'Église spirituelle des consolés, peuple adultère pardonné auquel le Christ a dit dès les origines : « va, et ne pèche plus ! » Où est l'homme ? Mais ce n'est pas avec un homme que le peuple de Dieu commet l'adultère, c'est avec ses idoles !

Pierre des Vaux-de-Cernay se serait-il senti visé ? Ébranlé dans ses certitudes d’être un fidèle d’une Église fidèle, comme le lecteur contemporain auto-déclaré non-machiste qui cherche l’homme derrière la femme adultère ? Mais le cistercien pouvait-il entendre le message hérétique derrière la caricature, peut-être au minimum de 4e main, qu’il transmettait ? 1ère main : le prédicateur cathare, 2e main : l’auditeur redisant ce qu’il a compris à l’inquisiteur, 3e main : la transcription gauchie de l'inquisiteur, à l’aune de ses grilles de lecture, et son témoignage au cistercien qui s’est renseigné auprès de lui, 4e main : la réception de ce témoignage par ce dernier et sa transmission propre.

Sans une connaissance plus directe de ce que pouvaient enseigner les hérétiques, en regard de ce que l’on en sait par ailleurs à partir de leurs propres textes, on pourrait être tenté de penser que les lignes du chroniqueur cistercien rendent fidèlement l'enseignement cathare albigeois, ou à l’inverse, tant son récit paraît caricatural, qu’il est pure et simple invention de sa part… Et pourtant transparaît sous sa plume l’écho affaibli et déformé de ce que pouvait dire ce qui fut vraisemblablement une prédication cathare.


RP