<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: décembre 2019

jeudi 5 décembre 2019

Un tournant civilisationnel ?





« En elle-même toute idée est neutre, ou devrait l’être ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences ; impure, transformée en croyance, elle s’insère dans le temps, prend figure d’événement : le passage de la logique à l’épilepsie est consommé… Ainsi naissent les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes. »
(Emil Cioran, Précis de Décomposition, « Généalogie du Fanatisme »)

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« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa. Dieu les bénit en disant : Soyez féconds et multipliez-vous. » (Genèse 1, 27-28)

Deux pôles : le pôle procréateur, qui seul concerne, dans l’Antiquité, et jusqu’au XXe siècle, le mariage ; et le pôle symbolique, qui relève, dans la Genèse, de la dualité, de la bipolarité féminin-masculin, où le masculin symbolise avec le féminin et réciproquement un dévoilement du manque d’une part de soi-même, et qui, via la « sacramentalité », rejoint la symbolique « céleste » en l’a‑sexualité (parlant d’un manque de chacun en soi-même) ; deux pôles donc, « terrestre »/matri­monial et « céleste »/symbolique, passant de l’un à l’autre et retour par l’érotique, avec sa complexité, avec ce que l’érotique a d’inclassable. Cela nous conduit chez les Grecs, d’où vient le mot « symbole ».

« Que serait donc l’Amour (Eros) ? demande Socrate à la philosophe Diotime […]. Il est un intermédiaire entre le mortel et l’immortel, répond-elle : c’est un grand daïmon, Socrate. En effet tout ce qui a le caractère du daïmon est un intermédiaire entre le mortel et l’immortel. […] » (Diotime de Mantinée, in Platon, Le Banquet, 202d). Chez les Grecs, disais-je, car le mot grec pour Amour, Eros, n’est pas celui retenu par la Bible dans sa version grecque des LXX où l’hébreu ahabah est traduit par agapè — y compris dans un texte qui nous semble évidemment érotique, le Cantique des Cantiques !… En fait selon la tradition hébraïque et juive, texte symbolique, en termes chrétiens et latins, sacramentel.

Où l’on se souvient, parlant de symbolique (le terme symbole signifiant un objet scindé pouvant être réuni), « du mythe célèbre du Banquet de Platon : autrefois, les humains étaient hermaphrodites et Dieu les a séparés en deux moitiés qui errent depuis lors à travers le monde et se cherchent. L’amour, c’est le désir de cette moitié perdue de nous-même. » (Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, folio, 5ème partie, ch. 22, p. 342 & ch. 23 p. 344-345.)

Détaillons un peu plus le rappel de Kundera : il y avait en fait, selon Aristophane que cite Platon, trois espèces : les hermaphrodites (hommes-femmes), les femmes-femmes, et les hommes-hommes. L’érotique, au sens spirituel et symbolique du terme, est polymorphe et inclassable, comme tout daïmon socratique qui se respecte. Et comme tel, comme daïmon, il échappe à l'institution matrimoniale.

« Les mâles de cette espèce [hommes-hommes], dit Platon, sont les seuls […] qui, parvenus à maturité, s’engagent dans la politique. Lorsqu’ils sont devenus des hommes faits, ce sont de jeunes garçons qu’ils aiment et ils ne s’intéressent guère par nature au mariage et à la procréation d’enfants, mais la règle les y contraint ; ils trouveraient plutôt leur compte dans le fait de passer leur vie en célibataires, côte à côte, en renonçant au mariage. Ainsi donc, de manière générale, un homme de ce genre cherche à trouver un jeune garçon pour amant et il chérit son amant, parce que dans tous les cas il cherche à s’attacher à ce qui lui est apparenté. » (Platon, Le Banquet, 190b-193e : discours d’Aristophane.)

Baudelaire dira autrement la dimension ingérable en soi de l’amour (Eros) signalée par Diotime et constatée par Platon : « Ne pouvant pas supprimer l’amour, l’Église a voulu au moins le désinfecter, et elle a fait le mariage. » (Charles Baudelaire, Mon Cœur mis à nu.)

Cela dit, Baudelaire, strictement parlant, se trompe : ce n’est pas l’Église qui a inventé le mariage ; son origine se perd dans la nuit des temps, concernant, y compris chez Platon, le pôle procréateur de la sexualité, la fécondité littérale, indépendamment de la question de l’amour, ignorée de l’institution.

L’Église, elle, n’a jamais marié jusqu’au XIe siècle (en Occident, à l’époque de la réforme grégorienne, i.e. la prise de pouvoir politique de l’Église romaine), et n’a jamais procédé à des bénédictions nuptiales jusqu’au Ve siècle (après, et en rapport avec, la conversion de l’Empire romain) — même si déjà auparavant, elle souligne la dimension symbolique du mariage. Signe toutefois que dès l’Antiquité on distingue, mais sans séparer, et pour cause, on va y revenir, sexualité et procréation, au sens ici où « ça ne marche pas à tous les coups » : une union sexuelle n’est féconde que si elle est bénie par Dieu (cf. a contrario le figuier stérile maudit pas Jésus — comme dans un constat de sa stérilité). La bénédiction nuptiale est dans la parole biblique « soyez féconds et multipliez-vous », perçue comme performative.

Sexualité et procréation sont alors distinctes, mais pas séparées. La séparation, sa possibilité au moins théorique, est très récente. Pour la France, elle date du 19 décembre 1967…

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« Oh, Yeah ! J’ai reçu une lettre de la Présidence
Me demandant : "Antoine, vous avez du bon sens
Comment faire pour enrichir le pays ?"
"Mettez la pilule en vente dans les Monoprix" »

(Antoine, Les Élucubrations d’Antoine, 1966)

L’année d’après la chanson d’Antoine, la loi Neuwirth — adoptée en France par l’Assemblée nationale le 19 décembre 1967 — autorise l’usage des contraceptifs, et notamment la contraception orale, ladite « pilule ». Cette loi, nommée d’après Lucien Neuwirth, le député gaulliste qui la proposa, vient abroger celle de 31 juillet 1920 qui non seulement interdisait toute contraception, mais jusqu’à l’information sur les moyens contraceptifs. Promulguée le 28 décembre 1967, l’application de la loi Neuwirth sera cependant lente, les décrets ne paraissant qu’entre 1969 et 1972.

(D’autres pays sont moins lents, en premier lieu les USA, où la FDA : la Food and Drug Administration, délivre une première autorisation de mise sur le marché le 10 juin 1957. Cette autorisation ne vaut alors que dans l’indication de troubles menstruels et de fausse couche ; la « pilule » est toutefois dès ce moment utilisée officieusement par de nombreuses femmes à des fins contraceptives. L’autorisation de mise sur le marché, AMM, pour l’utilisation à des fins contraceptives annoncée le 9 mai 1960 sera délivrée le 23 juin 1960.
L’Australie est le premier pays à commercialiser la « pilule » après les États-Unis, le 1er janvier 1961.
L’Allemagne fédérale est le premier pays d’Europe à la commercialiser, le 1er juin 1961.)

En France, la loi Neuwirth sera suivie quelques années après par la promulgation de la loi Veil, le 17 janvier 1975, loi qui prévoit une dépénalisation de l’avortement sous conditions.

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En tout cela, une nouveauté, signifiée par le passage de l’interdiction de l’information sur la contraception à la pleine autorisation de « la pilule » : la sexualité est désormais théoriquement séparée de la procréation — à défaut de l’être encore pratiquement (séparation, ce qui va donc au-delà de la simple, et plus classique, distinction, déjà incontestée notamment, au minimum depuis la Réforme, et surtout, suite à la psychanalyse) — cette séparation désormais envisageable, elle, est nouvelle, avec ses conséquences sur les mœurs (et donc l’éthique).

Première marque de ces conséquences, une forte et rapide désaffection du mariage — liée à ce que la potentialité procréatrice de la sexualité est désormais atténuée —, au profit du concubinage, bientôt légalement reconnu par la mise en place du PaCS, via la loi qui sera promulguée le 15 novembre 1999.

Auparavant, l’adultère a été dépénalisé, le 11 juillet 1975, en regard de l’évolution des mœurs, liée à la séparation théorique de la sexualité et de la procréation — je cite : à la mi-décembre 2015, dans la lignée de la loi de 1975, la Cour de cassation a estimé que « l’évolution des mœurs comme celle des conceptions morales ne permettent plus de considérer que l’imputation d’une infidélité conjugale serait à elle seule de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération ».

Évolution des mœurs qui induit donc un nouveau regard sur l’institution matrimoniale et la sexualité, la sexualité étant désormais théoriquement séparée de la procréation. Évolution des mœurs dans une civilisation libérale : quelques mois après la chute du mur de Berlin (le 9 novembre 1989), le 17 mai 1990, l’homosexualité n’est plus considérée comme une maladie mentale par l’OMS.

Nouveau regard sur la sexualité en général et donc sur l’homosexualité, selon cette même séparation théorique sexualité-procréation, la loi instaurant le PaCS a été votée, en 1999, dans le but de « prendre en compte une partie des revendications des couples de même sexe qui aspiraient à une reconnaissance globale de leur statut, alors que la jurisprudence de la Cour de cassation refusait de regarder leur union comme un concubinage », rappelle en novembre 2012 l’ « Étude d’impact du projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe ».

Le mariage des couples de personnes de même sexe est légalisé en France par la loi du 17 mai 2013.

Si le nom « mariage » est conservé, le contenu du terme n’est plus le même : on est passé d’une structure sociétale organisant un lien procréationnel, un lien entre les générations qui en procèdent potentiellement, à la reconnaissance officielle d’un amour affirmé ; on est passé d’un lien concernant le premier pôle (ci-dessus) de la sexualité, la procréation potentielle, à une organisation civile de la vie amoureuse de deux individus (dimension intermédiaire entre les pôles procréationnel et symbolique ci-dessus), éventuellement indépendamment de la question de la potentialité procréatrice de leur sexualité. La société reconnaissait une potentialité procréatrice, elle reconnaît l’affirmation d’un amour. Sous le même mot, « mariage », il ne s’agit plus de la même chose.

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À l’origine, rites de mariage comme bénédictions nuptiales sont issus de la non-maîtrise de la fécondité et donc de la non-séparabilité (jusqu’en 1967 pour la France) de la sexualité et de la procréation. Dans l’Antiquité et quasi jusqu’en 1967, le mariage (et sa bénédiction) disent cette non-maîtrise de la fécondité, tout en disant la distinction sans séparation de la sexualité et de la procréation : la bénédiction divine est la parole qui donne à la relation sexuelle (donc, en ce sens, forcément hétérosexuelle) sa vertu procréatrice.

Le mariage était alors lieu d’accueil d’une sexualité potentiellement procréatrice, si bénie par Dieu ; il était l’institution traduisant l’espérance de cette bénédiction comme procréation. Et il fondait en parallèle l’interdit de l’adultère, qui romprait la structure d’accueil du fruit de la bénédiction divine, l’enfant. Le mariage sous cet angle répute le mari de la mère comme père de l’enfant. Les tests ADN introduisent depuis les années 1980 un autre mode de connaissance de la paternité (au sens biologique).

Voilà un monde, le monde « antique », dont la disparition s’est mise en place dans un processus commençant en 1967 (concernant la France) : la maîtrise humaine de la fécondité et de la non-fécondité (« la pilule »), le recul de la signification du mariage comme structure d’articulation sexualité-procréation, puis le développement des techniques procréatives.

La technique de la fécondation in vitro fut développée au Royaume-Uni par les docteurs Patrick Steptoe et Robert Geoffrey Edwards. Le premier « bébé-éprouvette », Louise Brown, est née le 25 juillet 1978. En Inde, la deuxième FIV au monde a donné naissance à Durga et a été effectuée à Calcutta par le docteur Subhash Mukhopadhyay le 3 octobre 1978. Aux États-Unis, après les premiers essais inaboutis de Landrum Brewer Shettles, la première FIV du pays (ayant donné naissance à Elizabeth Carr) a eu lieu en 1981. Depuis cette date, on estime à 1 % des naissances le nombre de nouveau-nés conçus par cette technique. La première FIV en France donna naissance à Amandine le 24 février 1982 à l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart. Elle a été réalisée grâce à la collaboration du biologiste Jacques Testart, du gynécologue René Frydman et du chef de service Émile Papiernik.

L’assistance médicale à la procréation (AMP — ensemble de pratiques cliniques et biologiques où la médecine intervient dans la procréation) est encadrée en France par la loi de bioéthique du 6 août 2004, dispositions qui ont été révisées par la loi du 7 juillet 2011, pour délimiter l’usage des techniques de PMA aux cas des couples infertiles ou ne pouvant sans danger avoir un enfant. La fécondation in vitro (FIV, ou FIVETE pour « fécondation in vitro et transfert d’embryon ») n’est que l’une des méthodes de la PMA ; la gestation pour autrui (GPA) désigne l’ensemble des méthodes de PMA dans lesquelles l’embryon est implanté dans l’utérus d’une femme tierce (dite souvent « mère porteuse »).

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Est apparu le second aspect de l’héritage de 1967 : après la possibilité de la séparation sexualité-procréation, la possibilité corollaire et inverse de la séparation procréation-sexualité, signifiée législativement dans le projet de loi du 15 octobre 2019, dit « PMA pour toutes ». Au-delà de la loi de 2004-2011, antérieure à celle de 2013 sur le « mariage pour tous », se déplace à présent ce qui était jusque là droit à un soin, à un droit non strictement médical, puisque concernant des femmes en capacité de concevoir naturellement. Signe de la séparation devenue possible entre procréation et sexualité… Où s’est mis en place un changement civilisationnel — fruit d’une civilisation libérale qui a sans doute à veiller au risque de la mise en cause d’un de ses fondements, en Droits de l’homme : la non-disponibilité du corps humain, qui pourrait être menacée par la possibilité de la GPA : et via la possibilité de compensations financières de la mère porteuse et via la mise en question des droits de l’enfant menacés par une éventuelle revendication du désir d’enfant comme droit à l’enfant, en un monde « transformant, selon Kundera, tous les désirs en droits […] : le désir d’amour en droit à l’amour, le désir de repos en droit au repos, le désir d’amitié en droit à l’amitié, le désir de rouler trop vite en droit à rouler trop vite, le désir de bonheur en droit au bonheur, le désir de publier un livre en droit de publier un livre, le désir de crier la nuit dans les rues en droit de crier la nuit dans les rues. » (Milan Kundera, L’Immortalité, folio 1993, p. 206-207.)


RP, Niort, PMA-GPA, regards croisés, 5 décembre 2019