En guise d’introduction : Thomas d'Aquin fait carrefour entre les civilisations médiévales, comme entre les traditions religieuses de la Méditerranée d'alors. Il fait aussi, de la sorte, carrefour vers l'avenir, posant, en chrétienté latine, la possibilité d'une théologie de la Création.
Le contexte dans lequel il évolue est celui de la réforme grégorienne qui, initiée au XIe siècle par le pape Grégoire VII, atteint son point culminant au XIIIe siècle. La réforme grégorienne, par laquelle la papauté acquiert la plénitude de son pouvoir temporel, y compris militaire et policier, est d'abord une utopie qui avait de quoi séduire : il s'agissait d'opposer une espérance de pureté portée par l'Église et ses dirigeants – et en tête l'évêque de Rome –, à la corruption des pouvoirs princiers et impériaux, et à la violence qui en ressortissait.
Avec la réforme grégorienne, cette utopie parvient au pouvoir, et comme toute utopie, elle est dès lors confrontée au réel... et bascule dans la violence. Et comme utopie, elle bascule dans une violence que l'on peut dire pré-totalitaire, pourchassant impitoyablement hérétiques et dissidents en interne au christianisme, mais aussi juifs, d'une autre façon.
L'échec dès lors inéluctable n'abat pas pour autant les espérances soulevées. Ce sont ces espérances qui semblent porter Dominique comme Thomas. Pour eux le combat doit se mener par le verbe, ce qui donne à mes yeux à leur œuvre une coloration tragique et explique les audaces qu'ils initient – dont celles de Thomas ne sont pas des moindres. Pour donner une comparaison qui vaut ce qu'elle vaut, je vois volontiers chez Dominique et Thomas des personnages du type de ce que sera Gorbatchev face à une autre utopie : ne pas vouloir abandonner les espérances qui ont été soulevées, mais vouloir mener le combat d'une toute autre façon, peut-être désespérée. Mais un combat chrétien peut-il être autre chose que désespéré, à vue humaine ?
Bref, pour Thomas, ce qui est essentiel pour que ce combat puisse être mené correctement, c'est de le doter des armes intellectuelles qui lui font alors totalement défaut – défaut dont le basculement dans la violence est le signe catastrophique.
Quand Thomas naît – aux alentours de 1225 au château de Roccasecca, dans le Royaume des Deux-Siciles au sein de ce qu'on appelle une « grande famille » d'Italie, partisane du parti pontifical, les Guelfes –, Dominique, confrontant les cathares, a fondé l'ordre des Prêcheurs depuis dix ans.
De 1230/1231 à 1239 (entre 5 et 10 ans), Thomas est oblat à l’abbaye bénédictine du Mont-Cassin. On sait que sa famille vise à en faire l'abbé du Mont-Cassin, et regardera d'un mauvais œil sa vocation dominicaine – juste après la mort de son père. Il a alors 20 ans environ, l'ordre dominicain a environ 30 ans – on est en avril 1244, soit un mois après le bûcher de Montségur.
Aspects évoquant les cathares qu'il me semble utile de souligner pour la raison qu'il n'est pas insignifiant de rejoindre un Ordre alors relativement récent, les dominicains, l'Ordre des Prêcheurs, fondé pour s'opposer par une autre prédication à la prédication cathare... Puisque 30 ans avant, Dominique fondait son ordre à la fois sur le modèle urbain et humble des prédicateurs cathares, et pour leur opposer une autre vision du message évangélique.
Cet aspect des choses me semble faire souvent défaut lorsqu'on évoque Thomas, pourtant explicite à plusieurs reprises, comme dans la Somme contre les Gentils, où il affirme vouloir lutter par les armes de l'argumentaire contre les « manichéens », à l'appui du Nouveau Testament ; tandis qu'il entend argumenter à partir de la Bible hébraïque, l'Ancien Testament, concernant les juifs, et à partir de la nature concernant les musulmans. Tout cela conformément à sa méthode : de cognita ad incognita – des choses connues aux choses inconnues... Il part donc invariablement de ce qu'il se reconnait de commun avec l'interlocuteur.
Concernant les cathares, il n'est pas mystérieux que, dans la polémique catholique d'alors, le terme de « manichéens » les désigne. Ils représentent pour lui un souci qui, selon l'iconographie, préoccupe Thomas jusqu'à la table du roi Louis IX, iconographie qui nous l'y montre distrait au point de s'écrier hors de propos : « j'ai trouvé l'argumentation contre les manichéens », signe qu'il y travaille et s'y absorbe.
Quoi de plus normal pour un dominicain du milieu du XIIIe siècle !
Or il y a là de quoi expliquer cette bizarrerie apparente de Thomas, si on est attentif : pourquoi diable aller se fourrer de la sorte dans cette galère qu'était l'aristotélisme arabe, juif et musulman ? – ce qui lui vaudra tout de même une condamnation post-mortem en bonne et due forme en 1277, avant sa réhabilitation et sa canonisation en 1323.
Eh bien, il se trouve que l'aristotélisme arabe, juif et musulman, avec ces figures tutélaires que sont Maïmonide et Averroès, et que Thomas d'Aquin aborde avec respect, parlant de Rabbi Moïse pour l'un et du Commentateur (avec un grand « C », Commentateur en l'occurrence d'Aristote) pour l'autre ; il se trouve que cet aristotélisme arabe offre un argumentaire en faveur d'une théologie de la nature qui fait défaut aux philosophies classiques du monde latin, essentiellement augustiniennes. Ce défaut en matière de théologie de la nature et de sa Création divine a montré toute sa réalité dans l'échec de la prédication anti-cathare jusqu'alors.
Dominique déjà constatait l'échec de la prédication cistercienne, d'où sa vocation. Thomas, lui emboîtant le pas, ainsi qu'à son maître dominicain en théologie, Albert le Grand, va mettre en place l'argumentaire intellectuel, qui en fait jusqu'à aujourd'hui le théologien de la mise en valeur de la Création, de la bonté de la Création.
C'est bien le point qui est en question dans le catharisme et devant lequel échoue la prédication d'alors... cela jusqu'à la théologie de la nature de Thomas d'Aquin.
Après Thomas d'Aquin, plus rien ne sera jamais comme avant en chrétienté en matière de prise en compte de la nature... Avec ce que cela offrira de possibilité de dialogue, via une prise de distance par rapport à sa propre tradition, à l’égard de ceux qui ne partagent pas cette tradition, à commencer par les juifs vivant en Europe et auquel il doit une large part de sa démarche de redécouverte de la nature comme Création.
Le contexte dans lequel il évolue est celui de la réforme grégorienne qui, initiée au XIe siècle par le pape Grégoire VII, atteint son point culminant au XIIIe siècle. La réforme grégorienne, par laquelle la papauté acquiert la plénitude de son pouvoir temporel, y compris militaire et policier, est d'abord une utopie qui avait de quoi séduire : il s'agissait d'opposer une espérance de pureté portée par l'Église et ses dirigeants – et en tête l'évêque de Rome –, à la corruption des pouvoirs princiers et impériaux, et à la violence qui en ressortissait.
Avec la réforme grégorienne, cette utopie parvient au pouvoir, et comme toute utopie, elle est dès lors confrontée au réel... et bascule dans la violence. Et comme utopie, elle bascule dans une violence que l'on peut dire pré-totalitaire, pourchassant impitoyablement hérétiques et dissidents en interne au christianisme, mais aussi juifs, d'une autre façon.
L'échec dès lors inéluctable n'abat pas pour autant les espérances soulevées. Ce sont ces espérances qui semblent porter Dominique comme Thomas. Pour eux le combat doit se mener par le verbe, ce qui donne à mes yeux à leur œuvre une coloration tragique et explique les audaces qu'ils initient – dont celles de Thomas ne sont pas des moindres. Pour donner une comparaison qui vaut ce qu'elle vaut, je vois volontiers chez Dominique et Thomas des personnages du type de ce que sera Gorbatchev face à une autre utopie : ne pas vouloir abandonner les espérances qui ont été soulevées, mais vouloir mener le combat d'une toute autre façon, peut-être désespérée. Mais un combat chrétien peut-il être autre chose que désespéré, à vue humaine ?
Bref, pour Thomas, ce qui est essentiel pour que ce combat puisse être mené correctement, c'est de le doter des armes intellectuelles qui lui font alors totalement défaut – défaut dont le basculement dans la violence est le signe catastrophique.
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Quand Thomas naît – aux alentours de 1225 au château de Roccasecca, dans le Royaume des Deux-Siciles au sein de ce qu'on appelle une « grande famille » d'Italie, partisane du parti pontifical, les Guelfes –, Dominique, confrontant les cathares, a fondé l'ordre des Prêcheurs depuis dix ans.
De 1230/1231 à 1239 (entre 5 et 10 ans), Thomas est oblat à l’abbaye bénédictine du Mont-Cassin. On sait que sa famille vise à en faire l'abbé du Mont-Cassin, et regardera d'un mauvais œil sa vocation dominicaine – juste après la mort de son père. Il a alors 20 ans environ, l'ordre dominicain a environ 30 ans – on est en avril 1244, soit un mois après le bûcher de Montségur.
Aspects évoquant les cathares qu'il me semble utile de souligner pour la raison qu'il n'est pas insignifiant de rejoindre un Ordre alors relativement récent, les dominicains, l'Ordre des Prêcheurs, fondé pour s'opposer par une autre prédication à la prédication cathare... Puisque 30 ans avant, Dominique fondait son ordre à la fois sur le modèle urbain et humble des prédicateurs cathares, et pour leur opposer une autre vision du message évangélique.
Cet aspect des choses me semble faire souvent défaut lorsqu'on évoque Thomas, pourtant explicite à plusieurs reprises, comme dans la Somme contre les Gentils, où il affirme vouloir lutter par les armes de l'argumentaire contre les « manichéens », à l'appui du Nouveau Testament ; tandis qu'il entend argumenter à partir de la Bible hébraïque, l'Ancien Testament, concernant les juifs, et à partir de la nature concernant les musulmans. Tout cela conformément à sa méthode : de cognita ad incognita – des choses connues aux choses inconnues... Il part donc invariablement de ce qu'il se reconnait de commun avec l'interlocuteur.
Concernant les cathares, il n'est pas mystérieux que, dans la polémique catholique d'alors, le terme de « manichéens » les désigne. Ils représentent pour lui un souci qui, selon l'iconographie, préoccupe Thomas jusqu'à la table du roi Louis IX, iconographie qui nous l'y montre distrait au point de s'écrier hors de propos : « j'ai trouvé l'argumentation contre les manichéens », signe qu'il y travaille et s'y absorbe.
Quoi de plus normal pour un dominicain du milieu du XIIIe siècle !
Or il y a là de quoi expliquer cette bizarrerie apparente de Thomas, si on est attentif : pourquoi diable aller se fourrer de la sorte dans cette galère qu'était l'aristotélisme arabe, juif et musulman ? – ce qui lui vaudra tout de même une condamnation post-mortem en bonne et due forme en 1277, avant sa réhabilitation et sa canonisation en 1323.
Eh bien, il se trouve que l'aristotélisme arabe, juif et musulman, avec ces figures tutélaires que sont Maïmonide et Averroès, et que Thomas d'Aquin aborde avec respect, parlant de Rabbi Moïse pour l'un et du Commentateur (avec un grand « C », Commentateur en l'occurrence d'Aristote) pour l'autre ; il se trouve que cet aristotélisme arabe offre un argumentaire en faveur d'une théologie de la nature qui fait défaut aux philosophies classiques du monde latin, essentiellement augustiniennes. Ce défaut en matière de théologie de la nature et de sa Création divine a montré toute sa réalité dans l'échec de la prédication anti-cathare jusqu'alors.
Dominique déjà constatait l'échec de la prédication cistercienne, d'où sa vocation. Thomas, lui emboîtant le pas, ainsi qu'à son maître dominicain en théologie, Albert le Grand, va mettre en place l'argumentaire intellectuel, qui en fait jusqu'à aujourd'hui le théologien de la mise en valeur de la Création, de la bonté de la Création.
C'est bien le point qui est en question dans le catharisme et devant lequel échoue la prédication d'alors... cela jusqu'à la théologie de la nature de Thomas d'Aquin.
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Après Thomas d'Aquin, plus rien ne sera jamais comme avant en chrétienté en matière de prise en compte de la nature... Avec ce que cela offrira de possibilité de dialogue, via une prise de distance par rapport à sa propre tradition, à l’égard de ceux qui ne partagent pas cette tradition, à commencer par les juifs vivant en Europe et auquel il doit une large part de sa démarche de redécouverte de la nature comme Création.
RP,
AJC Antibes 7.10.10
AJC Antibes 7.10.10