<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: Le blues des fidèles d’Amour : soufis, troubadours, cathares...

jeudi 16 juillet 2009

Le blues des fidèles d’Amour : soufis, troubadours, cathares...






Al Hallâj, mystique musulman, rendu célèbre en Occident par Louis Massignon [1], entendait mourir à l'imitation de Jésus. Il a de fait été martyrisé, condamné pour sa profession de l'union mystique qui outrait ses coreligionnaires musulmans; et qui correspond à la souffrance et la passion de l'amour impossible [2]. C'est cette impossibilité qui se scelle dans la fatwâ de 922, la sentence de condamnation qui mènera Hallâj au supplice.

La théologie d'Ibn Dâwûd d'Ispahan (ob. 909) [3], grand juriste - et mystique - qui avait émis une première fatwâ contre Hallâj déjà quelques années avant sa condamnation, révèle le péché que reprochent à ce dernier ses contemporains : l'assimilation à Dieu de la créature, atteinte à la proclamation de l'Unicité de Dieu. C'est le désir même de Hallâj qui est condamné, le désir de l'union avec Dieu qui se scelle dans sa passion.

Ici Ibn Dâwûd est sans doute fort proche d'Hallâj, Ibn Dâwûd qui prônait la non-consommation de l'amour humain, afin de perpétuer le désir. C'est l'exaltation ultime de l'amour tel que, selon la légende, le vivait, et le mourait, la tribu des Banû 'Odhra - les «virginalistes» - qu'a chantée Ibn Dâwûd lui-même ; tribu où «on mourait quand on aimait» [4], conformément au hadîth :

«Celui qui aime, garde son secret, reste chaste, et meurt d'amour, celui-là meurt martyr».

Il est bien question, en effet, d'un rapprochement, et des plus étroits, de cet amour mystique et de l'amour «humain». Car l'amour pour Dieu, cet amour impossible de Dieu que souffrent les mystiques, est fort proche de la souffrance qui est dans l'amour inabouti de l'amant pour l'aimée.

Tout le problème est précisément celui de la relation entre cet amour, humain, et l'amour porté à Dieu. Dans la ligne d'Ahmad Ghazâli se trouve aussi Rûzbehân Baqlî de Shiraz (ob. 1209) [5], qui développe au plus précis la pensée qui situe le dévoilement de Dieu à lui-même - le regard de Dieu sur lui-même, - dans le regard de l'amant humain pour l'être humain objet de son amour.

C'est aussi dans cette tradition que se situe Ibn 'Arabi de Murcie (1165-1240), musulman espagnol qui enseigne avec Rûzbehan que c'est Dieu «qui se manifeste à tout être aimé et au regard de tout amant. Il n'y a ainsi qu'un seul Amant dans l'Existence universelle (et c'est Dieu) de telle sorte que le monde tout entier est amant et aimé» [6].

Avec cette Espagne en contact nécessaire avec la chrétienté aquitaine et languedocienne, connaissant une mystique de l'amour qui fleurissait chez Ibn 'Arabi, et que pratiquait déjà, au XIe siècle, un Ibn Hazm de Cordoue dans son Collier de la Colombe, apparaît un fait difficilement contournable : que la mystique islamique est au moins une des sources de l'amour courtois. Ce que confirme un Raymond Lulle n'hésitant pas à revendiquer l'influence soufie en exergue de son Livre de l'Ami et de l'Aimé.




Amour courtois en Occident, troubadours donc. Analysant le mythe courtois de Tristan et Iseult, Denis de Rougemont [7] remarque que l'amour de Tristan pour Iseult, et réciproquement, n'est jamais que recherche de l'impossible, recherche narcissique de soi à l'occasion de l'autre. Et évidemment, le soufisme parlant d'une recherche d'unification de Dieu et de participation à cette unification de Dieu, la chantant dans le sama', la question de la proximité des deux traditions est bel et bien posée.

Dans l'étude de Denis de Rougemont, ce narcissisme, névrotique, débouche sur la rencontre de soi dans la mort, seule recherchée ultimement dans l'autre inaccessible.

Or la mort dans la poursuite de l'inaccessible est bien ce qui advient à Hallâj. Mieux, c'est ce qu'il dit rechercher. Être en totalité avec Dieu, ne faire qu'un avec la racine pré-existentielle de notre être est une tentation telle que nous y voyons parfois confusément une espérance paradisiaque - cf. Job 3, Jérémie 20, Baudelaire dans «Bénédiction», ou Cioran, parlant de «l'inconvénient d'être né». Là apparaît d'ailleurs ce en quoi la démarche ne débouche pas simplement sur une assimilation à Dieu : cette impossibilité de la fusion est la certitude de l'échec dont Hallâj meurt. Non pas qu'il y ait retrouvailles de soi-même en Dieu dans la mort, mais perte définitive de l'illusion de la totalité. Aussi l'entretien forcené de la non-rencontre de l'autre, et notamment de la femme vénérée, peut être aussi perçue comme reconnaissance dans le concret du fait qu'il est une altérité irréductible, une non-totalité définitive de nos êtres, qui loin de se résoudre dans la mort, y devient au contraire incontournablement irréfutable. Ici encore apparaît la proximité d'Hallâj et d'Ibn Dâwûd qui obtenait sa condamnation.

Ainsi le martyre d'Hallâj, imitation de celui de Jésus, et symbole de l'essentiel du vécu des soufis, s'avèrerait être finalement à l'opposé-même d'une névrose certes frôlée : proclamation définitive d'une altérité irréductible, jusqu'en Dieu-même, dont on prononce l'unification. On ne peut que remarquer la proximité d'avec l’Évangile de Jean : «nous viendrons vers lui et nous ferons notre demeure chez lui» (Jn 14:23) ; «qu'ils soient un comme nous sommes un - moi en eux et toi en moi» (Jn 17:22).

Proximité aussi avec le catharisme, pourtant différent, comme l'Évangile de Jean, de l'amour courtois ! Mais que ne disent pas les cathares sur l'altérité irréductible quand ils prient un Dieu étranger à la Création ! Il faudra donc parler d'un complexe de civilisation, qui va de l'Espagne musulmane à l'Europe courtoise, où l'on est au fait à la fois de la splendeur de Dieu et par là-même de son inaccessibilité, qui est finalement celle de l'Autre, et de l'autre humain également. L'Autre est dévoilement pour chacun de son propre abîme, intuition de ce que dira le freudisme quant à la vanité du fantasme et à ce qu'il ne peut être assouvi. Cette intuition s'est traduite alors dans l'exaltation de la chasteté et le culte de la Vierge Marie, Dame courtoise par excellence - inaccessible comme un fantasme reste inassouvi. Ou chez les Dante avec Béatrice, les Pétrarque avec Laure, toutes deux voulues inaccessibles, mais vénérées comme dans un jeu frisant sans cesse le mortel, mais au fond se sachant mensonge : cette mystique sait très bien ne fonctionner que comme amour inaccompli.

L'amour s'adresse-t-il en effet à celle que l'on dit exaltée, à la dame concrète, quand son poète devine, au fond, désirer surtout éviter sa vraie rencontre ? L'amour ne se signifierait que dans un engagement concret, charnel, quotidien, qui précisément, serait la ruine de la quête de l'inaccessible.

Kierkegaard l'a exprimé au plus précis, concernant «le jeune homme» de La reprise: «la jeune fille n'était pas aimée ; elle était l'occasion, pour le poétique de s'éveiller en lui». C'est pourquoi,... ment-il (en toute sincérité !) qu' «il ne pouvait aimer qu'elle [...] ; et pourtant, il ne pouvait que languir auprès d'elle, continuellement» [8]. Auprès ou, sans doute mieux, au loin. Pensons ici à Raimbaud d'Orange, vouant un culte exalté, sur simple ouï dire, à la Beauté de sa Dame d’Égypte musulmane, Dame qu'il n'a jamais vue !

L'exil métaphysique que typifie l'exil biblique en Égypte ou à Babylone, et que les cathares ont perçu à la racine de leur théologie, cet abîme de la nostalgie soufie, se dévoile comme étant au coeur de toutes les mélancolies, de tous les blues : les esclaves noirs d'Amérique, autres grands exilés spirituels avec Israël et les cathares, et d'abord géographiques, avec Israël, le traduiront dans les mêmes thèmes bibliques : l'Exode, le passage de la Mer rouge ou du Jourdain, la Pâque - et celle du Christ -, avec leur charge symbolique. «Déportés d'Afrique de l'Ouest, depuis le XVIIe siècle, les esclaves noirs d'Amérique ont connu un sort cruel : tribus et familles dispersées, rites et musiques interdits. Dépossédés de toute identité, ils n'ont plus que le grain de leur voix et la couleur de leur peau pour se réinventer un peuple, retrouver enfin une âme» [9]... C'est, des champs de coton aux gospels, le blues, précisément, qui chante la perte irrémédiable d'une terre-mère désormais inaccessible [10], - mère symbolisée dans un pieu mensonge par une Vierge Marie, une Béatrice de Dante déjà décédée, ou une Dame d'Égypte que Raimbaud ne verra pas, - terre de la préexistence des cathares où l'on ne reviendra pas de ce côté-ci du ciel :

“Oh Lord, I want to be in the number,
when the saints go marchin' in”.





R.P. in Actes du colloque «Médiévales 97» - Bazièges (Haute-Garonne).
Cf. R. Poupin, "Hallâj : l’imitation de Jésus-Christ ou le martyre comme damnation”, Connaissance des Pères de l’Église (éd. Nlle Cité), n°47, 1992.


______________________________________
[1] Dans son livre La passion d’Al Hallâj, Paris, [1922] rééd. Gallimard, 1975.
[2] Cf. mon article “Is There a Trinitarian Experience in Sufism ?” in The Trinity in a Pluralistic Age, éd. Kevin J. VANHOOZER, Grand Rapids, Michigan / Cambridge, U.K., 1997.
[3] Cf. Henry CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard [1964], coll. Folio, 1986, p. 279 sq.
[4] Ibid.
[5] Cf. son Jasmin des fidèles d’amour (Kitâb-e ‘Abhar al-’ashiqîn), traduit du persan par Henry Corbin, Paris, Verdier – coll. “Islam Spirituel”, 1991.
[6] IBN ‘ARABI, Traité de l’amour, trad. M. Gloton, coll. “Spiritualités vivantes”, Paris, Albin Michel, 1986, p. 59.
[7] L’amour et l’Occident, Paris, Plon/U.G.E. – coll. 10/18, 1972.
[8] KIERKEGAARD, La reprise, Paris, Flammarion, coll.GF, 1990, p.73-74.
[9] Franck BERGEROT, Arnaud MERLIN, L’épopée du jazz. 1/ Du blues au bop, Paris, Gallimard, coll. Découvertes, 1991, p.13.
[10] Ainsi le dit celui que Michel Jonasz appelle “le Blanc qui chante Toulouse [comme] le Noir [...] chante ‘I was born to loose’” : ayant précisé : “il y a des races de peau, paraît-il. Pour moi, il y a surtout des peaux de l’âme, des peaux d’âme”, Claude Nougaro parle de “cet appel vers un homme transfiguré, vers un paradis perdu” : “je suis né dans un trou de mémoire et au fond de ce trou gît l’étoile, le lingot de ma vie” (in Le Nouvel Observateur n°2228 / 26 juin – 2 juillet 1997, p.35-36).


Voir aussi :
http://sites.google.com/site/rolpoup/des-signes-de-memoire ;
et https://rolpoup.blogspot.com/2010/02/lautre-reve-lautre-reel.html.


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