Voir aussi les riches réflexions de Jean-Paul Sanfourche ICI.
Après avoir écouté, sur France Culture, l'émission "Répliques" du 16 janvier 2021 (rediffusée le 21 août) sur le sujet la Parabole du Bon Samaritain, urgence de la relire !…
Luc 10, 25-37
Chose plus étrange qu'il n'y parait que cette parabole dite du bon Samaritain et le dialogue qui l'amène, au point que quand on reprend le propos final de Jésus, « toi fais de même », on risque tout bonnement de choquer un auditeur attentif, et on peut le comprendre. Que vient, en effet, de faire le Samaritain ? À travers son admirable acte de compassion, effectivement digne d'imitation, il vient de se faire, fût-ce malgré lui, un débiteur… un débiteur insolvable qui plus est — le Samaritain n'est même plus là pour recevoir ne serait-ce qu'un remerciement d'un blessé curieusement laissé là avec sa dette insolvable. Ce qui dans toute relation humaine est un vrai problème. Les anthropologues rappellent que tout don appelle un contre-don — ce pourquoi, trace de cela, une invitation à un repas se compense en apportant… une bouteille de vin, un gâteau, des fleurs…
Dans une civilisation traditionnelle, commune dans l'Antiquité, c'est particulièrement sensible ! Et Jésus d'inviter à se faire comme le Samaritain… des débiteurs — insolvables — !? Qu'est-ce à dire ? C'est cet aspect des choses qui couramment nous échappe quand nous lisons ce texte de l’Évangile !
Venons-en au début du dialogue. Comme il est coutume dans les Évangiles, voici un légiste qui veut mettre Jésus à l'épreuve. À comparer avec les autres situations similaires, il s'agit de voir quelle est son observance de la Loi d’amour qu’il reprend et qu’il entend accomplir. Son interlocuteur est un légiste, on dirait aujourd'hui un bibliste ou un exégète. Il est en tant que tel fondé à interroger Jésus qui apparaît en position d'enseignant — « Maître », l’interpelle-t-il.
Notons que la question du légiste est la même que celle de l'homme riche quelques chapitres plus loin (Luc 18, 18-27) : « que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ? » Et ici, à la question par laquelle Jésus répond à sa question (puisque Jésus répond à sa question par une question), c'est le légiste qui donne en réponse le résumé de la Loi, aimer Dieu et son prochain, parfaitement en accord avec la tradition juive tout comme Jésus.
C'est la sentence de Jésus qui, du coup, interroge : « fais cela et tu auras la vie ». On imagine le légiste trouvant cela un peu bref. Sentence correcte mais demandant précision : qui est à un tel niveau de fidélité à l'enseignement biblique qu'il puisse prétendre « faire cela » à l'égard du prochain ?! Un peu léger, et légaliste, genre salut par les œuvres, non ?
Ce pourquoi l'homme pousse plus avant, voulant se justifier, dit le texte, ce qui précisément sous-entend : « qui, à commencer par moi, prétendrait être à la hauteur ? »
Le légiste pousse donc plus avant sur le terrain de l'exégèse avec la question qui s'impose face au précepte biblique : « et qui est mon prochain ? » — car « si vous aimez seulement ceux qui vous aiment »… (Luc 6, 32). Alors Jésus de préciser son exégèse, en plaçant un Samaritain dans la parabole qu'il donne comme illustration en forme de aggada, c'est-à-dire récit, comme cela se fait dans le judaïsme, comme développement illustré de son enseignement. Ici une illustration de sa lecture de Lévitique 19, d'où est extrait le précepte « tu aimeras (pour) ton prochain comme toi-même » (v. 18). Dans les versets 17 et 18 de ce passage de Lévitique 19, le terme français « prochain » correspond, dans une progression, à trois termes en hébreu, littéralement : le frère au sens biologique, puis le « compatriote » et enfin tout semblable, donc quiconque, sachant que la fin du chapitre reprend, avec le même verbe : « tu aimeras l’étranger comme toi-même » (Lv 19, 34). La dimension d'ouverture universelle de cet enseignement est bien inscrite dans le texte du Lévitique qu'a cité le légiste. En tout cela, Jésus et le légiste qui l’interroge ont tout pour être d‘accord.
Mais là n'est pas la pointe de la petite histoire racontée par Jésus, qui ne perd pas de vue la première question du légiste à propos de la vie éternelle — il va y revenir.
Cela en partant de l'allusion implicite aux deux temples, celui de Samarie au Mont Garizim auquel est attaché le Samaritain, et celui de Jérusalem, référent de Jésus et du légiste, allusion faite par la mention d'un prêtre et d'un lévite, c'est-à-dire des représentants du temple, ce que ne seraient ni un pharisien ni un scribe par exemple ; allusion au temple de référence, donc, ce qui différencie le Samaritain d'un côté, et de l'autre Jésus et le légiste, qui sont tous deux juifs. Au-delà de ce fait (parallèle avec l'épisode de la Samaritaine en Jean 4), il est question de la symbolique de la présence de Dieu, qui s'annonce ici déborder, en esprit et en vérité, la fonction symbolique du temple. Là aussi, le légiste peut aisément l'entendre et être d'accord avec Jésus.
Dieu ne demeure pas dans le temple, mais le temple symbolise la présence (la shekhina) de Dieu parmi le peuple, selon la lecture juive d'Exode 25, 8 : « ils me feront un temple, et je demeurerai au milieu d'eux ». Et donc, Dieu a moyen d'agir même par un Samaritain. Le légiste peut l'entendre sans problème. Là où ça se corse, c'est au point où Jésus, tout en ayant répondu à la seconde question du légiste : « qui est mon prochain ? » est revenu à sa première question, sur la vie éternelle, en reprenant à la fin la même réponse, et soulignant en quelque sorte cette réponse : « fais cela » !
Disons tout de suite que, puisque c'est la même question que pose l'homme riche un peu plus loin, c'est aussi la même réponse que donne Jésus, mettant le salut en rapport avec la Loi pour en souligner (ce qui rejoint la perplexité du légiste) l'impossibilité aux hommes, incapables comme le chameau de passer par le trou de l'aiguille dans un cas, s'avérant débiteurs insolvables dans l'autre cas, ici, au terme de cette parabole, dont le propos lapidaire final est : fais comme le Samaritain, qui (réponse à la seconde question du légiste) s'étant approché du blessé, s'est montré comme son prochain,… en faisant ipso facto un débiteur — insolvable ! « Toi aussi fais de même » ! Qu'est-ce à dire ? C'est ici que l'auditeur attentif est fondé à être choqué, et c'est vraisemblablement ce que cherche Jésus !
Passé le prêtre et le lévite, les deux personnages principaux sont le Samaritain et le blessé, à savoir d'un côté un pauvre radical : dépouillé, roué de coups, laissé à moitié mort par les bandits qui s'en sont allés. Et de l'autre un homme avec une monture et suffisamment d'argent pour que le blessé puisse arriver à l'auberge et y rester autant qu'il le faudra. Cela symbolisant une vraie richesse intérieure, cette richesse d’âme qui le conduit à son attitude envers un blessé qu'il ne connaît pas, au bénéfice de sa compassion comme si c'était un de ses proches — se montrant son prochain. Pauvreté radicale d'un côté, richesse indubitable de l'autre. Voilà qui va faire du blessé le tenant d'une dette — il doit la vie au Samaritain ! — qu'il ne pourra pas rembourser : d'autant que son bienfaiteur est parti sans laisser d'adresse ! Et Jésus de conclure par un lapidaire : « fais de même » !
Or toute réflexion sérieuse sur la question de la dette nous conduit à sortir de la naïveté qui verrait Jésus prôner on ne sait quelle générosité gratuite qui serait censée nous libérer de la logique de la dette — où l'on butte encore et toujours sur l'impossibilité de passer par le trou d'une aiguille. Au-delà des études anthropologiques et sociologiques sur la dette comme, par exemple, celles menées sur une ancienne institution, redoutable, celle du potlach en Amérique du Nord, où le don supposé gratuit s'avère viser à dominer le prochain en le rendant insolvable, analyse (de Marcel Mauss) reprise par l'écrivain Georges Bataille dans son livre La part maudite ; car c'est bien cela qui se cache derrière ce don supposé gratuit, empêchant l'autre de traduire sa gratitude en réintégrant sa dignité — au-delà de ces études sur la dette, on sait que l'aide aux pays pauvres endettés, dépouillés par les bandits, aide comme don supposé gratuit, ne fait que renforcer leur dépendance et les priver de leur dignité ! Y a-t-il cela au bout de la parabole du bon Samaritain ?
À moins qu'à commencer par admettre qu'il s'agit bel et bien de dette, d'un débiteur insolvable qui nous est dessiné expressément dans le blessé, on n'entende l'enseignement de Jésus d'une tout autre façon — comme une parabole, précisément, et de nous demander : de quelle dette est-il question me concernant ? Alors une voie se dégage, qui fait de chacun de nous qui entend, à la suite du légiste, à la fois un Samaritain compassionnel — « fais de même » — et un blessé, un Samaritain compassionnel potentiel parce qu'un blessé, blessé chargé d'une dette immense, dette de grâce, dette de gratuité (et donc d'autant plus insolvable), un blessé au bénéfice des soins d'un Samaritain absenté (dans lequel les Pères de l'Église ont vu le Christ absenté), soins de la grâce infiniment gratuite, et qui comme telle fait de chacun de nous des débiteurs insolvables dès lors appelés à faire à leur tour autant de débiteurs de gratuité insolvables, à commencer par remettre à leur tour les dettes, puisque conscients de ce que leur propre dette est insolvable (cf. a contrario la parabole du débiteur impitoyable — Mt 18, 23-35).
Alors s'ouvre le cœur de la bonne nouvelle au cœur même de l'enseignement de la Loi : aime sans autre raison que de savoir que tu as aussi été aimé, d'une façon telle que tu ne peux t'en acquitter (dette infinie au Dieu sauveur : 1er commandement, qui se traduit, comme gratitude, en imitation de Dieu à l'égard du prochain : 2e commandement, semblable au 1er). Comment entrer dans la vie ? En entrant dans le double commandement comme porte de la vie d'éternité, porte du Royaume espéré, selon ce que nous prions, demandant la venue du Règne de Dieu selon l'enseignement de Jésus du Notre Père quelques versets après cette parabole : « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs ».
Luc 10, 25-37
25 voici qu’un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l’épreuve : "Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ?"
26 Jésus lui dit : "Dans la Loi qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ?"
27 Il lui répondit : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même."
28 Jésus lui dit : "Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie."
29 Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : "Et qui est mon prochain ?"
30 Jésus reprit : "Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort.
31 Il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
32 Un lévite de même arriva en ce lieu ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
33 Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l’homme : il le vit et fut pris de compassion.
34 Il s’approcha, banda ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui.
35 Le lendemain, tirant deux pièces d’argent, il les donna à l’aubergiste et lui dit : Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c’est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.
36 Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ?"
37 Le légiste répondit : "C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui." Jésus lui dit : "Va et, toi aussi, fais de même."
*
Chose plus étrange qu'il n'y parait que cette parabole dite du bon Samaritain et le dialogue qui l'amène, au point que quand on reprend le propos final de Jésus, « toi fais de même », on risque tout bonnement de choquer un auditeur attentif, et on peut le comprendre. Que vient, en effet, de faire le Samaritain ? À travers son admirable acte de compassion, effectivement digne d'imitation, il vient de se faire, fût-ce malgré lui, un débiteur… un débiteur insolvable qui plus est — le Samaritain n'est même plus là pour recevoir ne serait-ce qu'un remerciement d'un blessé curieusement laissé là avec sa dette insolvable. Ce qui dans toute relation humaine est un vrai problème. Les anthropologues rappellent que tout don appelle un contre-don — ce pourquoi, trace de cela, une invitation à un repas se compense en apportant… une bouteille de vin, un gâteau, des fleurs…
Dans une civilisation traditionnelle, commune dans l'Antiquité, c'est particulièrement sensible ! Et Jésus d'inviter à se faire comme le Samaritain… des débiteurs — insolvables — !? Qu'est-ce à dire ? C'est cet aspect des choses qui couramment nous échappe quand nous lisons ce texte de l’Évangile !
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Venons-en au début du dialogue. Comme il est coutume dans les Évangiles, voici un légiste qui veut mettre Jésus à l'épreuve. À comparer avec les autres situations similaires, il s'agit de voir quelle est son observance de la Loi d’amour qu’il reprend et qu’il entend accomplir. Son interlocuteur est un légiste, on dirait aujourd'hui un bibliste ou un exégète. Il est en tant que tel fondé à interroger Jésus qui apparaît en position d'enseignant — « Maître », l’interpelle-t-il.
Notons que la question du légiste est la même que celle de l'homme riche quelques chapitres plus loin (Luc 18, 18-27) : « que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ? » Et ici, à la question par laquelle Jésus répond à sa question (puisque Jésus répond à sa question par une question), c'est le légiste qui donne en réponse le résumé de la Loi, aimer Dieu et son prochain, parfaitement en accord avec la tradition juive tout comme Jésus.
C'est la sentence de Jésus qui, du coup, interroge : « fais cela et tu auras la vie ». On imagine le légiste trouvant cela un peu bref. Sentence correcte mais demandant précision : qui est à un tel niveau de fidélité à l'enseignement biblique qu'il puisse prétendre « faire cela » à l'égard du prochain ?! Un peu léger, et légaliste, genre salut par les œuvres, non ?
Ce pourquoi l'homme pousse plus avant, voulant se justifier, dit le texte, ce qui précisément sous-entend : « qui, à commencer par moi, prétendrait être à la hauteur ? »
Le légiste pousse donc plus avant sur le terrain de l'exégèse avec la question qui s'impose face au précepte biblique : « et qui est mon prochain ? » — car « si vous aimez seulement ceux qui vous aiment »… (Luc 6, 32). Alors Jésus de préciser son exégèse, en plaçant un Samaritain dans la parabole qu'il donne comme illustration en forme de aggada, c'est-à-dire récit, comme cela se fait dans le judaïsme, comme développement illustré de son enseignement. Ici une illustration de sa lecture de Lévitique 19, d'où est extrait le précepte « tu aimeras (pour) ton prochain comme toi-même » (v. 18). Dans les versets 17 et 18 de ce passage de Lévitique 19, le terme français « prochain » correspond, dans une progression, à trois termes en hébreu, littéralement : le frère au sens biologique, puis le « compatriote » et enfin tout semblable, donc quiconque, sachant que la fin du chapitre reprend, avec le même verbe : « tu aimeras l’étranger comme toi-même » (Lv 19, 34). La dimension d'ouverture universelle de cet enseignement est bien inscrite dans le texte du Lévitique qu'a cité le légiste. En tout cela, Jésus et le légiste qui l’interroge ont tout pour être d‘accord.
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Mais là n'est pas la pointe de la petite histoire racontée par Jésus, qui ne perd pas de vue la première question du légiste à propos de la vie éternelle — il va y revenir.
Cela en partant de l'allusion implicite aux deux temples, celui de Samarie au Mont Garizim auquel est attaché le Samaritain, et celui de Jérusalem, référent de Jésus et du légiste, allusion faite par la mention d'un prêtre et d'un lévite, c'est-à-dire des représentants du temple, ce que ne seraient ni un pharisien ni un scribe par exemple ; allusion au temple de référence, donc, ce qui différencie le Samaritain d'un côté, et de l'autre Jésus et le légiste, qui sont tous deux juifs. Au-delà de ce fait (parallèle avec l'épisode de la Samaritaine en Jean 4), il est question de la symbolique de la présence de Dieu, qui s'annonce ici déborder, en esprit et en vérité, la fonction symbolique du temple. Là aussi, le légiste peut aisément l'entendre et être d'accord avec Jésus.
Dieu ne demeure pas dans le temple, mais le temple symbolise la présence (la shekhina) de Dieu parmi le peuple, selon la lecture juive d'Exode 25, 8 : « ils me feront un temple, et je demeurerai au milieu d'eux ». Et donc, Dieu a moyen d'agir même par un Samaritain. Le légiste peut l'entendre sans problème. Là où ça se corse, c'est au point où Jésus, tout en ayant répondu à la seconde question du légiste : « qui est mon prochain ? » est revenu à sa première question, sur la vie éternelle, en reprenant à la fin la même réponse, et soulignant en quelque sorte cette réponse : « fais cela » !
Disons tout de suite que, puisque c'est la même question que pose l'homme riche un peu plus loin, c'est aussi la même réponse que donne Jésus, mettant le salut en rapport avec la Loi pour en souligner (ce qui rejoint la perplexité du légiste) l'impossibilité aux hommes, incapables comme le chameau de passer par le trou de l'aiguille dans un cas, s'avérant débiteurs insolvables dans l'autre cas, ici, au terme de cette parabole, dont le propos lapidaire final est : fais comme le Samaritain, qui (réponse à la seconde question du légiste) s'étant approché du blessé, s'est montré comme son prochain,… en faisant ipso facto un débiteur — insolvable ! « Toi aussi fais de même » ! Qu'est-ce à dire ? C'est ici que l'auditeur attentif est fondé à être choqué, et c'est vraisemblablement ce que cherche Jésus !
Passé le prêtre et le lévite, les deux personnages principaux sont le Samaritain et le blessé, à savoir d'un côté un pauvre radical : dépouillé, roué de coups, laissé à moitié mort par les bandits qui s'en sont allés. Et de l'autre un homme avec une monture et suffisamment d'argent pour que le blessé puisse arriver à l'auberge et y rester autant qu'il le faudra. Cela symbolisant une vraie richesse intérieure, cette richesse d’âme qui le conduit à son attitude envers un blessé qu'il ne connaît pas, au bénéfice de sa compassion comme si c'était un de ses proches — se montrant son prochain. Pauvreté radicale d'un côté, richesse indubitable de l'autre. Voilà qui va faire du blessé le tenant d'une dette — il doit la vie au Samaritain ! — qu'il ne pourra pas rembourser : d'autant que son bienfaiteur est parti sans laisser d'adresse ! Et Jésus de conclure par un lapidaire : « fais de même » !
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Or toute réflexion sérieuse sur la question de la dette nous conduit à sortir de la naïveté qui verrait Jésus prôner on ne sait quelle générosité gratuite qui serait censée nous libérer de la logique de la dette — où l'on butte encore et toujours sur l'impossibilité de passer par le trou d'une aiguille. Au-delà des études anthropologiques et sociologiques sur la dette comme, par exemple, celles menées sur une ancienne institution, redoutable, celle du potlach en Amérique du Nord, où le don supposé gratuit s'avère viser à dominer le prochain en le rendant insolvable, analyse (de Marcel Mauss) reprise par l'écrivain Georges Bataille dans son livre La part maudite ; car c'est bien cela qui se cache derrière ce don supposé gratuit, empêchant l'autre de traduire sa gratitude en réintégrant sa dignité — au-delà de ces études sur la dette, on sait que l'aide aux pays pauvres endettés, dépouillés par les bandits, aide comme don supposé gratuit, ne fait que renforcer leur dépendance et les priver de leur dignité ! Y a-t-il cela au bout de la parabole du bon Samaritain ?
À moins qu'à commencer par admettre qu'il s'agit bel et bien de dette, d'un débiteur insolvable qui nous est dessiné expressément dans le blessé, on n'entende l'enseignement de Jésus d'une tout autre façon — comme une parabole, précisément, et de nous demander : de quelle dette est-il question me concernant ? Alors une voie se dégage, qui fait de chacun de nous qui entend, à la suite du légiste, à la fois un Samaritain compassionnel — « fais de même » — et un blessé, un Samaritain compassionnel potentiel parce qu'un blessé, blessé chargé d'une dette immense, dette de grâce, dette de gratuité (et donc d'autant plus insolvable), un blessé au bénéfice des soins d'un Samaritain absenté (dans lequel les Pères de l'Église ont vu le Christ absenté), soins de la grâce infiniment gratuite, et qui comme telle fait de chacun de nous des débiteurs insolvables dès lors appelés à faire à leur tour autant de débiteurs de gratuité insolvables, à commencer par remettre à leur tour les dettes, puisque conscients de ce que leur propre dette est insolvable (cf. a contrario la parabole du débiteur impitoyable — Mt 18, 23-35).
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Alors s'ouvre le cœur de la bonne nouvelle au cœur même de l'enseignement de la Loi : aime sans autre raison que de savoir que tu as aussi été aimé, d'une façon telle que tu ne peux t'en acquitter (dette infinie au Dieu sauveur : 1er commandement, qui se traduit, comme gratitude, en imitation de Dieu à l'égard du prochain : 2e commandement, semblable au 1er). Comment entrer dans la vie ? En entrant dans le double commandement comme porte de la vie d'éternité, porte du Royaume espéré, selon ce que nous prions, demandant la venue du Règne de Dieu selon l'enseignement de Jésus du Notre Père quelques versets après cette parabole : « remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs ».