13 novembre 2008, émission de la chaîne Arte animée par Isabelle Giordano : Paris-Berlin, le débat. Entre autres invités : Rokhaya Diallo, éditorialiste et réalisatrice, Éric Zemmour, chroniqueur, Vincent Cespedes, philosophe.
À Éric Zemmour lui assénant : “j’appartiens à la race blanche, vous appartenez à la race noire” (sic !), Rokhaya Diallo répond : “Non, j’appartiens à la communauté française”. On est au débouché d’une discussion ahurissante : Zemmour, distinguant “deux métissages”, vient d'affirmer qu’à côté de ce qu’il appelle le “métissage culturel”, “il y a le métissage racial, c’est-à-dire le mélange des races, physiquement”, suscitant l'étonnement de Rokhaya Diallo (on serait étonné à moins). Et celle-ci de se voir demander : “Parce que pour vous Rokhaya, les races n’existent pas ?” Et Zemmour de développer : “à la sacralisation des races de la période nazie et précédente a succédé la négation des races. Et c’est d’après moi aussi ridicule l’une que l’autre. Qu’est-ce que ça veut dire que ça n’existe pas ? On voit bien que ça existe !” (sic !) - “Mais comment on le voit ?” demande alors Rokhaya Diallo. Et Éric Zemmour de répliquer : “Ben à la couleur de peau tout bêtement”, pour en venir à son “j’appartiens à la race blanche, vous appartenez à la race noire” !!! (Verbatim complet ici : “Éric Zemmour réhabilite les ‘races’” ; extrait vidéo ici)
Voilà donc Rokhaya Diallo - qui, dans une revendication universaliste, se réclame de la seule appartenance à la communauté française -, la voilà assignée par Éric Zemmour à une “race” imaginaire, la “race noire”, la voilà racisée donc, en fonction d’une imposition à la couleur de sa peau du qualificatif “noire”, quand il suffit de la regarder pour voir que cette couleur n’est pas plus noire que celle de la peau de Zemmour n’est blanche. Cette assignation est donc doublement fausse. La complexité de la gamme chromatique des teints de peau humains fait que les simplifier en noir et blanc est déjà en soi un problème (cf. par ex. le “one drop” américain, qui, quoiqu’on en veuille, n’est pas étranger à la France). Quant à faire de cette dualisation chromatique arbitraire le critère d’une classification en “races”, bref d’une racisation, cela nous met aux prises avec une négation de ce qui fonde l’universalisme censé être le pilier de la communauté française, dont Rokhaya Diallo rappelle qu’elle n’en revendique pas d’autre.
Depuis ce moment oublié de 2008, des “universalistes” français ont ouvert un deuxième front face à celui de Zemmour. Celles et ceux qui comme Rokhaya Diallo sont bel et bien racisés par les discours à la Zemmour, se voient reprocher de n’être pas suffisamment universalistes pour avoir osé constater être, hélas, racisés, et oser demander en conséquence que l'universalisme français ne reste pas qu'une vague abstraction qui les en exclut !
Racisation face à universalisme abstrait et excluant, question d’histoire… XVe-XXIe siècles : racisation des “Indiens”, des “noirs” et des juifs.
1492 - 1
Bartolomé de Las Casas (1474-1566) :
« L'île Espagnole (Hispaniola) est la première où les chrétiens sont entrés (au “Nouveau monde”) et où commencèrent les grands ravages et les grandes destructions de ces peuples ; la première qu'ils ont détruite et dépeuplée. Ils ont commencé par prendre aux Indiens leurs femmes et leurs enfants pour s'en servir et en faire mauvais usage, et par manger leur nourriture qui venait de leur sueur et de leur travail ; ils ne se contentaient pas de ce que les Indiens leur donnaient de bon gré, chacun suivant ses possibilités ; celles-ci sont maigres, car ils ne possèdent généralement pas plus que ce dont ils ont besoin d'ordinaire, et qu'ils produisent avec peu d'effort ; ce qui suffit à trois familles de dix personnes chacune pour un mois, un chrétien le mange et le détruit en un jour. Devant tant d'autres violences et vexations, les Indiens commencèrent à comprendre que ces hommes ne devaient pas être venus du ciel…
« Ils embrochaient sur une épée des enfants avec leurs mères et tous ceux qui se trouvaient devant eux. Ils faisaient de longues potences où les pieds touchaient presque terre et par groupes de treize, pour honorer et révérer notre Rédempteur et les douze apôtres ; ils y mettaient le feu et les brûlaient vifs. D'autres leur attachaient tout le corps dans de la paille sèche et y mettaient le feu ; c'est ainsi qu'ils les brûlaient. A d'autres et à tous ceux qu'ils voulaient prendre en vie ils coupaient les deux mains, et les mains leur pendaient ; et ils leur disaient : “Allez porter les lettres”, ce qui signifiait d'aller porter la nouvelle à ceux qui s'étaient enfuis dans les forêts. C'est ainsi qu'ils tuaient généralement les seigneurs et les nobles ; ils faisaient un gril de baguettes sur des fourches, ils les y attachaient et mettaient dessous un feu doux, pour que peu à peu, dans les hurlements que provoquaient ces tortures horribles, ils rendent l'âme. J'ai vu une fois brûler sur les grils quatre ou cinq seigneurs importants (et je crois même qu'il y avait deux ou trois paires de grils où d'autres brûlaient). Comme ils poussaient de grands cris et qu'ils faisaient pitié au capitaine, ou bien qu'ils l'empêchaient de dormir, celui-ci ordonna de les noyer ; et l'alguazil, qui était pire que le bourreau qui les brûlait (et je sais comment il s'appelait ; j'ai même connu sa famille à Séville), n'a pas voulu les noyer ; il leur a d'abord mis de ses propres mains des morceaux de bois dans la bouche pour qu'ils ne fassent pas de bruit, puis il a attisé le feu pour qu'ils rôtissent lentement, comme il le voulait…
« Le soin qu'ils prirent des Indiens fut d'envoyer les hommes dans les mines pour en tirer de l'or, ce qui est un travail intolérable ; quant aux femmes, ils les plaçaient aux champs, dans des fermes, pour qu'elles labourent et cultivent la terre, ce qui est un travail d'hommes très solides et rudes. Ils ne donnaient à manger aux uns et aux autres que des herbes et des aliments sans consistance; le lait séchait dans les seins des femmes accouchées et tous les bébés moururent donc très vite. Comme les maris étaient éloignés et ne voyaient jamais leurs femmes, la procréation cessa. Les hommes moururent dans les mines d'épuisement et de faim, et les femmes dans les fermes pour les mêmes raisons… Dire les coups de fouet, de bâtons, les soufflets, les coups de poings, les injures et mille autres tourments que les chrétiens leur infligeaient quand ils travaillaient, il faudrait beaucoup de temps et de papier ; on n'arriverait pas à le dire et les hommes en seraient épouvantés. »
Martin Bucer - 1538 :
« On considère la découverte et la conquête de nouvelles terres et de nouvelles îles comme une grande victoire et comme le moyen d'une formidable expansion du monde chrétien. Je pense, moi, qu'elles sont de nature à susciter la colère de Dieu. Car, en réalité, il ne s'agit d'autre chose que d'arracher au pauvre peuple sa vie et ses biens, et finalement son âme, au travers de la foi pleine d'erreurs imposée par les moines.
J'ai entendu Juan Glappion, le confesseur de Sa Majesté l'Empereur, se plaindre devant un groupe d'honorables personnes que, lors de leurs récentes découvertes de territoires, les Espagnols obligeaient le pauvre peuple à leur chercher de l'or et autres choses, en les traitant fort mal. Comme ces malheureux ne supportaient ni les travaux qui leur étaient imposés, ni les tortures qu'on leur infligeait, ils étaient pratiquement voués à la mort.
En ce qui nous concerne, que résulte-t-il de tout cela ? Combien de braves gens ont été sacrifiés, dans toutes ces expéditions maritimes ! On y a gagné beaucoup, mais ce ne sont jamais que des biens matériels, acquis au prix de terribles combats. Pompe et orgueil d'un côté, oppression du pauvre peuple de l'autre. Faire des affaires pour s'emparer de toute la richesse du monde ! On traite arbitrairement ceux qui, en travaillant dur, arrivent à peine à survivre. Et c'est cela qu'on appelle étendre et renforcer la chrétienté ?
Le Seigneur veuille donner à nos princes et à nos autorités de rechercher pour cette chrétienté une croissance plus conforme à sa vraie nature ! »
Le dominicain Las Casas comme le Réformateur strasbourgeois Martin Bucer (dominicain aussi, passé pour sa part à la Réforme) sont ici les représentants réels et concrets du christianisme, eux et non pas les “officiels” qui déshonorent le nom du Christ pour avoir adhéré à l’idée de race, idée qui obère a priori le précepte de Jésus : “fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse”, écho au propos de Hillel : “ne fais pas à autrui ce que tu voudrais pas qu’on te fasse”, que le rabbin présente comme le résumé de la loi biblique. Quand, sous prétexte de “races” différentes, fatalement hiérarchisées, les autres, ici les “Indiens”, sont exclus de l’universalisme (abstrait) - chrétien avant d’être plus tard républicain -, quand leur humanité est “racialement” infériorisée, en quoi le précepte central de l'enseignement biblique, comme le rappelle Jésus : “tu aimeras pour ton prochain comme tu voudrais pour toi-même” (Lévitique 19, 18), s’applique-t-il à eux ? Réponse à Hispaniola, puis ailleurs, et de loin en loin…
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme - 1955 :
« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. […]
Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
“Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi.”
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe “idéaliste”. Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] » (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme)
1492 - 2
“Limpieza de sangre” (“pureté de sang”). Extrait du décret d'expulsion des juifs d'Espagne (1492) : "Les juifs essaient de soustraire les fidèles chrétiens à notre sainte foi, de les en détourner, de les dévoyer, de les attirer à leurs croyances et opinions damnées. Ils les instruisent des cérémonies et observances de leur loi, veillent à leur circoncision, eux et leurs fils, les informent des jeûnes à respecter, leur notifient l'arrivée des Pâques, leur donnent et apportent de chez eux le pain azyme et les viandes abattues rituellement, les avertissent des nourritures dont ils doivent s'abstenir et des autres interdictions et les persuadent autant qu'ils le peuvent d'observer et pratiquer la loi de Moïse, leur font comprendre qu'il n'y a d'autre loi ni d'autre vérité que celle-là."
Henri Tincq commente (article dans Le Monde) : “L'Espagne catholique s'est longtemps flattée [des] conversions [des juifs]. On voulait les convertir, maintenant ils sont partout ! Et ils investissent, avec ingéniosité, les secteurs les plus dynamiques de la société. Alors, le venin du soupçon fait son œuvre : ce sont de faux chrétiens, des chrétiens masqués. Ils menacent la foi catholique de l'Espagne, sa cohésion sociale et religieuse à peine restaurée. Chaque sujet du royaume étant officiellement catholique, comment va- t-on les distinguer ? On invente un critère imparable : celui du sang.
Dès le début du XVe siècle, un collège de l'université de Salamanque avait introduit une règle interdisant à ceux qui ne viennent pas d'un sang pur (ex puro sanguine) d'entrer dans ses rangs. En 1440, à la suite d'émeutes anti-conversos, Tolède est la première ville à adopter le statut de limpieza de sangre - la pureté de sang - que […] le roi Philippe II, en 1543, [étendra] à toute l'Espagne.” (H. Tincq)
Bref, les juifs ont été racisés. Ils sont devenus ce qu’on appellera ultérieurement des “Sémites”. Assignés à une “race” déduite d’une religion qui laisse sa trace même après leur conversion au catholicisme. L’Inquisition occitane avait déjà conçu le concept de “genus hereticus” contre les hérétiques d’alors, les cathares. Certes, le terme “gène” n’a pas encore le sens biologique qu’il recevra plus tard. Il désigne une lignée, qui suppose une généalogie, et donc déjà, de facto, une racisation de la religion.
Assignation à une “race” ! Aussi, même si de la religion juive s’est constitué un peuple, induisant l’usage assez commun de la majuscule, “Juifs”, j’ai opté, depuis quelques décennies, pour être de ceux qui préfèrent la minuscule, “juifs”, pour ne pas perdre de vue que c’est la religion qui se déploie en peuple, et pas l’inverse, quand l’inverse risque toujours, en outre, de relever d’une assignation. Comme illustration, on pourrait, mutatis mutandis, dire la même chose de protestantismes régionaux, pensons par ex. aux Cévennes ou au Poitou, où un peuple naît de la tradition religieuse protestante, un peuple dont tous ne sont pas nécessairement croyants mais n’en revendiquent pas moins fortement leur statut de protestants (et ici, sortant du religieux pour entrer dans le sociologique, on pourrait opter pour la majuscule, oubliant que le “peuple” en question est issu d’une religion, qui comme religion ne relève pas d’une assignation, ni a fortiori d’une racisation qui pourrait en procéder - d’où ici aussi, ma préférence pour la minuscule).
Précédence de la religion que souligne la tradition biblique où se source cette religion : Abraham, figure donnée dans la Bible comme initiale, est présenté comme un Araméen, percevant une vocation religieuse, d’où naîtra un peuple, puis une nation avec Jérusalem en son coeur, puis, toujours selon le récit biblique deux nations, Israël-Ephraïm au Nord, et Juda, la Judée, au Sud.
Lorsque Jérusalem et le Temple sont détruits par Babylone, le 9 du mois d’Av 586 av. JC, selon la tradition juive, la Judée comme nation perd sa souveraineté. Le peuple se survit par sa fidélité à sa religion, reçue dans les livres qui formeront la Bible. Tradition juive et historiens s’accordent pour voir là la naissance du judaïsme proprement dit, et du vocable “juifs”, pour désigner (chose attestée à l'époque perse) les tenants de cette foi, liée historiquement à la terre de Judée qui a donné son nom à la religion. Le peuple ne subsiste que par sa religion. Ce qui se vérifie par le fait que le peuple de l’autre nation, Israël-Ephraïm, dispersé suite à la destruction de sa capitale Samarie par l’Assyrie en 722 av. JC, a disparu : en exil, le peuple du Nord n’a alors pas maintenu sa tradition religieuse, contrairement à sa sœur judéenne, qui s’est maintenue jusque dans l’exil par le judaïsme. Maintien religieux qui se reproduira, pour la Judée reconstituée, après la destruction du second Temple de Jérusalem par Rome en 70 ap. JC. La Judée perd toute souveraineté, le judaïsme se survit, jusqu'à aujourd'hui, autour de ses livres.
Pauline Bebe, rabbin, rappelle que (mieux que référer à la Judée - disparue), “le mot ‘juif’ signifie remercier, s’émerveiller.” Et elle précise : “De tout temps on a pu, quand on l’a voulu, adhérer au judaïsme et devenir juif. Si le judaïsme a subsisté, c’est parce qu’il est une philosophie de l’action, un modèle de pédagogie de l’expérience, un hymne à la vie, et également parce que tout au long de son histoire de nombreuses personnes se sont converties au judaïsme […].” (“Les dix commandements de la lutte contre l’antisémitisme”)
1492 - 3
Les racismes diffèrent les uns des autres : l’antisémitisme n’est pas la négrophobie. Frantz Fanon l’a bien mis en lumière (cf. son Peau noire et masques blancs, 1952). Mais tous les racismes procèdent d’une même attitude : l’assignation, qui passe par la mise en majuscule (cf. infra).
Si le phénomène de l’assignation précède l’assignation symbolisée par 1492 (elle est déjà nettement présente dans le statut de dhimmis en islam), 1492 symbolise un tournant vers l’universalisation de l’assignation, universalisation abstraite post-coloniale, donc, comme racisation, dont il est clair que les travaux post-coloniaux n’ont toujours pas réussi à débarrasser les inconscients, d’où la mise en place de travaux plus récents, décoloniaux, pour approfondir la question des assignations subsistantes.
Les travaux d’Albert Memmi, Aimé Césaire, Frantz Fanon ont posé des jalons qui demeurent incontournables. D’autres travaux ouvrent d’autres pistes, sur tous les continents. Pour ne donner qu’un exemple, l'excellent Frantz Fanon n'avait pas abandonné les majuscules. On peut en donner la raison, pour ne pas faire imaginer un “dépassement” ultérieur de Frantz Fanon : simplement, il prend en compte le fait de l’assignation, de la racisation que déplorent aujourd’hui les universalistes abstraits contre celles et ceux qui, contrairement à ce qui leur est asséné à qui mieux mieux, ne réintroduisent pas un racialisme, mais constatent qu’ils sont bel et bien racisés, d’une façon qui les prive de l’universalisme réel qu’ils revendiquent !
Comme le note l’écrivain américain James Baldwin (lui aussi constate l’assignation en gardant les majuscules - il n’est pas “racialiste” pour autant !) dans Chassés de la lumière (1972) : “Les étudiants blancs, dans l’ensemble, n’ont commencé que très récemment à avoir des raisons de remettre en question les structures dans lesquelles ils sont nés. La nouveauté de leur réaction, leur stupéfaction et leur ressentiment, leur impression d’avoir été trahis expliquent leurs excès romantiques ; un jeune révolutionnaire blanc reste, en général, beaucoup plus romantique qu’un noir. Car c’est une expérience très différente elle aussi, de grandir dans la nécessité de s’interroger sur tout – depuis votre propre identité jusqu’au problème brutal de votre survie, au sens littéral du mot, afin de pouvoir commencer à vivre. Qu’ils soient riches ou pauvres, les enfants blancs grandissent avec une connaissance de la réalité si réduite qu’on peut dire qu’ils s’illusionnent sur tout, sur eux-mêmes, sur le monde qui les entoure. Les Blancs ont réussi à traverser toute leur vie dans cette euphorie mais les Noirs n’ont pas eu autant de chance : un homme noir qui verrait le monde, comme John Wayne, par exemple, ne serait pas un patriote excentrique mais un fou furieux. La raison essentielle en est que la doctrine de la suprématie blanche, qui habite la plupart des Blancs, est elle-même une prodigieuse illusion : mais être né noir aux États-Unis est un défi mortel, immédiat. […] La vérité qui libère les Noirs libérera aussi les Blancs, mais ceux-ci ont du mal à l’accepter.”
La racisation des “non-blancs” a induit depuis les XVe-XVIIe s. la racisation des “blancs” par les “blancs”, et l'exclusion à terme de la catégorie “blancs” des juifs, des nomades, et des musulmans (c'est là la doctrine raciste, hirérarchie plaçant invariablement les “blancs” en haut, et pas réversible en tant que telle : l'usage analogique du terme et de la doctrine pour en inverser le sens est en soi douteux). Elle s’est maintenue jusqu’au XXe s. Cela dans un refus du “métissage racial et culturel” - allant, au XXe s., de la “négrification” de l’Europe “aryenne” par les “apatrides” juifs (“métissage racial”), à l’art juif “dégénéré” (“métissage culturel”).
Troublant d’entendre cela resurgir au XXIe siècle. Ainsi Éric Zemmour - tentant de raciser Rokhaya Diallo - qui parle d’un deuxième métissage, culturel, et précise, renvoyant dos-à-dos les nazis et la biologie contemporaine (Vincent Cespedes venant de lui rappeler à l’appui de Rokhaya Diallo que pour la science non plus, il n’y a pas de “races”) : “à la sacralisation des races de la période nazie et précédente a succédé la négation des races. Et c’est d’après moi aussi ridicule l’une que l’autre.” (Sic)
Voilà qui laisse songeur quand aujourd’hui l'universalisme abstrait accuse celles et ceux qui, comme Rokhaya Diallo en réclament la concrétisation, de “racialisme”. Comme si les racisés faisaient autre chose que constater ce qui leur arrive : s’il n’y a effectivement pas de “races” - précisément : s’il n’y en a qu’une - ils n’en sont pas moins sont bel et bien racisés par un discours - qu’on n'entend plus aussi explicitement que dans la bouche de Zemmour en 2008, tant de ce côté on tient à la martingale de la confusion entre le “racialisme” dont on accuse les racisés et le racisme dont leurs accusateurs se dédouanent ainsi sur leur dos.
Martingale aussi que le refus de débarrasser l’espace public de ses symboles d’oppression proposés à la vénération commune. Quand l’espace public français (à l’instar du reste du monde euro-américain) est saturé de figures et statues de grands criminels (Faidherbe, Gallieni, Bugeaud, etc.) que signifie le refus de les mettre en question sinon l'imposition du refus d’un vrai travail historique ? Quand on a - heureusement - déboulonné Pétain, Staline et autres dictateurs divers.
Les études décoloniales, au-delà des maladresses d’études nées récemment, encore tâtonnantes, relèvent tout simplement du refus de toute assignation, et des symboles d’assignation, jusque, donc, à la majuscule.
La romancière Tania de Montaigne parle pour sa part du refus d’assignation en ces termes : "Je dis que les Noirs, avec un N majuscule, n'existent pas. Ce qui est très différent du fait qu'il y ait des noirs, des blancs, des jaunes. À un moment, je n'avais pas de majuscule : j'étais noire sans majuscule. C'est-à-dire à la fois une couleur de peau et de plein d'autres choses. Et à un moment, quelque chose se fige et on décide que je suis noire avec une majuscule, c'est-à-dire que je fais des choses de Noire. Avec une majuscule."
"Quand on met une majuscule, on dit que c'est un nom et non un adjectif, poursuit Tania de Montaigne. Dès lors que c'est un nom (et cela marche pour tout : Juif, Musulman, Noir, Blanc…), on considère que l'on sait qui est une personne en fonction de ce qu'on lui attribue : sa couleur, sa religion… Et on agit en fonction de ce que l'on suppose qu'elle est. Dès lors, on lui nie la capacité d'être humain. Elle devient un objet." (Franceinfo - 8 mai 2018)
Resterait à définir ce qu’est un “noir”, “jaune”, “blanc”, “rouge”, etc., sachant que l'éventail chromatique est tout de même un peu plus compliqué. Pour évoquer les théories coloniales et américaines, jusqu’à quelle goûte de sang (qui lui est toujours rouge), combien de générations pour atteindre la “limpieza de sangre” ?
Claude Ribbe, avant Tania de Montaigne, dans son livre Les nègres de la République, s’insurgeait contre les majuscules initiales, qui induisent en réaction le rejet de toute “blanchitude”, voire de tout “métissage” ! Il écrit en 2007. Il écrit en héritier de James Baldwin qui affirmait dans les années 1960 (à l’époque avec la majuscule) (cf. supra) : “La vérité qui libère les Noirs libérera aussi les Blancs, mais ceux-ci ont du mal à l’accepter.” Baldwin qui, aujourd’hui, risquerait d’être taxé par les “universalistes” de “racialisme” ! Les deux, à quelques décennies d'écart, portent le même refus des assignations, qui toutes se recoupent…
Ré-entendons Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme : “on se tait à soi-même la vérité, que [le nazisme] est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens”.
Où le célèbre propos suivant de Frantz Fanon vaut dans les deux sens… « […] Mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, […] me le rappelait un jour : “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous.” Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : “un antisémite est forcément négrophobe.” Et il précisait : “Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences, de mes lâchetés manifeste l’homme.” » (Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs)
De même, France-USA : James Baldwin nous permet de percevoir que le problème de fond est le même, là où on voudrait opposer les réalités des deux rives de l’Atlantique, au nom de ce que la France serait plus universaliste, comme elle serait plus laïque, de cette laïcité dont les tenants en 1905 se faisaient traiter d' “anglo-saxons” parce que la laïcité était considérée en France par ses opposants comme américaine !
La différence c’est que la dualité citoyens-sujets a eu lieu aux USA sur le territoire américain, tandis qu’en France, cela se passait outremer, “aux colonies”. Mais les mentalités restaient (restent - cf. infra) les mêmes en métropole !
James Baldwin, donc, fait le même constat pour les USA qu’Aimé Césaire pour l’Europe, dans son livre La prochaine fois, le feu (1962) : « Toute prétention à une supériorité quelconque, sauf dans le domaine technologique, qu'ont pu entretenir les nations chrétiennes, a, en ce qui me concerne, été réduite à néant par l'existence même du IIIe Reich. Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l'holocauste dont l'Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu'ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l'indifférence du monde à leur égard m'avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m'empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j'avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m'attendre le jour où les Etats-Unis décideraient d'assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l'aveuglette. » (James Baldwin, La prochaine fois, le feu)
Les assignations se recoupent. C’est ce que veut souligner le concept, si décrié par nos “universalistes” abstraits, d’intersectionnalité (certes susceptible aussi de connaître de graves dérives). Créé à la toute fin du XXe siècle par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw, il met en lumière que les assignations se recoupent. Une femme “noire” et pauvre “cumule” trois lieux d’assignation, par la classe sociale, par la catégorisation “raciale”, par le fait qu’elle est femme.
Kate Millett, écrivaine féministe de la deuxième moitié du XXe siècle, exposant dans son livre Sexual politics (1969) l’histoire du féminisme, rappelle opportunément qu’au XIXe siècle le combat pour l’abolition de l’esclavage et le combat féministe sont menés par les mêmes. Combats inséparables, intersectionnels déjà, ancrés dans cette conviction du protestantisme (en ses versions piétistes et puritaines - pensons au rôle des quakers) que l’image de Dieu en chacune et chacun est transcendante. Universalisme réel, qui demande dès lors à devenir concret, et qui se concrétise au plus précis dans les mouvements féministes ultérieurs.
Si ce qui fonde l’égalité de toutes et tous est indépendant du taux de mélanine, du taux hormonal ou des héritages religieux, chacune et chacun n’en est pas moins unique devant l’Unique, irréductible et irremplaçable.
C’est ce que des auteures comme Simone de Beauvoir, Andrea Dworkin ou, plus récemment Catherine Malabou font apparaître en questionnant vigoureusement les assignations phallocentriques des femmes, qui sont, au moins d'Aristote et Hippocrate à Freud et Lacan inclus, sommées de recevoir leur compréhension d’elles-mêmes à l’aune du regard masculin, cela pour s'en tenir aux philosophes et à la psychanalyse. Cela vaut aussi pour toute la littérature, jusqu’à la plus récente (par exemple, Beauvoir et Millett posent le problème de ce phallocentrisme chez un romancier comme D.H. Lawrence). Catherine Malabou ouvre la question de l’universalisme concret jusqu’à la question incontournable du fait qu’être femme inclut une génitalité non-masculine : cf. son livre Le plaisir effacé. Clitoris et pensée (2020), précisant que cela déborde même le seul être-femme. Où il s'agit de ne pas négliger non plus la distinction du biologique et du culturel. (Sans toutefois négliger non plus le risque d’oblitérer le sexe, qui demeure un fait biologique, sous le genre…)
Autant de lieux inséparables du fait que l'universalisme n’a de réalité que concrète - un universalisme qui reste abstrait pouvant se révéler comme côté pile d’une pièce dont l’assignation en fonction du taux de mélanine, hormonal ou des origines religieuses est le côté face.
Où, parlant d'assignation religieuse, il convient de s’interroger aussi sur les termes "islamophobie", "islamo-gauchisme" et sur ce en quoi ils participent de la racisation des musulmans.
La racisation des musulmans s’ancre, pour le plus récent, dans ce qu’il faut bien nommer dualisme colonial. La chose a été remarquablement présentée dans les ouvrages de Pascal Blanchard, Françoise Vergès et Nicolas Bancel, notamment La République coloniale. Les “Européens”, citoyens, se voient opposés aux “Indigènes”, non citoyens. Pour le Maghreb, “Européens” s’oppose à “Musulmans” (à lire avec majuscule, même lorsque la majuscule a fini par tomber !).
Moment surréaliste tout récent où Pascal Bruckner, totalement sourd à ce que dit Rokhaya Diallo, franchit un pas de plus que Zemmour en l’assignant, outre la couleur décrétée de sa peau (“noire”) à sa supposée religion (si elle en a une) en fonction de son origine : “musulmane”. Assignation comme racisation. Personne n’assigne Bruckner à sa supposée religion (chrétienne ?), s’il en a une, en fonction de son origine. Mais peut-il comprendre, quand l’assignation comme femme, “noire” et “musulmane” suffit pour Bruckner à considérer Rokhaya Diallo comme “privilégiée” (sic !!! Incapable de percevoir qu’être “blanc” et homme facilite la vie en France - logement, travail, promenades nocturnes) et à lui attribuer une responsabilité dans les attentats contre Charlie Hebdo de 2015 en regard de prises de position critiques sur le journal tenues en 2011 (Arte, émission “28 minutes”, 21 octobre 2020).
Elle a en effet mis en garde contre l’ “islamophobie”, à une époque où l'ambiguïté du vocable alors relativement nouveau n’est pas encore aussi bien perçue qu'aujourd'hui…
Aujourd’hui, il est devenu clair qu’ “islamophobie”, ou “islamo-gauchisme”, sont des mots confus.
Qu’entend-on quand on les utilise ? Il y a des noms et des origines qui valent assignation, racisation (c’est un fait) : vise-t-on cela, ou vise-t-on les risques induits par l'usage que font les islamistes de certains textes de la tradition musulmane (textes des hadiths et Sira datant de deux siècles env. après l’Hégire) ? Deux exemples : le mariage qui aurait été celui de Mahomet et de Aïcha, les violences guerrières et antijuives attribuées par les mêmes textes au même Mahomet. (À quoi on pourrait ajouter la légitimation par ces textes du rôle historique des civilisations arabo-musulmanes dans le développement de l’esclavage des Africains, avec le racisme anti-“noirs” qui l’accompagne. Ici civilisations et “universalismes” “occidentaux” et arabo-musulmans ont les uns comme autres à balayer devant leur porte ! Cf. le livre récent et complet de Catherine Coquery-Vidrovitch, Les routes de l’esclavage, 2018).
Le mariage Mahomet-Aïcha selon le Sahih de Bukhari (810 - 870) Volume 7, Livre 62, 88 : “'Ursa a rapporté : ‘Le prophète écrivit le (contrat de mariage) avec 'Aisha quand elle était âgée de six ans et consomma son mariage avec elle quand elle était âgée de neuf ans’”.
Ou encore : “'Aïcha a rapporté (ibid. 64 et 65) ‘que le prophète l'a épousée quand elle avait six ans et qu'il consomma son mariage quand elle avait neuf ans […]’.” Cf. Sahih de Muslim (env. 821 - 875) Livre 8, 3310. Cf. Sira de Ibn Hisham (mort vers 834), etc.
Pour faire (trop) simple :
- l’islam sunnite considère que ce mariage et sa consommation ont vraiment eu lieu ;
- l’islamisme enseigne qu’il est légal de faire pareil ;
- d’autres musulman.e.s pensent que cela relève de légendes traditionnelles issues des milieux califaux, sans que ça n’ait de réalité historique (la tradition mystique, autre que celle écrite sous le contrôle des califes, tradition mystique initiée par Rabia al Adawiya, qui vivait avant la mise par écrit des textes califaux traditionnels peut aller jusqu’à permettre de mettre en doute que Mahomet ait été polygame, et qu’il ait été guerrier) ;
- et nombre de celles et ceux qui sont originaires de pays de tradition musulmane (communément racisés comme “musulman.e.s”) se moquent de savoir si cela a eu lieu ou pas et considèrent cela comme insupportablement archaïque. Racisés, ceux-là, celles-là risquent cependant toujours d'être victimes, en fonction de leur patronyme et/ou de leur origine, d’ “islamophobie”, qui consiste ici à discriminer celles et ceux qui, d’origine musulmane, sont considérés, qu’ils le soient ou pas, comme musulmans.
Concernant les premiers, qui estiment que ce mariage et sa consommation ont bien eu lieu ou, comme les islamistes, qui pensent que cela vaut imitation, il y a bien lieu de craindre leurs croyances, de concevoir à l’égard de ces croyances là de l’ “islamophobie” !
On peut dire la même chose en regard des textes guerriers de la tradition califale, hadiths et Sira, qui attribuent à Mahomet des violences inouïes, notamment contre les juifs. Ibn Hisham fait le récit suivant, dans la Sirat Rassoul Allah (La biographie du prophète Mahomet - trad. fr. Fayard 2004) : “Le Prophète recommanda à ses compagnons : Tout juif qui vous tombe sous la main, tuez-le. Le Prophète ordonna de faire descendre de leurs fortins les Banû Quraydha [tribu juive de Médine] et de les enfermer dans la maison de Bint al-Hârith. Il alla ensuite sur la place du marché de Médine et y fit creuser des fossés. Puis il fit venir les Banû Qurayza par petits groupes et leur coupa la gorge sur le bord des fossés. Ils étaient six à sept cents hommes. On dit huit cents et même neuf cents. Le Prophète ne cessa de les égorger jusqu’à leur extermination totale. Le Prophète fit ensuite le partage des femmes, des enfants et des biens des Banû Qurayza entre les musulmans. Le Prophète envoya dans la région de Najd (en Arabie) une partie des captives juives des Qurayza en échange desquelles il acheta des chevaux et des armes. Parmi les captives des Banû Qurayzaa, le Prophète avait choisi pour lui-même (pour son plaisir) une femme appelée Rayhâna, qui resta chez lui, en sa possession, jusqu’à sa mort.”
Il y a ceux qui croient ces textes, parmi lesquels ceux (islamistes) qui veulent les appliquer aujourd’hui et parfois le font, il y a ceux qui y voient des créations apocryphes califales visant à justifier ces pratiques des pouvoirs ultérieurs mais qui n'étaient pas celles de Mahomet, et ceux qui jugent que quoiqu'il en soit, on est dans un archaïsme intenable. Qui, des tenants de ces quatre approches, vise le vocable “islamophobie” ?
Un mot confus, donc, à double ou triple sens au moins, selon les cas : à éviter, donc. Cette confusion, induite par un terme confus est une des entrées vers une autre confusion terminologique, qui est dans le terme “islamo-gauchisme”. Puisque la confusion relevant du terme “islamophobie” débouche dans des manifestations où les uns dénoncent légitimement la discrimination de personnes racisées en fonction de leur patronyme et/ou de leur origine ; quand les autres espèrent une promotion d’une compréhension islamiste du monde, compréhension insupportable aux premiers en regard, entre autres, de l’antémitisme de certains slogans et du refus de revendications féministes (jugées “immorales” en regard de l’islam), voire pour les plus extrêmes une compréhension pour d’insupportables actes de violences (voire la pratique de menaces, via internet ou autres et le refus de condamner le terrorisme).
Où le vocable “islamo-gauchisme” souffre du même problème que le mot “islamophobie”, en pire : qu'entend-on par “islamo” ? Problème auquel s'ajoute le problème : qu'entend-on par “gauchisme” ? L’ “ultra-gauche” ? Ou un spectre d’opinions rassemblant tout ce qui n’est pas droite, voire droite extrême ou extrême-droite ? Et à quoi les “gauchistes” en question s’allient-ils dans cet “islamo” ? Entendent-ils simplement mettre en garde contre les discriminations à l’égard de celles et de ceux qui n’ont d’ “islamo” que leur patronyme ? Auquel cas il serait souhaitable qu’il existât aussi un “islamo-droitisme”. Ou s'allient-il avec des islamistes antisémites, esclavagistes et misogynes ? Je doute qu’il y ait beaucoup d’ “islamo-gauchistes” de cette catégorie-là, d’autant plus qu’on accuse les mêmes supposés “islamo-gauchistes” d’être proches des mouvements intersectionnels, forcément insupportables aux islamistes ! Ou sont-ils des indécrottables naïfs, qui ne voient pas la nature de l’islamisme ? Bref, des autruches, hypothèse qui a été avancée, qui peut sembler séduisante, mais qui ne tient pas longtemps, surtout parlant d'universitaires parfois spécialisés sur le sujet de l’islam, difficilement soupçonnables de ne pas savoir ou d’être des islamistes déguisés !
Le coeur de la difficulté est probablement dans les rapprochements antisionistes, puisque c’est sans doute essentiellement par ce biais-là que des militants de l’ultra-gauche et des islamistes se sont retrouvés dans les mêmes manifestations, via une défiance commune à l’égard de l’État d’israël, de sa politique actuelle à un pôle, de son existence à un autre, avec tout un éventail entre les deux, pouvant aller jusqu’à l’antisémitisme, voire se fonder dans l’antisémitisme.
Où il faut avoir la lucidité de pointer l’illégitimité de l’antisionisme, en tant qu’antécédemment aux dérives sur l'interprétation de ce terme, et à la politique de tel ou tel dirigeant de l’État d’Israël, il finit par viser tout simplement une revendication symbolique inhérente au judaïsme : la terre liturgiquement constitutive de la judéité. Je cite à nouveau le rabbin Pauline Bebe (ibid.) : “Israël, le pays, la terre, est l’objet d’un attachement plusieurs fois millénaire des juifs. Non pas comme simple refuge pour les juifs après la seconde guerre mondiale, mais comme terre foulée par les pieds de nos ancêtres, décor de notre histoire, lieu de renaissance de l’hébreu, la langue du judaïsme, lieu de vie du judaïsme comme la diaspora, lieu de renouvellement d’interprétation et d’inspiration. Il ne s’agit pas de politique mais l’âme juive trouve des racines, un de ses foyers sur cette terre mentionnée quotidiennement dans nos prières.”
Où l’antisionisme apparaît comme élément contemporain de la racisation d’autrui. Via l’antisionisme, apparaît une nouvelle espèce de la racisation des juifs, à l’instar de la racisation des non-“blancs”, les privant du privilège indubitable d’être un homme “blanc”. Cf. Mr. Klein, film de Joseph Losey (1976), qui fait remarquablement apparaître ce qu’est le privilège “blanc”, privilège d’aller et venir sans s’interroger sur soi, sur le risque que l’on prend en sortant de chez soi, bref privilège de l’homme “blanc” d’âge moyen, privilège qu'en 1942, le catholique Robert Klein perd depuis qu’il est soupçonné d’être juif, finalement racisé comme juif. Cf. sur le film la conclusion de l'article de Christine Fillette : "Comme Losey dans ce film, Lévinas s’est interrogé sur comment avons-nous pu arriver à ce génocide ? Comment une telle indifférence a-t-elle pu être possible. Ces questions l’ont entraîné à réfléchir sur la pensée occidentale qui dans son effort à vouloir comprendre l’Autre en général, n’a fait que l’assimiler, le ramener à soi. Le contraire de l’altérité. Car la véritable altérité nous dira Lévinas, se découvre dans la séparation, l’incompréhensible, quand le Visage est ce qui m’échappe. N’est-ce pas sur ce chemin de liberté que se trouve entraîné Robert presque malgré lui appelé à découvrir que “Je” est un autre, et que le même, celui qui m’est proche, est tout Autre."
À Éric Zemmour lui assénant : “j’appartiens à la race blanche, vous appartenez à la race noire” (sic !), Rokhaya Diallo répond : “Non, j’appartiens à la communauté française”. On est au débouché d’une discussion ahurissante : Zemmour, distinguant “deux métissages”, vient d'affirmer qu’à côté de ce qu’il appelle le “métissage culturel”, “il y a le métissage racial, c’est-à-dire le mélange des races, physiquement”, suscitant l'étonnement de Rokhaya Diallo (on serait étonné à moins). Et celle-ci de se voir demander : “Parce que pour vous Rokhaya, les races n’existent pas ?” Et Zemmour de développer : “à la sacralisation des races de la période nazie et précédente a succédé la négation des races. Et c’est d’après moi aussi ridicule l’une que l’autre. Qu’est-ce que ça veut dire que ça n’existe pas ? On voit bien que ça existe !” (sic !) - “Mais comment on le voit ?” demande alors Rokhaya Diallo. Et Éric Zemmour de répliquer : “Ben à la couleur de peau tout bêtement”, pour en venir à son “j’appartiens à la race blanche, vous appartenez à la race noire” !!! (Verbatim complet ici : “Éric Zemmour réhabilite les ‘races’” ; extrait vidéo ici)
Voilà donc Rokhaya Diallo - qui, dans une revendication universaliste, se réclame de la seule appartenance à la communauté française -, la voilà assignée par Éric Zemmour à une “race” imaginaire, la “race noire”, la voilà racisée donc, en fonction d’une imposition à la couleur de sa peau du qualificatif “noire”, quand il suffit de la regarder pour voir que cette couleur n’est pas plus noire que celle de la peau de Zemmour n’est blanche. Cette assignation est donc doublement fausse. La complexité de la gamme chromatique des teints de peau humains fait que les simplifier en noir et blanc est déjà en soi un problème (cf. par ex. le “one drop” américain, qui, quoiqu’on en veuille, n’est pas étranger à la France). Quant à faire de cette dualisation chromatique arbitraire le critère d’une classification en “races”, bref d’une racisation, cela nous met aux prises avec une négation de ce qui fonde l’universalisme censé être le pilier de la communauté française, dont Rokhaya Diallo rappelle qu’elle n’en revendique pas d’autre.
Depuis ce moment oublié de 2008, des “universalistes” français ont ouvert un deuxième front face à celui de Zemmour. Celles et ceux qui comme Rokhaya Diallo sont bel et bien racisés par les discours à la Zemmour, se voient reprocher de n’être pas suffisamment universalistes pour avoir osé constater être, hélas, racisés, et oser demander en conséquence que l'universalisme français ne reste pas qu'une vague abstraction qui les en exclut !
Racisation face à universalisme abstrait et excluant, question d’histoire… XVe-XXIe siècles : racisation des “Indiens”, des “noirs” et des juifs.
1492 - 1
Bartolomé de Las Casas (1474-1566) :
« L'île Espagnole (Hispaniola) est la première où les chrétiens sont entrés (au “Nouveau monde”) et où commencèrent les grands ravages et les grandes destructions de ces peuples ; la première qu'ils ont détruite et dépeuplée. Ils ont commencé par prendre aux Indiens leurs femmes et leurs enfants pour s'en servir et en faire mauvais usage, et par manger leur nourriture qui venait de leur sueur et de leur travail ; ils ne se contentaient pas de ce que les Indiens leur donnaient de bon gré, chacun suivant ses possibilités ; celles-ci sont maigres, car ils ne possèdent généralement pas plus que ce dont ils ont besoin d'ordinaire, et qu'ils produisent avec peu d'effort ; ce qui suffit à trois familles de dix personnes chacune pour un mois, un chrétien le mange et le détruit en un jour. Devant tant d'autres violences et vexations, les Indiens commencèrent à comprendre que ces hommes ne devaient pas être venus du ciel…
« Ils embrochaient sur une épée des enfants avec leurs mères et tous ceux qui se trouvaient devant eux. Ils faisaient de longues potences où les pieds touchaient presque terre et par groupes de treize, pour honorer et révérer notre Rédempteur et les douze apôtres ; ils y mettaient le feu et les brûlaient vifs. D'autres leur attachaient tout le corps dans de la paille sèche et y mettaient le feu ; c'est ainsi qu'ils les brûlaient. A d'autres et à tous ceux qu'ils voulaient prendre en vie ils coupaient les deux mains, et les mains leur pendaient ; et ils leur disaient : “Allez porter les lettres”, ce qui signifiait d'aller porter la nouvelle à ceux qui s'étaient enfuis dans les forêts. C'est ainsi qu'ils tuaient généralement les seigneurs et les nobles ; ils faisaient un gril de baguettes sur des fourches, ils les y attachaient et mettaient dessous un feu doux, pour que peu à peu, dans les hurlements que provoquaient ces tortures horribles, ils rendent l'âme. J'ai vu une fois brûler sur les grils quatre ou cinq seigneurs importants (et je crois même qu'il y avait deux ou trois paires de grils où d'autres brûlaient). Comme ils poussaient de grands cris et qu'ils faisaient pitié au capitaine, ou bien qu'ils l'empêchaient de dormir, celui-ci ordonna de les noyer ; et l'alguazil, qui était pire que le bourreau qui les brûlait (et je sais comment il s'appelait ; j'ai même connu sa famille à Séville), n'a pas voulu les noyer ; il leur a d'abord mis de ses propres mains des morceaux de bois dans la bouche pour qu'ils ne fassent pas de bruit, puis il a attisé le feu pour qu'ils rôtissent lentement, comme il le voulait…
« Le soin qu'ils prirent des Indiens fut d'envoyer les hommes dans les mines pour en tirer de l'or, ce qui est un travail intolérable ; quant aux femmes, ils les plaçaient aux champs, dans des fermes, pour qu'elles labourent et cultivent la terre, ce qui est un travail d'hommes très solides et rudes. Ils ne donnaient à manger aux uns et aux autres que des herbes et des aliments sans consistance; le lait séchait dans les seins des femmes accouchées et tous les bébés moururent donc très vite. Comme les maris étaient éloignés et ne voyaient jamais leurs femmes, la procréation cessa. Les hommes moururent dans les mines d'épuisement et de faim, et les femmes dans les fermes pour les mêmes raisons… Dire les coups de fouet, de bâtons, les soufflets, les coups de poings, les injures et mille autres tourments que les chrétiens leur infligeaient quand ils travaillaient, il faudrait beaucoup de temps et de papier ; on n'arriverait pas à le dire et les hommes en seraient épouvantés. »
Martin Bucer - 1538 :
« On considère la découverte et la conquête de nouvelles terres et de nouvelles îles comme une grande victoire et comme le moyen d'une formidable expansion du monde chrétien. Je pense, moi, qu'elles sont de nature à susciter la colère de Dieu. Car, en réalité, il ne s'agit d'autre chose que d'arracher au pauvre peuple sa vie et ses biens, et finalement son âme, au travers de la foi pleine d'erreurs imposée par les moines.
J'ai entendu Juan Glappion, le confesseur de Sa Majesté l'Empereur, se plaindre devant un groupe d'honorables personnes que, lors de leurs récentes découvertes de territoires, les Espagnols obligeaient le pauvre peuple à leur chercher de l'or et autres choses, en les traitant fort mal. Comme ces malheureux ne supportaient ni les travaux qui leur étaient imposés, ni les tortures qu'on leur infligeait, ils étaient pratiquement voués à la mort.
En ce qui nous concerne, que résulte-t-il de tout cela ? Combien de braves gens ont été sacrifiés, dans toutes ces expéditions maritimes ! On y a gagné beaucoup, mais ce ne sont jamais que des biens matériels, acquis au prix de terribles combats. Pompe et orgueil d'un côté, oppression du pauvre peuple de l'autre. Faire des affaires pour s'emparer de toute la richesse du monde ! On traite arbitrairement ceux qui, en travaillant dur, arrivent à peine à survivre. Et c'est cela qu'on appelle étendre et renforcer la chrétienté ?
Le Seigneur veuille donner à nos princes et à nos autorités de rechercher pour cette chrétienté une croissance plus conforme à sa vraie nature ! »
Le dominicain Las Casas comme le Réformateur strasbourgeois Martin Bucer (dominicain aussi, passé pour sa part à la Réforme) sont ici les représentants réels et concrets du christianisme, eux et non pas les “officiels” qui déshonorent le nom du Christ pour avoir adhéré à l’idée de race, idée qui obère a priori le précepte de Jésus : “fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse”, écho au propos de Hillel : “ne fais pas à autrui ce que tu voudrais pas qu’on te fasse”, que le rabbin présente comme le résumé de la loi biblique. Quand, sous prétexte de “races” différentes, fatalement hiérarchisées, les autres, ici les “Indiens”, sont exclus de l’universalisme (abstrait) - chrétien avant d’être plus tard républicain -, quand leur humanité est “racialement” infériorisée, en quoi le précepte central de l'enseignement biblique, comme le rappelle Jésus : “tu aimeras pour ton prochain comme tu voudrais pour toi-même” (Lévitique 19, 18), s’applique-t-il à eux ? Réponse à Hispaniola, puis ailleurs, et de loin en loin…
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme - 1955 :
« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. […]
Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
“Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi.”
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe “idéaliste”. Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] » (Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme)
1492 - 2
“Limpieza de sangre” (“pureté de sang”). Extrait du décret d'expulsion des juifs d'Espagne (1492) : "Les juifs essaient de soustraire les fidèles chrétiens à notre sainte foi, de les en détourner, de les dévoyer, de les attirer à leurs croyances et opinions damnées. Ils les instruisent des cérémonies et observances de leur loi, veillent à leur circoncision, eux et leurs fils, les informent des jeûnes à respecter, leur notifient l'arrivée des Pâques, leur donnent et apportent de chez eux le pain azyme et les viandes abattues rituellement, les avertissent des nourritures dont ils doivent s'abstenir et des autres interdictions et les persuadent autant qu'ils le peuvent d'observer et pratiquer la loi de Moïse, leur font comprendre qu'il n'y a d'autre loi ni d'autre vérité que celle-là."
Henri Tincq commente (article dans Le Monde) : “L'Espagne catholique s'est longtemps flattée [des] conversions [des juifs]. On voulait les convertir, maintenant ils sont partout ! Et ils investissent, avec ingéniosité, les secteurs les plus dynamiques de la société. Alors, le venin du soupçon fait son œuvre : ce sont de faux chrétiens, des chrétiens masqués. Ils menacent la foi catholique de l'Espagne, sa cohésion sociale et religieuse à peine restaurée. Chaque sujet du royaume étant officiellement catholique, comment va- t-on les distinguer ? On invente un critère imparable : celui du sang.
Dès le début du XVe siècle, un collège de l'université de Salamanque avait introduit une règle interdisant à ceux qui ne viennent pas d'un sang pur (ex puro sanguine) d'entrer dans ses rangs. En 1440, à la suite d'émeutes anti-conversos, Tolède est la première ville à adopter le statut de limpieza de sangre - la pureté de sang - que […] le roi Philippe II, en 1543, [étendra] à toute l'Espagne.” (H. Tincq)
Bref, les juifs ont été racisés. Ils sont devenus ce qu’on appellera ultérieurement des “Sémites”. Assignés à une “race” déduite d’une religion qui laisse sa trace même après leur conversion au catholicisme. L’Inquisition occitane avait déjà conçu le concept de “genus hereticus” contre les hérétiques d’alors, les cathares. Certes, le terme “gène” n’a pas encore le sens biologique qu’il recevra plus tard. Il désigne une lignée, qui suppose une généalogie, et donc déjà, de facto, une racisation de la religion.
Assignation à une “race” ! Aussi, même si de la religion juive s’est constitué un peuple, induisant l’usage assez commun de la majuscule, “Juifs”, j’ai opté, depuis quelques décennies, pour être de ceux qui préfèrent la minuscule, “juifs”, pour ne pas perdre de vue que c’est la religion qui se déploie en peuple, et pas l’inverse, quand l’inverse risque toujours, en outre, de relever d’une assignation. Comme illustration, on pourrait, mutatis mutandis, dire la même chose de protestantismes régionaux, pensons par ex. aux Cévennes ou au Poitou, où un peuple naît de la tradition religieuse protestante, un peuple dont tous ne sont pas nécessairement croyants mais n’en revendiquent pas moins fortement leur statut de protestants (et ici, sortant du religieux pour entrer dans le sociologique, on pourrait opter pour la majuscule, oubliant que le “peuple” en question est issu d’une religion, qui comme religion ne relève pas d’une assignation, ni a fortiori d’une racisation qui pourrait en procéder - d’où ici aussi, ma préférence pour la minuscule).
Précédence de la religion que souligne la tradition biblique où se source cette religion : Abraham, figure donnée dans la Bible comme initiale, est présenté comme un Araméen, percevant une vocation religieuse, d’où naîtra un peuple, puis une nation avec Jérusalem en son coeur, puis, toujours selon le récit biblique deux nations, Israël-Ephraïm au Nord, et Juda, la Judée, au Sud.
Lorsque Jérusalem et le Temple sont détruits par Babylone, le 9 du mois d’Av 586 av. JC, selon la tradition juive, la Judée comme nation perd sa souveraineté. Le peuple se survit par sa fidélité à sa religion, reçue dans les livres qui formeront la Bible. Tradition juive et historiens s’accordent pour voir là la naissance du judaïsme proprement dit, et du vocable “juifs”, pour désigner (chose attestée à l'époque perse) les tenants de cette foi, liée historiquement à la terre de Judée qui a donné son nom à la religion. Le peuple ne subsiste que par sa religion. Ce qui se vérifie par le fait que le peuple de l’autre nation, Israël-Ephraïm, dispersé suite à la destruction de sa capitale Samarie par l’Assyrie en 722 av. JC, a disparu : en exil, le peuple du Nord n’a alors pas maintenu sa tradition religieuse, contrairement à sa sœur judéenne, qui s’est maintenue jusque dans l’exil par le judaïsme. Maintien religieux qui se reproduira, pour la Judée reconstituée, après la destruction du second Temple de Jérusalem par Rome en 70 ap. JC. La Judée perd toute souveraineté, le judaïsme se survit, jusqu'à aujourd'hui, autour de ses livres.
Pauline Bebe, rabbin, rappelle que (mieux que référer à la Judée - disparue), “le mot ‘juif’ signifie remercier, s’émerveiller.” Et elle précise : “De tout temps on a pu, quand on l’a voulu, adhérer au judaïsme et devenir juif. Si le judaïsme a subsisté, c’est parce qu’il est une philosophie de l’action, un modèle de pédagogie de l’expérience, un hymne à la vie, et également parce que tout au long de son histoire de nombreuses personnes se sont converties au judaïsme […].” (“Les dix commandements de la lutte contre l’antisémitisme”)
1492 - 3
Les racismes diffèrent les uns des autres : l’antisémitisme n’est pas la négrophobie. Frantz Fanon l’a bien mis en lumière (cf. son Peau noire et masques blancs, 1952). Mais tous les racismes procèdent d’une même attitude : l’assignation, qui passe par la mise en majuscule (cf. infra).
Si le phénomène de l’assignation précède l’assignation symbolisée par 1492 (elle est déjà nettement présente dans le statut de dhimmis en islam), 1492 symbolise un tournant vers l’universalisation de l’assignation, universalisation abstraite post-coloniale, donc, comme racisation, dont il est clair que les travaux post-coloniaux n’ont toujours pas réussi à débarrasser les inconscients, d’où la mise en place de travaux plus récents, décoloniaux, pour approfondir la question des assignations subsistantes.
Les travaux d’Albert Memmi, Aimé Césaire, Frantz Fanon ont posé des jalons qui demeurent incontournables. D’autres travaux ouvrent d’autres pistes, sur tous les continents. Pour ne donner qu’un exemple, l'excellent Frantz Fanon n'avait pas abandonné les majuscules. On peut en donner la raison, pour ne pas faire imaginer un “dépassement” ultérieur de Frantz Fanon : simplement, il prend en compte le fait de l’assignation, de la racisation que déplorent aujourd’hui les universalistes abstraits contre celles et ceux qui, contrairement à ce qui leur est asséné à qui mieux mieux, ne réintroduisent pas un racialisme, mais constatent qu’ils sont bel et bien racisés, d’une façon qui les prive de l’universalisme réel qu’ils revendiquent !
Comme le note l’écrivain américain James Baldwin (lui aussi constate l’assignation en gardant les majuscules - il n’est pas “racialiste” pour autant !) dans Chassés de la lumière (1972) : “Les étudiants blancs, dans l’ensemble, n’ont commencé que très récemment à avoir des raisons de remettre en question les structures dans lesquelles ils sont nés. La nouveauté de leur réaction, leur stupéfaction et leur ressentiment, leur impression d’avoir été trahis expliquent leurs excès romantiques ; un jeune révolutionnaire blanc reste, en général, beaucoup plus romantique qu’un noir. Car c’est une expérience très différente elle aussi, de grandir dans la nécessité de s’interroger sur tout – depuis votre propre identité jusqu’au problème brutal de votre survie, au sens littéral du mot, afin de pouvoir commencer à vivre. Qu’ils soient riches ou pauvres, les enfants blancs grandissent avec une connaissance de la réalité si réduite qu’on peut dire qu’ils s’illusionnent sur tout, sur eux-mêmes, sur le monde qui les entoure. Les Blancs ont réussi à traverser toute leur vie dans cette euphorie mais les Noirs n’ont pas eu autant de chance : un homme noir qui verrait le monde, comme John Wayne, par exemple, ne serait pas un patriote excentrique mais un fou furieux. La raison essentielle en est que la doctrine de la suprématie blanche, qui habite la plupart des Blancs, est elle-même une prodigieuse illusion : mais être né noir aux États-Unis est un défi mortel, immédiat. […] La vérité qui libère les Noirs libérera aussi les Blancs, mais ceux-ci ont du mal à l’accepter.”
La racisation des “non-blancs” a induit depuis les XVe-XVIIe s. la racisation des “blancs” par les “blancs”, et l'exclusion à terme de la catégorie “blancs” des juifs, des nomades, et des musulmans (c'est là la doctrine raciste, hirérarchie plaçant invariablement les “blancs” en haut, et pas réversible en tant que telle : l'usage analogique du terme et de la doctrine pour en inverser le sens est en soi douteux). Elle s’est maintenue jusqu’au XXe s. Cela dans un refus du “métissage racial et culturel” - allant, au XXe s., de la “négrification” de l’Europe “aryenne” par les “apatrides” juifs (“métissage racial”), à l’art juif “dégénéré” (“métissage culturel”).
Troublant d’entendre cela resurgir au XXIe siècle. Ainsi Éric Zemmour - tentant de raciser Rokhaya Diallo - qui parle d’un deuxième métissage, culturel, et précise, renvoyant dos-à-dos les nazis et la biologie contemporaine (Vincent Cespedes venant de lui rappeler à l’appui de Rokhaya Diallo que pour la science non plus, il n’y a pas de “races”) : “à la sacralisation des races de la période nazie et précédente a succédé la négation des races. Et c’est d’après moi aussi ridicule l’une que l’autre.” (Sic)
Voilà qui laisse songeur quand aujourd’hui l'universalisme abstrait accuse celles et ceux qui, comme Rokhaya Diallo en réclament la concrétisation, de “racialisme”. Comme si les racisés faisaient autre chose que constater ce qui leur arrive : s’il n’y a effectivement pas de “races” - précisément : s’il n’y en a qu’une - ils n’en sont pas moins sont bel et bien racisés par un discours - qu’on n'entend plus aussi explicitement que dans la bouche de Zemmour en 2008, tant de ce côté on tient à la martingale de la confusion entre le “racialisme” dont on accuse les racisés et le racisme dont leurs accusateurs se dédouanent ainsi sur leur dos.
Martingale aussi que le refus de débarrasser l’espace public de ses symboles d’oppression proposés à la vénération commune. Quand l’espace public français (à l’instar du reste du monde euro-américain) est saturé de figures et statues de grands criminels (Faidherbe, Gallieni, Bugeaud, etc.) que signifie le refus de les mettre en question sinon l'imposition du refus d’un vrai travail historique ? Quand on a - heureusement - déboulonné Pétain, Staline et autres dictateurs divers.
Les études décoloniales, au-delà des maladresses d’études nées récemment, encore tâtonnantes, relèvent tout simplement du refus de toute assignation, et des symboles d’assignation, jusque, donc, à la majuscule.
La romancière Tania de Montaigne parle pour sa part du refus d’assignation en ces termes : "Je dis que les Noirs, avec un N majuscule, n'existent pas. Ce qui est très différent du fait qu'il y ait des noirs, des blancs, des jaunes. À un moment, je n'avais pas de majuscule : j'étais noire sans majuscule. C'est-à-dire à la fois une couleur de peau et de plein d'autres choses. Et à un moment, quelque chose se fige et on décide que je suis noire avec une majuscule, c'est-à-dire que je fais des choses de Noire. Avec une majuscule."
"Quand on met une majuscule, on dit que c'est un nom et non un adjectif, poursuit Tania de Montaigne. Dès lors que c'est un nom (et cela marche pour tout : Juif, Musulman, Noir, Blanc…), on considère que l'on sait qui est une personne en fonction de ce qu'on lui attribue : sa couleur, sa religion… Et on agit en fonction de ce que l'on suppose qu'elle est. Dès lors, on lui nie la capacité d'être humain. Elle devient un objet." (Franceinfo - 8 mai 2018)
Resterait à définir ce qu’est un “noir”, “jaune”, “blanc”, “rouge”, etc., sachant que l'éventail chromatique est tout de même un peu plus compliqué. Pour évoquer les théories coloniales et américaines, jusqu’à quelle goûte de sang (qui lui est toujours rouge), combien de générations pour atteindre la “limpieza de sangre” ?
Claude Ribbe, avant Tania de Montaigne, dans son livre Les nègres de la République, s’insurgeait contre les majuscules initiales, qui induisent en réaction le rejet de toute “blanchitude”, voire de tout “métissage” ! Il écrit en 2007. Il écrit en héritier de James Baldwin qui affirmait dans les années 1960 (à l’époque avec la majuscule) (cf. supra) : “La vérité qui libère les Noirs libérera aussi les Blancs, mais ceux-ci ont du mal à l’accepter.” Baldwin qui, aujourd’hui, risquerait d’être taxé par les “universalistes” de “racialisme” ! Les deux, à quelques décennies d'écart, portent le même refus des assignations, qui toutes se recoupent…
Ré-entendons Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme : “on se tait à soi-même la vérité, que [le nazisme] est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens”.
Où le célèbre propos suivant de Frantz Fanon vaut dans les deux sens… « […] Mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, […] me le rappelait un jour : “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous.” Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : “un antisémite est forcément négrophobe.” Et il précisait : “Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences, de mes lâchetés manifeste l’homme.” » (Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs)
De même, France-USA : James Baldwin nous permet de percevoir que le problème de fond est le même, là où on voudrait opposer les réalités des deux rives de l’Atlantique, au nom de ce que la France serait plus universaliste, comme elle serait plus laïque, de cette laïcité dont les tenants en 1905 se faisaient traiter d' “anglo-saxons” parce que la laïcité était considérée en France par ses opposants comme américaine !
La différence c’est que la dualité citoyens-sujets a eu lieu aux USA sur le territoire américain, tandis qu’en France, cela se passait outremer, “aux colonies”. Mais les mentalités restaient (restent - cf. infra) les mêmes en métropole !
James Baldwin, donc, fait le même constat pour les USA qu’Aimé Césaire pour l’Europe, dans son livre La prochaine fois, le feu (1962) : « Toute prétention à une supériorité quelconque, sauf dans le domaine technologique, qu'ont pu entretenir les nations chrétiennes, a, en ce qui me concerne, été réduite à néant par l'existence même du IIIe Reich. Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l'holocauste dont l'Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu'ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l'indifférence du monde à leur égard m'avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m'empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j'avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m'attendre le jour où les Etats-Unis décideraient d'assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l'aveuglette. » (James Baldwin, La prochaine fois, le feu)
Les assignations se recoupent. C’est ce que veut souligner le concept, si décrié par nos “universalistes” abstraits, d’intersectionnalité (certes susceptible aussi de connaître de graves dérives). Créé à la toute fin du XXe siècle par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw, il met en lumière que les assignations se recoupent. Une femme “noire” et pauvre “cumule” trois lieux d’assignation, par la classe sociale, par la catégorisation “raciale”, par le fait qu’elle est femme.
Kate Millett, écrivaine féministe de la deuxième moitié du XXe siècle, exposant dans son livre Sexual politics (1969) l’histoire du féminisme, rappelle opportunément qu’au XIXe siècle le combat pour l’abolition de l’esclavage et le combat féministe sont menés par les mêmes. Combats inséparables, intersectionnels déjà, ancrés dans cette conviction du protestantisme (en ses versions piétistes et puritaines - pensons au rôle des quakers) que l’image de Dieu en chacune et chacun est transcendante. Universalisme réel, qui demande dès lors à devenir concret, et qui se concrétise au plus précis dans les mouvements féministes ultérieurs.
Si ce qui fonde l’égalité de toutes et tous est indépendant du taux de mélanine, du taux hormonal ou des héritages religieux, chacune et chacun n’en est pas moins unique devant l’Unique, irréductible et irremplaçable.
C’est ce que des auteures comme Simone de Beauvoir, Andrea Dworkin ou, plus récemment Catherine Malabou font apparaître en questionnant vigoureusement les assignations phallocentriques des femmes, qui sont, au moins d'Aristote et Hippocrate à Freud et Lacan inclus, sommées de recevoir leur compréhension d’elles-mêmes à l’aune du regard masculin, cela pour s'en tenir aux philosophes et à la psychanalyse. Cela vaut aussi pour toute la littérature, jusqu’à la plus récente (par exemple, Beauvoir et Millett posent le problème de ce phallocentrisme chez un romancier comme D.H. Lawrence). Catherine Malabou ouvre la question de l’universalisme concret jusqu’à la question incontournable du fait qu’être femme inclut une génitalité non-masculine : cf. son livre Le plaisir effacé. Clitoris et pensée (2020), précisant que cela déborde même le seul être-femme. Où il s'agit de ne pas négliger non plus la distinction du biologique et du culturel. (Sans toutefois négliger non plus le risque d’oblitérer le sexe, qui demeure un fait biologique, sous le genre…)
Autant de lieux inséparables du fait que l'universalisme n’a de réalité que concrète - un universalisme qui reste abstrait pouvant se révéler comme côté pile d’une pièce dont l’assignation en fonction du taux de mélanine, hormonal ou des origines religieuses est le côté face.
Où, parlant d'assignation religieuse, il convient de s’interroger aussi sur les termes "islamophobie", "islamo-gauchisme" et sur ce en quoi ils participent de la racisation des musulmans.
La racisation des musulmans s’ancre, pour le plus récent, dans ce qu’il faut bien nommer dualisme colonial. La chose a été remarquablement présentée dans les ouvrages de Pascal Blanchard, Françoise Vergès et Nicolas Bancel, notamment La République coloniale. Les “Européens”, citoyens, se voient opposés aux “Indigènes”, non citoyens. Pour le Maghreb, “Européens” s’oppose à “Musulmans” (à lire avec majuscule, même lorsque la majuscule a fini par tomber !).
Moment surréaliste tout récent où Pascal Bruckner, totalement sourd à ce que dit Rokhaya Diallo, franchit un pas de plus que Zemmour en l’assignant, outre la couleur décrétée de sa peau (“noire”) à sa supposée religion (si elle en a une) en fonction de son origine : “musulmane”. Assignation comme racisation. Personne n’assigne Bruckner à sa supposée religion (chrétienne ?), s’il en a une, en fonction de son origine. Mais peut-il comprendre, quand l’assignation comme femme, “noire” et “musulmane” suffit pour Bruckner à considérer Rokhaya Diallo comme “privilégiée” (sic !!! Incapable de percevoir qu’être “blanc” et homme facilite la vie en France - logement, travail, promenades nocturnes) et à lui attribuer une responsabilité dans les attentats contre Charlie Hebdo de 2015 en regard de prises de position critiques sur le journal tenues en 2011 (Arte, émission “28 minutes”, 21 octobre 2020).
Elle a en effet mis en garde contre l’ “islamophobie”, à une époque où l'ambiguïté du vocable alors relativement nouveau n’est pas encore aussi bien perçue qu'aujourd'hui…
Aujourd’hui, il est devenu clair qu’ “islamophobie”, ou “islamo-gauchisme”, sont des mots confus.
Qu’entend-on quand on les utilise ? Il y a des noms et des origines qui valent assignation, racisation (c’est un fait) : vise-t-on cela, ou vise-t-on les risques induits par l'usage que font les islamistes de certains textes de la tradition musulmane (textes des hadiths et Sira datant de deux siècles env. après l’Hégire) ? Deux exemples : le mariage qui aurait été celui de Mahomet et de Aïcha, les violences guerrières et antijuives attribuées par les mêmes textes au même Mahomet. (À quoi on pourrait ajouter la légitimation par ces textes du rôle historique des civilisations arabo-musulmanes dans le développement de l’esclavage des Africains, avec le racisme anti-“noirs” qui l’accompagne. Ici civilisations et “universalismes” “occidentaux” et arabo-musulmans ont les uns comme autres à balayer devant leur porte ! Cf. le livre récent et complet de Catherine Coquery-Vidrovitch, Les routes de l’esclavage, 2018).
Le mariage Mahomet-Aïcha selon le Sahih de Bukhari (810 - 870) Volume 7, Livre 62, 88 : “'Ursa a rapporté : ‘Le prophète écrivit le (contrat de mariage) avec 'Aisha quand elle était âgée de six ans et consomma son mariage avec elle quand elle était âgée de neuf ans’”.
Ou encore : “'Aïcha a rapporté (ibid. 64 et 65) ‘que le prophète l'a épousée quand elle avait six ans et qu'il consomma son mariage quand elle avait neuf ans […]’.” Cf. Sahih de Muslim (env. 821 - 875) Livre 8, 3310. Cf. Sira de Ibn Hisham (mort vers 834), etc.
Pour faire (trop) simple :
- l’islam sunnite considère que ce mariage et sa consommation ont vraiment eu lieu ;
- l’islamisme enseigne qu’il est légal de faire pareil ;
- d’autres musulman.e.s pensent que cela relève de légendes traditionnelles issues des milieux califaux, sans que ça n’ait de réalité historique (la tradition mystique, autre que celle écrite sous le contrôle des califes, tradition mystique initiée par Rabia al Adawiya, qui vivait avant la mise par écrit des textes califaux traditionnels peut aller jusqu’à permettre de mettre en doute que Mahomet ait été polygame, et qu’il ait été guerrier) ;
- et nombre de celles et ceux qui sont originaires de pays de tradition musulmane (communément racisés comme “musulman.e.s”) se moquent de savoir si cela a eu lieu ou pas et considèrent cela comme insupportablement archaïque. Racisés, ceux-là, celles-là risquent cependant toujours d'être victimes, en fonction de leur patronyme et/ou de leur origine, d’ “islamophobie”, qui consiste ici à discriminer celles et ceux qui, d’origine musulmane, sont considérés, qu’ils le soient ou pas, comme musulmans.
Concernant les premiers, qui estiment que ce mariage et sa consommation ont bien eu lieu ou, comme les islamistes, qui pensent que cela vaut imitation, il y a bien lieu de craindre leurs croyances, de concevoir à l’égard de ces croyances là de l’ “islamophobie” !
On peut dire la même chose en regard des textes guerriers de la tradition califale, hadiths et Sira, qui attribuent à Mahomet des violences inouïes, notamment contre les juifs. Ibn Hisham fait le récit suivant, dans la Sirat Rassoul Allah (La biographie du prophète Mahomet - trad. fr. Fayard 2004) : “Le Prophète recommanda à ses compagnons : Tout juif qui vous tombe sous la main, tuez-le. Le Prophète ordonna de faire descendre de leurs fortins les Banû Quraydha [tribu juive de Médine] et de les enfermer dans la maison de Bint al-Hârith. Il alla ensuite sur la place du marché de Médine et y fit creuser des fossés. Puis il fit venir les Banû Qurayza par petits groupes et leur coupa la gorge sur le bord des fossés. Ils étaient six à sept cents hommes. On dit huit cents et même neuf cents. Le Prophète ne cessa de les égorger jusqu’à leur extermination totale. Le Prophète fit ensuite le partage des femmes, des enfants et des biens des Banû Qurayza entre les musulmans. Le Prophète envoya dans la région de Najd (en Arabie) une partie des captives juives des Qurayza en échange desquelles il acheta des chevaux et des armes. Parmi les captives des Banû Qurayzaa, le Prophète avait choisi pour lui-même (pour son plaisir) une femme appelée Rayhâna, qui resta chez lui, en sa possession, jusqu’à sa mort.”
Il y a ceux qui croient ces textes, parmi lesquels ceux (islamistes) qui veulent les appliquer aujourd’hui et parfois le font, il y a ceux qui y voient des créations apocryphes califales visant à justifier ces pratiques des pouvoirs ultérieurs mais qui n'étaient pas celles de Mahomet, et ceux qui jugent que quoiqu'il en soit, on est dans un archaïsme intenable. Qui, des tenants de ces quatre approches, vise le vocable “islamophobie” ?
Un mot confus, donc, à double ou triple sens au moins, selon les cas : à éviter, donc. Cette confusion, induite par un terme confus est une des entrées vers une autre confusion terminologique, qui est dans le terme “islamo-gauchisme”. Puisque la confusion relevant du terme “islamophobie” débouche dans des manifestations où les uns dénoncent légitimement la discrimination de personnes racisées en fonction de leur patronyme et/ou de leur origine ; quand les autres espèrent une promotion d’une compréhension islamiste du monde, compréhension insupportable aux premiers en regard, entre autres, de l’antémitisme de certains slogans et du refus de revendications féministes (jugées “immorales” en regard de l’islam), voire pour les plus extrêmes une compréhension pour d’insupportables actes de violences (voire la pratique de menaces, via internet ou autres et le refus de condamner le terrorisme).
Où le vocable “islamo-gauchisme” souffre du même problème que le mot “islamophobie”, en pire : qu'entend-on par “islamo” ? Problème auquel s'ajoute le problème : qu'entend-on par “gauchisme” ? L’ “ultra-gauche” ? Ou un spectre d’opinions rassemblant tout ce qui n’est pas droite, voire droite extrême ou extrême-droite ? Et à quoi les “gauchistes” en question s’allient-ils dans cet “islamo” ? Entendent-ils simplement mettre en garde contre les discriminations à l’égard de celles et de ceux qui n’ont d’ “islamo” que leur patronyme ? Auquel cas il serait souhaitable qu’il existât aussi un “islamo-droitisme”. Ou s'allient-il avec des islamistes antisémites, esclavagistes et misogynes ? Je doute qu’il y ait beaucoup d’ “islamo-gauchistes” de cette catégorie-là, d’autant plus qu’on accuse les mêmes supposés “islamo-gauchistes” d’être proches des mouvements intersectionnels, forcément insupportables aux islamistes ! Ou sont-ils des indécrottables naïfs, qui ne voient pas la nature de l’islamisme ? Bref, des autruches, hypothèse qui a été avancée, qui peut sembler séduisante, mais qui ne tient pas longtemps, surtout parlant d'universitaires parfois spécialisés sur le sujet de l’islam, difficilement soupçonnables de ne pas savoir ou d’être des islamistes déguisés !
Le coeur de la difficulté est probablement dans les rapprochements antisionistes, puisque c’est sans doute essentiellement par ce biais-là que des militants de l’ultra-gauche et des islamistes se sont retrouvés dans les mêmes manifestations, via une défiance commune à l’égard de l’État d’israël, de sa politique actuelle à un pôle, de son existence à un autre, avec tout un éventail entre les deux, pouvant aller jusqu’à l’antisémitisme, voire se fonder dans l’antisémitisme.
Où il faut avoir la lucidité de pointer l’illégitimité de l’antisionisme, en tant qu’antécédemment aux dérives sur l'interprétation de ce terme, et à la politique de tel ou tel dirigeant de l’État d’Israël, il finit par viser tout simplement une revendication symbolique inhérente au judaïsme : la terre liturgiquement constitutive de la judéité. Je cite à nouveau le rabbin Pauline Bebe (ibid.) : “Israël, le pays, la terre, est l’objet d’un attachement plusieurs fois millénaire des juifs. Non pas comme simple refuge pour les juifs après la seconde guerre mondiale, mais comme terre foulée par les pieds de nos ancêtres, décor de notre histoire, lieu de renaissance de l’hébreu, la langue du judaïsme, lieu de vie du judaïsme comme la diaspora, lieu de renouvellement d’interprétation et d’inspiration. Il ne s’agit pas de politique mais l’âme juive trouve des racines, un de ses foyers sur cette terre mentionnée quotidiennement dans nos prières.”
Où l’antisionisme apparaît comme élément contemporain de la racisation d’autrui. Via l’antisionisme, apparaît une nouvelle espèce de la racisation des juifs, à l’instar de la racisation des non-“blancs”, les privant du privilège indubitable d’être un homme “blanc”. Cf. Mr. Klein, film de Joseph Losey (1976), qui fait remarquablement apparaître ce qu’est le privilège “blanc”, privilège d’aller et venir sans s’interroger sur soi, sur le risque que l’on prend en sortant de chez soi, bref privilège de l’homme “blanc” d’âge moyen, privilège qu'en 1942, le catholique Robert Klein perd depuis qu’il est soupçonné d’être juif, finalement racisé comme juif. Cf. sur le film la conclusion de l'article de Christine Fillette : "Comme Losey dans ce film, Lévinas s’est interrogé sur comment avons-nous pu arriver à ce génocide ? Comment une telle indifférence a-t-elle pu être possible. Ces questions l’ont entraîné à réfléchir sur la pensée occidentale qui dans son effort à vouloir comprendre l’Autre en général, n’a fait que l’assimiler, le ramener à soi. Le contraire de l’altérité. Car la véritable altérité nous dira Lévinas, se découvre dans la séparation, l’incompréhensible, quand le Visage est ce qui m’échappe. N’est-ce pas sur ce chemin de liberté que se trouve entraîné Robert presque malgré lui appelé à découvrir que “Je” est un autre, et que le même, celui qui m’est proche, est tout Autre."
RP, 27.02.2021