tag:blogger.com,1999:blog-80595717907162539342024-03-16T19:51:10.017+01:00Un autre aspect…Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.comBlogger323125tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-17002402776708559382024-02-08T09:31:00.003+01:002024-02-26T07:49:16.954+01:00"Jésus et Israël", déplacement et ouverture exégétiques<br><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img border="0" data-original-height="501" data-original-width="700" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgxAiZZVPTG36m2hTRWsYq8m9L_IFpGcn5cu_sO9eyFXOWDKbwOGZWKtK5OanOzaEdy7rGMTCSpxk745hmzV5N4U-1wS5Ykrt4gYYyujPpjjpOVtMkvJcoha7ZzwPS2SccHzRTG1PnmG9F-fwHbWGfaRAs9uITX39AXUGM-Z8nOePnjJtAtPDOHJOwFhoo/s700/SaintHelenaFindingtheTrueCross-700x501.jpg" title="Sainte Hélène découvrant la vraie croix (Illustration dans Sylvie Teper, 'Les juifs au Moyen Âge, une histoire surprenante')" width="580" height="420"/></div>
<br /><br /><div style="text-align: right;"><b><i>Journée d'étude Jules Isaac, entre histoire, théologie et exégèse</i>, UCLy, Lyon 22.01.2023</b>
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Version courte (version complète <a href="https://rolpoup.blogspot.com/2024/01/jesus-et-israel-deplacement-et.html" target="_blank">ICI</a>)</div>
<br /><br /><div style="text-align: justify;">Jusqu’à Jésus et Israël, on lisait communément les Évangiles comme christianisme face au judaïsme. Or un christianisme constitué n'existait pas au temps des Évangiles. En historien, Jules Isaac discerne là un anachronisme. Ayant perçu l’enracinement de l’antisémitisme européen dans un christianisme supposé substitué au judaïsme, il opère ce déplacement exégétique : lire les Évangiles comme textes, non pas chrétiens, mais juifs du premier siècle — méthode qui a encore à apporter, concernant, outre Jésus, Paul, et au-delà. À commencer par percevoir en arrière-plan constant, le couple abolir/accomplir.<br><br /><br />
<b>Abolir/accomplir</b>
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Matthieu 5, 18 (lsg) : <i>« je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. »</i> C’est ce qui suit le propos de Jésus disant <i>« ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir »</i> (Mt 5, 17). Où il apparaît qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Or ici le mot grec pour “accomplir” est <i>pleroo</i>, qui signifie non pas mettre un terme comme dans “tout est accompli” (<i>teleo</i>) (Jn 19, 30), mais “observer pleinement”, ce qui permet de comprendre les fameux “mais moi je vous dis” qui suivent, non pas comme “antithèses”, mais comme commentaire approfondi en vue d'une pleine observance.
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Observer pleinement, nous parle de pérennité de l’alliance — l’idée de nouvelle alliance n’étant pas “autre alliance”, mais, comme en Jérémie 31 ou Ezéchiel 36, pleine observance, intériorisée, de la même alliance, inscrite dans les cœurs.
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Chose difficile à recevoir, même aujourd’hui : ayant été, récemment, invité à intervenir dans une rencontre œcuménique sur la relation juifs-chrétiens, je m'attachais à expliquer que Jésus n’a jamais cessé de pratiquer tous les préceptes du judaïsme, y compris alimentaires, et d'enseigner à ses disciples de faire de même. En clôture de la réunion, le modérateur, manifestement gêné, de citer dans sa traduction classique la remarque attribuée à Jésus après un débat sur les ablutions lors des repas en Marc 7, faisant dire au texte (qui ne parle pas des nourritures pures ou impures), dans des mots (au v. 19) inexistants dans les plus anciens manuscrits, qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (sic !) — quand littéralement en grec, dans ce texte qui reste peu sûr, Jésus donne plutôt dans l’humour en expliquant que, nonobstant la façon de pratiquer le rite des ablutions (judéenne ou galiléenne), les aliments ingérés finissent aux latrines, lesquelles “purifient tous les aliments”... Jésus expliquant alors, non pas qu’il faut transgresser les rites alimentaires, mais que c’est ce qui sort de l'homme qui le souille.
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Il se trouve que Maïmonide (que n'a pas cité Jules Isaac — son œuvre reste à prolonger, elon l’invitation de Jules Isaac lui-même. Cf. dans sa réédition de 1959, les notes de fin de volume portant sur les nuances qu’il propose), Maïmonide donne indirectement un éclairage sur ce texte de Marc : <i>« La pureté des habits et du corps, écrit-il, en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… »</i> (<i>Guide des égarés</i>, XXXIII.) Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Jésus n'a pas dit autre chose. Où il apparaît que le débat est entre Judéens et Galiléens, pas entre juifs et chrétiens (qui n’existent pas encore). Judéens et Galiléens sont juifs les uns comme les autres, ce qui pose la question de nos traductions du mot grec ioudaïoi, qui peut signifier aussi bien juifs que Judéens. Le problème, on le sait, est criant dans l'Évangile de Jean.
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<b>Juifs et Judéens</b>
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Si Jules Isaac ne parle pas de la question juifs/Judéens, il a contribué à l’ouvrir en soulignant que Jésus est juif et qu’il n’est en pas en rupture avec les autres juifs, ni eux avec lui.
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Une illustration du problème, partant de la Passion selon saint Jean de J.-S. Bach : quoi de plus chrétien, quoi de plus insoupçonnable a priori que cette œuvre et le texte qui l’a inspirée ? L’écrivain Emil Cioran note dans ses <i>Cahiers</i> une expérience qu’il a vécue lors de la semaine sainte 1965. Je le cite : <i>« Hier soir à l'église des Billettes, la Passion selon saint Jean. On lit avant l’Évangile de Jean où, tout au moins à partir de l’arrestation de Jésus, on n'entend qu'une diatribe contre les Juifs. L'antisémitisme chrétien est le plus virulent de tous, car le plus profond et le plus ancien. On se demande comment on peut lire des textes pareils en public. »</i> (Cioran, <i>Cahiers 1957-1972</i> [10 mars 1965], Paris, Gallimard, 1977, p. 269.)
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Depuis 1965, on n’a évidemment pas cessé de lire Jean en public, dans des traductions bien douteuses. La question des traductions, notamment du mot ioudaioi — juifs ou Judéens ? — est heureusement posée de nos jours. Elle n’a pas encore été posée par Jules Isaac ni par les chrétiens de son temps.
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1<b> Thessaloniciens 2, 14</b>
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Chaque mise en cause évangélique des « ioudaioi » se situe de fait dans le cadre des polémiques interrégionales, et pas dans le cadre d’une polémique entre deux religions — dont la seconde n’existe pas ! Les tensions autour de Jésus et de ses disciples sont de l’ordre des tensions avec le pouvoir : Rome ultimement, et médiatement le lieu de son pouvoir, exercé directement (Pilate) ou indirectement (les Hérodiens et le Temple) ; dans les deux cas, évoquant la Judée. Ainsi, dans les évangiles, la mise en cause des « ioudaioi » par un groupe d’origine galiléenne est tout simplement la mise en cause du pouvoir judéen. Et il en est de même, concernant les persécutions des chrétiens et la mort du Christ, dans la première épître aux Thessaloniciens (1 Thess 2, 14 - tob / modifié) : <i>« vous avez imité les Églises de Dieu qui sont en Judée, dans le Christ Jésus, puisque vous aussi avez souffert, de vos propres compatriotes (<b>Thessaloniciens</b>), ce qu’elles ont souffert de la part des <b>Judéens</b> »</i>, i.e. leurs propres compatriotes, et non pas, évidemment, des juifs en général ! Idem, pour revenir aux évangiles, concernant une parabole comme celle des vignerons homicides.
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<b>Vignerons homicides</b>
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Il n’y a dans le texte de Matthieu 21, 33-43 sur les vignerons homicides, à bien y regarder, aucun rejet d’Israël en faveur de l’Église !
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Derrière les vignerons, ceux qui sont visés, et ils ne s'y sont pas trompés, sont ceux qui sont au pouvoir (tout le chapitre de Mt 21 parle du Temple, des autorités judéennes du Temple, et de leurs alliés) ; autorités qui préfèrent la force des puissants, des empires (le Sacerdoce allié de Rome) — tandis que le peuple pâtit de l’incurie de ceux qui sont à sa tête (cf. Mt 21, 43). C’est une vigne enfin rendue à la nation qui est annoncée (Mt 21, 43).
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V. 41 : “autres vignerons”, v. 43 : “une nation”, où on entend assez fréquemment “une <i>autre</i> nation”, ce que ne dit pas Jésus (le mot autre n’est pas dans ce verset). L'explication est donnée dans la parabole suivante, celle des invités à la noce, qui, en refusant l'honneur, se voient préférer les miséreux des bords des chemins. Or cette autre parabole est donnée comme explication de celle des vignerons, c’est-à-dire une mise en cause des dirigeants en faveur du peuple, la nation, qui leur est confiée, et pas la création d’une “autre nation” ! — Mt. 21, 45 - 22, 2 sq.
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Pas de nouvelle nation ni de nouveau peuple ici, pas de “nouvelle alliance” au sens de “autre alliance”.
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<b>Nouvelle alliance ?</b>
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À contre courant de son temps, Calvin note au XVIe siècle : <i>« L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée »</i> (Calvin, <i>Institution de la religion chrétienne</i>, II, X, 2).
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Se pose très tôt la question de la façon dont cette alliance unique se déploie dans l’histoire biblique. Au XVIIe s., le théologien calviniste néerlandais Johannes Cocceius développe l’idée de renouvellements de l’alliance en plusieurs dispensations. Au XIXe s., l’anglican J.-N. Darby développera dans cette ligne ce qui deviendra le fameux “dispensationalisme” voué à un grand succès dans les milieux évangéliques américains — mais y demeure l'ambiguïté d’une eschatologie attendant la conversion des juifs au Christ. Ce qui fait qu'a subsisté ici comme dans les autres courants du christianisme, une attitude ambiguë à l'égard des juifs — comme Jules Isaac l’a justement noté à plusieurs reprises.
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Posant la notion de “voie spécifique de salut” concernant le judaïsme, la concorde luthéro-réformée de Leuenberg (1974) n'est pas sans analogie avec cette perspective, mais sans l’attente d’une conversion des juifs.
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Le poids de la théologie de la substitution, reste toutefois considérable, qui entraîne toujours à nouveau des lectures considérant le christianisme comme “supérieur”, correspondant à l'alliance éternelle espérée par Jérémie (ch. 33). Une lecture projetée notamment sur l'Épître aux Hébreux… qui ne dit pas cela !
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<b>Hébreux 8, 13 et la “nouvelle alliance”</b>
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<i><i>“En parlant d’une alliance nouvelle, il a rendu ancienne la première ; or ce qui devient ancien et qui vieillit est près de disparaître.”</i></i> (tob)
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Face à l'alliance éternellement nouvelle (scellée d'éternité dans les cœurs), la forme temporelle de l'alliance, avec ses rites, qu'ils soient juifs ou chrétiens, est renvoyée à sa réalité passagère. Or, pour l'Epître aux Hébreux, la manifestation de l'alliance éternelle — en ces jours qui sont les derniers (cf. Hé 1, v. 2) est à nouveau annoncée (pour lui en Christ). Dès lors, ce temps étant à son terme, scellé en 70, avec la destruction du Temple, tout ce qui se déploie dans le temps — y compris les rites ( juifs, chrétiens ou autres), qui ne sont que l'ombre du modèle céleste et éternel, est près de disparaître, comme tout ce qui relève de ce temps.
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L’Alliance nouvelle n'est pas le christianisme, et ne date pas du moment de l'épître, ni de celui de Jérémie (cf. Jr 31, 31-33 / Hé 8, 10). Elle est la signification éternelle de tout rite (cf. la réalité ultime signifiée par “le modèle sur la montagne” du Sinaï – Exode 25, 40 / Hé 8, 5). Le christianisme a des rites terrestres, baptême, cène (etc.), qui signifient une réalité éternelle, comme les rites juifs. Les uns comme les autres étant terrestres, sont “anciens”, i.e. relèvent de l'ancien monde.
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La distinction que fait l’Épître, écrite avant l'instauration d'une religion chrétienne (et donc la nouvelle alliance n'est pas le christianisme), n'est pas entre alliance juive et alliance chrétienne, mais entre alliance temporelle (sous forme juive ou chrétienne), dotée de rites symboliques, et alliance éternelle, sans rite terrestre.
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<b>Paul et l’alliance</b>
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Jusque là, (Actes 15, 19-21) : <i>« je suis d’avis, dit Jacques, qu’on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu’on leur écrive de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang. Car, depuis bien des générations, Moïse a dans chaque ville des gens qui le prêchent, puisqu’on le lit tous les jours de sabbat dans les synagogues. »</i> — Voilà une Église juive accueillant des « craignant Dieu » non-juifs appelés à observer la loi noachide, loi de Noé, concernant les non-juifs.
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Cette position d’Actes 15 est aussi celle de Paul (cf. Ro 14 et 1 Co 8 et 10), malgré les réflexions qu’il introduit — sur la base de la distinction juive <i>houkim/mishpatim</i>. Cela dit apparaît la distance qui va se creuser entre les chrétiens issus des nations et la Loi de Moïse — question qui deviendra porte-à-faux au temps où l’Église estimera avoir remplacé Israël, interprétant la nouvelle alliance comme etant le christianisme.
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<b>Le tournant <i>Jésus et Israël</i></b>
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<i>Jésus et Israël</i> (1948) a failli n’être pas publié. Venait de paraître chez Fayard (1945) le livre à succès de Henri Daniel-Rops, <i>Jésus en son temps</i>, qui avait reçu <i>nihil obstat</i> du célèbre exégète Joseph Huby et <i>imprimatur</i> du vicaire général Mgr Leclerc le 17 avril 1944 — date marquant une troublante inconscience de ce qui se vient de se passer et se passe alors encore en Europe… Jules Isaac entreprend de répondre à Daniel-Rops par une lettre restée sans réponse, suite à quoi il en fait une lettre ouverte, refusée par la revue Esprit. Suivent une série d'articles en faveur de Jules Isaac, publiés dans le premier <i>Cahier d’études juives</i> de la revue <i>Foi et vie</i> dirigée par le pasteur Fadiey Lovsky, et dans la <i>Revue du christianisme social</i>, dirigée par le pasteur Jacques Martin. <i>Jésus et Israël</i>, achevé en 1946, refusé par Hachette, éditeur de Jules Isaac, ne paraît qu’en 1948, grâce à l’aide que lui a apportée le pasteur Charles Westphal, alors vice-président de la Fédération Protestante de France, qui l’introduit chez Albin Michel. (Cf. Carol Iancu, « Les réactions des milieux chrétiens face à Jules Isaac », dans <i>Revue d’Histoire de la Shoah</i> 2010/1 n° 192, p. 157-193 et P. Cabanel, <i>Juifs et protestants en France, les affinités électives</i>, Fayard, p. 284 sq.)
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On peut avoir des raisons de penser que cet appui n’est pas un hasard théologique…
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<b>Une citation de Calvin par Jules Isaac</b>, à propos du verset terrible de Matthieu (27, 25) : <i>“Son sang soit sur nous et sur nos enfants”</i>. Jules Isaac cite le commentaire qu’en fait Calvin pour montrer que sa lecture est similaire à celle qui est unanime en son temps. Je lis cette citation de Calvin (<i>Harmonie évangélique</i> p. 700) par Jules Isaac (<i>Jésus et Israël</i>, p. 471) : <i>« Le zèle inconsidéré [des Juifs] les précipite jusque-là, que commettans un forfait irréparable, ils adjoustent quant et quant une imprécation solennelle, par laquelle ils se retranchent toute espérance de salut… Qui est-ce donc qui ne diroit que toute la race est entièrement retranchée du royaume de Dieu ? Mais le Seigneur par leur lascheté et desloyauté monstre tant plus magnifiquement et évidemment la fermeté de sa promesse. Et afin de donner à cognoistre que ce n'est pas en vain qu'il a contracté alliance avec Abraham, ceux qu'il a éleus gratuitement, il les exempte de ceste damnation universelle. »</i>
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Calvin lit ici Matthieu dans le cadre d’une “harmonie évangélique”, recevant le vocable “les juifs”, traduisant alors <i>ioudaioi</i>, comme dans Jean. Il en fait une lecture “classique” en son temps, comme le déplore Jules Isaac.
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N’en reste pas moins que, en regard de sa conviction que <i>« l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle »</i>, le Réformateur soutient, Jules Isaac l'a cité, qu’en vertu de la fidélité de Dieu, l’<i>“alliance avec Abraham exempte ceux qu’il a élus de la damnation”</i>. L'alliance, inabrogeable, prime.
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C’est un observateur catholique récent qui note <i>« que lors de son voyage à Mayence en 1980, le pape Jean-Paul II a provoqué la surprise en citant pratiquement Calvin : “l’alliance avec Israël n'a jamais été révoquée par Dieu !” »</i> (Abbé Alain-René Arbez, alors responsable catholique des relations avec le judaïsme en Suisse in « Calvin, théologien de l’Alliance », <i>Un écho d’Israël</i>, 8 février 2009).
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Le nœud de l'enseignement du mépris est l’idée inverse, à savoir que l’alliance avec Israël ait pu être révoquée, que Dieu abrogerait, ou donnerait pour dépassé ce qu’il donné auparavant !
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C’est ce point qui est insupportable à Calvin, pour qui Dieu ne peut se renier lui-même (cf. 2 Ti 2, 13). Quel est en effet ce Dieu qui abrogerait ce qu’il a promulgué ? Qu’est-ce qui garantirait, dès lors, qu’il n’irait pas abroger la promesse faite aux chrétiens ?
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Cette idée de dépassement est reprise, hélas, par la modernité dans les philosophies du dépassement, et hélas aussi, par l’islam, parlant d’abrogation des textes antérieurs.
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<b>Après le 7 octobre 2023</b>
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Le pogrom du 7 octobre n’est pas sans lien avec l’idée que l’islam aurait été substitué au judaïsme (et au christianisme). Comme suite à Jules Isaac on apprend à lire les évangiles dans leur contexte juif et non à partir du christianisme constitué par la suite, le Coran doit pouvoir être lu dans son cadre historique initial (c'est la méthode du Coran des historiens). Ainsi les versets du Coran réputés guerriers doivent pouvoir être lus autrement qu’en regard de la biographie traditionnelle (<i>Sira</i>), écrite au 8e ou 9e s., ou des hadiths qui l’inspirent — qui donnent du prophète de l’islam une image terriblement violente (par ex. Ibn Hichâm, <i>Sira</i>, éd. Fayard p. 277, chapitre « Le “jihad” contre les juifs... », <i>Sira</i>, II, 240-241).
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Ainsi, Sourate 9, At-Tawba, v. 5 (trad. Blachère) : <i>« Quand les mois sacrés seront expirés, tuez les Infidèles quelque part que vous les trouviez ! Prenez-les ! Assiégez-les ! Dressez pour eux des embuscades ! [...] »</i> — ne peut-il être lu que comme invitation au meurtre ? (Cela sur le modèle de la razzia antéislamique. NB : les infidèles ici désignent probablement les “idolâtres” — mais l’idée peut s’entendre aussi des juifs, chrétiens ou musulmans non islamistes, donc “apostats”.)
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Un tel verset pourrait prendre un tout autre sens : en regard de Matthieu 13, 24-43, où le jugement est renvoyé au jugement final et confié aux anges (jusque là on ne sait pas quel est le bon grain et quelle est l’ivraie). De même, les “mois sacrés” de la Sourate 9 pourraient être perçus comme symbole eschatologique (en effet quand les “mois sacrés” expirent-ils puisque leur rythme est cyclique ?). Proposition en regard de Matthieu : et si leur “expiration” était la fin du temps du temps de la patience en quelque sorte —, symbolisé par les “mois sacrés” ? Si c’était seulement après le temps de ce monde qu’intervient le jugement, effectué par les anges ? — auxquels s’adresserait cette parole coranique, selon une clef donnée par le connaisseur de l’islam qu’était Henry Corbin. Je le cite :
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<i>« [...] il y a des Anges demeurés dans le plérôme, et il y a des Anges déchus sur la Terre, des Anges en acte et des Anges en puissance [...] l’Ange demeuré dans le Ciel, le “jumeau céleste”, tandis que l'âme désigne son compagnon déchu sur Terre, auquel il vient en aide et qui lui sera réuni, s'il sort finalement triomphant de l'épreuve. [...]. »</i> (Henry Corbin, <i>Temps cyclique et gnose ismaélienne</i>, éd. Berg, p. 116-117.) Cf. Mt 18,10 : <i>“leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de mon Père qui est dans les cieux”</i>.
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La parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30), avec son explication (Mt 13, 36-40), pourrait être reçue en parallèle : <i>“la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges.”</i>
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Il n’y a personne à “tuer” en ce monde !
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Comme le jugement final, la tolérance relève de Dieu seul, qui demeure fidèle à sa propre bonté : nous concernant, la notion de tolérance est parfaitement ambiguë, pouvant certes inclure protection, mais toujours à la merci des protecteurs, tolérance mise en question par le pasteur Rabaut Saint-Étienne, présidant l’Assemblée constituante de 1789, qui, dans la lignée des révolutions protestantes anglo-saxonnes, réclamait en France pour les protestants et les juifs, la liberté et pas seulement la tolérance. Là où l’on doit la liberté, la tolérance est une faute.
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Les faits montrent que là où il n’y a que tolérance, il ne peut y avoir, au mieux, que condescendance, ou, si les tolérés ne se soumettent pas à leur propre mépris, à leur propre dépassement, il ne peut y avoir que persécution, expulsions et exil (pensons déjà aux Pères de l'Église, ou à Luther), et au comble, pour l’Europe moderne, volonté d'extermination d’un judaïsme finalement racisé.
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Persécutions, sang versé — mot biblique pour mise à mort —, voilà qui nous ramène au terrible verset de Matthieu (27, 25) et à l’affreux malentendu débouchant sur la lecture historique antisémite de ces mots… Mais celui qui meurt, Jésus, entend-il autre chose qu’une prière en vue du salut, cachée dans ces mots dits devant lui dont la mort se veut solidarisation avec ceux qui meurent et souffrent ? — Calvin nous dit qu’en vertu de l’Alliance les enfants d’Abraham sont exemptés de la malédiction. Ce qui peut conduire un pas plus loin, et appeler les chrétiens, en fonction de leur foi à la vertu salvatrice du sang du crucifié, à faire leurs les mots du vendredi saint : <i>« Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! » </i></div>
<br /><br /><div style="text-align: right;">RP, Lyon, UCLy, 22.01.24</div><br />
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-1370239523615901512023-11-04T14:48:00.005+01:002023-11-22T09:35:30.433+01:00Le consolament, l’Évangile de Jean et l’Ancien Testament
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<div class="separator" style="text-align: center;"><img border="0" data-original-height="521" data-original-width="850" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhzHgzdUCBdIJ_C6JI-ygLFuRXVw_vtzZ7GFORq46arH5tIZdUMQZShcAXif-kx2-Gfv18zD-Jl9VpXgiXNvO5VQxTbw7Hv-PN4WJ7f1rJ3JrXnQteupNvlJVF6uUgrpqE-aUd4cYOugsvb3VltmWZC0hgsiCt0m-pvc8xxVaCHPftCQyB5MC03yLWpV1Hj/s850/Monts%C3%A9gur%20-%20ph.%20Val%C3%A9rie%20Guillon.png" title="photo Valérie Guillon" width="580" /></div>
<br /><br /><div style="text-align: justify;"><i>Le prologue de Jean et la Genèse</i><br />
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La lecture « <i>des premiers versets du Prologue de Jean [constitue] le faîte de l’office du</i> consolament », rappelle Anne Brenon (<i>Les cathares</i>, Ampelos 2022, p. 127), qui précise que cette lecture débute <i>« en latin… avant de se poursuivre en occitan : “In principio erat verbum, et verbum erat apud Deum, et Deus era la paraula…” » (ibid.). In principio</i>, premiers mots de la version latine de l'Évangile de Jean, et de la version latine de la Genèse (la Vulgate). Cette identité des termes vaut aussi en grec, laissant apparaître à quel point le Prologue de Jean est essentiellement une lecture spirituelle du récit de la Genèse. Aussi, lorsque l’ex-cathare Rainier Sacconi ne liste pas la Genèse avec d’autres livres de l’Ancien Testament lus par les cathares, comme le note Anne Brenon (p. 62 et p. 108), cette absence de mention ne doit pas faire induire, comme par défaut, un rejet du livre par les cathares. Comme pour toute la Bible, Nouveau Testament inclus, ce qui est rejeté de la Genèse, qui fait partie du corpus de la Vulgate, est la dimension historique, charnelle, perçue comme diabolique (selon une <i>« sagesse [qui] n’est point celle qui vient d’en haut ; mais elle est terrestre, charnelle, diabolique »</i> — Jacques 3, 14-15). Le sens historique, charnel, est rejeté au profit du sens spirituel des Écritures (sens spirituel, précisément anagogique — cf. <i>infra</i> — selon la sagesse qui vient d’en-haut). Cela pour l'Ancien comme pour le Nouveau Testament : ainsi le rite central du <i>consolament</i>, est une reprise spirituelle du baptême “matériel” d'eau (cf. Anne Brenon, p. 83 sq.). De même le Rituel latin, commentant l’institution de la Cène en Matthieu, présente le pain et la coupe comme signifiant, en leur sens spirituel, <i>« la Loi et les Prophètes </i>[pain]<i> et le Nouveau Testament </i>[coupe]<i> »</i> (Anne Brenon, p. 107-108). Or l'expression la Loi et les Prophètes désigne un corpus composé des cinq livres de la <i>Torah</i> (« Loi / <i>nomos</i> », dans le grec) et des livres des Prophètes (<i>Nebiim</i> en hébreu). Difficile d’imaginer que dans ce corpus, la Torah ait été amputée de son premier livre, la Genèse. Elle est reçue en son sens spirituel, comme en témoigne la comparaison du récit des origines avec le Prologue de Jean (trad. fr. ci-dessous : Segond).
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<b>Jean 1, 1-18</b><br />
<i>1 Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.<br />
2 Elle était au commencement avec Dieu.<br />
3 Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.<br />
4 En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.<br />
5 La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. […]<br />
9 Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.<br />
10 Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue. […]<br />
12 Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,<br />
13 lesquels sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu.<br />
14 Et la parole est devenue chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. […]<br />
18 Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître.</i>
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Au début du récit de la Genèse : <i>« Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut »</i> (Gn 1, 3 — trad. Segond)… En écho et relecture — même premier mot en grec, <i>Ἐν ἀρχῇ / En archè</i> (au commencement), pour la version grecque des LXX (Au commencement Dieu créa…) et pour le prologue de Jean. <i>« Au commencement (en archè</i> / latin : <i>in Principio) était la Parole – "Dieu dit" –, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes »</i>… Les hommes : versets 26-28 du récit de la Genèse, l’être humain, homme et femme, arrive comme au terme d'un projet divin…
<br /><br />
<i>« La vie était la lumière des hommes »</i> : aux origines, la lumière, et presque au terme du récit… les êtres humains — Genèse 1, 26-28 : <i>« Dieu dit : "Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance […]". Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. […] »</i>
<br /><br />
Aux origines, avant l’humain : <i>« Que la lumière soit ! Et la lumière fut… Jour 1 »</i> (v. 3). Un débat existe dans le judaïsme pour savoir si la Création, le premier jour de la Création, est au v. 2 de Genèse 1, ou au verset 3 : <i>« Que la lumière soit ! »</i>… le v. 2, le <i>tohu et bohu</i> étant alors le substrat posé par Dieu, les premiers éléments de la nature en projet de Création — pour les cathares, le mauvais Principe y a aussi mis sa griffe, via le ministère de celui qui <i>« pèche dès le commencement »</i> (1 Jean 3, 8), gérant d’un « néant » (latin <i>nihil</i>) produit sans la parole divine. Il peut sembler surprenant de constater que l’exégèse contemporaine va au moins aussi loin que les cathares dans la compréhension dualiste du <i>tohu-bohu</i> ! Cf. Thomas Römer, Frédéric Boyer, <i>Une Bible peut en cacher une autre</i>, Bayard, 2023 : <i>“Dieu ne crée pas tout dans Genèse 1. Le tehom </i>[l’abîme]<i> est déjà là, préexiste à la création du monde </i>[…]<i>. Les ténèbres sont là également. Avec le tohu wabohu, le désordre, le chaos qui précède la création”</i> (p. 29-30). “<i>Le Créateur tâtonne en quelque sorte. Oui, Dieu est un peu bricoleur dans ces récits”</i> (p. 25). <i>“La grande question posée dans ce second récit </i>[Gn 2 et 3]<i> est alors de savoir si et comment la divinité et l'humanité peuvent cohabiter </i>[…]<i>. Ce qui est en jeu dans ce mythe, c’est la rivalité, voire la jalousie entre les deux parties.”</i> (p. 20 et 22.)
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<i>Le</i> consolament<i>, l’Évangile de Jean, la Genèse</i>
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Au terme de l’Évangile de Jean, après que Jésus ait accompli ce que le Père lui a confié : <i>« maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors »</i> (Jean 12, 3 ; cf. Jean 16, 11), une nouvelle reprise de la Genèse : comme Adam recevait le souffle qui l’animait (Gn 2, 7), le Ressuscité souffle sur ses disciples et leur dit : <i>« recevez l’Esprit saint »</i> (Jn 20, 22). Après le v. 1 du Prologue reprenant la Genèse, <i>« au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu »</i>, mentionnant Dieu et le <i>Logos</i>, nous est donné, à nouveau en écho à la Genèse, le troisième terme du futur vocable « Trinité »… l'Esprit, étant le souffle (même mot qu’esprit) envoyé par Jésus, Esprit <i>« qui procède du Père »</i> (Jn 15, 26). Si les cathares ne font peut-être pas leur la mise en objet conceptuel de la Trinité (cf. Anne Brenon, p. 186 sq.), leur pratique de l’Évangile de Jean les inscrit dans une réelle expérience trinitaire.
<br /><br />
Soufflant sur ses disciples, Jésus ressuscité accomplit alors la promesse qui remonte aux origines, au Prologue de Jean, et au-delà au texte dont le Prologue est la lecture spirituelle, au début de la Genèse, où la parole est donnée comme lumière spirituelle qui précède toute lumière puisque le soleil est créé seulement au quatrième jour.
<br /><br />
<i>« Recevez l’Esprit saint »</i> (Jn 20, 22), dit à présent le Ressuscité à ses disciples chargés de diffuser à leur tour l’Esprit qui libère de l’exil qu’est ce monde… (La Babylone biblique comme figure de l'exil de l’âme.) Or c’est ce verset de Jean (20, 22) qui fonde le rite fondamental du christianisme cathare, le <i>consolament</i>.
<br /><br />
Pour les cathares, s’inspirant du récit des Actes des Apôtres présentant ces derniers comme imposant les mains pour le don de l’Esprit saint, c’est par imposition des mains que se dira symboliquement cette transmission de l'Esprit saint dans le rite du <i>consolament</i> — avec ce terme qui fait écho à la promesse de Jésus dans ce même Évangile de Jean, concernant le don de l'Esprit (Jn 14, 16-17) : <i>« moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il sera en vous. »</i>
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<b>Jean 20, 19-23</b><br />
<i>19 Le soir de ce même jour [dimanche de Pâques] qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des Judéens, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d’eux et il leur dit : "La paix soit avec vous."<br />
20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie.<br />
21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie."<br />
22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : "Recevez l’Esprit Saint ;<br />
23 ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis."</i>
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Dans ce texte s'accomplit ce qu'annonçait Jean le Baptiste : je vous baptise d'eau, celui qui vient après moi et qui était avant moi est celui qui baptise d'Esprit saint. Ce que dit le Baptiste vaut aussi pour le baptême d'eau de l’Eglise catholique. Le Christ seul peut donner l'Esprit que l'eau des baptêmes symbolise, comme pour les Samaritains d'Actes 8, 15-17 qui baptisés d'eau, vont recevoir l'Esprit saint, le souffle de Dieu que communique à ses disciples le Ressuscité soufflant sur eux.
<br /><br />
Jean 20 nous ramène au soir du dimanche de Pâques, cinquante jours avant la fête de <i>Shavouoth</i>, Pentecôte. Les disciples sont enfermés : <i>« Par crainte des chefs judéens, les portes de la maison où ils se trouvaient étaient verrouillées »</i>. Puis ils vont passer de la crainte (des Judéens, de leurs chefs, de la part de ces Galiléens : contrairement à la plupart des traductions, il s’agit de ne pas lire “crainte des juifs” ! — que les disciples sont eux-mêmes !) à la libération : <i>« Jésus vint, il se tint au milieu d’eux et il leur dit : "La paix soit avec vous" »</i> — libération ; c’est-à-dire à l'envoi : <i>« Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie." »</i> — Recevez l’Esprit Saint : et déliez ceux qui sont liés — cf. aussi Mt 16, 19. Jésus souffla sur eux pour un envoi à toutes les nations, pour communiquer le don de l’Esprit saint insufflé par Jésus ressuscité, par imposition des mains… Ce qui deviendra le rite du <i>consolament</i> chez les cathares.
<br /><br />
<i>« La paix soit avec vous »</i> — avec cette parole, le texte donne le comment du don de cette paix : par l’Esprit saint. Cet Esprit qui vient du Père, le Père l’envoie par Jésus ressuscité. Ici s’ouvre la porte de la liberté à laquelle nous sommes invités à notre tour. Et cette liberté est une question de pardon. Une traduction très courante veut que Jésus dise aux Apôtres : <i>« ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. »</i> Comme si les Apôtres avaient pour mission de retenir captifs de leurs péchés certains de ceux à qui ils sont envoyés ! Les Apôtres sont envoyés pour communiquer la libération que Jésus vient de leur octroyer dans le don de l’Esprit saint. La communiquer abondamment. Pas la mégoter.
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Il se trouve qu’une tout autre traduction de cette parole est possible : <i>« ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis »</i>. Ce qui correspond à l’équivalent chez Matthieu, <i>« délier »</i> (délier les personnes et lier le péché). Voilà donc qui donne tout autre chose : remettre les péchés et les soumettre. Deux faces de la libération. Remettre les péchés, c’est pardonner, soumettre les péchés, c’est permettre de les dominer.
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Être libéré, donc, du fruit du péché. Et cela est en rapport étroit avec le pardon. Avec en regard, l’épisode de Caïn, à nouveau la Genèse, ch. 4, v. 6-8 : <i>« Le Seigneur dit à Caïn : "Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le." Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère et le tua. »</i>
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Le péché est tapi à ta porte… Mais toi, domine-le. Caïn ne l’a pas dominé. Caïn n’a pas reçu le pardon, la rémission de ses péchés. Il jalousait son frère. Il n’a pas reçu le pardon, à savoir l’élargissement de son cœur et la capacité de pardonner. Il n’a pas reçu la capacité de soumettre le péché : le péché l’a vaincu, Caïn ne l’a pas dominé… N’ayant pas reconnu cette part sombre de lui-même.
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Et voici le fruit de l’Esprit saint dans la promesse de Jésus aux Apôtres : <i>« ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis »</i>. Cela inclut pour les consolés, selon le vocabulaire cathare, la reconnaissance de la part sombre qui est en eux. Cette part de ténèbres, lieu de l’oubli, dans les tuniques d’oubli de nos corps, substitués au corps de lumière — du fait du péché originel provoquant la chute dans lesdites tuniques d’oubli.
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Où l’on retrouve les exégèses anciennes, juives et patristiques, de la Genèse, et précisément au ch. 3, et au v. 21 : <i>« Le Seigneur Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. »</i>
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La lecture classique de ce texte en judaïsme est reprise par la patristique ancienne, notamment en ses courants les moins anti-gnostiques, à savoir les Alexandrins.
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Selon le <i>Midrash</i>, un rabbin, Rabbi Meir, écrivit <i>« tuniques de peau »</i> de façon différente : il écrivit <i>« que l'Éternel leur confectionna des vêtements de lumière (Or) »</i>. En hébreu, la peau (<i>‘Or</i>) s'écrit avec les trois lettres <i>ayin vav resh</i>, alors que la lumière (<i>Or</i>) s'écrit avec les trois lettres <i>alef vav resh</i>. Rabbi Meir remplace le mot « peau » par le mot « lumière » en changeant le <i>ayin</i> en un <i>alef</i>. (Cf. R. Poupin, “A propos des tuniques d’oubli”, <i>1209-2009, cathares : une histoire à pacifier</i>, Loubatières, 2010.)
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Dans cette perspective, les tuniques de peau de la Genèse sont donc bien précisément des tuniques d’oubli.
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Par le don de l’Esprit saint, s’ouvre comme possible l’impossible commandement donné à Caïn : <i>« domine sur le péché »</i>. Impossible, Caïn n’ayant fait que projeter sur son frère la frustration qui l’habitait. Face à cela, le don de l'Esprit saint est aussi pénétration de tout ce qui faisait l’oubli, cette zone d'ombre — pénétration jusqu'aux profondeurs de Dieu, l'Esprit sonde tout en nous en dit Paul (1 Co 2, 10). Une pénétration empreinte de miséricorde, qui dit et promet ce que sa présence révèle entièrement et ainsi libère. La liberté étant que les fautes sont pardonnées, par le don de l’Esprit saint, que <i>“Jésus souffla sur eux”</i>. Les Apôtres libérés par l’Esprit deviennent, par leur liberté, libérateurs à leur tour.
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Jésus accomplit sa promesse (<i>« il est préférable pour vous que je m’en aille, car alors vous recevrez l’Esprit saint qui m’anime »</i>) à travers ce geste : il souffle sur ses disciples en signe de ce qu’il leur donne l’Esprit saint, l’Esprit de Dieu son Père. Son geste est un signe, qui utilise le double sens du mot : souffle et esprit. L’Esprit qui est comme le vent, que l’on ne « voit », que l’on ne « sent » qu’à ses effets — ou plutôt dont ne voit, ne sent, que les effets.
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Comme pour une nouvelle création — écho à Genèse 2, 7 où Dieu donne la vie à l’être humain en <i>« insufflant dans ses narines le souffle de vie »</i>, c’est-à-dire l’Esprit de vie. Jésus reprend le geste de la Genèse à son compte, mettant en place une nouvelle création.
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Cela commence par un envoi — Jean 20, 21 : <i>« Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. » </i>
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<i>De quelques concepts
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Être toujours attentifs aux mots… Par exemple, être attentifs aux concepts comme "dualisme", "monothéisme", etc. En quel sens les cathares étaient-ils dualistes ? Pourquoi ont-ils été accusés de croire en deux dieux ? — donc, de n’être pas vraiment “monothéistes”… Quelques définitions des termes les inscrivant dans leur histoire…
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Le terme “dualisme” a été introduit en français par Pierre Bayle en 1697, dans son <i>Dictionnaire historique et critique</i>, à propos de la religion manichéenne, qui oppose sans conciliation le Bien et le Mal. Il a ensuite été appliqué en 1734 à la philosophie par le philosophe allemand Christian Wolff dans sa <i>Psychologia rationalis</i>, pour qualifier le système de Descartes, qui sépare la <i>res extensa</i> (l'étendue ou matière mesurable, dont le corps) et la <i>res cogitans</i> (la pensée, ou l'âme). Le terme, devenu commun pour désigner la théologie cathare, n’est pas employé au Moyen Age, et pour cause, il n'existe pas encore ! Aussi, de façon analogique, on utilise le terme “manichéens”, ou son équivalent moins précis, “cathares”, pour désigner ceux que l’on préfère appeler “hérétiques”, en vue de dire quelle est leur hérésie.
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Pour préciser encore les choses, les adversaires des cathares vont parfois jusqu'à affirmer qu’ils croient en deux dieux, le bon et le mauvais, façon de dire qu’ils ne sont pas vraiment monothéistes, sauf que le mot “monothéisme”, comme le mot “dualisme”, n’existe pas au Moyen Age. Il n'apparaîtra, bien plus tard, que comme concept opposé au polythéisme.
<br /><br />
Or, dans cette perspective, les cathares ne sont en aucun cas “dy-théistes” : ils ne rendent de culte qu’à un seul Dieu, le Dieu bon, Père de Jésus-Christ. Quant à leur dualisme (vocabulaire, donc, anachronique), il consiste avant tout à considérer que le monde déchu dans lequel nous sommes n’est que le pâle et malheureux reflet du monde créé à l’origine par le Dieu bon (auquel seul ils rendent un culte), ce qui induit la question de savoir quel rôle le Mauvais a joué dans cette catastrophe — comment disculper totalement Dieu du mal (on voit que la question reste actuelle). René Nelli a mis en lumière dès les années 1960 que les cathares d’Occident, Occitans et Italiens particulièrement, ont repris la pensée d’Augustin opposant les deux cités pour attribuer la mauvaise au Néant (<i>Nihil</i>). René Nelli connaît deux oppositions inverses, celle émise de son temps par Goulven Madec, celle, du XXIe s., de Pilar Jimenez. René Nelli propose, à mon sens à juste titre, l’idée d’une réification cathare du néant augustinien. L’assomptionniste Goulven Madec refuse l’idée d’un augustinisme (fût-il gauchi) dans le catharisme. (Cf. Cf. René Nelli, <i>La philosophie du catharisme</i>, Payot, 1975 ; Goulven Madec, « "Nihil" cathare et "nihil" augustinien », <i>Revue des études augustiniennes</i>, XXIII, 1-2, 1977.) Pilar Jimenez, à l’inverse, considère que dans le Traité anonyme (Occitanie, fin XIIe-début XIIIe s.), le cathare aurait, au fond, la position d’Augustin, i.e. n'admettrait qu'un Principe (n'expliquant pas, du coup, ce que le polémiste qui le cite reproche à sa théologie). René Nelli considérait le <i>Livre des deux Principes</i> (italien, mi XIIIe s.) et le <i>Traité anonyme</i> (Occitanie) comme ayant une même théologie : néant augustinien réifié. Pilar Jimenez considère que le <i>Livre des deux Principes</i> est un durcissement d’une théologie qui jusque-là ne reconnaissait pas deux Principes. (Fécondité du travail de Nelli, posant un juste milieu, suscitant jusqu'à aujourd'hui deux contestations opposées.).
<br /><br />
Pour les cathares, le Néant (<i>Nihil</i>) en question est une réalité mauvaise, due à un Principe mauvais. Idée refusée par les théologiens catholiques d’alors, qui étaient bien embarrassés pour la définir : le mot “dualisme” n'existait pas, le mot “monothéisme”, pour l’opposer à un supposé “dy-téisme”, n’existait pas non plus. Restait l’analogie : "manichéens", ou “catharistes”… voire croyant en deux dieux. Au XVIIe siècle, Bossuet ne fait pas sienne la notion philosophique de l’hérétique protestant Bayle, “dualisme”, mais reprend les mots “manichéisme”, ou “catharisme”, pour désigner ce qu’il considère comme une ancienne branche de l'hérésie plurielle protestante : la branche albigeoise…
<br /><br />
Une hérésie “manichéenne”, i.e. “cathare”, i.e. dualiste. Pour revenir au Moyen ge, une hérésie face à laquelle on peut comprendre pourquoi ce théologien du XIIIe s., Thomas d’Aquin, héritier de la référence commune en son temps, Augustin, a ressenti le besoin d’aller, pour considérer la réalité de la nature, emprunter aux philosophes arabes, en tête desquels Averroès, un Aristote qui a lui valu d’être dans un premier temps condamné lui-même. Ne pouvait-il pas se contenter de son Augustin ? Il se trouve que Thomas était entré, au grand désespoir de sa famille, dans l'ordre mendiant des Prêcheurs, fondé une paire de décennies avant par Dominique pour lutter en Languedoc par la prédication contre ceux que Thomas appellera “manichéens”. Il se trouve aussi que Thomas constate que la théologie augustinienne sur laquelle s’appuie le catholicisme grégorien qui combat l’hérésie, est en défaut pour ce faire d’une philosophie de la nature aussi forte que celle de l’aristotélisme arabe. Il se trouve même que Thomas dit son souci à l’égard des hérétiques d’entrée de sa Somme contre les Gentils… Cf R. Poupin, <i>La Papauté les cathares et Thomas d'Aquin</i> : c’est bien pour lutter contre l’hérésie “manichéenne”, i.e. “cathare” (dixit le traité anti-cathare <i>Liber contra manicheos</i>) qu’il s’est astreint à cette tâche sans cela inutile, à bien y regarder.
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<i>Questions sur le chaos dans l’histoire du christianisme :
</i>
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C'est dans un temps intellectuellement héritier de l'hellénisme que naît le christianisme ; dans une perspective où l'univers se « bipolarise » : entre un monde intelligible, parfait, et l'imparfaite image sensible de ce monde idéal.
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Ce dualisme n'excluant pas une multiplication d'intermédiaires, il s'agit là de deux pôles, représentant le rationnel et l'irrationnel. Inintelligible, la lourde opacité du pôle inférieur reçoit tant bien que mal la transparence sublime des Idées divines. On attribue à l'impossibilité, pour le démiurge, de reproduire parfaitement les Idées qu'il contemple, la débilité de cette impression sensible. Cette imperfection est d'ailleurs nécessaire pour qu'il y ait Création, qui sans cela serait tout simplement le monde des Idées lui-même. Cet univers de mouvance platonicienne, hiérarchisé du lumineux à l'opaque, dévoile ce en quoi il autorise le monde ultérieur notamment des gnoses judéo-chrétiennes, qui y ajoutent tout un pessimisme par lequel elles « maléfient » cette opacité. Cette « maléfication » de la Création est due à l'atténuation de l'optimisme des anciens par leurs héritiers, fort conscients du problème du mal, du problème de la chute, de la dégradation, qui se superpose à la hiérarchie de l'intelligible vers le sensible !
<br /><br />
Les milieux judéo-chrétiens modérés participent de la tradition de la hiérarchie bi-polaire. Dans le judaïsme alexandrin, pour expliquer la présence dans la Création d'un mal qui ne peut être attribué à Dieu, Philon aura recours à une hiérarchie d'intermédiaires intervenant dans la Création. L'Univers est présenté comme manifestant une hiérarchie démiurgique où l'Être suprême crée le monde intelligible, la puissance « poétique » la « quintessence », et la « puissance royale » le monde sublunaire. Dans le monde antique, le christianisme se caractérise par une simplification de cette hiérarchie dans le sens de la bi-polarité : si l'opposition de ce monde et de celui à venir est vécue comme relevant de l'ontologie par les dualismes gnostiques, elle se situe plutôt au plan éthique pour l'orthodoxie.
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La distinction entre éthique et ontologique n'a d'ailleurs sans doute pas toujours été nettement perçue par tous. Une réception d'abord ontologique de la coupure entre l'ancienne et la nouvelle Création se vit chez les plus radicaux comme séparation entre la Création sensible du démiurge, donateur d'une loi imparfaite, et un monde divin inaccessible.
<br /><br />
Les chrétiens alexandrins, postérieurs à Philon, proposeront d'autres solutions, du même type, opposant le bien, intelligible, simple, au mal, plus proche de la matière, à tendance irrationnelle.
<br /><br />
Via média entre l'approche éthique et l'approche ontologique, la solution alexandrine consiste à développer une théologie de la chute des Idées pré-existantes dans la matière.
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Il est dans ce cadre théologique, plusieurs possibilités d'imaginer la façon dont s'opère la rupture duelle, depuis un mode quasi-littéralement platonicien, jusqu'à la façon d'un Grégoire de Nysse, avec sa fameuse idée de la double Création, celle que nous connaissons, sensible, opaque et sexuée, devant son origine à la prévision divine de la chute.
<br /><br />
Augustin, héritier et témoin en Occident des développements des Pères grecs, développe dans sa polémique contre les dualistes manichéens, l'idée de néant, de néant résistant, sorte de chaos « dé-réifié ». Pour lui le mal est non-être. Ce en quoi il retrouverait l'ancien optimisme des philosophes grecs s'il n'avait pas une conscience aiguë du problème du mal. C'est pourquoi ce néant résiste. Le mal devient tendance, tendance irrésistible, irrationnelle, à faire l'opposé du bien.
<br /><br />
C'est de cette résistance du mal que s'autoriseront les mouvements dualistes du Moyen Age pour « re-réifier » ce néant, en faire un réel chaos opposé à l'esprit, au Bien. On a là une des racines essentielles des développements occidentaux du catharisme, racine sensible dans le traité cathare italien intitulé le Livre des deux Principes où l'on trouve une réelle « maléfication » de la matière.
<br /><br />
À côté de son dualisme, l'héritage hellénistique véhicule aussi, paradoxalement, un optimisme certain si on le compare à la vision biblique.
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Cet optimisme est plus particulièrement prononcé chez Aristote, suite à son approche finaliste du monde. Le mal y est avant tout manquement du but à atteindre. C'est par rapport à cet aspect que les dualistes pouvaient se réclamer de la tradition biblique pour avancer l'idée de la résistance du « Néant », et aller plus loin que l'augustinisme, le dépasser à nouveau pour rejoindre à travers lui l'ancien manichéisme.
<br /><br />
Alors la déficience augustinienne n'est qu'apparente : la matière est maligne, la nature n'est que simiesque imitation de la réalité céleste.
<br /><br />
Face à cette approche, qui se développera dans le catharisme, on trouve ce qui a été nommé l'augustinisme politique. On sait que pour Augustin, la Création n'était <i>« ni pleinement être, ni pleinement, non-être »</i> ; d'où sa mutabilité, relative à son manque originel. Ce semi-chaos trouve son expression dans la Cité terrestre, au moins à ses pires moments. (Cf. <i>Confessions</i>, VII, 11, 17. Cf. Étienne Gilson, <i>Introduction à l'étude de saint Augustin</i>, Vrin, 1929,p. 178.)
<br /><br />
C'est en vis-à-vis de ce mal, perçu comme manque d'être, que se situe l'idée de grâce infuse, avec son instrument ecclésial.
<br /><br />
Car l'Église est le lieu de cette réception d'être. Elle en est la médiatrice, par la Parole et les sacrements. Le plus d'être s'y superpose à la hiérarchie ecclésiale, augmente avec la « montée » hiérarchique. L'Église hiérarchique est l'organe par lequel Dieu rend l'être à un monde qui est en déperdition d'être depuis la chute. L'Église est l'expression de la Cité céleste.
<br /><br />
Au moins d'être, au péché, à la Cité terrestre, répond le plus d'être, grâce, dont l'Église hiérarchique est le canal d'infusion. Elle est inamovible, y compris sur le plan temporel, et plus particulièrement vers le sommet de la hiérarchie, représentant imaginativement la plus forte concentration d'être.
<br /><br />
Des <i>« deux races spirituelles, celle qui vit du corps et celle qui vit de la grâce »</i> (Augustin), celle-là a moins d'être et dépend de celle-ci, et de l'infusion d'être opérée par l'Église.
<br /><br />
Face à un État dont on ne peut toutefois nier qu'il ait quelques « vertus véritables », cette ambiguïté est le cadre des conflits médiévaux : selon que l'on atténue ou que l'on appuie l'affirmation augustinienne qui veut que <i>« la république romaine ait été une république véritable, l'antithèse des deux cités s'évanouit, puisqu'il n'en reste qu'une »</i>…
<br /><br />
<i>« Mais si les deux cités » subsistent « côte à côte… quelles seront leurs relations ? »</i> (Gilson).
<br /><br />
Le magistère romain appuie son comportement politique sur son interprétation de l'évêque d'Hippone : sachant que <i>« les biens légitimement possédés dans l'ordre temporel ne le sont qu'illégitimement dans l'ordre spirituel… les propriétaires des biens terrestres ne sont pas toujours ceux qui les possèdent… »</i>.
<br /><br />
Ainsi du pouvoir : son véritable responsable est le représentant terrestre du Souverain céleste. Dans un Occident appuyé sur un tel schéma, le règne du sacerdoce est inéluctable.
<br /><br />
La seule alternative face à ce qui était inévitablement un vécu totalitaire était l'alternative cathare, celle d'une « maléfication » radicale de ce monde, y compris de son pôle ecclésial ; et, concrètement, d'un abandon de ce monde.
<br /><br />
Sa malignité est telle, qu'il ne saurait être question d'espérer structurer sa matière ; telle, que la tentative même de la structurer est nécessairement un intolérable acte de violence.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Cette vision hiérarchique à tendance dualiste traverse tout le Moyen Age. Cependant le XIIIe siècle, sous l'influence de l'aristotélisme arabe — l'Occident accédant alors aux traductions latines de nombreuses œuvres — voit s'esquisser une nouvelle vision du monde.
<br /><br />
C'est Thomas d'Aquin qui sera un de ses principaux hérauts en chrétienté latine. Il soutient que l'universel intelligible existe réellement, mais non indépendamment de la matière qu'il structure. Les deux pôles de la dualité du sensible et de l'intelligible sont considérablement rapprochés.
<br /><br />
Cela signifie que la connaissance est le résultat d'un processus d'abstraction. Les Idées universelles sont inscrites à même la nature ; connaître, c'est les en abstraire, non les y imprimer.
<br /><br />
Concrètement, cela charge le monde d'une bonté naturelle, en fonction de sa Création. De chaos, comme il était perçu, il devient œuvre de Dieu. Il n'est plus le lieu d’un inexorable malheur, comme il l'était selon la philosophie cathare, en fonction de sa nature-même. Il n'est donc pas non plus à quelque magistère « expert en humanité » à lui procurer une structure dont il serait déficient.
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Mais s’il n’y a plus de vocation magistérielle à structurer le monde, c'est là la porte ouverte à l'idée de liberté de conscience : le vrai est inscrit à même la nature, de telle sorte que nul ne peut s'en proclamer dépositaire. C'est cette idée que les puritains anglo-saxons — à l'occasion de la multiplication de leurs ecclésiologies — feront éclore. À son débouché est l'idée de droit naturel, fondement des vertus naturelles auxquelles ont vocation les êtres humains libres.
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À sa racine est la vieille idée de Création <i>ex nihilo</i> (déjà patristique, dès les IIe-IIIe s.), telle que le néo-aristotélisme médiéval permet de la remettre en honneur.
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Les aristotéliciens croyaient à l'éternité du monde, éternel vis-à-vis de Dieu.
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Leurs luttes contre leur dualisme ont amené les chrétiens, depuis les temps patristiques, à formuler l'idée de Création avec commencement absolu, et non à partir d'un chaos pré-existant. Ils y voient la substance de l'enseignement biblique, contre ce que pourrait en induire une lecture imaginative.
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La même question s'est posée en islam, ce dont témoigne le plus réputé des aristotéliciens stricts, Averroès.
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Mais Aristote lui-même, le champion des opposants à l'idée de commencement du monde avait déjà affirmé que la puissance pure n'existe pas (<i>Métaphysique</i>, VIII, VI, 1051). A combien plus forte raison la matière, cause déficiente de la forme.
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Qu'est donc ce chaos censé pré-exister à la forme ? Il n'existe lui-même que comme déjà plus que pur chaos ! Un « pur chaos » n'est que produit d'imagination.
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C'est ainsi que la matière éternelle d'Aristote n'est elle-même matière — fût-ce éternellement — vis-à-vis de la forme, que parce qu'elle est posée telle par la forme qui la structure !
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Au fondement de toute nature est donc la Parole qui la structure comme telle, précédant tout discours qui ne saurait donc être le dépositaire exclusif de cette Parole.
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La Création elle-même, parce que Création, porte comme telle l'exigence de sa sauvegarde, antérieurement à toute réponse à cette exigence, qui ne saurait donc être que réponse.
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Et une telle structure à sauvegarder porte en soi l'exigence, posée ontologiquement, de la justice comme fondement d'une paix qui ne s'identifie donc à aucun pouvoir qui dicterait ce qu'elle dort être. Il n'est ultimement de pouvoir légitime que celui qui est humble service de la justice, dont la norme est à rechercher où elle demeure cachée : dans la structure même de la Création qui souffre les tourments que lui font subir l'injustice dont elle attend d'être libérée.
<br /><br /><div style="text-align: center;">* * *</div><br />
Ancien Testament (Genèse incluse) et cathares : gageure apparemment quand on a longtemps pensé que les cathares rejetaient l’ “Ancien Testament”. Or, on l’a compris, les cathares, contrairement à ce qu'on a longtemps pensé étaient des chrétiens, dont les textes découverts depuis le XXe siècle nous informent du fait qu'ils lisaient l'Ancien Testament — et qu'ils sont des témoins d'une des formes anciennes du christianisme, témoins d’une lecture ancienne de l’Ancien Testament, qui emboîte le pas à la lecture juive de la bible hébraïque, et pour le judaïsme hellénistique, de la Bible des LXX.
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<i>Le catharisme comme branche de l'origénisme
</i><br /><br />
Les cathares sont les témoins tardifs d’une forme de christianisme ancien — des historiens ont parfois nommé leur foi un paléo-christianisme —, dont l'initiateur le plus célèbre fut le père de l’Église Origène, qui vivait en Égypte à Alexandrie aux IIe-IIIe siècles. Les cathares sont des héritiers lointains, à leur façon, de ce christianisme d'une mouvance dont Origène est une figure significative, bien que pas la seule. Il joue un rôle décisif dans l’Église ancienne, étant un des premiers théologiens chrétiens à avoir eu une influence réellement universelle. Élément essentiel pour notre sujet, Origène enseignait que nos âmes préexistaient dans le paradis céleste et que suite à un péché commis dans ce paradis, elles sont déchues dans des corps terrestres, nos corps, lieu de leur châtiment — ces corps que les cathares appelaient <i>« tuniques d’oubli »</i>. C'est cet enseignement, certes durci, qui fera l’essentiel de ce qu'on appelle le dualisme cathare, qu'on a cru antan être un manichéisme.
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Cet enseignement de la préexistence des âmes et de leur chute dans des corps, très largement répandu dans l’Église ancienne — connu aussi dans le judaïsme —, a fini par être marginalisé, recouvert par d’autres explications chrétiennes du récit de la faute d'Adam, et notamment d’autres explications des tuniques de peau dont sont revêtus Adam et Ève suite à leur faute. L’enseignement officiel cesse bientôt de lire le texte ainsi. Mais parmi les courants chrétiens qui l’avaient fait leur, tous n’abandonnent pas cet enseignement sur les tuniques de peau de la Genèse, perçues comme tuniques d’oubli de notre éternité perdue pour les cathares. (On est bien dans l'Ancien Testament, ici la Genèse.)
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C’est largement là que s’origine le catharisme — et son équivalent bogomile de la Bulgarie à la côte adriatique : des chrétiens attachés à un ancien enseignement. Ce qui permet de percevoir une des façons anciennes, dans le christianisme, de lire les Écritures, et les livres qui sont désormais reçus comme Ancien Testament.
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Un enseignement chargé certes de potentialités dualistes (mais pas manichéennes) que dénonceront ses ennemis. Une dualité entre notre éternité perdue d'un côté et l’enfer récurrent, ou à tout le moins le purgatoire, de notre triste condition terrestre de l'autre.
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Toute la question est alors : comment se libérer de cette condition, comment réintégrer la mémoire perdue de notre éternité ? La réponse des cathares : par le don du Saint Esprit, recevoir la lumière du Christ, venu vers nous depuis ce paradis céleste dont lui n’est pas déchu (de là les remarques des ennemis des cathares sur ce qui serait leur docétisme : l’idée que le Christ n’a pas revêtu, sinon en apparence, la même chair que nous). (Cf. <i>supra</i>.)
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Pour ce qui concerne les autres êtres humains, il n'y a d'issue que de recevoir cette lumière apportée par le Christ, par le don de l’Esprit saint signifié par l’imposition des mains d’un « bon homme », ou d’une « bonne femme » selon l’appellation que leur donnent leurs croyants.
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Le rite de cette imposition des mains, signe du « baptême spirituel », le consolament en occitan, consolamentum en latin — on pourrait traduire « consolation » en français signifie le don de l’Esprit comme baptême spirituel faisant accéder au statut d'ordonné, de « parfait » (cf. 1 Co 2, 1), appelant à vivre désormais une ascèse de type monastique.
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Ce don de l’Esprit saint, ce baptême spirituel, est la seule voie du salut — jusque là l’on demeure englué dans l’oubli, dans l’illusion, création du diable : la vie terrestre, la vie de ce monde.
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Le <i>consolament</i> est la porte de la réintégration de la mémoire perdue, la porte des cieux, la porte du paradis oublié, la porte du salut, le mariage spirituel de l’âme et de l'esprit (il faudrait ici considérer le Cantique des Cantiques et la lecture spirituelle que l’on en fait alors), demeuré au ciel lors de la chute consécutive au péché originel — car l'Esprit saint est donné, réintégré, comme esprit personnel. Seul un « parfait » peut conférer le sacrement de ce baptême spirituel…
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En tout cela, aucun rejet de l'Ancien Testament, mais un type de lecture « spirituelle » que l'on peut percevoir, une lecture transposée de la lettre historique correspondant à l'histoire maléfique de ce monde, au plan céleste, celui de la préexistence et de la réintégration de cet état d’avant la chute des âmes (selon une relecture du texte biblique comme parlant d'événements célestes).
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L'héritage origénien déjà permettait de le soupçonner, mais en outre depuis 1939 et la découverte du Livre des deux Principes n’en laisse pas de doute : les cathares lisaient l'Ancien Testament.
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<i>Bible hébraïque et Ancien Testament
</i>
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Le travail effectué à travers le dialogue judéo-chrétien permet de dire aujourd'hui que Bible hébraïque et Ancien Testament sont deux choses distinctes. Certes les livres sont les mêmes (si l’on excepte les livres supplémentaires de la LXX ou ceux que le concile de Trente nommera au XVIe siècle “deutérocanoniques”), mais ces livres sont compris de façon telle qu'ils désignent au fond des réalités distinctes.
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Contrairement à l'Ancien Testament, qui suppose un Nouveau !, la Bible hébraïque se suffit à elle-même. La Bible hébraïque est la Bible de Jésus aussi, qui cite <i>La Loi et les Prophètes</i>, ou (Luc 24) <i>La Loi, les prophètes et les Psaumes</i> (les Psaumes qui sont le premier livre des <i>Écrits</i>). Bref quand Jésus cite la Bible dans les Évangiles — il suffit de les lire — il cite ce qui se résume dans l'expression le <i>Tanakh</i>, soit la Bible hébraïque, qu'il reçoit comme elle est donnée avec la <i>Torah</i> en son cœur, puis, comme en cercles concentriques, <i>les Prophètes et les Écrits</i> (ou selon le nom du premier livre, les <i>Psaumes</i>).
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Le Nouveau Testament cite aussi cette autre Bible, qui sera celle de l’Église primitive étendue à l'Empire romain de langue grecque, la Bible des LXX — celle de plusieurs livres du Nouveau Testament grec, une Bible traduite en grec au IIe siècle avant Jésus-Christ sous l'égide du roi grec d’Égypte Ptolémée, une Bible très importante alors pour le judaïsme de langue grecque, centré à Alexandrie. La Bible des LXX range les livres dans un autre ordre que la Bible hébraïque, et ce n'est pas indifférent — l'ordre en question, essai de rangement historique, débouche sur la conversion du roi Cyrus au monothéisme donnée dans une version grecque du livre de Daniel, plus longue que celle de Bible hébraïque.
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La LXX contient en plus des livres de la Bible hébraïque des livres qui ont été retenus par les Églises orthodoxes qui les intitulent « autorisés à la lecture ». (L’Église éthiopienne en a quelques autres en plus de ceux de la LXX.) Certains des livres de la LXX ont été retenus par l’Église catholique qui les a canonisés au XVIe siècle au Concile de Trente et les a donc intitulés « deutérocanoniques ». Elle hérite du retour relatif à la Bible hébraïque consécutive au travail de saint Jérôme (Ve siècle) et de la traduction latine, la Vulgate(qui est aussi la Bible des cathares de l'espace latin). Les protestants ne retiendront que les livres de la Bible hébraïque.
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Mais les uns comme les autres offrent un autre ordre de classement des livres, ordre inspiré en partie de la LXX, mais qui débouche sur l'idée que les livres de la Bible hébraïque ouvrent sur l’attente du Nouveau Testament : c'est cela l’Ancien Testament : la reprise des livres de la Bible hébraïque (plus quelques autres pour les non-protestants) avec le Prophète Malachie en dernier, perçu comme annonçant Jean le Baptiste qui ouvre le Nouveau Testament. (L'ordre hébraïque a été repris seulement dans la deuxième moitié du XXe siècle dans des traductions comme la moderne Traduction Oecuménique de la Bible — TOB.)
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Ces quelques éléments d’histoire des livres permettent de comprendre que la Bible hébraïque et l'Ancien Testament sont deux réalités distinctes, à savoir deux types de perception des mêmes livres (à quelques livres près si l'on considère la version des LXX).
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Le Nouveau Testament ne connaît pas encore d'Ancien Testament proprement dit. On n'y trouve que la Bible hébraïque sous les mots de Jésus, et la Bible des LXX, citée dans la plupart des livres du NT grec. Et on y trouve les racines exégétiques qui verront la Bible hébraïque et la LXX devenir l’Ancien Testament des chrétiens, ce qui suppose nécessairement un Nouveau par rapport auquel il est Ancien. La notion d'Ancien Testament relève d'un type chrétien d’exégèse, de lecture de la Bible, dont les cathares sont des témoins, spécifiques certes, mais fort utiles pour comprendre la façon chrétienne traditionnelle en général de recevoir les textes bibliques. C'est dans cette mouvance que se situent les cathares qui lisent l'Ancien Testament dans la version latine d'alors.
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<i>L’œuvre d'Origène et les cathares</i>
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Il s'agit d'une exégèse dite spirituelle spécifique, distincte, quoique parfois proche, des lectures spirituelles du judaïsme. Une exégèse sous plusieurs angles classique en christianisme. L'exégèse spirituelle en question dans le christianisme réfère à Jésus-Christ bien sûr, Jésus-Christ perçu comme clé de Bible, inaugurant un monde nouveau, et de ce fait, cette lecture entre dans les composantes du dualisme entre les deux mondes, celui d'ici bas et celui d'en haut que Jésus inaugure ici-bas. On perçoit ici deux niveaux de sens des Écritures, au-delà du sens naturel un sens spirituel spécifique. Il faudrait dire en fait trois (naturel, psychique et spirituel), puis, plus tard, quatre (cf. infra). Cela dit, ce type de lecture rejoint un classique dès le judaïsme hellénistique, depuis Philon d'Alexandrie notamment — figure clé de ce judaïsme du monde grec d'alors, vivant au premier siècle de notre ère, contemporain de Jésus —, jusque dans la future orthodoxie chrétienne ancienne, héritière d'Origène d’Alexandrie, en passant par les diverses gnoses.
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Philon déjà, outre le sens naturel ou historique, discerne deux autres sens de l’Écriture, un sens moral et un sens spirituel. Les trois sens correspondent à la tripartition de l'homme comme corps, âme, esprit, fondant respectivement les sens naturel, psychique, spirituel.
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Chez Philon, le sens psychique et le sens spirituel que l'intellect discerne sous le sens naturel et sous son expression rituelle, ne les nient pas. C'est le cas aussi de l'Épître aux Hébreux, d'une pensée de la mouvance de Philon, qui elle, y prend cependant l'occasion de relativiser par anticipation l'importance du rite juif, vu sa foi en l’imminence de l'avènement du Royaume, ceci en commun avec le courant majoritaire du christianisme primitif. Cette attitude qui permet l'intégration des païens, est encore celle d’Origène bien qu'alors, la relativisation du rite et de la lettre qui le portait se soit accentuée.
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Déjà la distance s'était creusée entre d'une part le spiritualisme de Philon et du Nouveau Testament, et d'autre part son débouché en une relativisation de la valeur de la lettre. C'est là un point de contact avec les gnoses pour lesquelles la relativisation du sens naturel devient attribution de la création de ce monde à un démiurge inférieur. Puisque les trois sens recoupent aussi trois puissances à l’œuvre dans la création, ce que l'on trouve chez Philon : le logos, la puissance poétique et la puissance royale, cette dernière recoupant le démiurge des gnostiques, ce créateur de notre monde inférieur.
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La réaction anti-gnostique que l'on trouve dans une lignée des Pères de l'Église qui va de Justin Martyr à Irénée tient à souligner la continuité historique entre l'Ancien et le Nouveau Testaments : apparemment positive, cette lignée est assez ambiguë puisqu'elle est liée à la théologie de la substitution de l'Eglise à Israël : la continuité historique devenant aisément en soi substitution !
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À côté de cela, reste toutefois la dualité entre le sens historique et les autres sens : c'est là la certitude de toute exégèse chrétienne ancienne dont Origène reste le grand Maître.
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Origène est un grand bibliste. On connaît ses <i>Hexaples</i>, une vaste synopse où il met en parallèle les six grandes versions de la Bible alors connues, de la Bible hébraïque à la LXX. On connaît son œuvre immense d'exégèse et de commentaires.
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Si Origène lui-même ne nie pas la valeur historique du texte, il n'en reste pas moins que son legs de la pratique systématique du dualisme exégétique au très grand profit du sens spirituel, porte la question de la valeur — nécessairement moindre — du sens naturel et du monde physique et historique qui lui correspondent.
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Cette pratique de la Bible se généralise dans le christianisme ancien, pratique d'héritage origénien en grande partie donc, qui lorsque l'origénisme est condamné en 553, n'a pas pour autant spontanément disparu. Une forte influence qui marque aussi l'Occident.
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Cette influence de la tradition du maître alexandrin ne doit pas être perçue comme une fidélité scrupuleuse à une synthèse dogmatique, mais comme libre spéculation sur un mode théologique dont il est une figure marquante — et cela en héritier lui-même (on a parlé de Philon, on pourrait aussi parler de Paul). Origène représente éminemment une tradition qui n'a rien d'isolée.
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Une tradition qui est ancrée dans relativisation progressive du rite juif par le christianisme primitif — mais qui n'est pas substitution. Relativisation lente et progressive. Ainsi l'Épître aux Hébreux, relativisant la nécessité de l'expression littérale du cérémonial mosaïque — le Royaume de Dieu s'étant approché — n'entend probablement pas remplacer ce rituel — qui est sien, les éléments particulier du culte chrétien primitif n'ayant de sens que par rapport au rite hébraïque — par un autre cérémonial similaire. Et toutefois le christianisme y viendra, parallèlement à sa perte du sens l'imminence de la Parousie et de l'avènement déjà quasi-actuel de la fin du vieux monde.
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Bientôt l'attente accentue sa verticalité : l'attente de l'instauration du Royaume s'estompe pour être après le IVe siècle, généralement abandonnée. À cette époque la dimension horizontale de l'attente est d'une certaine façon réalisée dans la Pax christiana romana de l’Empire converti, qui déçoit forcément ! Place alors à la dimension verticale de l'espérance.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Le système théologique d'Origène fournit des éléments importants à cette espérance verticale. Son système est développé dans un ouvrage dont nous est restée la version latine : De Principiis, d'un écrit grec — Peri Archon (i.e. Des Principes). Un ouvrage important basé sur une exégèse spirituelle de la Bible, où l'on voit l'héritage d'Origène chez les cathares. Origène enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. On peut reconnaître dans cet enseignement d'Origène plusieurs éléments présents aussi parfois dans le judaïsme. Origène ne crée pas son système de toute pièce...
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Origène enseigne que Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite à un péché commis au ciel, ou à une imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans les « tuniques de peau » que sont nos corps, pour les moins fautives. C'est ainsi qu'Origène interprète, à la suite de nombreux exégètes juifs, le texte de la Genèse sur les tuniques de peaux : « Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'ils en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau ». Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question avaient été cousues par Dieu après qu'il eut égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul les promet aux Corinthiens pour la résurrection (1 Corinthiens 15). À l'inverse, la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies, des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible. Une faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, selon la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin — ce qui est traduit par « Lucifer » en latin —, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité... la chute.
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Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.
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Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique du Moyen ge, mais développé et accentué chez les cathares. Par exemple, pour les catholiques, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, ce qu'Origène ne faisait pas, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l’œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
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<i>Cathares : exégèse chrétienne, classique et spécifique à la fois. Les quatre sens de l’Écriture
</i>
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Revenons à la question des Écritures. Le Moyen ge propose plusieurs options de subdivision des sens des Écritures. Le P. Henri de Lubac, dans son livre <i>Exégèse médiévale</i>, les quatre sens de l’Écriture, décrit le processus historique de cette approche : <i>« Les uns à la suite d'Origène et de Jérôme, retiennent la trichotomie : histoire, morale ou tropologie, mystique ou allégorie ; les autres exploitent la quadruple distinction de Cassien et Augustin, reprise par Bède et Raban Maur : histoire, allégorie, tropologie, anagogie. »</i> Il s’agit d'un dédoublement du troisième sens, pour en faire un quatrième. C'est, précise De Lubac, Bède le Vénérable (672-735) qui <i>« en a frappé la formule définitive »</i>. Notons qu'en perspective chrétienne, trois ou quatre sens reviennent fondamentalement à deux : la lettre d'un côté, le sens historique ; l'esprit de l'autre, les deux ou trois autres sens... correspondant finalement grosso modo aux deux Testaments. La différence entre allégorie et anagogie est que si celle-là concerne l’Église, cette dernière concerne le monde à venir, la Jérusalem céleste.
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<i>« Tout vient du hiatus qu'il a bien fallu constater dès le premier jour entre les deux avènements du Christ. Étant donné ce hiatus, le sens spirituel de la Bible, qui était un sens eschatologique, devait nécessaire se subdiviser en trois »</i> — ce qui, avec le sens naturel fait quatre : sens naturel ou historique, sens moral, sens allégorique, sens anagogique. C'est ce quatrième sens qui sera retenu et privilégié par les cathares, les trois autres concernant d'une façon ou d'une autre la création diabolique, l'enfer de ce bas monde où nous sommes déchus, monde façonné d'une manière ou d'une autre par le diable — la violence persécutrice en apporte, si besoin était, une preuve supplémentaire.
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Comme tout ce qui touche au monde de la chair est frappé de la griffe diabolique, tout ce qui y réfère dans les Écritures en est touché aussi. Cela ne concerne pas seulement l'Ancien Testament, mais aussi le Nouveau. Cela concerne les trois premiers sens, le sens naturel ou historique, qui concerne ce monde déchu, le sens moral qui enseigne comment y vivre, le sens allégorique, qui revient à l'histoire du monde déchu puisque Jérusalem y devient l’Église historique, substituée à Israël — on voit qu'une théologie de la substitution n'est pas tant le fait des cathares que de leurs ennemis. Seule la dimension radicalement spirituelle portée par le sens anagogique relève du Dieu bon. Les cathares sont plutôt dans une théologie et une exégèse de la transposition : l'héritage historique ne les intéresse pas. C'est ainsi qu'on peut voir qu'il y a une autre lignée de lecture chrétienne de l'Ancien Testament, remontant aux origines chrétiennes, et qui n'est pas en soi de l'ordre de la substitution, mais d'un choix de lecture spirituelle parmi celles que pratiquait à l'époque le judaïsme.
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Un type de lecture de l'Ancien Testament très éloignée de celle des polémistes médiévaux. L’usage de l’Ancien Testament dans la controverse anti-cathare est donc inopérant, d’où l’idée — contredite par les textes cathares et la description que donnent leur adversaires informés de leur enseignement — selon laquelle ils rejetteraient l’Ancien Testament. Pas de rejet, mais une lecture qui fait que son usage ne peut prendre place dans la controverse. Thomas d’Aquin en témoigne lorsqu’il explique d’entrée de sa Somme contre les Gentils que, contre les hérétiques, il s'agira d'utiliser le Nouveau Testament.
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La Bible est donc lue par les cathares en regard de la chute initiale dans ce monde infernal. Et tout y est référable. Lire la Bible comme processus historique en ce temps avec ses violences relève de l’inspiration diabolique, une lecture qui ne délivre pas de ce monde, mais y laisse captif celui qui ne perçoit pas la dimension spirituelle. Mais une autre lecture est faite par les cathares, une lecture strictement spirituelle, selon le sens anagogique : les appels à la délivrance dans les Psaumes sont appels à la délivrance de la captivité dans la chair, Babylone est ce bas monde, que ce soit chez les Prophètes ou dans le livre de l'Apocalypse. L'Exode est lue comme délivrance de ce monde de péché, toujours compris comme expression de la chute en ce monde. Une lecture de la Bible en vue de libérer les âmes de ce monde, telle est la lecture cathare, qui concerne l'Ancien Testament, de la Genèse aux Prophètes et aux Psaumes, comme le Nouveau Testament.</div>
<br /><br /><div style="text-align: right;">Roland Poupin</div><br /><br />
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-85112032327669435732023-09-20T14:30:00.052+02:002024-01-15T08:59:59.352+01:00Au-delà du mépris. L’appui protestant à Jules Isaac<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center; "><img alt="" border="0" width="580" height="420" data-original-height="736" data-original-width="1099" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhEzCfeOJCaLp0zXR1GRG8LA1nC6KFriG1n5f0fhYKUihSfOWv7wUWQlwhtd0qanMMQ6np6gj-Z5kSInL_8LMop6fcwuPUazjeC0KgarSKxX2uqvWz7ho4fkCPFMg9WuT163zShEFry_qd7KQSNq9YsPKFOSIZWnMGRc8x09RoQySiXMyFUDgJme7kDTkna/s1099/fruits.jpg"/></div>
<br /><br /><div style="text-align: right;"><span style="font-size: 12px;"><i>« Afin de donner à cognoistre que ce n'est pas en vain qu'il a contracté alliance avec Abraham, ceux qu'il a éleus gratuitement, il les exempte de ceste damnation universelle. »</i> (Calvin)</span></div>
<br /><br /><div style="text-align: justify;">Puisque je vais parler de l’appui protestant à Jules Isaac, il convient de préciser qu’il n’est évidemment pas question pour le protestantisme de s’exempter du séculaire antijudaïsme chrétien. Pour être clair sur ce point, je partirai d’une citation de Calvin, précisément une citation de Jules Isaac citant Calvin sur le verset terrible de Matthieu (27, 25) : <i>“Son sang soit sur nous et sur nos enfants”</i>. Jules Isaac cite le commentaire qu’en fait Calvin pour montrer que sa lecture est similaire à celle qui est unanime en son temps. Je lis cette citation de Calvin (<i>Harmonie évangélique</i> p. 700) par Jules Isaac (<i>Jésus et Israël</i>, p. 471) : <i>« Le zèle inconsidéré [des Juifs] les précipite jusque-là, que commettans un forfait irréparable, ils adjoustent quant et quant une imprécation solennelle, par laquelle ils se retranchent toute espérance de salut… Qui est-ce donc qui ne diroit que toute la race est entièrement retranchée du royaume de Dieu ? Mais le Seigneur par leur lascheté et desloyauté monstre tant plus magnifiquement et évidemment la fermeté de sa promesse. Et afin de donner à cognoistre que ce n'est pas en vain qu'il a contracté alliance avec Abraham, ceux qu'il a éleus gratuitement, il les exempte de ceste damnation universelle. »</i> Jules Isaac ne s'arrête pas à ces tous derniers mots qu’il cite, mots pourtant décisifs pour mettre en question l’antijudaïsme chrétien. On y reviendra.<br><br />
Cela dit, le Réformateur est tenu par le texte évangélique, ici celui de Matthieu, mais lu dans le cadre d’une “harmonie évangélique”, recevant le vocable “les juifs”, traduisant alors <i>ioudaioi</i>, comme dans Jean, lieu commun souvent jusqu’à nos jours. Une illustration, concernant la <i>Passion selon saint Jean</i> d’un autre protestant, J.-S. Bach. Quoi de plus chrétien, quoi de plus insoupçonnable a priori que cette œuvre et que le texte de l’Évangile qui l’a inspirée, qui a pu être intitulé Évangile de l’amour, tant ce thème y est souligné ? L’écrivain Emil Cioran note dans ses <i>Cahiers</i> (Gallimard, 1977, p. 269) une expérience qu’il a vécue lors de la semaine sainte 1965 en l'église protestante parisienne des Billettes.
Je cite Cioran : <i>« Hier soir à l'église des Billettes, la </i>Passion selon saint Jean<i>. On lit avant l’Évangile de Jean où, tout au moins à partir de l’arrestation de Jésus, on n'entend qu'une diatribe contre les Juifs. L'antisémitisme chrétien est le plus virulent de tous, car le plus profond et le plus ancien. On se demande comment on peut lire des textes pareils en public. »</i>
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Qui de plus pertinent que Cioran pour soulever le problème ?, lui dont le passé antisémite, passé qu’il hait et exècre à partir des années 1940, fait un témoin particulièrement pertinent de ce passé collectif européen plein d’un antisémitisme qui, c’est le propos de Jules Isaac, s’est nourri de l’anti-judaïsme séculaire du christianisme (catholique ou protestant). Pas plus que Cioran (d’origine roumaine orthodoxe), nul n’a à pavoiser ! Cioran fait cette remarque en 1965, vingt ans après 1945, et on n’a évidemment pas cessé depuis : on lit toujours Jean en public, dans des traductions bien douteuses. Ce qui scandalise Cioran est la simple lecture de la passion telle qu’on la trouve en Jean, dans nos traductions françaises les plus classiques (si la question des traductions, notamment du mot <i>ioudaioi</i> — juifs ou Judéens ? — est heureusement posée de nos jours, elle n’a pas été posée par Jules Isaac ni par les chrétiens de son temps, moins encore par ceux du XVIe s. parmi lesquels Calvin) ! Voilà quoiqu’il en soit qui ouvre, comme une entrée redoutable, sur la question de notre lecture du Nouveau Testament, de notre prédication et de notre enseignement de protestants, catholiques, chrétiens en général, concernant la parole néotestamentaire et sa traduction. Où nous ne sommes, souvent, pas beaucoup plus avancés que nos prédécesseurs.
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La question des mots que l’on emploie, fût-ce en citant les Évangiles, est au cœur de la question que nous a posée Jules Isaac, mettant en lumière en considérant concrètement le racisme antisémite, ce qui concerne toute l’humanité, à savoir cette racine principale du racisme, « l’enseignement du mépris ». (<i>« Le racisme, c’est quand ça ne compte pas »</i>, dira Romain Gary). Jusqu’au milieu du XXe siècle (mais cela, même atténué, n’a pas toujours disparu de nos jours, loin s’en faut), le mépris dont parle Jules Isaac affleure encore hélas très souvent dans l’enseignement chrétien — sans doute, heureusement, moins aujourd'hui qu'à l'époque. L’œuvre de Jules Isaac est passée par là mais elle a encore du chemin à faire, elle est à prolonger (selon l’invitation de Jules Isaac lui-même. Cf. dans sa réédition de 1959, les notes de fin de volume portant sur les nuances qu’il propose).
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Illustration anecdotique : ayant été, récemment, invité à intervenir dans une rencontre œcuménique sur la relation des chrétiens et des juifs, je m'attachais à expliquer, dans la ligne de Jules Isaac, que contrairement à ce que l’on entend encore trop souvent, Jésus (comme ses disciples juifs du Nouveau Testament) n’a jamais cessé de pratiquer tous les préceptes du judaïsme, y compris les rites alimentaires, et d'enseigner de faire de même. En clôture de la réunion, le modérateur, manifestement troublé par ce qu’il avait entendu, de citer dans sa traduction classique la remarque attribuée à Jésus après un débat sur les rites autour des repas en Marc 7, lui faisant dire (v. 19), dans des mots par ailleurs inexistants dans les plus anciens manuscrits, qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (sic !), témoin d’un glissement initial, oubliant la fidélité juive de Jésus — quand littéralement en grec, dans ce texte qui reste peu sûr, ce n’est pas Jésus, mais les latrines qui purifient les aliments !
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Ce faisant ce que j’avais tenté d’expliquer se trouvait balayé d’un revers de main final par une traduction fort douteuse d’un texte où, à y regarder de près, et si on le retient malgré son inexistence dans les plus anciens manuscrits, Jésus donne dans l’humour en expliquant que la controverse entre ses disciples et quelques pharisiens se clôt, après le repas, aux latrines, lesquelles “purifient tous les aliments”… Jésus, qu’il s'agit de ne pas confondre avec les latrines, expliquant alors, non pas qu’il faut transgresser les rites alimentaires, mais que c’est ce qui sort de l'homme qui le souille. On trouvera les réflexions de Jules Isaac sur ce texte Marc 7 aux pages 113-116 de Jésus et Israël.
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Il se trouve par ailleurs, que Maïmonide (que n'a pas cité Jules Isaac — son œuvre reste à prolonger) — Maïmonide donne indirectement un éclairage indispensable sur ce texte de Marc (qu'il n'a peut-être pas connu) : <i>« La pureté des habits et du corps, écrit Maïmonide, en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… Ils paraissent propres à l’extérieur mais leurs cœurs se soumettent à leurs désirs et à la jouissance corporelle, et ceci est contraire à l’esprit de la Torah. […] Ceux qui lavent leurs corps et nettoient leurs vêtements tandis qu’ils restent sales de leurs mauvaises actions et [de leurs mauvais] principes, sont décrits par Shlomo (Salomon) comme : ‘une génération pure à ses propres yeux et qui n’est pas lavée de son ordure une génération,… que ses yeux sont hautains, et ses paupières élevées !’ (Proverbes 20, 12-13). »</i> (<i>Guide des égarés</i>, XXXIII.) Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Jésus n'a pas dit autre chose. Où il apparaît, mais on le savait déjà, que les invectives des évangiles parlant de « pharisiens hypocrites » relèvent d’une polémique interne à une même famille, polémique dont la vigueur même est indicative de ce que, comme plus tard Maïmonide, Jésus se réclame de ladite famille ! Les quelques mots du v. 19 de Marc nous situent bien autour d'un repas agrémenté d’une vive discussion de famille, dont sont aussi Jésus et ses disciples, parmi lesquels « quelques-uns » (v. 2) ne se lavent pas les mains.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Ce malentendu anecdotique vient illustrer ce qui a valu au <i>Jésus et Israël</i> de Jules Isaac de risquer de n’être pas publié : la difficulté à le recevoir. Où j’en viens à l’appui protestant. Les choses ont pris un tour concret suite à la parution chez Fayard en 1945 du livre à succès de Henri Daniel-Rops, <i>Jésus en son temps</i>, ayant reçu <i>nihil obstat</i> du célèbre exégète jésuite Joseph Huby et <i>imprimatur</i> du vicaire général Mgr Leclerc le 17 avril 1944 — date marquant une troublante inconscience de ce qui se vient de se passer et se passe alors encore en Europe…
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Jules Isaac (cf. Carol Iancu, « Les réactions des milieux chrétiens face à Jules Isaac », dans <i>Revue d’Histoire de la Shoah</i> 2010/1 n° 192, p. 157-193 et P. Cabanel, <i>Juifs et protestants en France, les affinités électives</i>, Fayard, p. 284 sq.) entreprend de répondre à ce livre par une lettre restée sans réponse, suite à quoi il en fait une lettre ouverte, refusée par la revue <i>Esprit</i>. Suivent une série d'articles en faveur de Jules Isaac, publiés dans le premier <i>Cahier d’études juives</i> de la revue <i>Foi et vie</i> dirigée par le pasteur Fadiey Lovsky, et dans la <i>Revue du christianisme social</i>, dirigée par le pasteur Jacques Martin. Moment catalyseur d’un travail déjà commencé auparavant par Jules Isaac sur les liens entre la tradition chrétienne et l’antisémitisme. Le succès public du livre de Daniel-Rops a rendu urgente, aux yeux de l’historien, cette démarche qu’il a déjà entreprise : son travail de recherche aboutit à la rédaction de son œuvre maîtresse, <i>Jésus et Israël</i>, donc, livre commencé en 1943 alors qu’il est réfugié en milieu protestant au village du Chambon-sur-Lignon. Le livre sera achevé en 1946. Refusé par Hachette, son éditeur, il ne paraît qu’en 1948, grâce à l’aide que lui a apportée le pasteur Charles Westphal, alors vice-président de la Fédération Protestante de France, qui l’introduit chez Albin Michel.
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Toujours dans la <i>Revue du christianisme social</i>, le pasteur Jean-Jacques Bovet s’adresse à Jules Isaac, disant de son livre : <i>« l'essentiel s’y trouve de ce qui doit être répondu aux innombrables Daniel-Rops qui sommeillent (ou qui veillent !), – avec souvent une merveilleuse bonne conscience, – dans chacune de nos Églises… Ce n’est pas pour en dire plus que vous, que j’écris cet article : c’est pour qu’une voix chrétienne vienne s’unir à la vôtre, dans le même cri de douleur et d’authentique piété… Dans une confession ou l’autre, nous appartenons, chrétiens, à une Église dont il est malheureusement légitime de dire qu’elle a fourni jadis à l’antisémitisme des excitants hideux et efficaces. »</i>
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Ces aléas sont en lien, en cette année 1948, avec ce que Jules Isaac y fonde aussi l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, avec — parmi d'autres fondateurs, juifs et chrétiens — Edmond Fleg et les mêmes Jacques Martin et Fadiey Lovsky, lequel initie ce qui est aujourd’hui la commission protestante des relations avec le judaïsme.
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Cela rappelé sans négliger toutefois que côté protestant aussi, on trouve — le pasteur Bovet l’a rappelé — des traces prégnantes du mépris qui sommeille, ou qui veille, voilà quand même un nombre significatif, et non-exhaustif, de protestants qui ont contribué à la publication difficile de Jésus et Israël. Or, on peut avoir des raisons de penser que ce n’est pas un hasard théologique…
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Remontons quelques siècles… <i>« L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée »</i>, écrit Calvin (<i>Institution de la religion chrétienne</i>, II, X, 2), qui place l'Ancien Testament au même niveau que le Nouveau. En clair, au XVIe siècle, le Réformateur soutient que l’Alliance du Sinaï, l’Alliance juive donc, pour lui, est, au fond, la même que celle des chrétiens. Les rites diffèrent, l'Alliance est commune : elle n’est donc pas abrogée. Si Calvin lui-même n’en tire pas dès son époque toutes les conséquences, et longtemps ses successeurs non plus, voilà une conviction propre à être opposée à l’enseignement du mépris (ce que Jules Isaac, qui s’en tient au portrait courant d'un Calvin “intransigeant”, n’a pas perçu. Il en cite pourtant, p. 471, l’affirmation que nous avons lue (cf. supra), selon laquelle <i>l’ “alliance avec Abraham exempte ceux qu’il a élus de la damnation”</i> — due à la condamnation du Christ).
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C’est un observateur catholique récent qui note <i>« que lors de son voyage à Mayence en 1980, le pape Jean-Paul II a provoqué la surprise en citant pratiquement Calvin : “l’alliance avec Israël n'a jamais été révoquée par Dieu !” »</i> J’ai cité l’Abbé Alain-René Arbez. Alors responsable catholique des relations avec le judaïsme en Suisse, il écrit cela le 8 février 2009 (« Calvin, théologien de l’Alliance », <i>Un écho d’Israël</i>).
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Or l’idée inverse, à savoir que l’Alliance avec Israël ait pu être révoquée, est précisément le nœud de l'enseignement du mépris. Cette idée se traduit de diverses façons, depuis l’affirmation que l'Église aurait été substituée à Israël, jusqu’à celle, qui se veut plus nuancée (mais ça revient au même), qui voudrait que l'alliance chrétienne accomplisse celle du Sinaï, ou la dépasse. L'idée de fond, des plus redoutables, est que Dieu abrogerait ce qu’il a pu dire auparavant !
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C’est ce point qui est insupportable à Calvin, pour qui Dieu ne peut se renier lui-même (cf. 2 Ti 2, 13 : <i>« si nous sommes infidèles, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même »</i>). Quel est en effet ce Dieu qui abrogerait ce qu’il a promulgué ? Quelle serait sa fiabilité ? Qu’est-ce qui garantirait, dès lors, qu’il n’irait pas abroger ce que les chrétiens tiennent pour nouvelle alliance éternelle ? Une telle idée, qui est derrière la théologie du changement d’alliance, implique de ne tolérer que de façon au fond méprisante ce qui est réputé caduc ; et en outre de ne pas tolérer ce qui, ultérieur, est perçu comme hérésie ou schisme — voué donc à la persécution, car cela remet en question l’affirmation que la foi remplaçante est, elle seule, inabrogeable.
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Cette tolérance méprisante de ce qui est réputé caduc est le fruit de la conviction, longtemps partagée par les chrétiens de toutes confessions, que Calvin a commencé à mettre en question en affirmant que l’Alliance est inabrogeable. C’est cette idée de dépassement qui est au cœur de ce que Jules Isaac a appelé l'enseignement du mépris : idée reprise, hélas, par la modernité dans les philosophies du dépassement, et hélas aussi, par l’islam, ayant mis en place une théorie de l’abrogation des textes antérieurs et de la tolérance de ceux dont l’Alliance est ainsi censée avoir été dépassée, les juifs et les chrétiens — ces derniers organisant pour leur part en chrétienté la tolérance des juifs.
<br /><br />
Parfaitement ambiguë (puisqu’on tolère ce qui n’est au mieux qu'imparfait — au pire exécrable, dans toute son acuité en chrétienté plus qu’ailleurs avec le mythe chrétien commun du déicide), c’est cette façon de tolérance, pouvant certes inclure protection, mais protection toujours à la merci des protecteurs, qui a été remise en question dès les révolutions modernes, dites puritaines, d’inspiration en bonne part calvinienne, dans les pays anglo-saxons, puis par la Révolution française, quand, contre la tolérance, le pasteur Rabaut Saint-Étienne, présidant l’Assemblée constituante de 1789, réclamait en France, pour les protestants et les juifs, la liberté et pas seulement la tolérance. Là où l’on doit la liberté, la tolérance est une faute.
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Les faits montrent que partout où il n’y a que tolérance, avec théorie du dépassement (ou corrélativement théorie de l’indépassable de ce qui règne, ce qui viendrait après étant suspect comme ce qui est venu avant), il ne peut y avoir de liberté entière et de dignité pleine. Il ne peut y avoir, au mieux, que condescendance, ou, si les tolérés ne se soumettent pas à leur propre mépris, à leur propre dépassement, à leur propre abrogation, il ne peut y avoir que persécution, expulsions et exil (pensons déjà aux Pères de l'Église, ou à Luther), et au comble, pour l’Europe moderne, volonté d'extermination d’un judaïsme finalement racisé. Idée de dépassement ou taxation d’hérésie sont les prétextes constants des persécutions et des génocides, ce jusqu'à aujourd'hui !
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Persécutions, sang versé, mot biblique pour mise à mort, voilà qui nous ramène au terrible verset de Matthieu (27, 25) et à l’affreux malentendu débouchant sur la lecture historique antisémite de ces mots… Mais celui qui meurt, Jésus, entend-il autre chose qu’une prière en vue du salut, cachée dans ces mots dits devant lui dont la mort se veut solidarisation avec ceux qui meurent et souffrent ? — Calvin nous dit qu’en vertu de l’Alliance les enfants d’Abraham sont exemptés de la malédiction. Ce qui peut conduire un pas plus loin, et appeler les chrétiens, en fonction de leur foi à la vertu salvatrice du sang du crucifié, à faire leurs les mots du vendredi saint : <i>« Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! »</i> </div>
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<div style="text-align: right;">Roland Poupin, <br>
<i>Journée d’études Jules Isaac et Jésus et Israël</i>, <br>
Collège des Bernardins, 20.09.23</div><br />
<br>Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-11133915408227241772023-06-16T08:51:00.007+02:002023-06-17T09:04:14.749+02:00Superstitions modernes<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center; "><img alt="" border="0" width="580" height="420" data-original-height="720" data-original-width="1080" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjkiGT6vfvNK7DRo6ljgIRJFs0JtP6GKKTN0tr73LUFBefZOGwhakSSxTh09JUxwVcVXQcQmh0mM0aGDMpR1XSbQ5FtBAvVoku1fjyNkzBQvXr_xHv7VMFV8Os4qD6HQytZpzUi7dD7fc23Sfn5Qm4tblLenXQWDRFYc9t8OCNG6zYtODWnwLs4LPhj2w/s1080/lune.jpg"/></div>
<br /><br /><div style="text-align: justify;"><i>« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des </i>Origines du christianisme<i> [<a href="https://rolpoup0.blogspot.com/2019/06/au-bout-du-renoncement-philosophique.html" target="_blank">Renan</a>], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commentateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. »</i> (Emil Cioran, <i>Écartèlement</i>, Gallimard, 1979, p. 60-61)<br><br />
Henry Corbin par ailleurs, cite pour sa part le théologien Rudolf Bultmann, qui, dit-il (cf. H. Corbin, <i>En Islam iranien</i>, Tel Gallimard, 1991, t. I, p. 163 sq.), sort la résurrection du Christ de l’histoire — pour y laisser la crucifixion. Bultmann s’inscrit bien, selon Corbin, dans l’idée de l'histoire comme processus rationnel scientifique : une crucifixion étant… reproductible en laboratoire, pas une résurrection ! Du coup, la crucifixion peut être dite historique au sens dit scientifique, assumée rationnellement et fonder la foi, tandis qu’en ce même sens, la résurrection ne le peut pas… C’est là un second exemple, avec celui de Renan, faisant écho à ce que Cioran appelle être <i>“inféodé aux superstitions modernes”</i>.
<br /><br />
Voilà un propos de Cioran qui est quand même déroutant ! Tout héritier de ce qui afflige Cioran, et soucieux de n’être pas dupe, entend se soumettre au discours rationnel de son temps tout en proclamant se méfier lui aussi des superstitions modernes… auxquelles il adhère pleinement quoiqu'il en veuille et en dise : admettre et ne croire que ce que le discours rationnel d’un temps donné a décrété possible ! Autre vocable pour cette attitude : “concordisme” : il faut que la foi soit en parfait accord avec la science contemporaine et qu'elle refuse ce que ladite science décrète impossible — oubliant que la foi porte sur un objet doublement inaccessible : si la science, sujette elle-même au récit qu’elle donne, et à l'intuition, parle de ce qui est reproductible en laboratoire, l’objet des sciences humaines, à commencer par l’histoire, échappe à ce qui est reproductible, étant toujours événement unique. Quant à l’objet de la théologie, non seulement il est non reproductible, mais il est hors de portée du discours rationnel.
<br /><br />
Renan et Bultmann peuvent représenter les deux temps les plus connus de cette attitude théologique courante que Cioran considère comme inféodation aux superstitions modernes.
<br /><br />
Le premier, Renan, juge que tout ce qui est impossible selon la science de son temps ne peut être retenu en matière de foi. Ce premier temps garde ses tenants jusqu’à nos jours. C’est ce qui consiste, concernant le christianisme, que visait Renan, à le dépouiller d’à peu près tous les contenus de ses credos. Les <i>“illuminés du premier siècle”</i>, avec leur eschatologie moquée par Renan, croyaient à la résurrection. Mais, rationnellement et modernement parlant, la résurrection est impossible, donc on n’y croit pas. La naissance virginale est impossible, donc on n'y croit pas. Idem pour les miracles néo-testamentaires, qui deviennent des images, etc. Ne demeure des textes que l’idée d’un Jésus correspondant aux canons moraux du temps moderne concerné, à la fois doux et un soupçon rebelle, juif par naissance, mais en opposition à tout ce qui fait l’observance juive, selon une Loi jugée dogmatique, même si manifestement Jésus y référait. Bref, reste des textes un Jésus largement imaginaire et exempt de tout ce qui n'est pas acceptable selon les canons rationnels du temps présent : il faut “contextualiser”, c’est-à-dire évacuer tout ce qui, selon les superstitions modernes, nous est devenu inacceptable. Cela depuis l’ancienne façon de s’y prendre — mode Renan —, toujours active, jusque dans ses nouvelles formes — mode Bultmann.
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Ici, on est revenu de la radicalité dans l'expression du premier discours, on a corrigé la forme… mais gardé le fond. On a tenu compte, à l'instar de <i>“la haute antiquité”</i>, de la dimension de l’intuition, ainsi <i>“l'intuition de l’expiration du devenir”</i>. On parle bien de résurrection, mais dans un sens purement métaphorique, on admet des “miracles” de Jésus, mais relevant d’un thaumaturgisme traditionnel embelli par les textes. L’impossible naissance virginale devient un simple procédé littéraire (où rejoignant l'ancienne mode, on cherche de diverses façons un père biologique putatif à Jésus). La philosophie post-heideggerienne est passée par là — Heidegger dont Cioran disait à sa lecture qu’il lui semblait qu' <i>“on voulait me duper avec des mots”</i> (<i>Entretiens avec Sylvie Jaudeau</i>, José Corti, 1990, p. 10-11). Des mots habilement vidés de leur sens. Il n'est pas jusqu’à Kierkegaard — puisqu’on ramène la foi à une attitude existentielle —, lui qui s'opposait à la croyance rationaliste de son temps, qui ne soit embrigadé dans la troupe des évacuateurs de sens, qui commencent par l’évacuer lui de son sens, pour servir leur cause !
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Les deux courants se rejoignent et se recoupent dans l’adhésion parfaite, et volontiers niée dans les mots, aux “superstitions modernes” — ce qui permet de faire un Jésus parfaitement moderne, dont la caractéristique essentielle est de nos jours devenue une façon de prôner un “accueil inconditionnel de quiconque”, sous réserve que le quiconque en question soit lui aussi inféodé aux superstitions modernes…
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Concordisme, donc : le discours éthique moderne, comme le discours scientifique, de la paléontologie à l’astrophysique, prouveraient merveilleusement les croyances que tient à conserver ledit concordisme, au point que quiconque y fait référence (par exemple, pour l'astrophysique, comme connotation de notre petitesse — cf. Psaume 8) passe pour un concordiste à son tour, sommé de réviser sa foi à l’aune des toutes dernières théories : plus personne ne croit en la matière la même chose que Renan, mais on adhère de la même façon aux nouvelles superstitions modernes que lui adhérait aux anciennes !
<br /><br />
Bref, on ne croit que ce qui est possible et démontrable rationnellement et scientifiquement, et éthiquement au goût du jour, parlant en un temps donné, où les superstitions éclairées jugent que l'homme est bon — <i>“je fais peu de cas de quiconque se passe du péché originel”</i>, répondait Cioran (<i>Aveux et anathèmes</i>, Arcades Gallimard, 1987, p. 15).
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Or la foi, jusqu’à mieux informé, consiste précisément à croire ce qui n'est pas possible, en tout temps. Sinon, quel besoin de foi, il suffit de démontrer. Thomas, en Jean 20, n’a pas cru ce qu’il a vu (pas la peine il l'avait vu !), mais, <i>via</i> ce qu’il a vu, il a cru que le Christ est vraiment ressuscité, lui qu’il avait côtoyé auparavant, et qui affirme aux disciples, selon Luc 24, que c’est lui <i>“en chair et en os”</i> !
<br /><br />
Certes c’est impossible, selon le discours qui veut fonder la foi sur ce qui est reproductible en laboratoire, et c’est précisément pour cela que ça appelle la foi. Et c’est de ce fait qu’elle nous réduit à l’humilité : nous ne maîtrisons pas ce qui nous dépasse. Notre raison, qui reste tâtonnante, n’a accès qu’à ce qui est à sa portée… ce qui n’est pas le cas de celui dont même le nom nous échappe.
</div>
<br /><div style="text-align: right;">RP</div><br /><br />
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-3491856648186743552023-05-22T15:27:00.012+02:002023-09-08T14:17:13.634+02:00La mort, l’amour : l'intime et les lois sociétales<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img border="0" data-original-height="434" data-original-width="630" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEizVTIlvp77IOIzz8erLepafeDoLT1XG0MeltM6ZKCzxxnDQ-RestLcMar-sv8b_XLIVpDXoGe-bikHxTjJTO_JmyEEWn-4MUBtGZ-r9C1begMI6-LNUtVHcVUZLemMzhwWoWONec2bnuQ1cHwRXuM9uvW-tfVMRC7r5OcXHeiwi_gx8lIf-GntebfbDA/s630/willette_pierrot_amour.jpg" title="Salvador Dali - L'Amour de Pierrot (détail)" width="580" /></div>
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<div style="text-align: justify;">L’amour et la mort — <i>eros</i> et <i>thanatos</i>, deux lieux de l’intime s’il en est, dont une des formules de la Réforme dit précisément que l'institution n’y a pas accès ; en ces termes : <i>Ecclesia de intimis non judicat</i>, l'Église ne juge pas des cœurs, i.e. des choses intimes. L’Église, mais aussi l’État et donc le législateur. Or les lois sociétales, parmi lesquelles celles sur la fin de vie, portent, avec celles sur l’amour, précisément sur l'intime ! Il convient donc de considérer cette question là, sur la forme tout d'abord, puis sur le fond.<br /><br />
<b>Sur la forme</b> : Pourquoi le débat en vue d’une prochaine loi sur “la fin de vie” vient-il à la même période que pour toutes les autres “réformes” sociétales dites “permissives” — depuis la fin de la 2e moitié du XXe siècle ? (“Réformes” dont la mise en exergue face aux problèmes comme les crises sociales et l’urgence écologique les font ressembler à des soupapes populaires attirant l'attention et soulageant la tension.)
<br /><br />
Pourquoi ces dates — récentes : 2002 pour la Belgique, première en Europe, 1997 pour l'Oregon, première mondiale ? On nous parle de progrès médical qui prolonge les vies qui auraient auparavant cessé naturellement. Question : le progrès médical a-t-il été tel en vingt ans que cela n'aurait pas été vrai depuis déjà bien plus que deux décennies ? D’autant que <a href="https://s3-eu-west-1.amazonaws.com/buypacker-prod/document/3040788.pdf?response-content-disposition=inline%3B%20filename%2A%3DUTF-8%27%27230329%2520fin%2520de%2520vie.pdf&response-x-robots-tag=noindex&AWSAccessKeyId=AKIAIAGCEPGSROXYCM3A&Expires=1707091200&Signature=%2B1vicTK3PiFWg7c2iUqVLLp3BaY%3D&cache=1680593683" target="_blank">la question, elle, n’est pas nouvelle</a>…
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Il se trouve que les réformes sociétales les plus marquantes ont eu lieu après la fin de l’URSS. 10 novembre 1989 : chute du Mur de Berlin. La civilisation capitaliste libérale se retrouve seule, sans vis-à-vis (cf. Francis Fukuyama, <i>La fin de l’histoire et le dernier homme</i>). Disparition de son vis-à-vis soviétique, après le coup fatal, auparavant, contre la nébuleuse raciste le 8 mai 1945. Après l’ébranlement de ces deux obstacles, se mettent en place les dernières réformes sociétales qui caractérisent la civilisation du capitalisme libéral, la nôtre — les premières de ces réformes ayant commencé après la chute du premier obstacle, l’obstacle nazi. Des trois manifestations de la civilisation moderne ne subsiste plus que la forme capitaliste libérale.
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L’historien et écrivain israélien Yuval Noah Harari, dans son best-seller <i>Sapiens</i>, parle de civilisation “humaniste”, au sens où contrairement à la civilisation antécédente, le référentiel n’est pas les Églises ou cultes tel ou tel, mais l’homme. Cette civilisation humaniste, centrée sur l’homme, a développé, selon Y. N. Harari, ces trois formes de déploiement qu’il appelle : libéral, raciste, socialiste. Plutôt qu’humaniste, je préfère pour les trois, je vais dire pourquoi, l'expression civilisation libérale.
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Le capitalisme, lui, est né avant la mise en place de la civilisation libérale — pour donner un point de départ : 1492, qui, après une gestation dès le XIVe s., marque le début de l'expansion coloniale et de l'accumulation primitive du capital, selon la formule marxienne, par l'exploitation du travail des esclaves. On est alors encore en chrétienté (à savoir christianisme politique).
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C'est l'an 1648, un siècle et demi après, qui marque la fin de la chrétienté, auto-détruite par les guerres civiles, concrètement la guerre de 30 ans (qui a vu la mort de la moitié environ de la population du Saint Empire romain germanique). Les traités de Westphalie du 24 octobre 1648, qui en marquent la fin, laissent apparaître le fait que désormais le référentiel des cités et pays n’est plus leurs Églises respectives, mais que les États s'organisent comme ils veulent.
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L’année d’après a lieu la première mise en place d’une cité de post-chrétienté, suite à la décapitation du roi d’Angleterre Charles Ier par la révolution anglaise dite puritaine. Si, en commun avec la chrétienté, le référentiel de la cité est transcendant — la loi, en analogie avec la loi biblique (d’où mon hésitation sur le qualificatif “humaniste” pour “centré sur l’homme”) —, à la différence de la chrétienté aucune Église et aucun roi ne font plus clef de voûte. Tous sont sous la même loi, convenue sur la base de leurs lectures respectives de la loi commune, ce qui laisse la liberté à la pluralité des cultes (d’où le vocable “libéral”).
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La capitalisme entrera rapidement dans le cadre du libéralisme, d’où la façon commune de les confondre, du moins en Europe (pas aux USA). Or — né avant la civilisation libérale —, le capitalisme, qui a une grande capacité d'adaptation, s'est aussi très bien accommodé du racisme, colonial (qui l’a vu naître), fasciste et nazi, et des diverses adaptations historiques du socialisme ; c’est-à-dire de toutes les branches issues, aux origines, de la fin de la chrétienté.
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Ayant parlé de la Révolution puritaine, précisons que la caractéristique essentielle de ce qui a été appelé puritanisme (qui a promu en premier la cité libérale, mais n’est pas en soi capitaliste) est précisément la centralité de la loi, loi qui ultimement n’a pas d’auteur, les rédacteurs portant des principes qui débordent nettement leur propre compréhension de ces principes — cf. l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, posant théoriquement l’abolition de l’esclavage, que dans un permier temps les rédacteurs de la Déclaration n’abolissent pas ! Une loi fondée au-delà, ou en deçà, de ses propres rédacteurs : la Révolution française fait partie, en cela, des révolutions puritaines, faisant suite, et le revendiquant, aux deux révolutions puritaines précédentes, anglaise et américaine. C’est là le système libéral, qui les relie : souveraineté de la loi, avec référentiel en arrière-plan, le Décalogue, dont la symbolique des tables pour la Déclaration est reprise de celles du Sinaï. Sinaï, 1789, 1948 (Déclaration universelle) — en commun : libération de l’esclavage, 1ère parole du Décalogue.
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Face à la loi commune et sans auteur qui puisse en revendiquer la paternité, sont les individus libérés par la loi, en tant que pour cela, elle doit s'inscrire dans les cœurs… Ce que les révolutionnaires français appellent, de façon très biblique, ”régénération”.
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Cela avec un risque permanent : l'affaiblissement du pôle de la loi sans auteur. C'est ce qui se produit très rapidement avec l’investissement de ce libéralisme par le capitalisme, dont la méthode passe par l'affranchissement à l’égard de la morale voulue par la loi.
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L'affranchissement du capitalisme à l'égard de la morale est très sensible dans le nationalisme colonialiste, qui fait perdurer le système esclavagiste, et en importe les effets au sein des nations européennes dont il est issu. Il vaut de lire le passage du <i>Discours sur le colonialisme</i> d’Aimé Césaire qui décrit le processus qui va de l’esclavage colonial au nazisme.
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Lorsque le système raciste nazi sera abattu, le 8 mai 1945 (avec l'ambiguïté de la date — le 8 mais 1945 est aussi la date du massacre colonial français de Sétif), le capitalisme se déploiera par la séduction (cf. les travaux du sociologue et philosophe Michel Clouscard). Pour l'Europe, via le plan Marshall. Les premières réformes sociétales se mettent en place dès les années 1960-1970, le tout du sociétal demeurant freiné par le vis-à-vis subsistant, l’URSS…
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Pourquoi années 1960-1970 ? Parce que peu avant a lieu une des découvertes scientifiques les plus importantes, peut-être, de l’histoire de l'humanité : <i>La Pilule</i> — qui va occasionner diverses lois sociétales.
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À commencer, pour la France, par la loi Neuwirth — adoptée en France par l'Assemblée nationale le 19 décembre 1967 —, qui autorise l’usage des contraceptifs, et notamment la contraception orale, ladite “pilule”. Cette loi, nommée d'après Lucien Neuwirth, le député gaulliste qui la proposa, abroge celle du 31 juillet 1920 qui interdisait non seulement toute contraception, mais jusqu'à l'information sur les moyens contraceptifs. Promulguée le 28 décembre 1967, l’application de la loi Neuwirth sera cependant lente, les décrets ne paraissant qu’entre 1969 et 1972.
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D’autres pays ont précédé la France, en premier lieu les USA, où la <i>Food and Drugs Administration</i>, délivre une définitive “autorisation de mise sur le marché” le 23 juin 1960. L'Australie est le premier pays à commercialiser “la pilule” après les États-Unis, le 1er janvier 1961. L'Allemagne fédérale est le premier pays d’Europe à la commercialiser, le 1er juin 1961.
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En France, la loi Neuwirth sera suivie quelques années après par la promulgation de la loi Veil, le 17 janvier 1975, loi qui prévoit une dépénalisation de l'avortement sous conditions. En tout cela, une nouveauté, signifiée par le passage de l’interdiction de l’information sur la contraception à la pleine autorisation de “la pilule” : la sexualité est désormais séparable de la procréation — une séparation radicalement nouvelle, avec des conséquences inédites sur les mœurs.
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Première marque de ces conséquences, une forte et rapide désaffection du mariage — liée à ce que la potentialité procréatrice de la sexualité est désormais atténuée —, au profit du concubinage, bientôt légalement reconnu par la mise en place du PaCS, via la loi qui sera promulguée le 15 novembre 1999.
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Auparavant, l'adultère a été dépénalisé, le 11 juillet 1975, en regard de l’évolution des mœurs, liée à la séparation théorique, ici aussi, de la sexualité et de la procréation — je cite : à la mi-décembre 2015, dans la lignée de la loi de 1975, la Cour de cassation a estimé que <i>« l'évolution des mœurs comme celle des conceptions morales ne permettent plus de considérer que l’imputation d'une infidélité conjugale serait à elle seule de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération ».</i>
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Évolution des mœurs qui induit donc un nouveau regard sur l’institution matrimoniale et la sexualité, la sexualité étant désormais théoriquement séparée de la procréation ; nouveau regard sur la sexualité en général et donc sur l’homosexualité, selon cette même séparation théorique sexualité-procréation — avec à terme la récente “PMA pour toutes”.
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Auparavant, la loi instaurant le PaCS a été votée, en 1999, dans le but — je cite l’ « Étude d'impact du projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe », étude datée de 2012 — de <i>« prendre en compte une partie des revendications des couples de même sexe qui aspiraient à une reconnaissance globale de leur statut, alors que la jurisprudence de la Cour de cassation refusait de regarder leur union comme un concubinage »</i>. Puis le mariage des couples de personnes de même sexe est rendu possible en France par la loi du 17 mai 2013.
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Jusque là, selon la formule du doyen Carbonnier, ce qui faisait le mariage, c'était “non pas le couple, mais la présomption de paternité”. Loi objective, touchant le domaine public : un enfant, ça se voit. Désormais, c’est l’intime qui est concerné, l’amour — l’intime, auquel pourtant, non plus qu’au vécu de la mort, aucune institution — Église, État ou législateur n’a accès.
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Or, que s’est-il passé peu avant ? À nouveau : la chute du mur de Berlin, fin 1989. Six mois après, le 17 mai 1990, l’OMS, qui jusque là place l’homosexualité dans la liste des maladies mentales, la retire de ladite liste. Coïncidence ? Après 1989 apparaît ce que l’on peut appeler un second libéralisme, qui se distingue du premier en ce que le pôle loi-individu du premier se déplace en faveur de la subjectivité, de l’individu subjectif (pouvant par ex. auto-déterminer son genre indépendamment de son sexe biologique), jusqu'à l’intime, dont la loi devient l’instrument, là où elle était pôle référentiel intangible (Décalogue, 1789, 1948).
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Illustration, une citation du romancier Milan Kundera : <i>« Je ne connais pas un homme politique qui n’invoque dix fois par jour les “droits de l’homme” ou les droits de l’homme qu’on a bafoués. Mais comme en Occident, on ne vit pas sous la menace des camps de concentration, comme on peut dire ou écrire n’importe quoi, à mesure que la lutte pour les droits de l’homme gagnait en popularité elle perdait tout en contenu concret, pour devenir finalement l’attitude commune de tous à l’égard de tout, une sorte d’énergie transformant tous les désirs en droits. Le monde est devenu un droit de l’homme et tout s’est mué en droit : le désir d’amour en droit à l’amour, le désir de repos en droit au repos, le désir d’amitié en droit à l’amitié, le désir de rouler trop vite en droit à rouler trop vite, le désir de bonheur en droit au bonheur, le désir de publier un livre en droit de publier un livre, le désir de crier la nuit dans les rues en droit de crier la nuit dans les rues. Les chômeurs ont le droit d’occuper l’épicerie de luxe, les dames en fourrure on le droit d’acheter du caviar, Brigitte a le droit de garer sa voiture sur le trottoir et tous, chômeurs, dames en fourrure, Brigitte, appartiennent à la même armée de combattants des droits de l’homme. »</i> (Milan Kundera, <i>L’Immortalité</i>, Folio / Gallimard, 1993, p. 206-207)
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Désormais, donc, dans le nouveau libéralisme du néo-capitalisme (i.e., selon l’expression de Michel Clouscard : “le capitalisme de la séduction”), on légifère sur l’exception et l’intime : l’amour, la mort. Or, légiférer (dans un sens ou dans l'autre) sur l'intime (comme quant aux lois sur la fin de vie), est entrer dans des zones où de toute façon la sanction légale n'a pas accès (prenons le suicide : comment punir quelqu'un qui s'est suicidé ? En mettant son cadavre en prison ?). Institutionnaliser l’exception ne change donc pas grand-chose à ce qui se faisait auparavant. Quand bien même ces réformes se font, sans doute inéluctablement, pour la fin de vie suite à la Belgique et à la Suisse.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Avec les deux tournants, 1945 et 1989 — sans négliger l'événement objectif incontournable : “la pilule” —, s’est pleinement déployée, dans la subversion de l’ancien système de civilisation, la nouvelle civilisation libérale régie par un nouveau capitalisme, le “capitalisme de la séduction”, qui exalte la marginalité comme exception devenue masse (et légifère sur l'exception) ; fonctionnant comme “<a href="https://rolpoup0.blogspot.com/2023/05/subversion-subventionnee.html" target="_blank">subversion subventionnée</a>”, selon les termes de Michel Clouscard, et étant donc, je cite Clouscard, <i>« condamné à l'escalade subversive. De par la concurrence et l'usure des signes. Ce qui commence comme sélection, marginalité d'un petit groupe tombe très vite dans la <a href="https://rolpoup0.blogspot.com/2019/09/ecologie-responsabilite.html" target="_blank">consommation de masse</a>. […]<br />
La subversion se radicalise, accède à la plus grande transgression possible dans le mondain : la drogue et le sexe. […]<br />
Alors la contestation mondaine atteint le moment dialectique de sa plus grande contradiction interne : contradiction entre l'institutionnel et la subversion. Car ce qui se dit contestation n'est qu'initiation mondaine, niveau supérieur de l'intégration au système, à la société permissive. Tel est le mensonge du monde. Le grand combat contre l’institutionnel n’est que la substitution de l'institutionnel de demain à celui d’hier. »</i> (Michel Clouscard, <i>Le capitalisme de la séduction</i>, éd. Delga 2015, p. 120-121)
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Selon que, dixit le philosophe Jean-Claude Michéa, <i>« le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double : apologie de l'économie de marché, d'un côté [aile droite], de l’État de droit et de la "libération des mœurs" de l'autre [aile gauche]. »</i> (J.-C. Michéa, <i>La double pensée : Retour sur la question libérale</i>, Champs / Flammarion, 2008, 4e de couv.).
<br /><br />
Ces deux ailes sont complémentaires : <i>« Il est d'usage, aujourd'hui, de distinguer un […] libéralisme politique et culturel – qui se situerait “à gauche” – d'un […] libéralisme économique, qui se situerait “à droite”. En reconstituant la genèse complexe de cette tradition philosophique, Jean-Claude Michéa montre qu'en réalité nous avons essentiellement affaire à deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique. » </i>(J.-C. Michéa, <i>L'empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale</i>, Champs / Flammarion, 2007/2010, 4e de couv.)
<br /><br />
Une civilisation nouvelle est en place, désormais sans freins, valorisant la “marginalité” devenue masse en faisant d'exceptions la règle, avec le risque de la possibilité de légitimations, pas toujours très charitables, de la logique néo-capitaliste : maintenir les vieux en vie “coûte cher”, ce qui selon la logique financière, prime sur les sentiments pour les proches, d’où les potentiels énormes cas de conscience et crises de culpabilité, face à des propositions en risque de déshumanisation qui tombent pile pour rendre acceptable avec le démantèlement des acquis sociaux, la rentabilisation des hôpitaux ; pendant que la logique inhumaine fuit en avant vers plus d’inhumanité…
<br /><br /><div style="text-align: center;">***</div><br />
<b>Sur le fond</b> : dans les domaines les plus intimes (plus encore que dans les autres), la raison ne maîtrise pas l’inconscient. <a href="https://rolpoup1.blogspot.com/2011/10/nos-convictions-sont-elles-notres.html" target="_blank">Nous ne sommes donc vraiment maîtres ni de nos décisions, ni de nos “consentements”</a>. Qui sait si demain on aurait pris la même décision qu'aujourd'hui ?
<br /><br />
Analogie avec la question du consentement sexuel. La philosophe Manon Garcia écrit : <i>« Le consentement, comme le principe d'autonomie de la volonté sur lequel il se fonde, implique un sujet rationnel, volontaire et non vulnérable, un sujet conscient à chaque instant de sa volonté et de ce qui la fonde. Or la psychanalyse, par exemple (mais plus largement les sciences sociales dans leur ensemble), met en doute la validité d'une telle représentation de la personne en agent libre, rationnel et volontaire »</i> (Manon Garcia, <i>La conversation des sexes, Philosophie du consentement</i>, Climats / Flammarion, 2021, p. 106-107).
<br /><br />
“Mourir dans la dignité” : et si c’était un euphémisme ? Façon de noyer le poisson de la mort. De Gaulle avait une belle formule (qui dévoile l'euphémisme) — de mémoire : “Mourir les armes à la main, ça a une autre gueule que de mourir d'un ulcère au fond de son lit”. Quelle est en effet la dignité — ou l’indignité ! — de mourir malade, affaibli de toute façon, quelle que soit l' “aide à mourir” (autre euphémisme...) ? Ou, en termes chrétiens, si la dignité c'est ne pas souffrir (et certes, on le souhaite tous), la mort du Christ était-elle indigne ?
<br /><br />
Cioran : <i>“Les temps nouveaux ont à ce point perdu le sens des grandes fins que Jésus, aujourd'hui, mourrait sur un canapé. […]”</i> (<i>Le crépuscule des Pensées, Œuvres</i>, p. 430).
<br /><br />
Nietzsche : <i>« Voici ! Je vous montre le dernier homme.
“Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ?” — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.<br />
“Nous avons inventé le bonheur” — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.<br />
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.<br />
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !<br />
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poison enfin, pour mourir agréablement. »</i> (Friedrich Nietzsche, <i>Ainsi parlait Zarathoustra</i>, Prologue § 5).
<br /><br />
Bref, évitant l'euphémisme, euthanasie, suicide… appeler un chat un chat. Subversion subventionnée, la drogue et le sexe. La mort a toujours quelque chose d'indécent, même si on y est “aidé” ! Et la dignité d’un être humain est inaliénable, quelle que soit sa vie ou sa mort !
<br /><br />
Cioran à nouveau : <i>“Ne se suicident que les optimistes. Les autres n'ayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ?”</i> (<i>Syllogismes de l'amertume, Œuvres</i>, p. 783-784). Bref commentaire, assumant qu’il n’y a plus de chrétienté, et que la relation avec l’ultime, de quelque façon qu’on le perçoive, relève de l’intime (contrairement à, jusque là, la loi). Dans le propos de Cioran transparaît une notion : la déception. Fût-ce la déception de Dieu, ce qui suppose avoir espéré où il ne fallait pas. Le passage est fréquent d’un Dieu dont on devrait obtenir ce qu’on voudrait, à son opposé déçu : “rien à attendre”. Illustration : la chanson de Janis Joplin, “O Lord won’t you buy me a Mercedes Benz” : c’est la conception assez normale, vouée à être déçue (Dieu n’est pas un concessionnaire automobile), débouchant, à l'opposé du biblique “choisis la vie”, sur un “rien à attendre”. Sauf qu’il n’est pas cela et que ce qu’il y a “à attendre” est d’un autre ordre, qui précède toutes les “Mercedes Benz”. Or la foi, au cœur de l’intime, consiste précisément à discerner dans l'intime cet autre ordre…</div>
<br /><br /><div style="text-align: right;">RP, Bressuire, 22.05.23<br />
<a href="https://docs.google.com/document/d/1jQONdNRG9bzUh694eT-GoL3oUObJgNeex3-pI79dYlQ/edit?usp=sharing" target="_blank">Format imprimable</a>
</div><br /><br />
<br />
Cf. Commission Ethique et Société de la Fédération Protestante de France : <a href="https://s3-eu-west-1.amazonaws.com/buypacker-prod/document/3040788.pdf?response-content-disposition=inline%3B%20filename%2A%3DUTF-8%27%27230329%2520fin%2520de%2520vie.pdf&response-x-robots-tag=noindex&AWSAccessKeyId=AKIAIAGCEPGSROXYCM3A&Expires=1707091200&Signature=%2B1vicTK3PiFWg7c2iUqVLLp3BaY%3D&cache=1680593683" target="_blank">Pour davantage d’humanité en fin de vie, Interpellations protestantes</a>.<br />
Et, sur “Regards protestants” : <a href="https://regardsprotestants.com/actualites/societe/fin-de-vie-les-protestants-prennent-position/" target="_blank">Fin de vie : les protestants prennent position</a>.
<br /><br /><br />
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-16658742586323437892023-04-22T16:00:00.038+02:002023-04-30T12:46:46.708+02:00L'épreuve de l'humilité<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img border="0" data-original-height="507" data-original-width="778" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjuEJ11D3l0Hx6HX3JyzxZex-B-_aa2mikfrDTeZVPM5GfX6EC20U879uYNup-0lkNl-99-y9puBurb6xiss1v0bRONkHB8Mn9VUFuLg8G_6A1KxS3E7_7oSpRK5Pj1z_mQNc7NInhJCozw2RmIuNa1BxGa3KdIHyV265TP0K7adm9AU4GEv7q7JRTzOg/s778/derni%C3%A8re%20croisade%20humilit%C3%A9.png" title="Indiana Jones et la dernière croisade - L'épreuve de l'humilité" width="580" /></div>
<br />
<div style="text-align: justify;"><b>Psaume 110</b> (trad. NBS)
<blockquote><div style="text-align: justify;"><i>(1) De David. Psaume. Déclaration du SEIGNEUR (YHWH) à mon seigneur :</i></div><i>
Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied !<br />
(2) Le SEIGNEUR tendra de Sion le sceptre de ta puissance : <br />
domine au milieu de tes ennemis !<br />
(3) À toi le principat, au jour de ta puissance ; <br />
dans l'éclat de la sainteté, du sein de l'aurore, comme la rosée je t'ai donné le jour.<br />
(4) Le SEIGNEUR l'a juré, il ne le regrettera pas : <br />
Tu es prêtre pour toujours, à la manière de Malki-Tsédeq.<br />
(5) Le Seigneur est à ta droite, il écrase des rois le jour de sa colère.<br />
(6) Il rendra justice parmi les nations (dans un pays) rempli de cadavres ; <br />
il fracasse la tête sur tout le territoire.</i> [v. 6 : trad. S. Cahen]<br />
<i>(7) En chemin il boit au torrent : c'est pourquoi il relève la tête.</i></blockquote>
<br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Illustration — <i>Indiana Jones et la dernière croisade</i> : trois épreuves finales (cf. l’extrait du film ci-dessous), pour accéder à la coupe du Christ et y recevoir le breuvage d’immortalité — dans le mythe, cette coupe est le Graal. La première épreuve est celle de l’humilité. Le pèlerin qui s’approche de la coupe doit s'agenouiller, sous peine d’être décapité par le souffle de la colère…
<br /><br />
Tête ou chef, c’est le même mot. Psaume 110, 6 : <i>rosh</i> en hébreu, même mot. Subsiste devant le souffle du Seigneur celle, celui-là seul qui est humble et ne relève pas la tête par lui-même. Seule la source de vie la lui fera relever (v. 7).
<br /><br />
C’est pourquoi, écrit Paul, que chacun regarde les autres comme étant au-dessus de lui-même (Philippiens 2, 3). C’est la condition du vivre ensemble qui ne fasse pas du territoire un champ de cadavres… En effet, toujours Paul, si vous vous dévorez les uns les autres, vous allez vous détruire (Galates 5, 15), sauf à vous plier devant le souffle du Seigneur.
<br /><br />
Relecture selon le Nouveau Testament, le Seigneur du v. 6 du Psaume, à la droite du Seigneur, est le Messie, le Christ, comme d'une autre façon, Dieu est son ombre à sa droite (Ps 121, 5). D’où l’application de ce sacerdoce selon l’ordre de Melchisédek du v. 4 à Jésus.
<br /><br />
Le nom Melchisédek, n'apparaît que deux fois dans la Bible hébraïque, dans la Genèse (Gn 14, 18), lors de l’épisode de la rencontre entre Abraham et ce roi de Salem, i.e. Jérusalem ; et, la deuxième fois, dans ce Psaume 110 (v. 4), où cette référence est appliquée au Messie selon David, roi à Jérusalem. Un sacerdoce qui n’a rien à voir avec celui du Temple, idée reprise par l'épître aux Hébreux qui précise que quant à l'institution sacerdotale du Temple, Jésus, non lévite, n’y aurait aucun statut (Hé 7, 13-14 et 8, 4). Mais, Messie royal de Juda, toujours selon la même épître, il reçoit ce titre mystérieux du Ps 110.
<br /><br />
La figure de Melchisédek est citée 10 fois dans l’épître aux Hébreux. Tandis que le v. 1 du Psaume, <i>“Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied !”</i>, est abondamment cité dans le Nouveau Testament — par Matthieu, Marc, Luc, Actes, Paul, et bien sûr l’épître aux Hébreux — le verset étant appliqué à Jésus. Imagine-t-on Jésus, tel que présenté dans le Nouveau Testament, fracassant des têtes, jonchant le sol de cadavres ?! C’est donc que le Psaume a vocation, cela en accord, et avec le Nouveau Testament et avec la traduction juive, à être lu autrement…
<br /><br />
Où l’on revient à sa signification en matière d’humilité… Le double sens des mots est une constante dans beaucoup de langues anciennes, dont l’hébreu, et aussi le grec. Pour l’hébreu, cela apparaît nettement dans ce que l’on appelle le dual. Des mots comme Jérusalem (<i>Yerushalayim</i>), ou la vie (<i>haïm</i>), sont au dual (une forme de pluriel). Des mots à double sens, matériel, historique, et un autre niveau : Jérusalem terrestre et céleste, la vie biologique et spirituelle, etc.
<br /><br />
Cette signification autre que strictement matérielle permet de comprendre pourquoi ce Psaume est appliqué à Jésus, et pourquoi, par lui, il parle aussi pour nous. Au cœur de cela, Messie humble, le serviteur souffrant, qui se renie lui-même et qui nous appelle à faire de même (Jean 12, 25 Marc 8, 34 et parallèles etc.). Nier ce que nous pensons de nous-mêmes, jusqu’à considérer les autres comme supérieurs à nous-même, est la vie devant Dieu à laquelle nous sommes appelés pour ne nous glorifier que dans le Seigneur, qui seul relève notre tête.
<br /><br />
Double sens permanent, dans tous les domaines, qui nous permet de lire comme prière le <a href="https://rolpoup.blogspot.com/2021/10/cantique-des-cantiques.html" target="_blank">Cantique des Cantiques</a>, chant qui en son sens premier apparent parle de désir concret d’amour physique, et qui au fond parle de la réalisation du commandement du Deutéronome (6, 5) : <i>“Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force.”</i>, le bien-aimé et la bien-aimée devenant l’un pour l'autre la présence d’un Dieu éminemment désirable là où l’apparence incontournable donne un Dieu source du bien comme du mal qui nous adviennent tour à tour, y compris un mal insupportable. Se source alors dans l’humilité l’amour de ce qui advient (<i>amor fati</i>, selon les termes de Nietzsche), amour de ce qui advient reçu dans <a href="https://rolpoup.blogspot.com/2022/12/le-cantique-des-cantiques-un-reve-dans.html" target="_blank">la présence autre donnée dans la bien-aimée et le bien aimé</a>…
<br /><br /><br />
<b><i>Prière avec le texte du jour</i></b><br /><br />
<b>Cantique des Cantiques 6, 4 - 7,11</b><br />
<blockquote><i>6 (4) Tu es belle, mon amie, comme Thirtsa, harmonieuse comme Jérusalem, terrible comme des troupes sous leurs bannières.<br />
(5) Détourne de moi tes yeux, car ils me troublent.<br />
[…]<br />
(10) Qui est celle qui apparaît comme l’aurore, belle comme la lune, pure comme le soleil, mais terrible comme des troupes sous leurs bannières ? —<br />
(11) Je suis descendue au jardin des noyers, pour voir la verdure de la vallée, pour voir si la vigne pousse, si les grenadiers fleurissent.
<br /><br />
7 (1) Tourne-toi, tourne-toi, Shoulamite ! Tourne-toi, laisse-toi contempler ! Laisse-toi contempler, royale Shoulamite, rythmant en contredanse<br />
(2) la beauté de tes pas en chausses de princesse ! <br />
Aux courbes de tes cuisses, un joyau façonné au doigté d'un orfèvre<br />
(3) est au bas de ton ventre une coupe en croissant de lune où le vin parfumé ne saurait pas manquer ! <br />
— ton ventre, un mont de blé que parsèment des lys…<br />
(4) Et tes seins, tels deux faons, jumeaux d’une gazelle,<br />
(5) et le port de ton cou, une tour en ivoire !
Tes yeux, aussi profonds que les lacs de Heshbon, portes de Bath-Rabbim, luisent en ton visage, une tour du Liban qui guette vers Damas.<br />
(6) Couronne de ta tête — altière : un mont Carmel ! —, tes nattes empourprées ont capturé un roi, enchaîné à leurs flots !<br />
(7) Splendeur, ma toute belle, mon amour, mes délices !<br />
(8) Dressée comme un palmier ! tes seins en sont les fruits.<br />
(9) J'ai rêvé mes mains remontant le palmier pour en saisir les fruits, tes seins, "ces grappes de ma vigne" ; le parfum de tes effluves, leur arôme de pommes<br />
(10) m'enivrant de ta saveur comme du meilleur vin… <br />
… Il se répand pour mon bien-aimé, coulant suavement entre ses lèvres ensommeillées.<br />
(11) Je suis à mon bien-aimé et c'est moi qu'il désire.</i></blockquote>
<br /><br /><div style="text-align: right;">RP, méditation cp Châtellerault, texte du jour 22.04.23</div><br /><br />
<br /><div style="text-align: center;"><iframe allow="accelerometer; autoplay; clipboard-write; encrypted-media; gyroscope; picture-in-picture; web-share" allowfullscreen="" frameborder="0" height="280" src="https://www.youtube.com/embed/McD7DhfFbjw" title="Indiana Jones et la derniere Croisade - Les pièges du temple - 1. L’épreuve de l’humilité" width="580"></iframe></div>
<br /><br />
</div>Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-13493914040091855172023-04-01T08:49:00.000+02:002023-04-12T22:16:24.285+02:00Déconstruction de la déconstruction<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="519" data-original-width="783" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhRNFXiA4Un3OsbmDe5dOwgPEq59K_ukv68yr7B4d9LLEj-RcXmZ0Ze_rDTNEu68MBNm801eCLmJR-RyuFEchI1rbMtk0Zo1imt-2z5w2ai780n4fSlwzXbck0FcCF76OQZOvqgZ1mIlBzG32-ygF0b3BcIBNyS6_D0ga1HFPGq_W9I1AKAHAevyvHDfQ/s783/Screenshot%202023-03-03%2007.02.28.png" width="580" /></div>
<br /><br /><div style="text-align: justify;">Le célèbre philosophe andalou Averroès fait paraître en 1179 env. un traité intitulé en arabe <i>Tahafut al-Tahafut</i>. Le latin traduit <i>Destructio destructionis</i>. Les modernes proposent des traductions variées, la plus courante étant <i>Incohérence de l’incohérence</i>. Le terme déconstruction n’est en général pas proposé, les traductions datant toutes d’avant la généralisation des déconstructions en tous genres…<br /><br />
Derrida, à qui est attribuée la paternité de la “french theory” déconstructiviste, doit se retourner régulièrement dans sa tombe, à l’écho de la multiplication des “déconstructions”.
<br /><br />
Une des plus récentes concerne les cathares, que quelques historiens récents s’attachent à “déconstruire” à leur tour. Le magazine <i>Historia</i> vient de leur donner, sous le titre “Les cathares ont-ils vraiment existé ?”, une tribune grand public…
<br /><br />
Avant de nous pencher sur ce cas, quelques mots sur le traité d'Averroès — après tout il est contemporain des cathares, et sans qu’il le sache, il a joué, on va le voir, un grand rôle <i>via</i> l’Ordre des Prêcheurs, les dominicains, dans la controverse latine anti-cathare !
<br /><br />
Averroès, par son traité, se propose de réfuter un autre traité, dû à la plume d’un théologien musulman persan nommé Al-Ghazali, intitulé <i>Tahafut al-Falasifa</i>, que l’on peut traduire, en termes contemporains, par <i>Déconstruction de la philosophie</i>. Son traité est daté de l’époque où le monde latin s’apprête, à l’appel du pape grégorien Urbain II à Clermont, 1095, à se croiser pour déferler sur l’Orient musulman.
<br /><br />
Le monde musulman, ayant bénéficié très tôt de nombreuses traductions des philosophes grecs antiques, a produit un nombre considérable de philosophes, souvent persans comme Ghazali. Ils ont développé des concepts encore en usage en philosophie comme la distinction de l’essence et de l’existence développée par Al-Farabi et Avicenne. Ghazali, tenant de l’option théologique stricte de l’école dite ash’arite, décide de les réfuter. L’écart avec la lecture de l’islam qui est la sienne lui semble trop considérable. Ghazali va donc s'atteler à un travail philosophique rigoureux pour déconstruire le travail philosophique qui lui semble conduire à des conclusions à ses yeux incompatibles avec sa foi. Et, comme pour toute déconstruction, ce qui est déconstruit laisse place à une construction alternative. Pour Ghazali, il la trouve dans sa compréhension du message coranique. Aujourd’hui, on trouverait cela un peu… islamiste, n’était l’anachronisme.
<br /><br />
Averroès, quelques décennies après, a bien perçu le problème, et son aspect politique. Il estime que le discours théologique n’a rien à faire dans la gestion de la cité, repérant les glissements où cela peut conduire (cela a été remarquablement illustré par le film de Youssef Chahine sur Averroès, <i>Le destin</i>). Averroès considère que le message religieux du Coran, à vocation spirituelle et non politique, n’est en rien incompatible avec la philosophie, et notamment, selon lui, la philosophie de la nature, développée dans la ligne d'Aristote. Mais la philosophie plutôt que la foi religieuse est à même de nourrir la réflexion politique. Il entreprend donc, non sans humour, de déconstruire la déconstruction de Ghazali.
<br /><br />
Aujourd’hui, contrairement à ce qu’il en était pour Ghazali, l’alternative à la déconstruction n’est pas la lecture califale du Coran. Aujourd’hui c’est l’auteur de la déconstruction lui-même qui fournit l’alternative. Les déconstructeurs contemporains ont dès lors <i>ipso facto</i> le beau rôle : ils ont compris ce que, pensent-ils, leurs prédécesseurs, devenant précurseurs malhabiles et naïfs, n’ont pas saisi. En histoire, leurs précurseurs manquaient trop de leur compétence critique pour être sérieux. Vouloir être pris au sérieux entraîne donc souvent une fuite en avant critique, de critique en critique, jusqu’à l’hypercritique qui en vient à refuser toute fiabilité aux sources qu'utilisaient, certes avec la prudence requise, leur prédécesseurs. C’est bien, à terme, les sources qu’il s'agit de déconstruire dès lors qu’elles ne vont pas dans le sens de l’autorité intransgressible des déconstructeurs — comme Ghazali déconstruisait ce qui chez les philosophes n'allait pas dans le sens de sa compréhension du message coranique.
<br /><br />
Plus de révélation divine comme autorité de nos jours, mais le principe d’autorité du savant universitaire patenté. On dérive assez loin des travaux de Derrida : on débouche sur l’autorité subjective assise sur la plus grande radicalité déconstructiviste, et ce qu’elle a d'impressionnant. Il est troublant de remarquer que cela n’est pas sans ressemblance avec les théories de la post-vérité…
<br /><br />
Car il s’agit, pour savoir ce qui est proposé comme alternative à ce qui est déconstruit, de percevoir ce qui compte pour le déconstructeur. Il touche à tout, déconstruit tout, sauf ce qui compte pour lui, à commencer par son autorité, et à continuer par ses croyances.
<br /><br />
Pour illustrer cela : le déconstructivisme contemporain s’inscrit dans — et dépasse — une lignée remontant au XIXe s., et concernant notamment la critique biblique. Des théologiens, principalement allemands, se sont mis au XIXe s. à travailler les textes bibliques, repérant des couches rédactionnelles, discernant méthodologiquement ces couches sous les textes, les datant, etc. — et débouchant par exemple, vu le décalage temporel entre ces couches comme sources postulées et les personnages bibliques, sur la question de l'historicité de ces personnages, jusque-là admise. Jusqu’à ce qu’il devienne aujourd’hui assez courant d’y voir des figures symboliques. Ainsi, dans le numéro de ce mois de mars 2023 d’un <a href="https://region-ouest.epudf.org/actualites/spiritualite/abraham-moise-et-lhistoire/" target="_blank">magazine d'Église protestante, on peut lire</a> : <i>“au fond, qu’est-ce qui est important pour notre foi ? Se persuader de l’existence réelle d’un nomade de Mésopotamie ou écouter la fidélité absolue d’un Abraham quittant son pays sur la base de la seule promesse de Dieu ? Imaginer Moïse comme un très improbable frère du bien réel Ramsès II ou bien se laisser porter par la folle tentative d’un peuple déporté à Babylone qui s’invente un ancien libérateur pour nourrir une espérance qui le ramènerait en Israël ?”</i> Chrétien, l'historien qui signe ces lignes n’est pas troublé par la non-existence d’Abraham ou Moïse (qui pourrait être plus gênante pour les juifs), mais il tient à préciser que l'existence de Jésus est un fait <i>“<a href="https://region-ouest.epudf.org/actualites/spiritualite/abraham-moise-et-lhistoire/" target="_blank">prouvé historiquement</a>”</i>… Affirmation qui pourtant ne fait pas l’unanimité depuis que parmi lesdits historiens du XIXe s., de David Strauss à Bruno Bauer, s'initie la thèse dite mythiste (Jésus comme mythe), minoritaire mais toujours active, développée jusqu’à nos jours chez les savants (ainsi Nanine Charbonnel et son livre <i><a href="https://www.furet.com/livres/jesus-christ-sublime-figure-de-papier-nanine-charbonnel-9782370201096.html" target="_blank">Jésus-Christ, sublime figure de papier</a></i>), mais aussi chez les non-spécialistes — comme Michel Onfray dans son <i>Traité d'athéologie</i>, thèse qu’il emprunte à Raoul Vaneigem (<i>La résistance au christianisme</i>) qui avait la logique de pousser jusqu’à Paul la déconstruction, faisant de Paul une invention marcionite portant un Jésus mythique auquel d’autres chrétiens auraient fini par inventer une histoire.
<br /><br />
Dans cette perspective, la limite au déconstructivisme est liée à la foi de ceux qui s’arrêtent avant de déconstruire ce qui compte pour eux. Parfois, on peut supposer des motifs plus… diplomatiques de limiter la déconstruction : ainsi, le personnage de Mahomet lui aussi est remis en question par des historiens ; mais la déconstruction reste prudente face aux risques de… débordements allant dans le sens de la foi de Ghazali… Plus risqué que la mise en question des figures bibliques, ou des cathares…
<br /><br />
Dans tous les cas, on n’a accès au réel que <i>via</i> des sources (et parfois de l’archéologie face à des textes incontournables pour la bien lire) dont le doute sceptique ne permet pourtant pas de dire sans appel qu’il n’y a rien derrière. Qu’est ce qui fait le départ entre la déconstruction radicale et hypercritique et une attitude plus prudente ? C’est le regard sur les textes tels qu’ils nous sont parvenus. Décider <i>a priori</i> que vu leur âge, ils ne sont pas fiables, voire d’emblée suspects, sur la base d’une construction <i>a priori</i> en vis-à-vis de la déconstruction hypercritique, manque d’un travail préalable sur ses propres <i>a priori</i>. Ce questionnement des <i>a priori</i> correspond à la démarche d’Averroès : déconstruire la déconstruction. La vraie question est celle des motivations profondes des déconstructeurs de courants de pensée, de figures bibliques ou de phénomènes historiques. Quelle est leur visée ? Quels enjeux ?
<br /><br />
Dans son roman <i>L’immortalité</i>, Milan Kundera s’interroge et nous interroge sur les motifs profonds de quelques personnages célèbres — il cite, entre autres, Beethoven et Goethe, les montrant soucieux de leur propre <i>immortalité</i>, c’est-à-dire de l’image d’eux-mêmes qu’ils laisseront à la postérité.
<br /><br />
Il est toujours prestigieux d’être en pointe dans le dépassement de toute naïveté. Il est toujours tentant d’être, ou de paraître, moins naïf que les autres, d’être celui ou celle à qui on la fait pas. Quand en outre, contrairement à Ghazali qui remettait tout au Dieu de sa foi, on devient le centre de référence ultime de la reconstruction après la déconstruction, on risque fort de se retrouver pris au piège de sa propre <i>immortalité</i>. Il est tout de même gênant pour un pôle de référence plus fiable que les sources déconstruites de se corriger soi-même ! Difficile d’échapper à cette tentation commune (Kundera lui-même a pu être mis en question dans sa volonté de veiller lui-même au volume de la Pléiade qui lui a été consacré, chose rare, de son vivant). Tentation d’autant plus forte qu’on s’est attribué plus d’autorité : difficile d’avouer : “je me suis trompé”. Ne reste qu’à se taire ou à corriger insensiblement une erreur que l’on ne veut pas reconnaître… D'autant plus difficile donc, que l’on s’est donné plus d’autorité que les auteurs des sources.
<br /><br />
Nul n’étant à l’abri de la vanité, je ne m’excepterai pas : deux mots pour dire comment j’en suis arrivé à m’intéresser aux cathares. Tout a commencé pour moi par un mémoire de maîtrise sur Thomas d’Aquin. Ayant trouvé agaçant, comme protestant, de voir souvent présentés avec malveillance, parfois inconsciemment, les réformateurs, singulièrement Calvin ; considérant que la malveillance ne fait pas avancer les débats, il m’a semblé malvenu, et peu œcuménique, de faire la même chose vis-à-vis du catholicisme, ce qui m’a conduit à considérer de façon non caricaturale si possible, cette figure centrale du catholicisme historique : Thomas d’Aquin. Cela m’a permis de détecter que la théologie de Calvin était elle aussi en dette au travail de réhabilitation de la nature opéré par l’Aquinate médiéval…
<br /><br />
Et j’en suis venu à me demander pourquoi ce théologien du XIIIe s., héritier de la référence commune en son temps, Augustin, a ressenti le besoin d’aller, pour considérer la réalité de la nature, emprunter aux philosophes arabes, en tête desquels Averroès, un Aristote qui a lui valu d’être dans un premier temps condamné lui-même. Ne pouvait-il pas se contenter de son Augustin ? Il se trouve que Thomas était entré, au grand désespoir de sa famille, dans l'ordre mendiant des Prêcheurs, fondé une paire de décennies avant par Dominique pour lutter en Languedoc par la prédication contre ceux que Thomas appellera “manichéens”. Il se trouve aussi que Thomas constate que la théologie augustinienne sur laquelle s’appuie le catholicisme grégorien qui combat l’hérésie, est en défaut pour ce faire d’une philosophie de la nature aussi forte que celle de l’aristotélisme arabe. Il se trouve même que Thomas dit son souci à cet égard d’entrée de sa <i>Somme contre les Gentils</i>… D’où ma thèse de théologie : c’est bien pour lutter contre l’hérésie “manichéenne”, i.e. “cathare” (dixit le traité anti-cathare <i>Liber contra manicheos</i>) qu’il s’est astreint à cette tâche sans cela inutile, à bien y regarder.
<br /><br />
À l’époque de mon travail, années 1980, les sources issues des cathares eux-mêmes n’étaient pas suspectées, sources qui laissent bien apparaître que si les hérétiques en question sont nommés par leurs ennemis “manichéens”, i.e. “cathares”, c’est bien pour ce défaut quant à l’attribution de la nature à Dieu, que la philosophie de l'Église grégorienne savait mal dire… jusqu’aux travaux de Thomas… devenu très rapidement figure de référence catholique.
<br /><br />
Puis se sont développés des travaux déconstructivistes, depuis la fin du XXe s., dans lesquels je n’ai trouvé aucune réponse à la question que pose l’œuvre de Thomas d’Aquin : pourquoi aller risquer de se faire soupçonner lui-même d’hérésie… “naturaliste” pour combattre les “manichéens”, si les “manichéens” en question, à savoir les cathares, n'existaient pas ?</div>
<br /><br /><div style="text-align: right;"><a href="https://rolpoup0.blogspot.fr/p/blog-page.html" target="_blank">RP</a>, 3 mars 2023</div><br /><br />
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-87613948819008362452023-03-19T17:42:00.001+01:002023-03-23T07:21:45.753+01:00Lunatique
<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="417" data-original-width="626" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj5XrY1TDffg2dM9fDHgVjc-9EvP-7JYeUJylkTco-OHI9LDejOen1NfJHRUwvW1gwfknK929xs0G470EE0qlKRDo7VBtKV4pv0jctXiSWm3kcQRZ6hE9LkHQZh6GDFXRYwEW5zSGAyC9H4AfYlPMjtFMctsGxzG4hR436BhVotuUxpeyk5LenY1OwpKg/s600/lune.jpg" width="580" /></div>
<br />
<br /><div style="text-align: justify;"><b>Matthieu 17, 14-21</b>
<blockquote><i>Lorsqu’ils furent arrivés près de la foule, un homme vint se jeter à genoux devant Jésus, et dit :
<br />
Seigneur, aie pitié de mon fils, qui est lunatique, et qui souffre cruellement ; il tombe souvent dans le feu, et souvent dans l’eau.<br />
Je l’ai amené à tes disciples, et ils n’ont pas pu le guérir.<br />
Engeance incrédule et perverse, répondit Jésus, jusques à quand serai-je avec vous ? jusques à quand vous supporterai-je ? Amenez-le-moi ici.<br />
Jésus parla sévèrement au démon, qui sortit de lui, et l’enfant fut guéri à l’heure même.<br />
Alors les disciples s’approchèrent de Jésus, et lui dirent en particulier : Pourquoi n’avons-nous pu chasser ce démon ?<br />C’est à cause de votre incrédulité, leur dit Jésus. Je vous le dis en vérité, si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle se transporterait ; rien ne vous serait impossible.<br />
Mais cette sorte de démon ne sort que par la prière et par le jeûne.</i></blockquote>
<br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
<i>“Un épileptique, semble-t-il”</i>, commente une note de la TOB, précisant : <i>“On crut longtemps, presque jusqu'à l’époque moderne, en Occident aussi, que les accès d’épilepsie étaient liés aux phases de la lune”</i>.
<br /><br />
Or, le texte de l’évangile, lui, nous dit : <i>“Jésus parla sévèrement au démon”</i> (v. 18). Pour Jésus, selon Matthieu, il ne s’agit pas seulement d’un phénomène astral — “les phases de la lune” — ; s’il est bien question de la lune, il ne s’agit pas seulement du disque lunaire : le démon du v. 18 est clairement sous-entendu au v. 15 : <i>“mon fils, qui est lunatique”</i>, littéralement, selon le grec, “seleniazomai”, “sélénisé”, c’est-à-dire la même formule que lorsqu'il est question de “démonisés”. <i>Séléné</i>, en grec, n’est pas seulement le disque lunaire, mais avant tout la divinité que signifie le disque lunaire, un <i>daïmon</i>, donc, “démon” dans le Nouveau Testament, qui correspond au sens du mot à l’époque : les divinités inférieures du panthéon païen — équivalent des Baals dans l'Ancien Testament (dans lequel on ne trouve donc pas le mot “démon”). Le mot, chez les Grecs, n’est en général pas négatif. Il ne l’est pas non plus dans le judaïsme hellénistique, où il est l'équivalent d’”ange”.
<br /><br />
<a href="https://rolpoup0.blogspot.com/2023/03/ce-soir-la-lune-reve.html" target="_blank">Séléné, la lune, comme “démon”</a>, ce que l’on retrouve chez Baudelaire :
<br />
<blockquote><i>« La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit : “Cette enfant me plaît.”
<br />
Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis elle s’étendit sur toi avec la tendresse souple d’une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraordinairement pâles. C’est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis ; et elle t’a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l’envie de pleurer.
<br />
Cependant, dans l’expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique, comme un poison lumineux ; et toute cette lumière vivante pensait et disait : “Tu subiras éternellement l’influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte ; l’eau uniforme et multiforme ; le lieu où tu ne seras pas ; l’amant que tu ne connaîtras pas ; les fleurs monstrueuses ; les parfums qui font délirer ; les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d’une voix rauque et douce !
<br />
“Et tu seras aimée de mes amants, courtisée par mes courtisans. Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont j’ai serré aussi la gorge dans mes caresses nocturnes ; de ceux-là qui aiment la mer, la mer immense, tumultueuse et verte, l’eau informe et multiforme, le lieu où ils ne sont pas, la femme qu’ils ne connaissent pas, les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d’une religion inconnue, les parfums qui troublent la volonté, et les animaux sauvages et voluptueux qui sont les emblèmes de leur folie.”
<br />
Et c’est pour cela, maudite chère enfant gâtée, que je suis maintenant couché à tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques. »</i>
<br />
(Charles Baudelaire, “Les Bienfaits de la lune”, recueil <i>Le Spleen de Paris</i>)
</blockquote>
<br />
Superbe transfiguration en beauté poétique, écho à ce que, d'une autre façon, on lit dans la Bible, Ancien Testament, évoqué sous l’angle d’une promesse face à la menace de la souffrance lunaire que l'on retrouve dans le récit de l'évangile — être délivré de la fatidique figure, <i>“le reflet de la redoutable Divinité”</i> (Ps 121, v. 6) :
<br /><br />
Psaume 121
<blockquote><i>Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le secours ?<br />
Le secours me vient de l’Éternel, qui a fait les cieux et la terre.<br />
Il ne permettra point que ton pied chancelle ; Celui qui te garde ne sommeillera point.<br />Voici, il ne sommeille ni ne dort, Celui qui garde Israël.<br />
L’Éternel est celui qui te garde, l’Éternel est ton ombre à ta main droite.<br />
Pendant le jour le soleil ne te frappera point, ni la lune pendant la nuit.<br />
L’Éternel te gardera de tout mal, Il gardera ton âme ;<br />L’Éternel gardera ton départ et ton arrivée, dès maintenant et à jamais.</i></blockquote>
<br />
Voilà donc dans le texte de Matthieu une figure “démoniaque”, Séléné, qui fait souffrir l’enfant, et que, donc, Jésus <i>“fait sortir”</i> (v. 18 et 21).
<br /><br />
Rien à craindre des divinités menaçantes quelles qu'elles soient, qui rendent captif de ce qu’on a fait ou pas fait. On est appelé à être libéré de tout ce qui peut rendre captif et faire souffrir. Cela s’opère par la foi au Dieu de l’impossible (selon la formule rhétorique “déplacer les montagnes”, qui n’est pas un appel à faire d’absurdes choses spectaculaires, ce que Jésus a toujours refusé !) ; foi seulement, reçue dans la plus radicale humilité au contraire : <i>“la prière et le jeûne”</i> (v. 21) — marques de l’humilité qui, dans la foi, s’en remet avec le Psalmiste à l’Éternel seul, <i>“l’auteur des cieux et de la terre”</i> : <i>“Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le secours ?”</i>
<br /><br />
<i>”L’Éternel te gardera de tout mal, Il gardera ton âme ;
L’Éternel gardera ton départ et ton arrivée, dès maintenant et à jamais.”</i></div>
<br /><br /><div style="text-align: right;">RP, texte du jour FPF, CP Châtellerault, 11.03.23</div><br /><br />
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-55182897416778765462023-03-15T06:55:00.007+01:002023-03-15T07:27:52.347+01:0070 fois 7 fois
<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="480" data-original-width="580" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi_D7AVlRRkqm27FmabxXaQXbpJ2MwqCMZ3DJKa6bVWFGZTmpWzypJaZr5Mhmy_wnWQieanO5eVNtnmoQ-WfvvcsvXKotaIE6TLCan_VJYdFIMT-66TFG8TXvN61In8MrwdkB8BAhaGHbX0_Bfxz28FUv8qDRpAzM7hq4SbhT3gwyYfSbV5zCj_pdzpRw/s600/pluie.webp" width="600" /></div>
<br>
<br /><div style="text-align: justify;"><b>Matthieu 18, 21-35</b>
<blockquote><i>Alors Pierre s’approcha de Jésus, et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il péchera contre moi ? Sera-ce jusqu’à sept fois ?<br />
Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.<br />
C’est pourquoi, le royaume des cieux est semblable à un roi qui voulut faire rendre compte à ses serviteurs.<br />
Quand il se mit à compter, on lui en amena un qui devait dix mille talents.<br />
Comme il n’avait pas de quoi payer, son maître ordonna qu’il fût vendu, lui, sa femme, ses enfants, et tout ce qu’il avait, et que la dette fût acquittée.<br />
Le serviteur, se jetant à terre, se prosterna devant lui, et dit : Seigneur, aie patience envers moi, et je te paierai tout.<br />
Emu de compassion, le maître de ce serviteur le laissa aller, et lui remit la dette.<br />
Après qu’il fut sorti, ce serviteur rencontra un de ses compagnons qui lui devait cent deniers. Il le saisit et l’étranglait, en disant : Paie ce que tu me dois.<br />
Son compagnon, se jetant à terre, le suppliait, disant : Aie patience envers moi, et je te paierai.<br />
Mais l’autre ne voulut pas, et il alla le jeter en prison, jusqu’à ce qu’il eût payé ce qu’il devait.<br />
Ses compagnons, ayant vu ce qui était arrivé, furent profondément attristés, et ils allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé.<br />
Alors le maître fit appeler ce serviteur, et lui dit : Méchant serviteur, je t’avais remis en entier ta dette, parce que tu m’en avais supplié ;<br />
ne devais-tu pas aussi avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai eu pitié de toi ?<br />
Et son maître, irrité, le livra aux bourreaux, jusqu’à ce qu’il eût payé tout ce qu’il devait.<br />
C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne à son frère de tout son cœur.</i></blockquote>
<br />
<div style="text-align: center;">*</div><br />
70 fois 7 = 490. Je n’ignore pas qu’on fait de ces 70 fois 7 un symbole de l’infini… Mais est-ce si sûr ? 490, c’est le chiffre que donne le livre de Daniel (ch. 9) relisant Jérémie 25 et comptant <a href="https://rolpoup1.blogspot.com/2020/10/et-si-esaie-ne-parlait-pas-de-cyrus.html" target="_blank">70 fois 7</a> pour le sursis du royaume de Juda avant l’exil. 490 ans correspondent à la période où 70 années sabbatiques n'ont pas été observées — cela débouchant sur l’exil. Or, les années sabbatiques sont des années de remise des dettes, donc de pardon (le Notre Père dans Matthieu parle de dettes, celui dans Luc parle de péchés, dettes morales et spirituelles).
<br /><br />
C’est bien de cela qu’il est question dans le propos de Jésus qui entraîne la question de Pierre. “Si ton frère a péché, reprends-le seul à seul, puis… à deux ou trois, puis devant l'Église, avant de ne plus lui parler, sachant que là où deux ou trois sont ensemble en mon nom, je suis au milieu d’eux” (Mt 18, 15-20). Alors Pierre pose sa question : pardonner jusqu'à combien de fois ? En regard de Daniel 9 et de la parabole qui suit et que nous avons lue, il semble qu’il y ait peut-être des limites, contrairement à ce qu’on dit, lisant cette parabole qui semble des plus faciles à comprendre : pardonne de tout ton cœur pour être pardonné… Voilà qui, du coup, n’est peut-être, dans cette parabole, pas si simple et rassurant : qui d’entre nous pardonne vraiment de tout son cœur ? Ne glissons-nous pas, avec nos certitudes quant à un pardon infini et inconditionnel, à la “grâce à bon marché”, dénoncée par Bonhöffer, lisant Matthieu justement ? Y a-t-il encore une ouverture positive, ou sommes-nous arrivés au terme des 490 ans de Daniel, débouchant sur l'exil ?
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<i>« La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour [Luther et Calvin] sa double face. Pour nous, il n'y a plus d'élus. »</i> (Emil Cioran, <i>Syllogismes de l’amertume</i>, folio p. 64)
<br /><br />
En guise d’illustration du propos de Cioran : « à côté de témoignages mentionnant l’espérance d’un salut universel, on trouve parmi les cathares ceux qui affirment qu’ “aucune âme ne sera sauvée si elle n’accède pas à un corps de Parfait” : les cathares n’étaient pas unanimes pour savoir si toutes les âmes seraient sauvées ou si certaines n’échapperaient pas au chaos diabolique de ce monde. Notre présence ici, sept cents ans après la mort du dernier Parfait, semble donner raison à cette seconde position : toute possibilité de salut s’est retirée de ce monde alors que l’âme du dernier Parfait s’élevait des flammes de son bûcher : ne reste ici bas — fût-ce sous la forme de cette transmigration des âmes qui n’apparaît que dans le catharisme occidental de deuxième période, mais qui ne débouche aujourd’hui plus sur rien puisque sa fonction était de conduire l’âme à sauver aux mains d’un Parfait, et il n’y en a plus — ; ne reste donc ici-bas que ses cendres… et qu’un enfer récurrent et définitif auquel nous sommes tous condamnés d’une façon apparemment sans issue. Cioran s’en veut le témoin : y a-t-il d’ailleurs jamais eu autre chose que cela ? » (<a href="https://rolpoup1.blogspot.com/2019/06/cioran-dans-les-cendres-du-dernier.html" target="_blank">RP</a>)
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Pour poser la question dans un sens qui n’est ni celui et d’une inconditionnalité ni celui d’une conditionnalité (à condition que vous pardonniez, alors vous serez pardonnés) — peut-être, à y regarder de près, la parabole dit-elle : le pardon que vous octroyez est la mesure de celui que vous avez reçu. Après tout l’homme impitoyable de cette histoire, bien conscient de la dette de son prochain, s’avère ne pas avoir perçu la gravité de sa dette à lui — rendant difficilement évitable le constat de Cioran et le symbole de la disparition du dernier Parfait.
<br /><br />
La question de la parabole devient alors celle d’une alternative possible, via notre perception de notre dette : celle de notre reconnaissance pour le pardon que nous avons reçu, pardon qui, bien mesuré, si c’est possible, rend ridicule toute rancune contre qui nous a offensés. Mais, pour reprendre une question que l’on trouve chez Luc (18, 8) : le Fils de l'Homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? — la foi qui permet d’entendre la question de la parabole, qui est celle de la prière que Jésus nous a enseignée : pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi… </div>
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<div style="text-align: right;">RP, texte du jour FPF, CP Poitiers, 13.03.23</div><br /><br />Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-83157641135078559272023-01-24T18:00:00.224+01:002023-03-15T07:28:08.629+01:00Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire...<div style="text-align: center;"><br /> <br /><img height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiWH0XW6nOlPVbSmfsyr4XLd97DD_grpq6n7VxXg0X0EPGyC_5XLUInrfy6JSJVZhgks7H9T-I0AFE6lq9BNVUDhqaEQlSkU3YaXhytTP5hW9B0AxlpjIVa3Hm4GNOsMB83Pp-KKBDrLeyii7dyCdmKHnKKu6mextlowxEAMau-n6omI2ou1RG2zQnkHg/s600/coquelic.jpg" width="580" /></div>
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<div style="text-align: justify;">
<b>Matthieu 25, 31-46</b>
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<blockquote><i>31 Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire.<br />
32 Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs.<br />
33 Il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche.<br />
34 Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde.<br />
35 Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ;<br />
36 nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi.<br />
37 Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ?<br />
38 Quand nous est-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ?<br />
39 Quand nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir à toi ?<br />
40 Et le roi leur répondra : En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait !<br />
41 Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : Allez-vous-en loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges.<br />
42 Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire ;<br />
43 j’étais un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ; nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.<br />
44 Alors eux aussi répondront : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou en prison, sans venir t’assister ?<br />
45 Alors il leur répondra : En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait.<br />
46 Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle.</i></blockquote>
<br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Derrière cette parabole très connue, il y a la mémoire de d’exil et de la façon dont les choses se passent tandis que Dieu ramène à lui ses brebis exilées, humiliées, maltraitées.
<br /><br />
Les deux réalités : le départ pour l’exil (exil historique après les invasions des Empires de l'Antiquité, mais par dessus tout exil spirituel, loin de Dieu), puis le retour — c’est-à-dire le repentir —, donnent les deux faces d’un jugement, d’une séparation. C’est ce que souligne notre parabole qui retient cette dimension spirituelle : exil loin de Dieu — et qui l’étend aux nations. L’exil a dévoilé qu’il y a des enfants d’Israël dispersés et cachés dans toutes les nations — déjà avec l’exil des dix tribus, selon la Bible dissoutes, invisibles parmi les nations, suite à la chute de Samarie en 722 av. JC, exil auquel renvoie le texte d'Ésaïe 1 proposé à nos lectures d'aujourd'hui.
<br /><br />
Là où les anciens prophètes parlaient de l’Israël historique, Jésus parle à présent des nations, pour dire la venue du règne de Dieu sur l’univers, sur toutes les nations.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
L’appel, concernant toutes les nations, vaut aussi pour tous les temps. Où l’on retrouve le <i>« veillez »</i>, donné quelques versets avant (v. 13), concernant alors non seulement le temps (<i>« vous ne savez ni le jour ni l’heure »</i> - v. 13), mais concernant aussi le « comment ? » : sous quelle forme ? — : sous quelle figure le Fils de l’Homme se présente-t-il avant de se dévoiler ?
<br /><br />
Nous ne savions pas que c’était sous cette figure-là, diront les justes ! On pense à Martin, devenu ermite de Ligugé, puis plus tard Martin de Tours, qui encore soldat ne savait pas qu’il partageait son manteau avec le Christ lorsqu’il le partageait avec un misérable (cela lui est révélé après).
<br /><br />
<i>« Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde »</i>. Dans l’immédiat, ce Christ caché, le Fils de l’Homme, peut l’être dans les premiers disciples persécutés, les témoins du Christ, porteurs du Christ dispersés, cachés et persécutés parmi les nations. Mais l’ignorance d’avoir accueilli Jésus (qui s’adresse ici à des croyants) nous contraint à entendre cela de façon plus large. Il est vraiment caché. Frappante, cette ignorance !
<br /><br />
Le service du Christ caché peut être rendu par quiconque, comme l’induit le texte, même non-croyant — mieux : les justes ne sont pas conscients de l’être.
<br /><br />
Où la spécificité des lecteurs de ce texte que nous sommes, spécificité remarquable ! — : nous sommes avertis, nous savons où peut se cacher le Fils de l’Homme — a des allures de privilège, certes, mais a aussi quelque chose de redoutable, sachant que ce qui caractérise le juste est précisément de ne pas savoir l’être ! <i>« Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ?, etc. »</i> (v. 37-39).
<br /><br />
<div style="text-align: center;">*</div>
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Allons donc un peu plus loin. Parce que jusque là, tout cela reste à la fois théorique et, au fond, culpabilisant. Théorique parce que l’on ne perçoit pas forcément jusqu’où mène cet accueil de quiconque en qui se cache le Christ. Culpabilisant parce qu’on perçoit vite, pour ne pas dire immédiatement, qu’on n’en a évidemment pas fait assez !
<br /><br />
La progression dans le propos de Jésus le laisse bien apparaître : <i>« j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. »</i>
<br /><br />
On passe d’un besoin élémentaire : un sandwich (j'ai eu faim), à des zones autrement inquiétantes. Et on comprend que ce n’est pas seulement de quelques euros, ni de nourriture, vêtements, abri, ou visite qu’il est question. Voilà une exigence divine d’empathie qui risque d’engager finalement tout l’être ! L’empathie exige de nous une sorte d’au-delà du raisonnable, dans un engagement entier (comme l’exil, souligné par l’exil géographique, est une réalité bien plus profonde, un désert intérieur).
<br /><br />
Quand on sait que le signe énorme qui est dans le <i>« c’est à moi que vous l’avez fait »</i> est l’établissement en dignité absolue, l’établissement du prochain au statut de fils ou fille de Dieu (la tradition juive a une histoire parallèle concernant les femmes, à accueillir toutes comme la mère possible du Messie)… Quand on sait que c’est de cette dignité-là qu’il est question, s’est creusée une vaste question !… Qui ressemble fort à un jugement des nations !
<br /><br />
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<br />
Où il apparaît que les paroles qui suivent : <i>« c’est à moi que vous ne l’avez pas fait »</i>, portent aussi — avec ce qu’elles exigent — la marque de l'inaccomplissement de ces exigences ; et c’est terrible. C’est ici que doit d’abord nous conduire ce texte, sous peine d’être ou un passage vers une fausse bonne conscience de qui penserait avoir assez fait (*), celle d’un orgueil inconscient ; ou au contraire un vrai poids : « <i>Malheur à moi car je suis perdu</i> : j’ai vu les exigences de Dieu, et je n’y ai pas satisfait. » Vous avez reconnu l'allusion au prophète Ésaïe (ch. 6).
<br /><br />
Si on en est là, le texte a déjà accompli un de ses offices : nous conduire à la grâce. Ésaïe poursuit : alors l’ange prit une braise sur l’autel, <i>« il m’en toucha la bouche et dit : "dès lors que ceci a touché tes lèvres, ta faute est écartée, ton péché est effacé" »</i> ; une grâce qui n’est pas à bon marché, une grâce qui engage ; qui engage les nations, dont la nôtre, à faire ce que jusque là nous n'avons pas fait, ou mal fait, recourant pour cela encore à la grâce. Quand on en est là, on n’a bien sûr pas résolu la question humaine concrète sur laquelle débouche ce texte.
<br /><br />
Pas plus que vous, je n’ai de recette, mais force est de constater que l’heure est là, tout proche, redoutable, l’heure de hurler notre impuissance devant Dieu. Où l’on entend tout à nouveau ces Psaumes chargés d’imprécations, tournant contre nous (comme ici en Mt 25, v. 46, parlant de châtiment éternel !), qui troublent tant notre paix et que le Christ a pourtant priés — c’était ses prières !
<br /><br />
Car avec son exigence de dignité, d’élévation au statut d’enfant de Dieu de quiconque, en qui se cache le Christ, notre texte a posé l’espérance urgente d’un autre monde, avec pour fondement l’amour, concret, du prochain, victime de toutes les violences et oppressions — <i>« j’ai entendu la voix des opprimés »</i> dit Dieu au livre de l’Exode ; où l’exigence d’une Cité nouvelle, déjà, en signe, se dessine pour les disciples (cf. Ps 33).
<br /><br />
Que nous dit alors l’Évangile de cette semaine de l'Unité ? Il nous dit que si, certes, <i>« vous aurez toujours les pauvres avec vous »</i> (Mc 14, 7), tous les humiliés, toutes les victimes du racisme et de tous les mépris, et on en voit tous les jours tout le tragique, ce dont il s’agit, c’est au fond d’une dignité perdue par tous, perdue déjà, sans doute, aux portes de l’Éden, premier exil, portes fermées par l’Ange à l’épée flamboyante, dignité rétablie pleinement dans le Christ ressuscité (1 Corinthiens 15, 20-28)… Cachée en chacun des plus petits de ses frères et sœurs, en chacune et chacun de nous, de vous, de celles et ceux que nous côtoyons, quelle que soit son Église, son culte, ou absence de culte — est sa présence aimante, propre à engloutir nos peurs, en son temps, ce temps tout proche, déjà là : <i>« n’ayez crainte, je suis tout proche »</i>.<br />
<br /><br />
<div style="text-align: right;">RP, 24.01.23, Châtellerault,<br />
<a href="https://docs.google.com/document/d/1jlS2a21e5PA65elahcx1zhJdkXZdtqdIe9hllF2eDK4/edit?usp=sharing" target="_blank">Prédication (format imprimable)</a><br>
<a href="https://drive.google.com/file/d/18QHDs6T4m1uzkxPq7yeD4LWOHlxZaTFV/view?usp=sharing" target="_blank">Semaine de prière pour l’Unité des Chrétiens</a>
</div>
<br /><br />
<a href="https://drive.google.com/file/d/18QHDs6T4m1uzkxPq7yeD4LWOHlxZaTFV/view?usp=sharing" target="_blank">(*)</a> <b>Ésaïe 1, 12-18</b>
<blockquote><i>Quand vous venez vous présenter devant moi, Qui vous demande de souiller mes parvis ?<br />
Cessez d’apporter de vaines offrandes : J’ai en horreur l’encens, Les nouvelles lunes, les solennités et les assemblées ; Je ne puis voir le crime s’associer aux solennités.<br />
Mon âme hait vos nouvelles lunes et vos fêtes ; Elles me sont à charge ; Je suis las de les supporter.<br />
Quand vous étendez vos mains, je détourne de vous mes yeux ; Quand vous multipliez les prières, je n’écoute pas : Vos mains sont pleines de sang.<br />
Lavez-vous, purifiez-vous, Ôtez de devant mes yeux la méchanceté de vos actions ; Cessez de faire le mal.<br />
Apprenez à faire le bien, recherchez la justice, Protégez l’opprimé ; Faites droit à l’orphelin, Défendez la veuve.<br />
Venez et plaidons ! dit l’Éternel. Si vos péchés sont comme le cramoisi, ils deviendront blancs comme la neige ; S’ils sont rouges comme la pourpre, ils deviendront comme la laine.</i></blockquote></div>
<br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><a href="https://unitedeschretiens.fr/semaine-de-priere-pour-unite-chretiens/" target="_blank"><img border="0" data-original-height="934" data-original-width="1020" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhrDhl1cVHQ6eogmmdiqSXGOSzaY_V8A0-QJfgTSs1BWbAWZnIJjDF3tb29rl3U87lXPyM1sHRWd3b7GwJefGu8rT5lk_gDo3M0Yjyw22jwXYLc0WodZhtE8gugmwqpBSu-VvIilBX_JYQn5NnTm1beIHDZP4539U3fSl811j1xy9W9xmT-AVv2Fswojw/s958/Screenshot%202023-01-21%2015.22.46.png" title="'Apprenez à faire le bien, recherchez la justice' (Ésaïe 1, 17)" width="580" /></a></div>
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Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-89228046496162038082022-12-28T17:33:00.010+01:002023-01-15T17:57:58.094+01:00Les cathares et le Prologue de Jean, lecture de la Genèse<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img border="0" data-original-height="624" data-original-width="965" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhtMJJQbvyah_vQdBXYE3RobnuP_hsDKe4-fPRMM6AAyLZ56pgKzxN4W4oNhjH30P3wfS-0TCUnU83MPkmF--FISo28yMtQmzDgzEp5KCG9hXECUopKKp-Z14pvDpqHDhzlwkvkg22K7f3KKTQwY0dicqTx8OHhzXFd8PEdavWqM1bw0JthFBdu3L9snA/s965/Screenshot%202022-12-23%2016.48.18.png" title="Montségur" width="580" /></div>
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<div style="text-align: justify;">La lecture <i>« des premiers versets du Prologue de Jean [constitue] le faîte de l’office du </i>consolament<i> »</i>, rappelle Anne Brenon (<a href="https://editionsampelos.com/?s=Anne%20Brenon%20" target="_blank"><i>Les cathares</i>, Ampelos 2022, p. 127</a>), qui précise que cette lecture débute <i>« en latin… avant de se poursuivre en occitan : “In principio erat verbum, et verbum erat apud Deum, et Deus era la paraula…” »</i> (<i>ibid</i>.). <i>In principio</i>, premiers mots de la version latine de l'Évangile de Jean, et de la version latine de la Genèse (la Vulgate). Cette identité des termes vaut aussi en grec, laissant apparaître à quel point le Prologue de Jean est essentiellement une lecture spirituelle du récit de la Genèse. Aussi, lorsque l’ex-cathare Rainier Sacconi ne liste pas la Genèse avec d’autres livres de l’Ancien Testament lus par les cathares, comme le note Anne Brenon (p. 62 et p. 108), cette absence de mention ne doit pas faire induire, comme par défaut, un rejet du livre par les cathares, mais plutôt, comme pour toute la Bible, Nouveau Testament inclus, un rejet de la dimension historique, charnelle, perçue comme diabolique (<i>« ne mentez pas contre la vérité. Cette sagesse n’est point celle qui vient d’en haut ; mais elle est terrestre, charnelle, diabolique »</i> — Jacques 3, 14-15), au profit du sens spirituel (précisément anagogique) des Écritures (pour le Nouveau Testament, le rite central du <i>consolament</i> est une reprise spirituelle du baptême d'eau — cf. Anne Brenon, p. 83 sq.). Ainsi le <i>Rituel latin</i>, commentant l’institution de la Cène en Matthieu, présente le pain et la coupe comme signifiant, en leur sens spirituel, <i>« la Loi et les Prophètes</i> [pain] <i>et le Nouveau Testament</i> [coupe]<i> »</i> (Anne Brenon, p. 107-108). Or l'expression <i>la Loi et les Prophètes</i> désigne un corpus composé des cinq livres de la Torah (« Loi », dans le grec) et des livres des Prophètes (<i>Nebiim</i>). Difficile d’imaginer que dans ce corpus, la <i>Torah</i> ait été amputée de son premier livre, la Genèse. Elle est reçue en son sens spirituel, comme en témoigne la comparaison du récit des origines avec le Prologue de Jean.
<br /><br />
<b>Jean 1, 1-18</b><br />
<i>1 Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. <br />
2 Elle était au commencement avec Dieu. <br />
3 Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. <br />
4 En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. <br />
5 La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. […] <br />
9 Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. <br />
10 Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue. […] <br />
12 Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, <br />
13 lesquels sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. <br />
14 Et la parole est devenue chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. […] <br />
18 Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître.</i>
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Au début du récit de la Genèse : <i>« Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut »</i> (Gn 1, 3)… En écho et relecture (même premier mot en grec, Ἐν ἀρχῇ / <i>En arché</i> / Au commencement, pour la version grecque des LXX de la Genèse et pour le prologue de Jean) — <i>« Au commencement était la Parole – "Dieu dit" –, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes »</i>… Les hommes : versets 26-28 du récit de la Genèse, l’être humain, homme et femme, arrive comme au terme d'un projet divin…
<br /><br />
<i>« La vie était la lumière des hommes »</i> : aux origines, la lumière, et presque au terme du récit… les êtres humains — Genèse 1, 26-28 : <i>« Dieu dit : "Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance […]". Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. […] »</i>
<br /><br />
Aux origines, avant l’humain : <i>« Que la lumière soit ! Et la lumière fut… Jour 1 »</i> (v. 3). Un débat existe dans le judaïsme pour savoir si la Création, le premier jour de la Création, est au v. 2 de Genèse 1, ou au verset 3 : <i>« Que la lumière soit ! »</i>… le v. 2, le tohu-bohu, étant alors le substrat posé par Dieu, les premiers éléments de la nature en projet de Création — pour les cathares, le mauvais Principe y a aussi mis sa griffe, via le ministère de celui qui <i>« pèche dès le commencement »</i> (1 Jn 3, 8), gérant d’un « néant » (latin <i>nihil</i>) produit sans la parole divine (1).
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Et puis, au terme de l’Évangile de Jean, après que Jésus ait accompli ce que le Père lui a confié : <i>« maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors »</i> (Jn 12, 3 ; cf. Jn 16, 11), une nouvelle reprise de la Genèse : comme Adam recevait le souffle qui l’animait (Gn 2, 7), le Ressuscité souffle sur ses disciples et leur dit : <i>« recevez l’Esprit saint »</i> (Jn 20, 22). Après le v. 1 du Prologue reprenant la Genèse, <i>« au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu »</i>, nous est donné, à nouveau en écho à la Genèse, le troisième terme du futur vocable « Trinité »… l'Esprit étant le souffle (même mot qu’esprit) envoyé par Jésus, Esprit <i>« qui procède du Père »</i> (Jn 15, 26). Si les cathares ne font pas leur la mise en <i>objet conceptuel</i> de la Trinité (cf. Anne Brenon, p. 186 sq.), leur pratique de l’Évangile de Jean les inscrit dans une réelle <i>expérience</i> trinitaire (2).
<br /><br />
Soufflant sur ses disciples, Jésus ressuscité accomplit alors la promesse qui remonte aux origines, au Prologue de Jean, et au-delà au texte dont le Prologue est la lecture spirituelle, au début de la Genèse, où la parole est donnée comme lumière spirituelle qui précède toute lumière puisque le soleil est créé seulement au quatrième jour.
<br /><br />
<i>« Recevez l’Esprit saint »</i> (Jn 20, 22), dit à présent le Ressuscité à ses disciples chargés de diffuser à leur tour l’Esprit qui libère de l’exil du monde… Or c’est ce verset de Jean (20, 22) qui fonde le rite fondamental du christianisme cathare, le <i>consolament</i>.
<br /><br />
Pour les cathares, s’inspirant du récit des Actes des Apôtres présentant ces derniers comme imposant les mains pour le don de l’Esprit saint, c’est par imposition des mains que se dira symboliquement cette transmission de l'Esprit saint dans le rite du <i>consolament</i> — avec ce terme qui fait écho à la promesse de Jésus dans ce même Évangile de Jean, concernant le don de l'Esprit (Jn 14, 16-17) : <i>« moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il sera en vous. »</i>
<br />
<br />
<div style="text-align: right;"><a href="https://rolpoup0.blogspot.fr/p/blog-page.html" target="_blank">RP</a></div>
<br /><br />
(1) <span style="font-size: 11px;">Cf. Thomas Römer, Frédéric Boyer, <i>Une Bible peut en cacher une autre</i>, Bayard, 2023 : <br>
“Dieu ne crée pas tout dans Genèse 1. Le <i>tehom</i> […] est déjà là, préexiste à la création du monde […]. Les ténèbres sont là également. Avec le <i>tohu wabohu</i>, le désordre, le chaos qui précède la création.” (p. 29-30)<br>
“Le Créateur tâtonne en quelque sorte. Oui, Dieu est un peu bricoleur dans ces récits.” (p. 25)<br>
“La grande question posée dans ce second récit [Gn 2 et 3] est alors de savoir si et comment la divinité et l'humanité peuvent cohabiter […]. Ce qui est en jeu dans ce mythe, c’est la rivalité, voire la jalousie entre les deux parties.” (p. 20 et 22) — cf. aussi <a href="https://rolpoup0.blogspot.com/2023/01/kundera-grunewald-cathares.html" target="_blank">Kundera et Grünewald sur la Création</a>…</span>
<br>
(2) <span style="font-size: 11px;">Cf., <i>mutatis mutandis</i>, Roland Poupin, « Is there a trinitarian experience in sufism? », <i>The Trinity in a pluralistic Age, Theological essays on culture and religion</i>, Papers from the 5th Edinburgh Conference in Christian Dogmatics (1993), dir. Kevin J. Vanhoozer, Grand Rapids, Michigan U.S.A. / Cambridge, U.K., 1997.
<br /></span><br />
<br />
</div>Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-27055666101250955532022-12-19T18:30:00.072+01:002022-12-19T18:30:00.227+01:00“SEIGNEUR, notre Seigneur, ton Nom !…” <br><br>
<div class="separator" style="text-align: center; "><img alt="" border="0" width="580" height="420" data-original-height="353" data-original-width="500" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhStiOJ9Bk78lkKCrnd55DAwhppn_72jeW6oOAQzVOWeeTU-t4fk-UFmelqhuzPiIIpiMUvxLX7jnXgO2oybEIKl4yYs829PG55PqL_vFV7T148DJgULZt-B-YH2S6OTl8qthEQ1astyOMcfIiRItG-6F4-YWggXefnYI2tcQwfLeBTwCcpVj_5IjX-dA/s600/tumblr_oy38svExJX1wxj5v6o1_500.jpg"/></div>
<br><br>
<div style="text-align: justify;"><b>Psaume 8, 2-5</b>
<blockquote><i>SEIGNEUR, notre Seigneur,<br />
Que ton nom est magnifique par toute la terre !<br />
Mieux que les cieux, elle chante ta splendeur !<br />
Par la bouche des tout-petits et des nourrissons,<br />
tu as fondé une forteresse contre tes adversaires,<br />
pour réduire au silence l’ennemi revanchard.<br />
Quand je vois tes cieux, œuvre de tes doigts,<br />
la lune et les étoiles que tu as fixées,<br />
qu’est donc l’homme pour que tu penses à lui,<br />
l’être humain pour que tu t’en soucies ?</i></blockquote>
<b>Michée 5, 1</b>
<blockquote><i>Et toi, Bethléem Ephrata, <br />
trop petite pour compter parmi les clans de Juda,<br />
de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël.<br />
Ses origines remontent à l’antiquité, aux jours d’autrefois.</i></blockquote>
<br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Le Nom, quasiment trois fois, d’entrée, avec reprise à la fin de ce Psaume 8 ! Le Tétragramme, énoncé dans le judaïsme comme “mon Seigneur”, puis “notre Seigneur, et “ton Nom”, ce <a href="https://rolpoup.blogspot.com/2022/12/prealable-et-breve-synthese-des-etudes.html" target="_blank">Nom au-dessus de tout nom</a>… (<i>Adonaï, Adoneinou, […] Chemkha</i>) — <i>“SEIGNEUR, notre Seigneur, que ton Nom (est magnifique !…)”</i> — יְהוָה אֲדֹנֵינוּ -- מָה-אַדִּיר שִׁמְךָ
<br /><br />
<i>“Quand je vois tes cieux !”</i>, parole émerveillée donnée pour avoir été dite il y a près de trois mille ans — époque où l’on est loin de connaître ce que l’on appelle de nos jours l'univers observable, qui compte quelques 2 000 milliards de galaxies, selon les études les plus récentes (si mes renseignements sont à jour), dont les galaxies dites “de masse significative”, selon le vocabulaire consacré, contiennent chacune quelques centaines de milliards d’étoiles — les nombres avancés n’étant pas limitatifs… L’univers dans son ensemble, dont l'extension réelle n'est pas connue, est susceptible de compter un nombre immensément plus grand de galaxies qu'on ne le pense…
<br /><br />
Notre galaxie, la Voie lactée, est une de ces 2 000 milliards de galaxies de l'univers observable… Elle a une extension de l'ordre de 100 000 années-lumière. C’est-à-dire que l’on perçoit les étoiles lointaines de notre seule galaxie comme elles étaient il y a 100 000 ans. Et notre galaxie est donc une seule de ces quelques 2 000 milliards de galaxies de quelques centaines de milliards d'étoiles.
<br /><br />
Bref, parmi ces 2 000 milliards de galaxies, dans une de ces galaxies, notre galaxie, qui compte quelques centaines de milliards d’autres étoiles, une de ces étoiles, le soleil, est donc l’étoile de notre système solaire, autour duquel tourne la terre — sur laquelle nous sommes réunis en cet endroit minuscule, temple de Poitiers.
<br /><br />
Aux jours donnés pour être ceux du Psaume 8, on partage une vision de l’univers où la terre est un abri au-dessus duquel, soutenu par des colonnes, repose le firmament où apparaissent les étoiles fixes, entre lequel firmament et la terre passent sept planètes qui marquent les sept jours de notre semaine.
<br /><br />
Au jour de la reprise de la prophétie de Michée par Matthieu — <i>“Hérode fit appeler secrètement les Mages, se fit préciser par eux l’époque à laquelle l’astre apparaissait, et les envoya à Bethléem”</i> (Matthieu 2, 7-8 ) —, les Mages ont observé une étoile en un temps où la terre est reçue, depuis Aristote (IVe s. av. JC), comme une sphère autour de laquelle tournent les sept planètes, couronnées par le ciel des fixes, le mouvement diurne et la mer de cristal qui garde le ciel empyrée, paradis céleste, et le trône de Dieu.
<br /><br />
Ce monde-là, dans lequel la terre est déjà une sphère depuis dix-huit siècles, s’est effondré en 1609, sous le regard de Galilée au bénéfice de la lunette astronomique… Un effondrement qui vaut à Galilée une condamnation en bonne et due forme par Rome : c’est le système d'Aristote, qui fait l'unanimité dans le monde latin depuis le XIIIe s., qui vient d’être radicalement remis en question. Dans son livre <i>Galilée hérétique</i> (1983), l’historien des sciences Pietro Redondi soutient que c’est, du coup, le dogme de l’eucharistie, reposant sur la philosophie d’Aristote distinguant la substance et l’accident, qui est remis en cause <i>ipso facto</i> par les observations de Galilée.
<br /><br />
Quoiqu'il en soit, le choc, véritable <i>“effondrement des puissances des cieux”</i> (Luc 21, 26), aura des conséquences considérables.
<br /><br />
Radical bouleversement du monde, la philosophie va devoir repenser l’univers. Le premier à poser systématiquement cette refondation est Descartes, qui emprunte la formule par laquelle saint Augustin répondait à ses doutes : <i>“je pense donc je suis”</i> (<i>cogito ergo sum</i>). Mais <i>de facto</i>, au sens où la reprend Descartes, cette formule ancienne date pourtant du XVIIe s. Jamais auparavant elle n’avait servi à fonder le monde, comme c’est le cas depuis Descartes. Le sujet devient le fondement alternatif de l'univers dont la structure vient de s’effondrer sous le regard de Galilée. Dorénavant, le sujet rationnel est au fondement de la lecture du monde, bientôt en vis-à-vis de son expérience de la nature (i.e. l’”empirisme” proposé par l’anglais Francis Bacon — XVIe-XVIIe s.). La synthèse entre le rationalisme de Descartes et l’empirisme trouve, via Newton (<i>Principia</i>, 1687), son point d’orgue au XIXe s., suite aux travaux des philosophes Kant et Hegel (1). En théologie ce tournant philosophique trouve son équivalent entre le cartésien critique Spinoza et la critique du XIXe s. Spinoza donne le premier temps, avec son <i>Traité théologico-politique</i> (XVIIe s.), d’une proposition de <a href="https://rolpoup1.blogspot.com/2022/10/quatre-bibles.html" target="_blank">relecture de la Bible</a>, relecture post-galiléenne. Sur cette base, apparaît au XIXe s., dans l’héritage de Hegel, le développement d’une critique biblique voyant dans la Bible un processus évolutif débouchant sur le “monothéisme”, mot qui en ce sens précis remonte à ce même XIXe s., à savoir le <a href="https://rolpoup1.blogspot.com/2022/12/dualisme-monotheisme-des-termes-modernes.html" target="_blank">concept d'un Dieu unique universel</a> (2). Le XXe s. et le XXIe s. s'inscrivent dans cette tradition, donnant la naissance du “monothéisme” (en ce sens récent) entre le Ve s. av. JC (Römer) et le IIe s. av. JC (Barc).
<br /><br />
Tournant du XIXe s. donc, et même XXe, l'astronomie ayant été à nouveau bouleversée, avec les travaux d’Einstein, la philosophie relativiste, et la physique quantique. Un nouveau bouleversement du monde a eu lieu, dont on ne mesure sans doute pas encore toutes les conséquences — mais que l’imagination a commencé à saisir, dans la science-fiction, par ex. sous l’angle de l’idée rendue théoriquement possible par la relativité espace-temps, de voyages dans le temps…
<br /><br />
Nous voilà, quoiqu’il en soit, près de Noël, avec toujours cette reprise possible de l'émerveillement du Psaume 8, lié non pas à l'astronomie contemporaine, ni au sens moderne du moderne mot monothéisme, mais au Nom, donné comme au-dessus de tout nom, imprononçable, qui au-dessus des cieux et des astres y trouvant leur auteur, voit fonder sa puissance par la bouche des nourrissons, à l’image de l’enfant de Noël auquel rendent hommage les astres avec l’astre des Mages… Paul en dira qu’il a reçu <i>“le Nom qui est au-dessus de tout nom”</i> (Philippiens 2, 9). Écho en Matthieu 11, 25-27 :
<br />
<br><i>“Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants.<br />
Oui, Père, je te loue de ce que tu l’as voulu ainsi.<br />
Toutes choses m’ont été données par mon Père, et personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père ; personne non plus ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler.”</i><br>
<br /><br />
<div style="text-align: right;"><a href="https://docs.google.com/document/d/1hLc-P9Ea4yotWcs9Y_NIhDh5b0fEuinyu69aduaIYcg/edit?usp=sharing" target="_blank">RP, Méditation textes du jour FPF, CP Poitiers, 19.12.22</a></div>
<br /><br />
______________________________
<br />
(1) <span style="font-size: 12px;">Moment tournant le 14 octobre 1806, bataille d'Iéna, tournant commenté par Hegel.<br />
(2) Comme le <i>cogito</i> cartésien apparaissait avec Augustin (Ve s. ap. JC), le mot “monothéisme” apparaît au XVIIe s. sous la plume du philosophe anglais Henry More, mais il a pour lui un sens très différent, voire opposé au sens reçu depuis le XIXe s. Pour More, il s’agit d’affirmer que le christianisme, étant trinitaire, n’est donc pas monothéiste, mais est universaliste contrairement au judaïsme, “monothéiste”, c’est-à-dire pour lui tenant de ce qu’on appelle aujourd'hui “monolâtrie”. More entendait donner un vis-à-vis au terme “polythéisme”, qui remonte, lui, à haute époque, forgé par Philon d’Alexandrie (Ier s. ap. JC) pour dire la différence entre monde gréco-romain, adorant plusieurs dieux, et monde juif en adorant un seul, monolâtre, donc — ce Dieu des juifs, seul adoré, correspondant pour l’hellénisme à la divinité universelle des philosophes.</span></div>
<br /><br />
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-75252249270330051302022-12-15T16:13:00.001+01:002022-12-16T09:23:05.082+01:00De Mitsraïm à l'Égypte
<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="863" data-original-width="1354" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi3-cDCzztTwmn6kKc3OnlH7DigdmEF3n4fE-jlPg081pkKK1xKdNwMQFxVTAW-nRFS7ZLrUB4SLKevV9llfZo0PgfjUCVIxLySqKzxOTUgUE8rr5fad_rYSNaECtZuXQMCBIMFZce1xdY97ywumts-e_NAZsW6dHvgnAwis-IyLB5g1Sxs-4eyeXMWZw/s1354/alignement-pyramide-gizeh.webp" width="580" /></div>
<br /><br /><div style="text-align: justify;">La visée ouverte par la Tora va au-delà d'un simple déplacement géographique, elle libère de l'esclavage, de tous les esclavages, faisant sortir de Mitsraïm (l'exiguïté — racine "Tsuwr", lier, assiéger, confiner, limiter) celui, celle, qui reçoit la libération. La Tora de la sortie de la captivité fait de l'humain un célébrant du Nom au-delà de tout nom, le Nom qui le rachète comme il rachète toute la nature qu’il révèle ainsi comme sa Création… Égypte incluse. Car le mot Égypte n'est pas le mot Mitsraïm, exiguïté, mais est la transcription, à l'époque hellénistique, soit à partir du IIIe s. av. JC, du mot égyptien pour Memphis : "tabernacle / demeure de l'âme (le <i>ka</i>) de Ptah" (à savoir le Créateur). Ce n’est pas d'Égypte (le mot Égypte est donc positif), mais de Mitsraïm (exiguïté), que sort le peuple captif.<br /><br>
À l'époque que donne la Bible pour l’Exode, l’Égypte ne s'appelle pas non plus elle-même Mitsraïm, mais (entre autres) Kemet, ici aussi un nom positif, qui désigne la noirceur de sa terre fertile et/ou de la peau de ses habitants comme peuple solaire. Quel pays s’auto-désignerait comme pays de l’exiguïté, ou de l’esclavage ? C’est bien de Mitsraïm, de l’enfermement, de l’exiguïté, qu’est libéré le peuple réduit en esclavage et pas d’une zone géopolitique qui s’appelera plus tard Égypte. Sans compter qu’à l’époque donnée par la Bible pour l’Exode, la terre de Canaan, où demeureront les Hébreux, est elle-même dans la zone géopolitique des Pharaons. En ce sens aussi, le peuple ne sort pas d’Égypte, mais de Mitsraïm, de l’esclavage.
<br /><br />
Or, grecque, la Bible des LXX a traduit Mitsraïm par Égypte, mot conservé ensuite par toutes les traductions, oubliant le sens respectif de chacun de ces mots, tabernacle de l’âme du Créateur dans un cas, pays de l’esclavage, de l’enfermement, dans l’autre. Où l’Égypte, belle expression, devient terme négatif. Sachant qu’une grande partie des juifs de l'époque hellénistique sont des Égyptiens, participant de la vocation universaliste hellénistique, et y trouvant son fondement dans la Révélation de l’Exode, se glisse une ambivalence avec l’ambivalence que reçoit le terme Égypte. Ambivalence qui a pu être notée par les autres Égyptiens, non-juifs, jusqu’à ceux qui ont pu y trouver un prétexte pour le premier pogrom anti-juif connu des historiens, fait d’une population égyptienne d’avant le christianisme, dans la première moitié du Ier siècle de l'ère chrétienne.
<br /><br />
À la même époque, un Philon d'Alexandrie travaille à une philosophie universaliste, selon une exégèse biblique nourrie de la pensée des grands philosophes grecs, exégèse qui nourrira ensuite l’exégèse chrétienne, de l'Antiquité au Moyen Âge. Cela n'est peut-être pas non plus sans lien avec la perception positive de l'Égypte à l'occasion de la redécouverte depuis la Renaissance de textes comme ceux de la tradition hermétiste, perception positive s'appuyant sur Actes 7, 22 ("Moïse instruit dans toute la sagesse des Égyptiens").
<br /><br />
Importance d'être conscient de tout cela, quand on utilise invariablement le beau mot d’Égypte pour évoquer les situations d’enfermement dont libère le Nom dont personne n’est maître. Pourquoi ne pas faire l’effort de traduire le Mitsraïm biblique par “pays de l’esclavage”, ou, mieux peut-être, “lieux de l’esclavage” ? Sachant que le mot de Mitsraïm a vocation de signifier la libération universelle promise par le Dieu libérateur de toute sa Création… Où l’ambivalence d’un mot reçoit le côté positif de l’ambivalence : <i>« L’Éternel, le maître de l’univers, les bénira en disant : “Bénis soient l’Égypte [Mitsraïm], mon peuple, l’Assyrie, que j’ai créée de mes mains, et Israël, mon héritage !” »</i> (Ésaïe 19, 25)</div>
<br /><br /><div style="text-align: right;"><a href="https://docs.google.com/document/d/1VeAk7jz__HAuQkOyj0YKBjM_LgsVb46joCo6P8Tf35g/edit?usp=sharing" target="_blank">RP, 1.11.22</a></div>
<br><br>Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-55070185221714172372022-12-14T17:03:00.004+01:002024-02-11T15:55:18.810+01:00Quatre Bibles<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img border="0" data-original-height="672" data-original-width="889" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgDh5lKvh0c7Phl5auuswbX2tDBJZpMXsolHqrrH-yW-0oFzoHca4zm2C0G9NixK-HghFAyvV77uxwsplj_LOIjPXUBi5TxOzGl7j-BqxA1n9NbDg0lvHUhbGfrgvK8-WuELHDRnG4h1XIsxpjkZuz19Ik4skeCuMIzfNVBWkX9VPtub6r9ByNs3w6t-g/s889/biblio.jpg" title="Anne-Françoise Couloumy - vers la bibliothèque (détail)" width="580" /></div>
<br /><br />
<div style="text-align: justify;">La Bible hébraïque n’est pas la Bible grecque des LXX, ce sont deux Bibles qui ne sont pas non plus l’Ancien Testament des chrétiens (lui-même divers selon les traditions chrétiennes). Ces trois Bibles ne sont pas non plus cette quatrième Bible qui est le fruit des diverses reconstructions critiques modernes dont on peut situer le premier linéament avec le <i>Traité théologico-politique</i> (1670) de Baruch Spinoza, dont un tournant important se situe au XIXe siècles avec la théorie des sources de Julius Wellhausen (1844-1918), et dont les développements les plus récents sont ceux de Thomas Römer ou ceux de Bernard Barc (1).
<br /><br />
Ces quatre Bibles, Bible hébraïque, Bible grecque des LXX, Ancien Testament des Bibles chrétiennes, et reconstruction critique moderne ont un point commun : ce sont toutes des relectures d’une histoire disparue, des récits de cette histoire. L’allemand (langue des travaux critiques remontant au XIXe siècle) a deux mots pour “histoire” : <i>Historie</i> et <i>Geschichte</i>. En français, il n’y en a qu’un : “histoire”, qui évoque aussi bien l’histoire des historiens que le récit qui en est donné. En ce sens, on est proche, comme pour <i>Geschichte</i>, de ce que l’on trouve dans la demande de l’enfant à sa grand-mère : “raconte moi une histoire” (même mot que pour l’histoire des historiens, même sens que pour le récit qui interprète et relit l’histoire).
<br /><br />
L’histoire est toujours relecture. On n’accède à l’événement (dont rien d'“objectif” ne dit qu'il n'ait pas eu lieu : l'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence) ; on n'y accède que par le récit qui en est donné, la relecture qui en est faite : l’histoire n’est donc jamais objective, elle situe toujours l'événement auquel elle réfère selon une perspective. Elle situe même les autres relectures selon une perspective propre, éventuellement critique des autres relectures. Ici, une pensée binaire conduirait à postuler que telle ou telle des quatre relectures, des quatre Bibles, est plus vraie, plus objective que les autres. D’où des conflits d’interprétation, qu’un minimum d’humilité devrait permettre de réduire. Pour cela, il est utile d’en passer par un essai de description de ces quatre Bibles, quant à l’intention qui caractérise leurs principes respectifs de relecture des événements auxquels elles réfèrent, des sens qu’elles leur donnent.
<br /><br />
- La Bible hébraïque fonctionne de façon concentrique, la Torah au centre, puis deux cercles, les prophètes (<i>Neviim</i>), de Josué à Malachie, puis les Écrits (<i>Ketouvim</i>), des Psaumes aux Chroniques. Trois cercles dont le cœur est la Torah, une Bible qui se suffit comme telle (contrairement à l'Ancien Testament qui suppose un Nouveau). La Torah est le déterminant premier, jusqu’en ses relectures par les Prophètes comme tentatives d’explication des échecs ultérieurs, dont le plus traumatisant est celui du 9 Ab 586, destruction du temple de Jérusalem, exil à Babylone. Le déterminant fondamental (absent des Bibles non-hébraïques) est la révélation du Nom, au Sinaï (cf. Ex 3), Nom déterminant pour le canon, radicalement transcendant puisqu’imprononçable (2). Les échecs dans l’histoire biblique relatée pas les livres de Prophètes sont déclins et perte, pas processus de découverte progressive, puisque la révélation sinaïtique est celle d’un Nom qui précède toute histoire (à l’inverse du récit de l’histoire critique moderne).
<br /><br />
- La Bible grecque des LXX ne porte pas le Nom imprononçable (hébreu), mais la traduction approximative du mot par lequel la tradition hébraïque dit le Nom qu’on ne peut pas dire : <i>Adonaï</i>, “mon Seigneur”, qui devient en grec “le Seigneur” (<i>Kyrios</i>). Ici le cœur déterminant n’est donc plus le Nom mais la visée universaliste de la Torah, devenue Pentateuque, qui n’est non plus le cœur mais les cinq premiers livres d’un processus au débouché universaliste : l’universalisme porté par le message du Sinaï est donné comme précédant, accompagnant et guidant l’universalisme hellénistique qui est son débouché logique. La LXX contient plus de livres que la Bible hébraïque, dans un ordre soulignant la visée universaliste, se terminant par un livre de Daniel différent de celui des <i>Ketouvim</i> hébraïques, et qui voit la conversion finale de Cyrus au Dieu universel annoncé par la LXX. Le sens du Nom imprononçable de la Bible hébraïque rejoint celui de l’Être suprême ontologique de l’hellénisme : “celui qui est”, “'o Ôn”, l’Étant” (Ex 3), lecture bien différente de la lecture hébraïque et que l’on retrouvera jusqu’à la Révolution française, annonçant la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen “sous les auspices de l’Être suprême”.
<br /><br />
- L’Ancien Testament des chrétiens suppose un Nouveau. Ici le cœur de toute la Bible chrétienne, en regard de la Révélation apostolique du Nouveau Testament, concerne le Christ comme accomplissant dans sa résurrection la visée d’un livre qui devient ainsi Ancien Testament, dont les livres sont rangés dans un ordre annonçant la récapitulation de toutes choses en Christ. Le dernier livre de l'Ancien Testament est celui du prophète Malachie, dont les derniers mots annoncent la venue d’Élie, dont le Nouveau Testament commence en le présentant en Jean le Baptiste. L’Ancien Testament, dès lors, à la différence et de la Bible hébraïque et de la LXX, ne parle que du Christ. Sa lecture sera donc essentiellement christologique. L’Ancien Testament connaît plusieurs versions, en fonction des traditions ecclésiales : la LXX pour les orthodoxes, un peu moins de livres pour les catholiques (plusieurs livres de la LXX, mais pas tous, ont été (deutéro)canonisés aux XVIe s., lors du concile de Trente), l'Église éthiopienne conserve des livres considérés comme apocryphes par les autres Églises, etc. La Réforme protestante a opté pour retenir comme livre de l’Ancien Testament les livres de la Bible hébraïque, en regard de ce que Jésus renvoyait à la Bible hébraïque, ou de Paul affirmant que la Révélation a été confiée aux juifs, même si plusieurs livres du Nouveau Testament, évangiles inclus, utilisent la LXX. L’option de la Réforme a ouvert sur une perspective dialectique : le Nouveau Testament en relation dialectique avec l’Ancien Testament comme livre du judaïsme. Perspective qui débouche sur le choix de la TOB : ranger les livres de l’Ancien Testament en reprenant l’ordre de la Bible hébraïque.
<br /><br />
- La Bible de la critique moderne n’a pour cœur référentiel ni le Nom imprononçable qui précède toute histoire, ni la visée universaliste et ontologique qui s’y fonde selon la LXX, ni le fondement eschatologique miraculeux de la résurrection du Christ, mais une visée nouvelle, issue des développements philosophiques modernes (très différente, donc, des travaux proto-critiques antiques, comme ceux de Philon d'Alexandrie, ou d'Origène, notamment ses <i>Hexaples</i> comparant les versions de la Bible ; ou médiévaux comme par ex. ceux d'Isaac ibn Yashush ou d'Abraham ibn Ezra). C’est donc, en ce sens, une quatrième Bible avec une autre clé de relecture des événements, un autre récit, d’autres récits : au XVIIe siècle la vision classique du monde fondée sur la cosmologie ancienne s’est effondrée, sous le regard de la lunette de Galilée. Les sphères célestes qui faisaient clé de voûte de l'ancienne vision du monde ne pouvaient plus remplir cet office. La philosophie se recentre sur le sujet lisant le monde à partir de sa seule raison (“je pense donc je suis” - Descartes), en regard de la découverte empirique de la nature (Francis Bacon). Cette clef de lecture du monde va être appliquée aux livres bibliques. Ainsi, première trace claire de cette nouvelle Bible : Spinoza, disciple critique de Descartes. La transcendance radicale du Nom qui précède toute histoire, ou qui fonde la rencontre de l’universalisme hellénistique, ou encore qui se révèle dans le Christ venant de Dieu vers le monde, n’entre pas dans le cadre du rationalisme-empirisme pour lequel il n’y a pas d’événements fondés en transcendance (cf. la formule de Spinoza : “Deus sive natura / Dieu ou la nature”). L’universalisme va donc devenir le fruit d’un processus historique, une conquête humaine de l’universel. Le tétragramme de la Bible hébraïque devient un temps de ce processus, et est donc nommé (Yahvé), comme une des divinités locales antiques dont les aléas de l’histoire du Proche-Orient vont faire le Dieu de toutes les nations, au Ve s. av. JC env. (Römer), au IIe s. av. JC env. (Barc).
<br /><br />
Quatre Bibles, donc, dont les fondements référentiels respectifs sont différents : le Nom, l’universalisme antique rejoint dans l'hellénisme, Jésus comme Christ ressuscité, le sujet rationnel et empirique de l’ère moderne. La plus simple sagesse est de le savoir, de savoir face à quel référent on se situe, quelle clé de lecture on utilise, quel récit on reçoit, bref laquelle des quatre Bibles on adopte pour référence, de sorte que l'on puisse éviter les vains conflits d’interprétation qui naissant de la non-perception de ces clés de récits.<br />
<br /><br /><div style="text-align: right;"><a href="https://docs.google.com/document/d/1HLH1_oV1_IRK35ghNKuKF6rDWKJlX_lGPlaklI5o4jg/edit?usp=sharing" target="_blank">RP, 31.10.22</a></div><br /><br />
(1) <span style="font-size: 11px;"><a href="https://www.furet.com/livres/simeon-le-juste-l-auteur-oublie-de-la-bible-hebraique-bernard-barc-9782503553061.html" target="_blank">Bernard Barc, <i>Siméon le Juste : l'auteur oublié de la Bible hébraïque</i>, Brepols, 2015</a>. Résumé : Les Évangélistes se souvenaient d'un vieillard nommé Siméon, qui était juste et qui devait attendre, aussi longtemps qu'il le faudrait, la venue du Sauveur annoncé par les Ecritures. Lorsqu'il vit Jésus, il sut que cette attente interminable prenait fin, attesta que Jésus était bien ce Sauveur et demanda au Seigneur de le rappeler enfin à lui. Les Juifs se souvenaient également d'un personnage nommé Siméon le Juste.<br />
Pendant la première partie de sa vie il avait fait partie de la Grande Assemblée où siégeaient les derniers prophètes et avait parlé d'une seule voix avec eux, puis il s'était laissé séduire par les beautés de l'hellénisme, ce qui lui avait valu de mourir à la moitié de ses jours. Par des biais différents, Juifs et Chrétiens s'accordaient à faire de ce Siméon de légende le symbole d'un passé révolu.<br />
Derrière la légende se cache l'histoire d'un grand prêtre de la période hellénistique, Siméon fils d'Onias. Sa famille, originaire d'Egypte, avait obtenu des rois grecs d'Alexandrie la charge héréditaire de grand prêtre du Temple de Jérusalem, une charge que Siméon occupa de 220 à 195 avant notre ère. Pour Jésus ben Sira, son contemporain, il avait été, avant tout, celui qui “avait fondé la double hauteur”, ce qui signifiait qu'il avait doublé le sens superficiel de la Bible hébraïque d'un sens allégorique caché sous les lettres même de l'Écriture.
Aussi improbable que puisse nous paraître une telle thèse, elle méritait d'être vérifiée. Et effectivement, ce monument "à double hauteur" enfoui sous les alluvions de plus de vingt siècles d'histoire de l'interprétation du texte biblique est demeuré intact (voir aussi, du même, <a href="https://www.furet.com/livres/les-arpenteurs-du-temps-bernard-barc-9782970023555.html" target="_blank"><i>Les arpenteurs du temps</i></a>).
<br /><br />
(2) Peut-être une différence avec les Samaritains. Ainsi au témoignage de Théodoret de Cyr (393 env. - 458 env.), dans Question 15 sur Exode 7 : “Les Samaritains l'appellent IABE [i.e. "Yahvé" ? de la critique moderne ?] alors que les Juifs l'appellent AIA [i.e. nom partiel, comme dans "Alleluia"].”
</span></div>
<br /><br />
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-60519726463670957702022-12-11T17:34:00.036+01:002024-02-03T17:24:15.369+01:00Dualisme, monothéisme, des termes modernes
<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img border="0" data-original-height="403" data-original-width="635" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjkj8huB_WfAS4IlbjHs0OC3kUv7tQL6IH-vwtmjTqf-XOt1IV3FnyC06WOLiWMCn1GTsqiI50MYxOvwLj_NVnFYIjs6dNnOQzV3FvMBs14IyG6Xan7a1mygBJKvjLv2JKb8ZE1sbXnKFDVffo-kifSEYSijxIZFONUQXjbNN-7psP15ASQoAcfoAObRg/s600/montseg%20val%C3%A9rie%20guillon.jpg" title="Montségur - photo Valérie Guillon (sur le FB de Michel Jas 'cathares et protestants')" width="580" /></div>
<br /><br />
<div style="text-align: justify;">Dédicace spéciale à <i>Anne Brenon, dont le dernier livre, </i>Les cathares, <i>permet de mieux comprendre le christianisme cathare. Parmi les apports précieux de <a href="https://editionsampelos.com/?s=Anne%20Brenon%20" target="_blank">son livre</a>, un travail sur les termes “cathares”, “hérésie”, “dissidence”, “bons hommes” et “bonnes dames”, autant de termes, parmi d’autres, qui, mal définis, nourrissent une polémique au fond assez stérile depuis deux décennies pour la dernière forme de cette polémique.</i>
<br><br>
<div style="text-align: center;">*</div>
<br /> Être toujours attentifs aux mots…
Être attentifs aussi aux concepts comme "dualisme", "monothéisme", etc. En quel sens les cathares étaient-ils dualistes ? Pourquoi ont-ils été accusés de croire en deux dieux ? — donc, de n’être pas vraiment “monothéistes”… Commençons par quelques définitions des termes en les inscrivant dans leur histoire…
<br /><br /><br />
<i><b>Dualisme</b></i><br /><br />
<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Dualisme_%28philosophie%29" target="_blank">Le terme “dualisme” a été introduit</a> en français par Pierre Bayle en 1697, dans son <i>Dictionnaire historique et critique</i>, à propos de la religion manichéenne, qui oppose sans conciliation le Bien et le Mal. Il a ensuite été appliqué en 1734 à la philosophie par le philosophe allemand Christian Wolff dans sa <i>Psychologia rationalis</i>, pour qualifier le système de Descartes, qui sépare la <i>res extensa</i> (l'étendue ou matière mesurable, dont le corps) et la <i>res cogitans</i> (la pensée, ou l'âme).
Le terme, devenu commun pour désigner la théologie cathare, n’est pas employé au Moyen Age, et pour cause, il n'existe pas encore !<br />
Aussi, de façon analogique, on utilise le terme “manichéens”, ou son équivalent moins précis, “cathares”, pour désigner ceux que l’on préfère appeler “hérétiques”, en vue de dire quelle est leur hérésie.
<br /><br /><br />
<i><b>Dy-théisme (croyance en deux dieux)</b>
</i>
<br /><br />
Pour préciser encore les choses, les adversaires des cathares vont parfois jusqu'à affirmer qu’ils croient en deux dieux, le bon et le mauvais, façon de dire qu’ils ne sont pas vraiment monothéistes, sauf que le mot “monothéisme”, comme le mot “dualisme”, n’existe pas au Moyen Age. Il n'apparaîtra, bien plus tard, que comme concept opposé au polythéisme.
<br /><br /><br />
<i><b>Monothéisme (vs polythéisme)</b>
</i>
<br /><br />
<a href="https://www.herodote.net/polytheisme_monotheisme_animisme-mot-328.php" target="_blank">Le mot “polythéisme” a été forgé</a> par le philosophe juif Philon d'Alexandrie (né en 25 av. J.-C.) avec les mots grecs <i>poly</i>, plusieurs, et <i>theos</i>, dieu. Philon a voulu de la sorte qualifier la religion de Rome, avec cette spécificité, par rapport au judaïsme : adresser un culte à plusieurs dieux. Il sait pourtant qu'au-delà de cette question cultuelle, les philosophes de la Grèce et de Rome admettent, au-dessus de celles à qui les Grecs et les Romains vouent un culte, une divinité unique et universelle, principe que l'on désigne aujourd’hui sous le terme de… monothéisme.
<br /><br>
Quant à ce terme de “monothéisme”, il n’apparaît pas avant le XVIIe siècle, dû au philosophe anglais Henry More (né en 1614), mais en un sens bien différent de ce qu’on entend par ce mot depuis le XIXe s. Pour Henry More, il s’agit de qualifier la religion juive et de la distinguer du… christianisme, qui affiche sa foi en un Dieu unique mais en trois personnes, Père, Fils et Saint Esprit !
<br /><br />
Aussi surprenant que cela nous paraisse aujourd’hui, More n’est pas très éloigné de ce que nombre de Pères de l’Eglise auraient dit du christianisme, considéré, en tant que religion trinitaire, comme synthèse entre la foi juive en un Dieu un d’un côté, et le monde grec (“polythéiste”) de l’autre.
<br /><br />
Ce n’est qu’au XIXe s. que le terme “monothéisme” prend, dans le cadre de l’<i>Histoire des Religions</i>, alors nouvelle, le sens qu’on lui donne aujourd’hui. Cela en rapport avec la domination de l’Occident dans le cadre des conquêtes coloniales. L'Occident se sent porteur, dans le cadre d’une évolution de la pensée, d’une spiritualité supérieure, monothéiste, connotant universaliste, que n’ont pas atteint les nations non-chrétiennes. Le monothéisme est alors perçu comme hérité du judaïsme par le christianisme, et perfectionné par lui, l’islam étant retour à une forme antérieure. On retient souvent, depuis, les trois religions “abrahamiques” comme monothéistes, elles seules, ignorant que l’idée d’une divinité unique supérieure à toutes celles qui reçoivent des cultes, est universelle, commune à toutes les civilisations (le plus raisonnable pour ces trois religions-là seraient de les nommer “religions se réclamant de la figure d’Abraham”).
<br /><br />
Puis on en est venu, contre Philon d’Alexandrie qui y aurait vu un synonyme, à distinguer “monothéisme” de “monolâtrie”, la “monolâtrie” (litt. adoration d’un seul) étant précisément pour lui la caractéristique du culte juif, contrairement à ce qu’il en est de ce qu’il appelle, le premier, le polythéisme, qui se caractérise par le culte de plusieurs dieux. Aujourd’hui “monolâtrie” est employé pour désigner le culte tribal d’une seule des divinités particulières reconnues comme telles par les “monolâtres” n’en adorant qu’une ; le terme “monothéisme” étant désormais réservé à un culte universaliste d’un Dieu qui n’est plus local ou tribal.
<br /><br />
Or, dans cette perspective, les cathares ne sont en aucun cas “dy-théistes” : ils ne rendent de culte qu’à un seul Dieu, le Dieu bon, Père de Jésus-Christ. Quant à leur dualisme (vocabulaire, donc, anachronique), il consiste avant tout à considérer que le monde déchu dans lequel nous sommes n’est que le pâle et malheureux reflet du monde créé à l’origine par le Dieu bon (auquel seul ils rendent un culte), ce qui induit la question de savoir quel rôle le Mauvais a joué dans cette catastrophe — comment disculper totalement Dieu du mal (on voit que la question reste actuelle). René Nelli a mis en lumière dès les années 1960 que les cathares d’Occident, Occitans et Italiens particulièrement, ont repris la pensée d’Augustin opposant les deux cités pour attribuer la mauvaise au Néant (*). Pour les cathares, le Néant en question devient une réalité mauvaise, due à un Principe mauvais. Idée refusée par les théologiens catholiques d’alors, qui étaient bien embarrassés pour la définir : le mot “dualisme” n'existait pas, le mot “monothéisme”, pour l’opposer à un supposé “dy-téisme”, n’existait pas non plus. Restait l’analogie : "manichéens", ou “catharistes”… voire croyant en deux dieux. Au XVIIe siècle, Bossuet ne fait pas sienne la notion philosophique de l’hérétique protestant Bayle, “dualisme”, mais reprend les mots “manichéisme”, ou “catharisme”, pour désigner ce qu’il considère comme une ancienne branche de l'hérésie plurielle protestante : la branche albigeoise…
<br>
<br /><br /><div style="text-align: right;">R. Poupin, 11.12.22</div>
<br /><br />
______________________________
<br />
(*) <span style="font-size: 12px;">René Nelli connaît deux oppositions inverses, celle émise de son temps par Goulven Madec, celle, du XXIe s., de Pilar Jimenez. René Nelli propose, à mon sens à juste titre, l’idée d’une réification cathare du néant augustinien. L’assomptionniste Goulven Madec refuse l’idée d’un augustinisme (fût-il gauchi) dans le catharisme. Pilar Jimenez, à l’inverse, considère que dans le <i>Traité anonyme</i> (Occitanie, fin XIIe-début XIIIe s.), le cathare aurait, au fond, la position d’Augustin, i.e. n'admettrait qu'un Principe (n'expliquant pas, du coup, ce que le polémiste qui le cite reproche à sa théologie). René Nelli considérait le <i>Livre des deux Principes</i> (italien, mi XIIIe s.) et le <i>Traité anonyme</i> (occitan) comme ayant une même théologie : néant augustinien réifié. Pilar Jimenez considère que le <i>Livre des deux Principes</i> est un durcissement d’une théologie qui jusque-là ne reconnaissait pas deux Principes. (Fécondité du travail de Nelli, posant un juste milieu, suscitant jusqu'à aujourd'hui deux contestations opposées.)
</span></div>
<br /><br />
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-64134431056530385452022-11-30T08:40:00.008+01:002022-11-30T17:36:26.110+01:00Deux pôles de l'esthétique protestante
<br /><br /><div style="text-align: center;"><img height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhQeBwLDiexLtU-E7A_qQ-Q-BYyUocYGmzOWif_mFqJcn3wwYIr45X3zYmScCZTLUQm5qBGLe5FO18TbFHtZ2_-8KNGWRBzHO4JZicAr89k8Y35tezzQr9czrjreoOj0WePxLS2m1wDGJT9m11cOPEwwNqB9hkT7t-KZMEw_jTVNYSHoU4si7nAwAxXHw/s600/envol.jpg" width="580" /></div>
<br /><br>
<div style="text-align: justify;">Si la Réforme se développe en vis-à-vis de l’Église médiévale (1er pôle), dont elle conserve, en plusieurs de ses courants, l’essentiel de la liturgie (selon une année liturgique rythmée sur les événements de la vie de Jésus dans le Nouveau Testament), elle s'ouvre pourtant particulièrement, par le principe <i>sola Scriptura</i>, en faisant des livres de la Bible hébraïque les livres de son Ancien Testament (2e pôle), en vis-à-vis d'Israël, Israël ancien et Israël vivant, héritier et témoin des Écritures hébraïques, que Jésus appelait du nom que leur donne le judaïsme, selon le rangement juif de la Bible en cercles concentriques : la Loi, les Prophètes et les Psaumes (ou les Écrits, dont le Livre des Psaumes est le premier livre) ; Bible hébraïque qui relue en regard du Nouveau Testament, devient l'Ancien Testament des chrétiens en regard de la présence du Ressuscité qui ouvre la naissance de la Bible chrétienne.
<br /><br />
La Réforme se déploie donc selon un double vis-à-vis : l'institution médiévale chrétienne et l'Israël biblique : l’institution chrétienne médiévale est le fruit d'une adaptation et d'une inculturation, que la Réforme ne remet pas en cause mais qu'elle réforme, en regard des Écritures bibliques. Ce qui fait que l'on pourrait dire que loin d'être une inculturation, la Réforme opère d'une certaine façon une « désinculturation », l'inculturation, l'adaptation au contexte civilisationnel ambiant avec son ancienne mythologie européenne glissant parfois à la tentation de faire perdre de vue la radicalité du message biblique concernant le refus des idoles. La Réforme repère la tentation idolâtre dans la multiplication des médiations, et le risque de sa persistance via le culte des saints par exemple.
<br /><br />
La médiation est ainsi ramenée par la Réforme à son essentiel : le Christ seul médiateur, dont la présence est signifiée par la médiation de la Parole prêchée et des sacrements institués par le Christ ; car l'événement se traduit en institutions, lesquelles demeurent grevées de ce que nous sommes, aussi bien dans leurs colorations culturelles que dans ce qu'elles ont d'empreint de péché. L’institution ecclésiale est en effet toujours mêlée de péché, au point qu'on peut dire que trop d'institution tue l'institution, si elle étouffe ce dont elle est censée témoigner !
<br /><br />
Les structures dans lesquelles l’Église se met en place sont donc secondes, relevant quant à leur forme et leur organisation, des choses indifférentes – <i>adiaphora</i> ; relevant du <i>bene esse</i> de l’Église, de son bien être et non de son essence. Cela n’empêche pas que le protestantisme existe aussi aussi <i>via</i> ses diverses structures religieuses, historiques, civilisationnelles, culturelles. Autant de réalités qui n'en demeurent cependant pas moins secondes – <i>adiaphora</i> a-t-on dit, « choses indifférentes ».
<br /><br />
L'institution ecclésiale, pas nécessairement secondaire mais seconde, l'ancrage comme spiritualité est ce qui fait le christianisme protestant. Un christianisme en vis-à-vis, ses différents déploiements religieux et rituels étant des déploiements d'emprunt, essentiellement, on l'a vu, à la tradition chrétienne antécédente et à la tradition hébraïque.
<br /><br />
Ces deux vis-à-vis donnent les colorations de deux lignées des religions protestantes – deux esthétiques : la lignée globalement épiscopale, et la lignée qui sera appelée « puritaine », et qui, insistant sur la dimension représentative de la structure ecclésiale, en pouvoirs et contre-pouvoirs, est à l'origine des démocraties modernes. Mais ces deux types de coloration restent seconds, sont à leur tour autant de vis-à-vis de ce qui est au cœur et qui permet au protestantisme de se diversifier (selon que <i>« tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes »</i> – Matthieu 13:52). Dans les deux cas cependant, une esthétique de… l'élagage, puisque cela, l'institution, reste second, et risque toujours d'être à même de voiler (indûment) ce qui est premier. D'où la sobriété de l’esthétique protestante perçue généralement comme caractéristique.</div>
<br /><br />
<div style="text-align: right;">RP, 30.11.2022, extrait de <br />
<a href="https://rolpoup1.blogspot.com/2017/03/semper-reformanda-esprit-de-reforme-et.html" target="_blank">"<i>Semper reformanda</i> – esprit de Réforme et tradition protestante"</a> (19.03.2017)</div>
<br /><br />Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-37878613698415904092022-11-19T16:50:00.035+01:002022-11-19T16:50:00.197+01:00L’appel d’Abraham et des enfants d’Abraham<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="427" data-original-width="600" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEioU0MwvHWTWwM-FSBBf6fn-Gkl4diJHWXpsEZHnhdNRmzZjuC5u0rpF8M2FhWTsX4OAaAcJffrIE6l4Nl_r46maLM-5C6AY5w14l-UyZS4fslmjvvLuLH5cG6s2FH7AY8ErlfTPEKDNrwxyvHnVLTneHnZiZZJcGJfj0gklxoXLTuBuzNHOZrfOXQkzQ/s600/2.jpg" width="580" /></div>
<br /><div style="text-align: justify;"><b>Genèse 12, 1-5</b><br />
<i>L’Éternel dit à Abram : Va-t-en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai.<br />
Je ferai de toi une grande nation, et je te bénirai ; je rendrai ton nom grand, et tu seras une source de bénédiction.<br />
Je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront ; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi.<br />
Abram partit, comme l’Éternel le lui avait dit, et Lot partit avec lui. Abram était âgé de soixante-quinze ans, lorsqu’il sortit de Charan.<br />
Abram prit Saraï, sa femme, et Lot, fils de son frère, avec tous les biens qu’ils possédaient et les serviteurs qu’ils avaient acquis à Charan. Ils partirent pour aller dans le pays de Canaan, et ils arrivèrent au pays de Canaan.</i>
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Vocation d’Abraham, ou d’abord Abram, avant qu’une lettre muette du Nom divin ne tombe dans son nom. C’est vers ce Nom qu’il est appelé dans le <i>“va vers toi”</i> de sa vocation. Appel à un déplacement vers Celui dont le Nom est au-delà de tout nom et qui fonde son être, qui fonde nos êtres.
<br /><br />
Il n’y a pas d’autre identité, quand on est fils et filles d’Abraham, que cette identité-là. L’arrivée au pays de Canaan est un symbole de celà, n’est qu’un symbole de cela, pas une invitation à s’installer, mais le signe d’un déplacement jamais achevé. L’histoire de ses descendants en atteste abondamment, d’exils et exodes. C’est dans ce déplacement inachevé que s’accomplit la promesse de bénédiction de toutes les familles de la terre. Cheminement inachevé qui est toujours le nôtre. Inachevé au lendemain de l’Exode, inachevé après la traversée du désert.
<br /><br />
Ainsi le dit l'Épître aux Hébreux, ch. 4, v. 8-10 :
<br />
<i>Si Josué leur eût donné le repos, il ne parlerait pas après cela d’un autre jour.<br />
Il y a donc un repos de shabbat réservé au peuple de Dieu.<br />
Car celui qui entre dans le repos de Dieu se repose de ses œuvres, comme Dieu s’est reposé des siennes.</i>
<br /><br />
C’est d’un autre repos qu’il est question que de celui dont la terre indiquée, comme toute terre d’ici-bas, est le signe, signe d’une promesse qui nous est encore donnée, à la suite de celles et ceux qui nous ont précédés, Abraham et Sarah en tête…
<br /><br />
Toujours selon l'Épître aux Hébreux, ch. 11, v. 13-16 :
<br />
<i>C’est dans la foi qu’ils sont tous morts, sans avoir obtenu les choses promises ; mais ils les ont vues et saluées de loin, reconnaissant qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre.<br />
Ceux qui parlent ainsi montrent qu’ils cherchent une patrie.<br />
S’ils avaient eu en vue celle d’où ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner.<br />
Mais maintenant ils en désirent une meilleure, c’est-à-dire une céleste.</i>
<br /><br />
Toutes les installations, toujours provisoires, avec toutes leurs lois temporelles de gestion de la cité temporelle, eussent-elles été données par des prophètes de Dieu, sont rendues provisoires et vite caduques par la vocation d'Abraham, que ce soit pour l’ancien Israël dont le royaume a pris fin et 586 av. JC, avec la destruction du premier temple, chose confirmée à nouveau avec la destruction du second temple en 70 ap. JC, que ce soit la cité politique chrétienne instaurée en 313 ap. JC avec la conversion de l’Empire romain, que ce soit la cité de l’islam postérieure à l’Hégire, celle des califes et de leurs successeurs ultérieurs, toutes ces cités temporelles furent des signes, sont des signes provisoires, avec des lois provisoires, car c’est chose humaine que la gestion de la cité des hommes, chose partagée et à partager, en deçà de ce qui relève de la Révélation perçue par Abraham. Voir dans la cité temporelle la fin d’une vocation qui est celle de l’âme est une guerre charnelle contre l’âme. L’appel d’Abraham est appel de voyageurs sur la terre. C’est aussi le nôtre comme enfants d’Abraham par le partage de la foi d’Abraham.
<br /><br />
Ainsi, nous dit la première Épître de Pierre, ch. 2, v. 11 :
<br />
<i>Bien-aimés, je vous exhorte, comme étrangers et voyageurs sur la terre, à vous abstenir des passions charnelles qui font la guerre à l’âme.</i></div>
<br /><br />
<div style="text-align: right;"><a href="https://docs.google.com/document/d/1Ex5mfg5nZ3z3gMZwICLbMrWaCLzkCTINyb6qP-AiSo0/edit?usp=sharing" target="_blank">RP, Châtellerault, 19.11.22</a>,<br />
“marche à la lumière” de l’ACCFA <br />
(<a href="https://www.net1901.org/association/ASSOCIATION-CULTURELLE-CHATELLERAUDAISE-DES-FILS-DABRAHAM-A.C.C.F.A.,834274.html" target="_blank">Association Culturelle Châtelleraudaise des Fils d'Abraham</a>)
<br />
<br /><br /></div>
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-16725986766577569532022-10-02T14:00:00.025+02:002024-03-16T14:21:17.944+01:00Le Notre Père & les Psaumes<br /><br />
<div style="text-align: center;"><img border="0" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh30SlWmG2K-qrcNJGW1wYH3FYLnQXE7xxmn7PszFkbuAa4bCrbfhLnSnsgVxkXM2FuvljXKBw5_9dOoAGkdy-9PmGLkO7bO-DTSNKRUKq9h-TyLQB6a9qkHTGJyiDqy1xtyRZqo08hWbI/s640/psaumes.png" width="580" /></div><br />
<br />
<b><i>Le Notre Père (Mt 6, 9-13 ; Lc 11, 2-4) : cinq demandes comme lecture des cinq livres des Psaumes / cinq livres de la Torah</i>
</b>
<br /><br /><div style="text-align: justify;">Le Notre Père comme un condensé des Psaumes. Les cinq livres des Psaumes sont reçus dans le judaïsme comme correspondant aux cinq livres de la Torah — chacun des livres des Psaumes à un de ces livres d'enseignement de la liberté. Les Psaumes prient ainsi l'espérance de la délivrance de la captivité, de toutes les captivités, l'espérance de la Terre promise.<br>
<br />
Le Notre Père aussi, comme en écho aux cinq livres de la délivrance de la captivité et de l'esclavage, et comme en écho aux cinq livres des Psaumes, se déploie en cinq demandes (chez Luc — dont deux sont dédoublées chez Mathieu : les cinq demandes en devenant donc sept, ou cinq dont deux dédoublées).<br />
<br />
Le Notre Père est lui aussi une demande de délivrance adressée au Dieu dont la sainteté de son Nom (1ère demande / cf. Ézéchiel 36) sera ainsi dévoilée, par la venue de son Règne (2ème demande), jusqu'à la délivrance totale du mal / du Mauvais (5ème demande / 7ème chez Mathieu). « Que ton Règne vienne » peut ainsi rassembler l'espérance de l'Exode et de la concrétisation de la libération comme accomplissement de la volonté de Dieu, qui explicite chez Matthieu la demande de la venue du Règne.<br />
<br />
<div style="text-align: center;">*</div><br />
Quand on sait que les Psaumes étaient les prières de Jésus, on ne peut s'empêcher de penser que Jésus priant, pleurant sur Jérusalem le faisait dans l'espérance d'une justice qui semble ne jamais advenir ni pour la ville ni, par elle, pour la terre entière au roi de justice attendu.<br />
<br />
Cette espérance dont on désespère, celle d'un règne universel de la justice, d'un règne où tout est repris de ce que font les empires et leurs paix universelles imposées par la force et la violence, par le viol de la justice. Ici la paix universelle viendra par la justice. <br />
<br />
Au temps de Jésus, cela n'est jamais advenu en sa plénitude, Jésus en pleure sur Jérusalem ; depuis Jésus, ce n'est jamais advenu ni à Jérusalem ni non plus au sein des nations, pas même celles sur lesquelles son nom pourtant a été invoqué. Mais celui qui a porté cette espérance et qui en donne la promesse est plus vrai que nos désespérances, puisqu'il a vaincu jusqu'à la mort même. Christ ressuscité ne meurt pas. Avec nous jusqu'à la fin du monde, il est celui qui nous envoie — nous nourrissant de sa promesse qui a vaincu toutes les désespérances.<br />
<br />
<div style="text-align: center;">*</div><br />
« Enseigne-nous à prier », ont demandé les disciples. « Voici comment vous devez prier : quand vous priez, dites… Père… », répond Jésus. Voilà qui nous place dans l’intimité de Dieu — Père / « Abba », selon ce que rapportent de l’araméen Marc (14, 36 : Jésus au Gethsémané) et Paul (Romains 8, 15 ; Galates 4, 6). Intimité : souvenons-nous que Matthieu précise : « entre dans ta chambre, ferme la porte. » Où l’on reçoit du Père la loi clamée publiquement de la chaire, déjà au Sinaï, après en avoir reçu un nom. Et en écho la prière devenue prière liturgique publique, le « Notre Père », donc. « Toute famille dans les cieux et sur la terre tire son nom du Père », rappelle l'Épître aux Éphésiens (3, 14-15).<br />
<br />
« Que ton nom soit sanctifié », sanctifié c'est-à-dire mis à part, considéré avec un respect infini, jamais prononcé en vain, et donc, au fond, reconnu comme indicible. « Que ton nom soit sanctifié ». D'autant plus que négliger le nom du Père, nous qu'il adopte comme ses enfants, c'est ne pas percevoir l’ouverture d'avenir qui s’y trouve. « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre » dit la Loi. D'emblée donc, la prière du Seigneur nous ouvre tout un programme, et un avenir, ce qui fait rejoindre un des thèmes de cette sanctification du Nom dans les livres prophétiques : cet aspect qui concerne l’avenir : la venue du Royaume — du Règne où Dieu sanctifie lui-même son nom en accomplissant sa promesse.<br />
<br />
<div style="text-align: center;">*</div><br />
Et effectivement cette première demande est suivie de la demande de la venue du Règne de Dieu, par l’accomplissement de la volonté de Dieu jusque sur cette terre en désordre.<br />
<br />
Les disciples ne savent pas qu'ils viennent de poser à Jésus une question très délicate, aux conséquences périlleuses pour eux-mêmes. Mais c'est par là, par cette prière, que viendra le Royaume, le Règne de Dieu. En cinq demandes. Sept chez Matthieu — la troisième et la septième de Matthieu étant une extension de la seconde et de la sixième demande (« que ton règne vienne » s'y commente en « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » et « ne nous soumets pas à la tentation » s’y commente en « délivre-nous du mal »).<br />
<br />
Cinq demandes donc, qui risquent fort si nous y prenons garde, de nous mener où nous ne voudrions pas, à savoir au Règne de Dieu dont nous demandons pourtant qu'il vienne. Aller où nous n'aurions pas prévu, ou du moins d'une façon que nous n'aurions pas prévue, comme Pierre à la fin de l'évangile de Jean (21, 18) : « un autre te mènera où tu ne voudras pas ».<br />
<br />
<div style="text-align: center;">*</div><br />
« Donne-nous, chaque jour, notre pain pour ce jour »… ? L'abondance à laquelle tous aspirent vient de Dieu seul. Lui seul est riche : des biens spirituels, du pain du ciel, et du pain qui nourrit le ventre de façon à ouvrir les oreilles. Cela dit, le pain de ce jour pour lequel nous prions est plus que la simple nourriture périssable. Le terme choisi l’indique clairement. Il est la manne. Il est la nourriture éternelle qui est d'être pardonné et accepté, d'avoir trouvé un père… Notre Père, disent les disciples.<br />
<br />
Arrêtons-nous donc sur la plus troublante de ces cinq demandes : celle concernant le pardon : « pardonne-nous nos péchés, comme nous pardonnons aussi à qui nous offense ».<br />
<br />
Ce mot rendu dans Luc par « péché », ou « offense », ou « manquement » peut aussi être rendu par « dette », selon le parallèle de Matthieu — le sens « péché » étant une dimension spirituelle de la dette. En ce sens, le mot peut relever non pas tant de la faute que de la Création : même sans faute, nous sommes en dette envers Dieu (comme on l'est à l'égard d'un père — ou d’une mère) — « Notre Père » sans lequel nous ne serions pas, celui par qui nous sommes, non pas tant parce que en analogie à nos parents il nous origine, que parce qu'il nous a donné un nom, son nom. Cette dette-là ne peut être payée : son prix est infini. Le reconnaître entraîne une attitude de pardon, de remise des dettes. La remise des dettes est donc effectivement incontournable ; elle est la condition de la prolongation de nos êtres jusqu'à la venue du Règne, en lien étroit avec la demande précédente, celle du don du pain de ce jour. Si le plus puissant, le Père, exige le remboursement de la dette, il en vient à terme à écraser l'enfant.
<br />
<br />
Mieux qu’un père, Dieu donne ce qui est bon à ses enfants. L'instauration de son Règne est une remise de dettes par Dieu à notre égard. D'autant plus, au fond, que la dette est donc trop infinie pour être remboursée.<br />
<br />
C'est sur cela qu'est établie l'institution biblique de la loi du Jubilé, par lequel s'inaugure le Royaume. Rappelons-nous que le Jubilé est ce que prévoit la Torah : cette remise des dettes obligatoire tous les cinquante ans. Jésus (cf. Luc 4) inaugure son ministère messianique par la proclamation du Jubilé. Cette libération, remise des dettes par Dieu, se signifie dans nos remises de dettes. C’est le sens du « comme nous remettons ». Nous sommes appelés à la suite du Christ à faire un don gratuit de nous-mêmes, n’aurait-il en retour que de l'ingratitude.<br />
<br />
<div style="text-align: center;">*</div><br />
Précédée de la demande du pain, lieu par excellence de la dette à Dieu, la prière pour la remise des dettes et le pardon des offenses est suivie de : « Ne nous laisse pas entrer en tentation » — « ne nous expose pas dans l'épreuve ». Pourquoi Dieu se tait-il face aux prières de son peuple, pourquoi tarde-t-il à instaurer son Règne ?<br />
<br />
Face au silence céleste, ce silence qui dure, où Dieu qui est censé être notre Père nous apparaît pourtant si dur, impitoyable, nous donnant essentiellement une Loi, alors qu'on ne voit pas venir de consolation, et à plus forte raison la consolation du Règne de Dieu — on sera tenté de dire : ces maux qui nous adviennent, fussent-ils de notre faute, ne sont-ils pas le signe que Dieu se désintéresse de nous ? Où l'épreuve dont nous demandons que nous n'y sombrions pas devient tentation de se dire que ce Dieu est finalement méchant. Et que de fois l'a-t-on entendu à propos du Dieu dit « de l'Ancien Testament », oubliant que c'est ce Dieu que Jésus appelle son Père ? Tentation de rejeter ce Dieu qui donne la Loi, et avec elle son silence. Or c'est là son rôle de Père : donner la Loi et nous apprendre à patienter, à recevoir le plaisir plus tard. Se séparer un jour du plaisir immédiat du sein maternel. Le père disant la loi et privant ainsi du plaisir immédiat.<br />
<br />
C'est de la sorte que Dieu nous conduit au Règne qui lui appartient avec la puissance et la gloire, ce Règne qui vient pour nous à la mesure où nous recevons avec joie la volonté de Dieu, sa Loi.<br />
<br />
C'est le temps d'un passage douloureux, celui de l'apprentissage, qui précède la liberté et la joie. C'est encore la leçon de Paul : comme pour la douleur d'un enfantement, Dieu a soumis la Création à la vanité et à la douleur, avec une espérance : sa libération, comme la naissance (Romains 8, 20-22). La tentation serait de se laisser abattre et de se dire que face à une telle situation, une telle douleur, celle qui est la nôtre, le Royaume ne viendra pas, la naissance n'aura pas lieu. C'est face à cette tentation que Jésus appelle à la persévérance dans la confiance en Dieu qui nous délivre du mal.<br />
<br />
<div style="text-align: center;">*</div><br />
Face à ce présent lourd, accablant, ou face à notre mauvaise volonté, — il s’agit de persévérer, de requérir la justice de la foi, prête à se manifester, dans sa splendeur et sa liberté ; il n'est qu'à exiger ce que Dieu promet, exiger son Règne. Persévérer dans la prière, comme l'ami qui demande du pain. Dieu finira par répondre, autrement que prévu peut-être, par le don imprévu de l'Esprit saint, qui mène au Royaume par des chemins auxquels l’on ne s'attend pas. Persévérer dans la prière est dangereux : c'est risquer de se voir transformé, dépossédé de soi et de ses biens, de sa vision du monde — qui sait ? Persévérer dans la prière transforme.<br />
<br />
Apprendre à regarder le monde par les yeux de Dieu. Et explorer tous les possibles des chemins de son Règne… Car c’est « à toi qu’appartiennent le Règne… » dès aujourd'hui.</div>
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<br />
<div style="text-align: right;"><a href="https://docs.google.com/document/d/1i8VB-Yi4WUwFYd-1YYde7uXQRT6-UHIsc_4Sp4XzmAw/edit?usp=sharing" target="_blank">R. Poupin, La Rochelle</a>, 1-2.09.22<br />
<a href="https://drive.google.com/file/d/1AEp6PidD3bW7DeaHzfatR4xEtzGafZeI/view?usp=sharing" target="_blank">Juifs, catholiques et protestants <br />
Regards croisés sur des textes bibliques</a></div>
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Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-19343516815632193752022-10-01T09:30:00.109+02:002024-03-16T14:21:30.161+01:00Prier les Psaumes d’Israël — louange de la Création<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img border="0" data-original-height="609" data-original-width="740" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEimRrBqQMB4hSoNq-NQMMtvNkr5G1tTsU-h0oJ66xkJiXrcrkTxBipw0A6TlUUYagZtqKTsiogEmgn9Qw05JGrDPuqHN9i56Wbr-wHLTdGXDM9dS9UC88O5z7__uytmGc2WYgm9bY41aOp51S6_nM82lJ3bZFG0wOrw8OCifKl7c12LPYjsuBby76HEHA/s740/chagall%20psaume.jpeg" title="Chagall - David et sa harpe" width="580" /></div>
<br /><br /><div style="text-align: justify;"><i><b>Introduction</b></i><br /><br />
<i>« J’ai entendu à New-York le Grand Rabbin d’Argentine raconter l’histoire attribuée à Martin Buber : Quand, à la fin, le Messie rassemblera tous les peuples, nous aurons envie de lui poser la question : “étiez-vous déjà venu ?”. Mais, ajoutait Martin Buber, il ne me demandera sans doute pas conseil, mais s’il me le demandait, je lui conseillerais de ne pas répondre… »</i> (<a href="https://www.ajcf.fr/IMG/pdf/Sens_2007_Deniau.pdf" target="_blank">Francis Deniau, “Ce que le christianisme peut apporter au judaïsme ?” p. 5-6</a>)
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
<i>« Si j'avais été un Juif, et avais vu de tels balourds et de tels crétins gouverner et professer la foi chrétienne, je serais plutôt devenu un cochon qu'un chrétien. Ils se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens et non des êtres vivants ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. […]. Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… »</i> (Martin Luther, <i>Que Jésus-Christ est né juif</i> - 1523 -, trad. Walter I. Brandt.) Bienveillance ambiguë toutefois…
<br /><br />
<i>« Si nous vivions chrétiennement et si nous les amenions au Christ avec bienveillance, ce serait sans doute la bonne manière de faire. Qui aimerait devenir chrétien quand il voit les chrétiens se conduire si peu chrétiennement à l'égard des gens ? Non, chers chrétiens, pas ainsi ! Qu'on leur dise la vérité avec bienveillance ; et s'ils refusent, qu'on les laisse aller. »</i> (Luther, <i>Commentaire du Magnificat</i> - 1521)
<br /><br />
Puis, 20 ans après, on pourrait multiplier les citations épouvantables de Luther contre les juifs, du Luther âgé, comme dans son écrit, au titre éloquent, <i>Des juifs et de leurs mensonges</i> (1543). Changement de ton, grossièreté du propos ! Quand les spécialistes s’accordent à penser que sur la fin de sa vie, Luther a pu être victime d’accidents vasculaires cérébraux, qu’il y a là peut-être la cause de sa mort…
<a href="https://rolpoup.blogspot.com/2021/03/sur-phineas-gage-luther.html" target="_blank">Atteinte des lobes frontaux, faisant que la grossièreté, les excès et énormités apparaissent</a> ?… tandis que la mémoire et les capacités intellectuelles ne sont pas atteintes — la logique intellectuelle, ici la logique antijuive, est déjà là : il ne s’agit pas d'accentuer le contraste entre le Luther d’avant et celui d’après. Il y a un antijudaïsme potentiel chez le Luther des années 1520, jeune et en bonne santé.
<br /><br />
Au cœur du problème, le souci de voir les juifs venir au Christ… L’historien de l’Église Thomas Kaufmann résume cela en une phrase : <i>« L’hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans “l’amabilité” conditionnelle du Luther du début des années 1520. »</i> (<i>Les juifs de Luther</i>, éd. Labor & Fides, p. 79). Cet antijudaïsme est ancré dans la conviction que mieux informés et mieux traités, les juifs devraient finalement reconnaître la messianité de Jésus. Là est le cœur du problème.
<br /><br />
Un problème qui guette tous les chrétiens, jusque dans leur usage de l’héritage juif, jusque dans leur pratique des Psaumes. D’où la nécessité de commencer par le propos attribué à Martin Buber. Savoir avec humilité que la vocation juive à observer jusqu’à la fin du temps l’enseignement de la Torah et ses rites, à témoigner ainsi, contre le risque totalisant, du non-avènement, du “pas encore”, du Royaume de Dieu, est en lien avec la non-reconnaissance de la messianité de Jésus (qui porte pour les chrétiens le “déjà” du Royaume).
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Luther, ne l'oublions pas, a fondé sa découverte réformatrice dans sa lecture chrétienne des Psaumes, qu’il était chargé d’enseigner. Aussi, gage d’humilité des chrétiens, il y a lieu de reconnaître que leur lecture des Psaumes, avec sa dimension christologique, n’est qu’une relecture possible d’un recueil liturgique qui est et reste d’abord le livre de prière d'Israël. Ainsi, pour donner un exemple, le Ps 22, prié par Jésus crucifié, ne parle pas d’abord du Christ. Jésus en croix, comme aurait fait tout fidèle, en fait une relecture, ouvrant le concernant sur la lecture christologique qui finira par oublier qu’elle est transposition d’un texte qui dit d’abord autre chose.
<br /><br /><br />
<b><i>Les Psaumes</i></b>
<br /><br />
Recueil de prière (littéralement louanges — i.e. prières de louange), livre des prières communes, les Psaumes ont pour figure non unique mais centrale le roi David, comme Messie d'Israël, devant un archétype messianique idéal de lui-même (<i>“Le SEIGNEUR a dit à mon Seigneur”</i> - Ps 110, 1).
<br /><br />
David n’est pas <i>cohen</i>, ni même lévite. En regard de l'institution sacerdotale du Temple où ils sont chantés, les Psaumes représentent donc une voix laïque — correspondant au terme “liturgie”, littéralement l'”œuvre du peuple”. David, laïc et non desservant du Temple, représente ainsi le peuple dans toutes ses composantes et tout ce qu’il est, élevant sa prière vers Dieu. Les Psaumes d’un roi capable de se repentir de ses fautes (cf. Ps 51), d’exprimer ses craintes et ses ressentiments devant Dieu (cf. Ps 139, 22), portent les mêmes sentiments et souffrances qui sont ceux de son peuple.
<br /><br />
David, comme Messie d'Israël, devant un archétype messianique idéal de lui-même : ce sera un point d’entrée de la lecture christologique. Jésus reçu par les chrétiens comme manifestation dans le temps de cet archétype, selon sa reprise personnelle des Psaumes, comme fidèle juif, empreinte de sa pleine observance des préceptes, et de sa pleine communion avec Dieu.
<br /><br />
Voilà donc un recueil liturgique, un livre de prières communes, un recueil liturgique chanté par tout le peuple, prié par tout le peuple, qui est dès lors <i>ipso facto</i> l’expression d’autant de prières individuelles, en lien avec la liturgie du Temple puis de la Synagogue — en un temps où, avant l’imprimerie, on n’a pas la Bible à la maison. Rencontre de la vie liturgique et de la vie individuelle dans des Psaumes que l’on finit par connaître par cœur. Apprentissage d’humilité aussi, ne prétendant pas tout inventer, ne prétendant pas non plus être plus aimant ou plus juste que le plus humain des humains, mais faisant siennes des prières qui ont la profondeur à même de nous faire répandre le tout de nos secrets devant Dieu — y compris les plus humains, y compris nos désirs de vengeance et les plus humains de nos ressentiments ainsi élevés et transfigurés devant Dieu.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Les Psaumes, recueil de prière des juifs, étant le recueil de prière du juif Jésus, on peut, comme chrétiens, franchir un pas de plus avec lui en quelque sorte : Jésus priant les Psaumes pose Israël peuple des Psaumes comme archétype de l’humanité réconciliée.
<br /><br />
Le Christ priant les Psaumes nous rejoint au point de faire vraiment et sérieusement des prières emplies de paroles de repentance : avec les Psaumes, Jésus, qui, selon la foi chrétienne, n'a jamais commis le péché, se repent sérieusement en solidarité avec nous. Mais cela reste une lecture christologique, qui n’est qu’une des lectures des Psaumes.
<br /><br />
En commun aux diverses lectures : les Psaumes sont des prières solidaires. Seul devant Dieu, je le suis en solidarité avec tout le peuple, avec toute l’humanité.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
<i>« Le livre des Psaumes a été ainsi dénommé en raison d’une traduction trop littérale du grec</i> Biblos Psalmôn <i>et du latin</i> Liber Psalmorum. <i>En grec,</i> psalmos <i>désigne un air joué sur l’instrument à cordes appelé psaltérion. Ainsi les versions ont-elles donné au contenu du recueil dont nous parlons un nom évoquant la manière dont ses éléments peuvent être chantés, plutôt que la nature même de ceux-ci. L’hébreu, lui, dit</i> Tehilîm<i>, mot qui dérive de la racine </i>hll<i>, louanger ; […] mot splendide, mot rempli d’un contenu émotionnel certain, bien fait pour désigner des poèmes tout orientés vers la louange de IHVH-Adonaï »</i> (André Chouraqui).
<br /><br />
Un recueil liturgique communautaire, chanté, utilisé depuis des millénaires par les juifs puis les chrétiens, même chez les plus réservés parmi ces derniers à l’égard de l’usage de la musique — les Églises latines notamment ont été d'abord très réservées. (<i>« Comment chanterions-nous les cantiques du Seigneur sur une terre étrangère ? »</i> / en un temps d'exil — Ps 137, 4)
<br /><br />
Parmi ces latins, Augustin, réservé lui-même quant à la musique, relate un événement capital pour l'histoire de la musique (<i>Confessions</i> IX, VII) : Ambroise de Milan, écrit Augustin, était est dans une église avec ses fidèles : <i>« Pour empêcher que le peuple ne s'ennuyât […], on ordonna qu'on chanterait des psaumes et des hymnes selon l'usage de l’Église d'Orient »</i>. Quelques années avant, des œuvres poétiques versifiées en langue vernaculaire, pourvues d'une mélodie syllabique (une note par syllabe) identique pour toutes les strophes, les hymnes étaient utilisées à Poitiers par Hilaire, depuis son retour d'exil oriental (vers 356).
<br /><br />
Il ne s’agit pas forcément des Psaumes uniquement. Mais, poèmes bibliques, les Psaumes finiront par convaincre les plus réservés, jusqu'à ceux qui s'y limiteront.
<br /><br />
Les chants sont alors autant de reprises de traditions antécédentes qui (en un temps où les modifications diverses ne sont pas aussi prisées que de nos jours) permettent de considérer que le type de mélodies qui évoluent du chant grégorien aux premiers chants polyphoniques de la Renaissance ne sont peut-être pas si éloignées de ce qu’il en est dans le judaïsme antique héritier des liturgies du Premier Temple de Jérusalem…
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
On retrouve la réserve d’Augustin chez le Réformateur Zwingli, qui se distancie de Luther — lequel opte pour l’usage des mélodies populaires pour porter la louange de Dieu. Calvin, entre les deux, est à l’origine du Psautier genevois — il écrit : <i>« les Psaumes du prophète David, comme l’écrivait Tertullien, [sont] plus sûrs que les improvisations »</i>, à tout le moins extra-ecclésiales (cela dans la ligne de pensée de Calvin, plaçant l’Ancien Testament au même niveau que le Nouveau et considérant que l'alliance avec Israël n’a jamais été abrogée). De fait, le Psautier est resté pour deux siècles le seul recueil de chants des Églises réformées en France, tellement identifié au protestantisme qu’il en viendra à être interdit sous l'Ancien Régime.
<br /><br />
Des Psaumes avant tout pour la tradition réformée/calvinienne, puis on trouvera aussi des hymnes, dans la mesure où ils entrent dans le chant liturgique commun, étant appelés à porter la théologie ecclésiale… Perspective héritée via Luther et que l'on retrouve, de l’anglicanisme au méthodisme, grand pourvoyeur de chants s’ajoutant aux Psaumes dans nos recueils de cantiques modernes — qui sont au départ, comme une continuation du Psautier.
<br />
<br /><br /><div style="text-align: center;">*<br />
* *</div>
<br /><br />
<b><i>Le Ps 19 ou lire la Création en regard de la Torah</i></b>
<br /><br />
“De la Création à la Torah”, tel pourrait être le titre du Ps 19, ou peut-être plutôt : “de la Torah à la Création”, tant la Création en louange du début du Psaume relève de la Création, de la nature relue comme Création à la lumière de la Torah.
<br /><br />
Le concept divin reçu dans le mot pluriel Elohim n’est <i>a priori</i> pas chanté par les cieux ni par le firmament. D’emblée (v. 2), le Psaume a laissé le pluriel : c’est El dont la gloire est célébrée par la Création ainsi sonnée par le Psaume : la nature est Création : postulat biblique. La nature, mot latin qui connote naissance, devenir, doit sa naissance, son devenir, à son Créateur. La Création, elle, est célébrante.
<br /><br />
Elle parle — le jour en prodigue au jour le récit, La nuit en donne connaissance à la nuit (v. 3) — mais sans mots, sans sons (v. 4), un langage silencieux, au-delà de la parole qui sourd de la bouche de son Créateur, qui nous est donnée dans sa Torah.
<br /><br />
Cette louange qui parcourt l’univers est symbolisée par l’effet du soleil, le soleil, sa chaleur, sa lumière, sa course (v. 5-7), symbolise par son unicité le Dieu unique, El. On pense à Akhenaton, fondant un cosmothéisme en Égypte, monothéisme solaire dont on admet à tort que le Dieu est le disque solaire, qu’il ne fait probablement que symboliser par son rayonnement visible (selon l’hymne d'Akhetaton, Aton fait germer les enfants au sein des femmes – que l’on sache, le soleil n’y a pas accès !). Symbolique d’un Dieu qui ne fait que s’y symboliser.
<br /><br />
Il en est presque pareil dans notre Psaume. Je dis presque pareil, parce que le Dieu unique qui y est célébré, n’est pas que la clef de voûte de l’univers : c’est le silence qui le célèbre. On pense à la distinction que signale Jankélévitch, après d’autres, entre transcendance relative et transcendance absolue, celle qui ressort de la révélation du nom de Dieu en Exode 3 : un Dieu inaccessible, au-delà de tout nom qui se puisse nommer. Non seulement au-delà d’un monothéisme de l'immanence, mais au-delà de la transcendance relative d’un Dieu nommé.
<br /><br />
Or, cela relève de l'enseignement de la Torah, qui fait <i>“revenir l’âme”</i> (v. 8), de la nature à la Création, ses mitsvot “éclairant les yeux” (v. 8) en <i>"réjouissant le cœur”</i> (v. 9) — à savoir le siège de l’intelligence (v. 10).
<br /><br />
On passe ainsi au-delà du fruit passager de la terre, l’or, ou de la douceur du miel (v. 11).
<br /><br />
La visée ouverte par la Torah est au-delà, elle libère de la nature, faisant sortir de Mitsraïm celui, celle, qui la reçoit. Ici ce n’est pas d'Égypte (le mot Égypte est positif), mais de Mitsraïm (exiguïté) que sort le serviteur, ”ton serviteur” (v. 12) — littéralement esclave, allusion à la sortie de l'exiguïté, de toute exiguïté (Mitsraïm) d’un serviteur captif de ses fautes (v. 13), captif des orgueilleux (v. 14). La Torah de la sortie de la captivité en fait un louangeur de sa bouche, un célébrant silencieux du cœur devant la face de celui qui le rachète (v. 15), comme il rachète la nature qu’il révèle ainsi comme sa Création…</div>
<br /><br />
<div style="text-align: right;"><a href="https://docs.google.com/document/d/16W0W2BYXsnXmRdp06IcdHbucFzos_B3vKo8Uk_PRxDw/edit?usp=sharing" target="_blank">R. Poupin, La Rochelle</a>, 1-2.09.22<br />
<a href="https://drive.google.com/file/d/1AEp6PidD3bW7DeaHzfatR4xEtzGafZeI/view?usp=sharing" target="_blank">Juifs, catholiques et protestants <br />
Regards croisés sur des textes bibliques</a></div>
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Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-42286394428693562972022-09-17T16:00:00.004+02:002022-09-23T10:28:52.673+02:00Patrimoine, temps et éternité<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="1591" data-original-width="2048" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhjbOf9yowtwvcaixY2XhCKPMZPXtFRmQp_Pqel416K1ppv2K0CG-1srkjnOPPklHDBY7a2sc_JONtxNozYoRTP8EIH_pA6J8rxC8Qj6sAWMV3zT6NLeqkX4HCnh2sdlXF7GovGcK8WJpqK6jwS1pKtfprQmcLjFWQbZ4rwhTsNMBZcwKY13-_uFY8WCg/s2048/roses%20noires.jpg" width="580" /></div>
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<div style="text-align: justify;"><b>Civilisations en déconstruction</b>
<br /><br />
<i>« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. »</i> (Paul Valéry, <i>La crise de l’esprit</i>, éd. nrf, 1919)
<br /><br />
<i>« Je soupçonne que l’espèce humaine – la seule qui soit – est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète. »</i> (Jorge Luis Borges, « La bibliothèque de Babel », 1941, recueil <i>Fictions</i>)
<br /><br />
<i>« Rien n'est plus cruel envers le passé que le lieu commun selon lequel la force est impuissante à détruire les valeurs spirituelles ; en vertu de cette opinion, on nie que les civilisations effacées par la violence des armes aient jamais existé ; on le peut sans craindre le démenti des morts. On tue ainsi une seconde fois ce qui a péri… »</i> (Simone Weil, <i>Le Génie d'Oc</i>, 1943)
<br /><br />
Simone Weil nous avertit en 1943 de ce à quoi on assiste ces dernières années, dans un vertige déconstructiviste qui s’égare jusqu’à l'hypercritique, effaçant jusqu’aux sources du passé — concernant dans son texte la civilisation médiévale d’Oc et les cathares qui l’ont habitée… La déconstruction ne va-t-elle pas, les concernant, jusqu’à la velléité de nier leur existence ? — aujourd’hui, pour les terres d’Oc, depuis l’Université qui porte le nom de Paul Valéry, qui ne savait pas en 1919 que ce qu’il écrivait vaudrait, en son nom au fond, jusque pour les dernières traces de cette particularité spirituelle de l’ancienne civilisation d’Oc — dont Poitiers l’aquitaine fût l’une des capitales.
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Oubli d’une histoire qui, du coup, se répète… Guerres, pandémies, famines, catastrophes naturelles, à présent suite au réchauffement climatique dû aux activités humaines — homme apprenti sorcier de l’ère de l'anthropocène, Borges aurait donc vu s’approcher, dès 1941, le temps où toute activité humaine effacée, n’en restera que la trace devenue inutile, celle de la bibliothèque temporelle désormais sans fonction conservant cette richesse spirituelle : <i>« la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète. »</i>
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Homme apprenti sorcier, que ne pourrait retenir désormais que ce que le philosophe Hans Jonas, évoquant en 1979 les menaces nucléaires et écologiques, a appelé “heuristique de la peur”. Je le cite : <i>« Dans ce vide (qui est en même temps le vide de l’actuel relativisme des valeurs) […] qu'est-ce qui peut servir de boussole ? L'anticipation de la menace elle-même ! C'est seulement dans les premières lueurs de son orage qui nous vient du futur, dans l'aurore de son ampleur planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être découverts les principes éthiques, desquels peuvent se laisser déduire les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau. Cela, je l'appelle “heuristique de la peur” […] »</i> (Hans Jonas, <i>Le principe responsabilité</i>, 1979, trad. fr. 1990, 1995, Préface [7-9], Champs/Essais, p. 16-17).
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Je ne peux m’empêcher de citer aussi Cioran, qui écrit, lui aussi en 1979 : <i>« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme [Renan], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commentateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. »</i> (Emil Cioran, <i>Écartèlement</i>, Gallimard, 1979, p. 60-61)
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Mais tout porte à craindre que l’apprenti sorcier que nous sommes devenu, malgré toutes ces intuitions (j’ai cité des auteurs très différents qui les font tous leurs), ne sache pas s'arrêter dans sa propre déconstruction.
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Un signe ? On s’avance dans le transhumanisme, où la déconstruction (puisque c’est le mot d'ordre) touche l’humain jusqu’en son lieu temporel, la chair, dont il s’agit d’en dire que la réalité biologique-même serait "construite". Exemple concret et actuel, la déconstruction de la sexuation. La leçon de l'anthropologie redécouvrant les civilisations effacées et leur pensée nous fait toucher du doigt qu'à ce point la déconstruction ultime relève d’un platonisme mal compris (le platonisme parlant d’âme qui préexiste au corps dans lequel elle tombe) — cet aspect du platonisme est dévoyé en subjectivisme. Que n’entend-on pas parler de personnes qui se disent, je cite : ”tombées dans le mauvais corps", à savoir qui seraient d’un genre ne correspondant pas à leur sexe ! Postulat platonicien — le philosophe antique parlant bien de préexistence, mais en un sens bien différent — postulat “platonicien” à partir du dévoiement duquel la déconstruction via le “moi” qui décide en vient jusqu’à se percevoir en décalage d’avec ce qui jusque là était quoiqu’il en soit le réel dans le temps, donné comme fait dans le temps, la chair.
<br /><br />
J’ai trouvé une illustration de cela relevée par l'anthropologue Françoise Héritier chez les Inuit. Je cite Françoise Héritier (<i>Masculin/Féminin</i> I, Odile Jacob Poches, p. 21) : <i>« Chez les Inuit […], écrit-elle, l'identité et le genre ne sont pas fonction du sexe anatomique mais du genre de l'âme-nom réincarnée [d'un ancêtre — puisque les Inuits reçoivent le mythe de la transmigration de âmes]. Néanmoins, l'individu doit s'inscrire dans les activités et aptitudes qui sont celles de son sexe apparent (tâches et reproduction) le moment venu, même si son identité et son genre seront toujours fonction de son âme-nom. Ainsi, un garçon peut être, de par son âme-nom féminine, élevé et considéré comme une fille jusqu'à la puberté, remplir son rôle d'homme reproducteur à l'âge adulte et se livrer dès lors à des tâches masculines au sein du groupe familial et social, tout en conservant sa vie durant son âme-nom, c'est-à-dire son identité féminine. »</i> — Sagesse inuit qui pourrait épargner bien des déboires chirurgicaux et hormonaux à notre temps voulant faire coïncider dans les corps genre (âme-nom) et sexe (réalité matérielle)…
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Selon cette sagesse, l’être individuel ne doit pas être confondu, ici jusque dans son genre, avec la réalité préexistante, réalité qui préexiste à la venue dans l’individualité temporelle. C’est qu’au fond, la réalité préexistante est non individuée, au point que, concernant ce qui ne relève pas de “mon” individualité, de “mon moi”, un philosophe comme Averroès, Arabo-Espagnol aristotélicien du XIIe s., parlait de ce qui sera appelé “monopsychisme”.
… <br /><br />C’est-à-dire âme une, commune à l’humanité, comme inconscient collectif. Thomas d’Aquin, autre aristotélicien, parlera, sur cette base, d’individuation par la matière. Autrement dit, l'être commun à l’humanité est indifférencié jusqu’à ce que, animant tel corps, “mon” corps, il y reçoive son individualité, “mon” individualité, y compris le sexe qui détermine le genre temporel, la matière étant l’histoire, le lieu, la part de nature (cela en commun avec les matérialistes, antiques ou modernes). Mais qui s’intéresse encore à ce qu’analysaient ces anciens et modernes-là, reconnaissant ce que nos temps censément plus savants laissent de côté, comme la réalité de la biologie, qui ne s’oppose pas à la structure spirituelle qui la détermine (ou en procède), acceptant les deux comme fait de l’humain, mais non bionique celui-là ?
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Parlant d’Averroès, il n'est pas inutile de remarquer que contre l'islamisme menaçant déjà de son temps, via l’imprudence d’un de ses prédécesseurs, Al Ghazali (m. 1111), qui avait écrit une <i>Déconstruction de la philosophie</i>, philosophie à remplacer par les règles religieuses, — Averroès écrivait en réponse une <i>Déconstruction de la déconstruction</i>, pour soutenir que précisément la philosophie, humaine et conventionnellement commune, a vocation à la gestion (pré-laïque) de la cité, et pas des règles religieuses — comme celles qui aujourd’hui postulent une âme genrée différemment que la sexuation du corps. (Est-ce un hasard si de nos jours, l’Iran islamiste est un pays en pointe dans la chirurgie de changement du sexe apparent, corrigeant ainsi l’homosexualité honnie, expliquée comme relevant de la présence de l’âme dans le mauvais corps, un corps d’un autre genre que l’âme ?)
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Averroès lui, annonçant que les théories et postulats de type religieux n’ont pas vocation politique, rappelle aussi ce qu’est la notion ancienne de préexistence : être éternel et céleste, "descendu" comme inconscient collectif dans le temps, dans l’oubli, dans la nature douloureuse, dans l’histoire — bref dans la matière, à accepter comme réalité temporelle individuée où seule se construit une civilisation (plutôt que dans des sphères rêvées, y compris concernant le genre, sphères que, comme l'avaient aussi compris les Inuits, l’âme a quitté pour animer un corps temporel qui est forcément le sien — le bon corps dans ce temps).
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<b>Effacement et traces</b>
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Notre monde actuel confond aussi — outre éternité et matière — contenant et contenu. L'organisation pré-laïque, puis laïque, la laïcité, est le contenant, permettant aux cultes et spiritualités divers, croyants ou pas, de vivre ensemble. Les cultes et spiritualités sont, dans cette perspective, porteurs d’un contenu : ouvrir la cité vers la vie spirituelle, vers la dimension supra-temporelle de l'être.
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Devant l’amenuisement des marques du christianisme, d'aucuns s'affolent, évoquant un complot visant à un grand remplacement, et proposent comme alternative… rien. Rien que du contenant : opposer à telle ou telle religion la laïcité, qui n’est pas un contenu spirituel (dont les personnes fréquentant les cultes ont soif) ; mais un contenant que les complotistes ne proposent pas de remplir. Les plus connus des théoriciens du complot du grand remplacement, par ex. tel polémiste, ou encore tel philosophe médiatique, rêvent d’un contenant aux allures de chrétienté, mais professent ne pas croire au Christ (le contenu), dont les enseignements vont à l’encontre de leurs peurs. Contre le Christ et pour la chrétienté, on va jusqu’à professer carrément que Jésus n’aurait pas existé. Un contenant moderne, la laïcité, d’une esthétique plus ancienne, aux allures de chrétienté, avec des églises et temples vides, et pour cause, on évacue de toute force le contenu (pour paraphraser la sentence apostolique : "ayant l'apparence de la piété mais reniant ce qui en fait la force” — 2 Timothée 3, 5). Un évêque a répondu récemment aux tenants menaçants de ce ressentiment amer, que si le phénomène les inquiète, ils n’ont qu’à (re)venir dans les églises.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
La chrétienté, une civilisation, déjà disparue, n’est pas le christianisme comme culte, des cultes, toujours présents. Cela dit, une civilisation n’est pas sans lien avec les cultes qui lui donnent sa substance spirituelle. La civilisation d’Oc, dont Simone Weil évoquait l’effacement, n’est pas sans lien avec le culte cathare qui y évoluait parmi d’autres, et qui a disparu aussi, plus radicalement encore que la civilisation d’Oc, dont un accent comme le mien est la dernière trace patrimoniale provisoire.
<br /><br />
Les civilisations sont mortelles, leur patrimoine aussi, y compris les Églises et les cultes. Une Église peut disparaître. L'Église cathare a disparu au XIVe s. Ce fut l’avenir d’un patrimoine dans le temps. Mais qu’en est-il de l’éternité ?
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Quel avenir pour notre Église, qui, n’en doutons pas, est constitutive de notre patrimoine commun, le patrimoine de la France, tout en se voulant témoin de la porte de l'éternité ? Jacques Ellul annonçait en 1983 la fin de l'Église réformée comme institution dans les dix années suivantes (cité par Frédéric Rognon, <i>Jacques Ellul : une pensée en dialogue</i>, Labor et Fides 2013, p. 164. Cf. Jacques Ellul, "Supprimons l'institution !", <i>Réforme</i>, n° 2005, 17 septembre 1983, p. 12). Cela si rien ne changeait. Et rien n’a changé… Au fond, Ellul avertissait via une anticipation exagérée de ce qui à présent devient très visible, comme le réchauffement de la planète devient visible : un déclin inéluctable, qui concerne aujourd’hui, malgré quelques soubresauts ici ou là, tout l’Occident, où l’on est focalisé sur le contenant (les institutions) plutôt que sur le contenu (le message). Un patrimoine temporel en déperdition. Une étude sociologique récente montre cela pour les États-Unis, que l’on croyait épargnés : on y constate à présent un déclin des Églises, y compris de celles, évangéliques, que l’on croyait toujours en croissance (<a href="https://www.christianitytoday.com/news/2021/july/mainline-protestant-evangelical-decline-survey-us-nones.html" target="_blank">Ryan P. Burge, “Mainline Protestants Are Still Declining, But That’s Not Good News for Evangelicals”, <i>Christianity Today</i>, July 13, 2021</a>).
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Le Poitou : il fut jusqu’à il y a peu, il l’est encore dans une moindre mesure, un vivier du protestantisme (avec, entre autres les Cévennes, par exemple, plus connues). Le protestantisme en Poitou y est encore réel, un des lieux de notre patrimoine dans le temps, mais oh combien affaibli.
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Petite histoire personnelle, concernant l’aspect de mon ascendance familiale dont mon accent ne vient pas — ascendance poitevine en l’occurrence. Il y a une quarantaine d'années, ma sœur et moi, sans que l’un ait influencé l’autre, nous sommes convertis, rejoignant le protestantisme depuis une éducation athée. Plus de quarante ans après, notre cousin germain Guy, professeur d’histoire retraité vivant dans notre village familial poitevin, La Crèche, se lance dans la généalogie et découvre que tous nos ancêtres poitevins étaient protestants, depuis le début du XVIIe siècle au moins, jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, où ils finissent par oublier jusqu’à leur passé familial protestant…
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La lecture parallèle du livre de l'historien et fils de pasteur poitevin André Encrevé sur <i><a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/histoire/les-protestants-et-la-vie-politique-francaise/" target="_blank">Les protestants et la vie politique française. De la révolution à nos jours</a></i>, a confirmé une intuition concernant cet oubli. Voilà une famille de paysans protestants opiniâtres, résistants pour leur foi jusqu’à la Révolution, qui, la liberté de culte acquise, finissent par oublier jusqu’à leur origine familiale : la liberté acquise, ils ont dû, comme bien d’autres, considérer que le combat avait été victorieux, en parti achevé, à asseoir par l’engagement social qui sera le leur dans le mouvement socialiste. Leur foi, avant de s’effacer, aura été l'avant-garde de leur nouveau combat. Enfouie, mais active de façon souterraine, comme inconscient collectif familial, réactivé comme en réponse à une prière mystérieuse. Écho au livre du prophète Ésaïe (ch. 55, 10-11) : <i>“comme la pluie et la neige descendent des cieux, et n’y retournent pas sans avoir arrosé, fécondé la terre, et fait germer les plantes, sans avoir donné de la semence au semeur et du pain à celui qui mange, ainsi en est-il de ma parole, qui sort de ma bouche : elle ne retourne point à moi sans effet”</i>. Enfouissement d’une semence toujours à même de ressurgir.
<br /><br />
Le livre du prophète Ésaïe a pour préoccupation initiale la puissance assyrienne qui, en 722 av. Jésus-Christ, a détruit la capitale du nord d’Israël, Samarie. Les livres bibliques, dont celui d’Ésaïe, dont la perspective est centrée sur la capitale du sud, de la Judée, Jérusalem, parlent de l’oubli, parlent de disparition des tribus du nord vaincues par l’Assyrie. Disparition par l’oubli, l’effacement d’une civilisation consécutive à l'effacement de son culte, l’oubli de la parole qui la fonde. Et Ésaïe d’inviter son peuple, celui du sud, menacé à son tour, à revenir à la parole qui le fonde, <i>“car de Sion sortira la Torah, Et de Jérusalem la parole de l’Eternel”</i> (Ésaïe 2, 3). Ce message d’Ésaïe suite au traumatisme de la chute de Samarie, est une origine probable de la survie du peuple de Judée, lorsqu’il sera vaincu à son tour, son temple de Jérusalem détruit par Babylone, en 586 av. JC : le peuple juif en exil se rassemble dans des synagogues, pour la lecture de la Torah, la méditation de la Parole de Dieu, fondée dans l’éternité, patrimoine d’éternité nous rejoignant dans le temps, en écho à une prière silencieuse, non dite, qui reçoit cette parole d'éternité.
<br /><br />
Le livre d’Ésaïe illustre cela par l’annonce de son destin apparent au roi Ézéchias de Judée par le prophète Ésaïe (ch. 38, 1 sq) : <i>« tu vas mourir, tu ne survivras pas »</i> lui annonce le prophète. Parole de prophète, parole imparable, pourrait-on dire ! Ézéchias va sombrer dans le désespoir et mourir. Mais le texte continue : <i>« Ézéchias tourna son visage contre le mur et pria le Seigneur. […] Ézéchias versa d’abondantes larmes. La parole du Seigneur fut adressée à Ésaïe : "Va et dis à Ézéchias : Ainsi parle le Seigneur, le Dieu de David ton père : J’ai entendu ta prière et j’ai vu tes larmes. Je vais ajouter quinze années au nombre de tes jours. »</i> Signe que devant Dieu rien n’est figé.
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<i>”L’herbe sèche, la fleur tombe, Quand le vent de l’Éternel souffle dessus. — Certainement le peuple est comme l’herbe : L’herbe sèche, la fleur tombe ; Mais la parole de notre Dieu subsiste éternellement.”</i> (És 40, 7-8)</div>
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<div style="text-align: right;"><a href="https://docs.google.com/document/d/1nRn-KYkTP2WpvJErwECkXgLZ3ATXuNMsVkCxAwd8xu4/edit?usp=sharing" target="_blank">RP, Poitiers 17 septembre 2022</a><br>
<a href="https://www.grandpoitiers.fr/sport-culture-et-loisirs/patrimoine/decouvrir-le-patrimoine/les-journees-europeennes-du-patrimoine-2022-dans-grand-poitiers" target="_blank">Journées européennes du Patrimoine, 2022 : “Patrimoine durable”</a>
</div><br /><br />Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-83643846268557030992022-06-25T10:00:00.323+02:002023-01-08T09:32:27.290+01:00L’épopée cathare, au cœur d’une civilisation effacée<br /><br /><div style="text-align: center;"><img height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj4fcEwN55z8qto94aV9ai9GeI28O43cXOnvhllxPN-wPtlODHd_GnpW1zxfIJM5ZpjUHurHi78a3fYzePeZNM0kw-ECPR6KAty7Qs7KkGfmOWl7N6cZmmj4tFLo58xz_tNztI0t_-pB6qY50WuCNbrg1PNu3VoQLjzPDX42taDQGCd-xhk0n2T7qzx7w/s612/montseg.jpg" width="580" /></div>
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<div style="text-align: right;"><i><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjM3mjTVsSV-v6lWyokEx9rvBU0dCtuO8vyTwhm0R9KUR7JMptQvo8a5puIv_Vs7qkif8Ln5SYfbs9GT1HSGoTOL7hqd6nwbE8aJfzex2iK0PAp-Z8wWPthMpWjUmlvB1foluAqwOzw2hdXJgoaIWx8I7WW6wUf_LpkMmHA5DcMDH11Kqijm3Fjmvr02A/s3057/Michel%20R%20Confession%20de%20Foi.JPG" target="_blank">In memoriam Michel Roquebert</a></i><br /><br /><br />
<i>« Rien n'est plus cruel envers le passé que le lieu commun selon lequel la force est impuissante à détruire les valeurs spirituelles ; en vertu de cette opinion, on nie que les civilisations effacées par la violence des armes aient jamais existé ; on le peut sans craindre le démenti des morts. On tue ainsi une seconde fois ce qui a péri… »</i>
(Simone Weil, <i>Le Génie d'Oc</i>)</div>
<br /><br /><br /><div style="text-align: justify;"><i><b>Introduction : “derrière la porte”…</b></i>
<br /><br />
Michel Roquebert a consacré sa monumentale <i>Épopée cathare</i> à faire réapparaître ce qui avait été effacé derrière la porte fermée par la Croisade et l’Inquisition : faire toucher du doigt l’histoire concrète qui fut celle des cathares et tenter d’en discerner la religion (cf. son livre <i>La religion cathare</i>) ; cela sans jamais perdre de vue que ce qui en subsiste est enfoui en-deçà de ce qu’on leur a attribué, enfoui sous ce qui est dû aux acteurs de leur effacement. Je pense à ses travaux sur le Graal ou sur Montségur “château cathare”. Le roman du Graal comme le château (les châteaux dits cathares) tels qu’on les connaît relèvent déjà de la volonté d’effacer ce qui fut : un roman eucharitique, anti-cathare, pour le Graal, une reconstruction par les Croisés pour le château de Montségur, sur les lieux de ce que leurs ennemis avaient détruit. Dans la ligne de ce combat pour la mémoire, les travaux les plus récents de Michel Roquebert contre les nouveaux “déconstructionnismes” nous interrogent… <noembed>selon la dialectique du maître et de l’esclave et son inversion du vainqueur et du vaincu que Michel Roquebert a retenue de Hegel. </noembed>
<br /><br />
Jusque là, déconstruire fut le mot d’ordre, par les armes et la violence, puis déconstruire par les mots, <i>“ni[ant] que les civilisations effacées par la violence des armes aient jamais existé ; on le peut sans craindre le démenti des morts. On tue ainsi une seconde fois ce qui a péri”</i>, pour reprendre les termes de Simone Weil. Michel Roquebert a voulu être le témoin de celles et ceux qui ont pourtant bien existé, au cœur de cette civilisation effacée : sa quête est la quête de ce qui est “derrière la porte”…
<br /><br />
“Derrière la porte” : j’ai repris ici les mots d’un écrivain italien dont j’avais découvert un goût partagé avec Francesco Zambon, qui n’a pas pu être ici aujourd’hui — amitiés à lui. C'était à un colloque tenu près de Cuneo en octobre 2000, où nous étions avec Michel Roquebert. Je cite cet auteur italien…
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Il s'agit de Guido Ceronetti : <i>« [La] lumière apportée en Occident par l’Église cathare et bogomile [est] éteinte, pour notre malheur, ô mystérieux dessein de Dieu</i>, écrit-il (<i>Le lorgnon mélancolique</i>, Albin Michel, p. 169). Il poursuit (<i>ibid</i>.) : <i>[… L]e bien et le mal relatifs existent, mais ils ne sont que le produit d’un mélange mauvais : la relativité du bien est une face du Mal et, en montant les degrés de tout le bien relatif, qui trouverons-nous derrière la porte ? Les doctrines de la Lumière prisonnière de la matière, du monde comme Mal, de l’âme jetée d'un corps dans l’autre afin de purger le stupre des ténèbres, et l’arbre du Mal planté dans le cœur de l’homme […]. »</i>
<br /><br />
<i>“L’âme jetée d'un corps dans l’autre”</i>, écrit Guido Ceronetti. Michel Roquebert — qui comme Guido Ceronetti privilégiait la bonté divine par rapport à la toute-puissance — m’avait proposé pour cette rencontre à Cuneo, de présenter ce que je soutenais dans <i>Les cathares, l’âme et la réincarnation</i>, livre écrit à sa demande suite à mon exposé au colloque de Rennes-les-Bains (CNEC 1994). J’y soutenais, avec l’appui de Michel Roquebert me faisant l'honneur de préfacer le livre, que quand l’âme est “jetée d’un corps à l'autre”, cela ne veut pas dire que notre âme individuelle propre se réincarne, comme on s’est mit à le croire depuis la fin du XIXe s.
L’âme “jetée d’un corps à l'autre”, est l'illustration de ce qui est au cœur de la pensée cathare, et qui est autre chose : à savoir, la chute dans le temps, le changement en âme (le mot grec donne <i>métempsycose</i>) de l'esprit préexistant, qui ne se confond pas avec l’âme de l’individu tombé dans le temps, dans le temps de l’oubli pour les cathares.
<br /><br />
J’ai trouvé depuis une illustration de ce décalage relevé par l'anthropologue Françoise Héritier chez les Inuit. Je cite Françoise Héritier (<i>Masculin/Féminin</i> I, Odile Jacob Poches, p. 21) : <i>« Chez les Inuit […], </i>écrit-elle,<i> l'identité et le genre ne sont pas fonction du sexe anatomique mais du genre de l'âme-nom réincarnée [d'un ancêtre]. Néanmoins, l'individu doit s'inscrire dans les activités et aptitudes qui sont celles de son sexe apparent (tâches et reproduction) le moment venu, même si son identité et son genre seront toujours fonction de son âme-nom. Ainsi, un garçon peut être, de par son âme-nom féminine, élevé et considéré comme une fille jusqu'à la puberté, remplir son rôle d'homme reproducteur à l'âge adulte et se livrer dès lors à des tâches masculines au sein du groupe familial et social, tout en conservant sa vie durant son âme-nom, c'est-à-dire son identité féminine. »</i> — Sagesse inuit qui, rejoignant les quatre causes d’Aristote prisées par Michel Roquebert, pourrait épargner bien des <a href="https://tradfem.wordpress.com/2021/12/16/dommages-irreversibleslengouement-transgenre-qui-seduit-nosfilles/" target="_blank">déboires chirurgicaux et hormonaux</a> à notre temps voulant faire coïncider dans les corps genre (cause formelle) et sexe (cause matérielle)…
<br /><br />
Bref, l’être individuel, l’être d’oubli pour le dire comme les cathares, est à ne pas confondre, ici jusque dans son genre, avec la réalité préexistante, réalité qui préexiste à la chute dans l’individualité temporelle. C’est qu’au fond, la réalité préexistante est non individuée, au point que, concernant ce qui ne relève pas de “mon” individualité, de “mon moi”, un philosophe comme Averroès, Arabo-Espagnol aristotélicien (comme Michel Roquebert), contemporain des cathares d’Occident, parlait de ce qui sera appelé “monopsychisme”.
<br /><br />
… C’est-à-dire âme une, commune à l’humanité (cause efficiente). Thomas d’Aquin, autre aristotélicien, parlera, sur cette base, d’individuation par la matière (cause finale). Autrement dit, l'être commun à l’humanité est indifférencié jusqu’à ce que, animant tel corps, “mon” corps, il y reçoive son individualité, “mon” individualité, la matière étant l’histoire, le lieu, la part de nature. C'est cela, au fond, qui correspond à ce que les anciens nommaient métempsycose : dégradation, chute dans le temps de l’être préexistant, et pas processus de réincarnation d’un être préalablement individuel et temporel.
<br /><br />
C’est la notion ancienne de préexistence, que reprend à sa façon propre l’enseignement des cathares, et qui est même, au fond, ce qu'on appelle leur dualisme. Être éternel et céleste d’un côté et de l’autre âmes déchues dans le temps, dans l’oubli, dans la nature douloureuse, dans l’histoire — bref dans la matière.
<br /><br />
Or, et l'œuvre de Michel Roquebert me paraît aller dans ce sens, il me semble qu’on touche là quelque chose qui est au cœur de la civilisation effacée qui a porté les cathares et que je vous propose d'aborder sous deux angles dont j'essaierai de faire apparaître un substrat commun : la préexistence et la <i>fin’amor</i> — “derrière la porte” du même complexe civilisationnel (pressenti par tant d'auteurs : par exemple René Nelli et <a href="https://rolpoup.blogspot.com/2022/12/finamor.html" target="_blank">Denis de Rougemont</a>, qui cependant se séparent sur leur interprétation de ce dont il s'agit).
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Avant la question de la <i>fin’amor</i>, je commencerai donc par celle de la préexistence, en faisant apparaître à travers quelques exemples ce en quoi on est dans un complexe civilisationnel, un même bain culturel, partagé au minimum autour de la Méditerranée antique, et en quoi la réception de l'enseignement cathare dans l’Occitanie médiévale s’y spécifie et s’y distingue.
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<i><b>Préexistence</b></i>
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Henry Corbin, le grand spécialiste de l’islam spirituel médiéval, cite (<i>Temps cyclique et gnose ismaélienne</i>, Berg, p. 9-10), à propos du mazdéisme/zoroastrisme et de son influence sur le courant ismaélien de l’islam spirituel <i>« un petit manuel de doctrine mazdéenne en pehlevi (du IVe siècle ap. JC) [écrit sous forme de questions-réponses] : “D’où suis-je venu et où retourné-je ? […] Suis-je venu du monde céleste, ou bien est-ce dans le monde terrestre que j’ai commencé à être ?” […] Réponses : “Je suis venu du monde céleste […], ce n’est pas dans le monde terrestre […] que j’ai commencé à être. J’ai été manifesté originellement à l’état spirituel, mon état originel n’est pas l’état terrestre.” »</i>
<br /><br />
Henry Corbin précise (<i>ibid</i>. p. 12-13) : <i>« Il faut se garder de réduire le contraste entre monde céleste et monde terrestre à un schéma platonicien tout court. Il ne s'agit exactement ni d'une opposition entre Idée et Matière, ni entre universel et sensible [mais entre un] état céleste, invisible, subtil, spirituel, mais parfaitement concret [et] un état terrestre, visible, matériel certes, mais d'une matière qui en soi est toute lumineuse, matière immatérielle par rapport à ce que nous connaissons en fait. […] L'état d'infirmité, de moins d'être et de ténèbres que représente la condition actuelle du monde matériel, tient non pas à sa condition matérielle comme telle, mais au fait qu'il soit la zone d'invasion des Contre-Puissances démoniaques, le théâtre et l'enjeu de la lutte. L’étranger à cette Création n'est pas ici le Dieu de Lumière, mais le Principe de Ténèbres. La rédemption fera éclore […] le “corps à venir”, [corps de résurrection …]. »</i>
<br /><br />
Opposition entre ténèbres et lumière, qui va devenir dans le monde hellénique opposition entre esprit et matière, d'une façon qui me semble induire une réflexion sur la distinction lumière-ténèbres. “Ténèbre”, au plan intellectuel, parle d’opacité, “lumière” parle de clarté. C'est là l'opposition que fait Platon entre matière et esprit. Où la dualité est celle de l’intelligence percevant l’Idée, lumineuse, d’une part, derrière la matière opaque de l’autre.
<br /><br />
Or c’est cela que l’on va retrouver au tournant de notre ère à Alexandrie, ce carrefour de la gnose, après avoir été celui de la pensée hellénistique de facture néo-platonicienne et de la pensée biblique (rencontre du penser et du dire d’un <i>logos</i> grec et biblique cher à Michel Roquebert). Figure centrale ici : le philosophe juif Philon d'Alexandrie, puis les penseurs chrétiens Clément puis Origène — lui dont la théologie sera pour plusieurs siècles la référence universelle du christianisme.
<br /><br />
Le judaïsme connaît l’idée de plusieurs niveaux de sens des Écritures bibliques (du littéral au spirituel), niveaux qui à Alexandrie recoupent la tripartition de l’être humain : corps, correspondant au sens littéral, âme, correspondant au sens moral, et esprit, correspondant au sens spirituel. Origène développe cela, qui deviendra, dans la ligne de la tradition juive, la façon commune de lire la Bible en christianisme.
<br /><br />
Le troisième sens se dédoublera au Moyen Âge en sens spirituel, ou allégorique, et sens céleste, ou anagogique, que privilégieront les cathares, ce qui a fait croire à leurs ennemis qu’ils rejetteraient l'Ancien Testament et le Dieu de l'Ancien Testament. En réalité, ils ne font que s’inscrire dans une approche spécifique de la pluralité des sens, privilégiant pour leur part le sens anagogique, où par exemple l’exil géographique d'Israël à Babylone devient l’exil de l’âme dans la matière et dans l’histoire.
<br /><br />
Que les lectures spirituelles de la Bible soient aussi le fait des juifs a été perdu de vue avec la rupture judéo-chrétienne, où les chrétiens, allant parfois jusqu’à rejeter la Bible juive, se sont mis à croire être les seuls porteurs du sens spirituel ! Ce n'est évidemment pas le cas, ce qui a été souvent ignoré. Simone Weil elle-même, qui ne connaît pas, admet-t-elle, son judaïsme d’origine, a été victime de cette ignorance du sens de l’Ancien Testament (cf. ses lettres à Déodat Roché). La reprise du dialogue judéo-chrétien dans la deuxième moitié du XXe s. est venue rappeler à ceux qui le pratiquent que la lecture spirituelle de la Bible est ancrée dans le judaïsme.
<br /><br />
Concernant les cathares, leur dualisme apparaît non seulement comme dualisme entre le monde céleste préexistant et l’histoire, mais en outre comme un monothéisme radical, leur Dieu étant <i>le Dieu séparé</i> (selon le titre du livre de Simone Pétrement sur <i>Les origines du gnosticisme</i>) — qui connote fortement avec le Dieu au-delà de tout nom du judaïsme.
<br /><br />
Avec cette spécificité, concernant les cathares : un regard radicalement négatif sur l’histoire, perçue comme chute et catastrophe, ce que leurs ennemis ont pris comme rejet du Dieu biblique, se rendant incapables d’expliquer pourquoi les cathares citent si abondamment l’Ancien Testament (ce que lesdits ennemis remarquent eux-mêmes !). Illustration : le “Dieu de dos” du livre de l'Exode est considéré par Philon comme signifiant la trace de Dieu dans l’histoire, marque d’un Dieu au-delà de l'histoire où il laisse des traces, par derrière, de dos, là où les cathares, dans la même lignée de lecture, retiennent que l’histoire, avec ses traces, n’est pas l'expression d’un Dieu de bonté puisqu'il est au-delà de ces traces, qui elles, n’ont lieu que dans le monde déchu, le monde de l’histoire, le monde des tuniques de peau perçues par les rabbins lisant la Genèse, devenues chez les cathares tuniques d'un oubli sans remède, sinon par le seul <i>consolament</i>…
<br /><br />
Le Dieu autre relève de la transcendance seule contre l’histoire, contre la nature, là où dans le judaïsme on perçoit un passage de l’une à l’autre. Pensons à la peste venue de Dieu en 2 Samuel 24, 1, venue du satan en 1 Chroniques 21, 1 ; pensons à Élie au mont Carmel découvrant que Dieu est dans le souffle du silence, et pas dans la tempête de l’histoire, etc.
<br /><br />
Cheminement de découverte depuis le sens historique jusqu’au sens spirituel, là où les cathares retiennent d’emblée ce même sens spirituel seul. L'histoire en soi est déchéance, ce qui vaut non seulement pour l’Ancien Testament, mais aussi pour le Nouveau, et concrètement en leur temps, pour l'Église, et plus précisément l'Église romaine qui a choisi de gérer l’histoire du monde en devenant puissance temporelle. Trahison suprême, alliance avec le diable à qui a été remis le ministère de l’histoire (cf. Luc 4, 6 ; 1 Jean 5, 19 / 1 Chr 21, 1).
<br /><br />
La caractéristique du catharisme comme théologie de la préexistence est de voir l’histoire comme étant en soi une chute, <i>la chute</i> — “Abominable Clio” en dira Cioran du cœur de sa sympathie cathare.
<br /><br />
Monothéisme radical que le dualisme cathare, contre tous les “immanentismes” ultérieurs assimilant volontiers Dieu à la nature : l’hermétisme de la Renaissance et l’alchimie, Jacob Böhme, Spinoza, Schelling, etc. Ou un Hegel positivant l’histoire, et dont Michel Roquebert retenait la troublante dialectique du maître et de l’esclave et son inversion du vainqueur et du vaincu. Ambiguïté de l’immanentisme : pour les cathares, préfigurant en un sens Schopenhauer, ce qui sera le <i>Deus sive natura</i> (“Dieu ou la Nature”) spinoziste est tout bonnement le mauvais principe, ou au mieux Lucifer déchu !
<br /><br />
Cette vision cathare du monde, cette lecture de l'Écriture, est déjà celle qui se développe à Alexandrie au IIe s. avec déjà l’idée de chute dans le temps (Origène), et dans l’oubli.
<br /><br />
Je cite Origène (<i>Traité des Principes</i>, I, 4, 1) : <i>« Pour montrer cette dégradation et cette chute, de ceux qui se sont conduits de façon négligente, il ne semble pas absurde d'utiliser la comparaison avec un exemple. Supposons que quelqu'un ait acquis une compétence ou un art, par exemple la géométrie ou la médecine […] Suivant ce que nous avons proposé, ce géomètre ou ce médecin, tant qu'il s'engage dans l'exercice de son art et dans ses principes rationnels, garde en lui la connaissance de sa discipline ; mais s'il omet de s'exercer et s'il néglige de l'appliquer, peu à peu s'effacent de sa mémoire d'abord quelques éléments, puis d'autres plus nombreux, et ainsi, après beaucoup de temps, tout s'en va dans l'oubli et disparaît complètement de sa mémoire. »</i> (Puisque pour Origène la chute, en tout cas pour les êtres humains, est due à un comportement négligeant du libre-arbitre, mystère ancré dans la préexistence.)
<br /><br />
<i>Ibid</i>. (II, 9, 6) : <i>« [… P]uisque ces mêmes créatures rationnelles […] ont reçu en don la faculté du libre arbitre, chacune d'entre elles a été poussée à progresser par le biais de l'imitation de Dieu, ou bien a été entraînée vers la décadence à travers sa négligence par la liberté de sa propre volonté. Et […] c'est cela qui a été cause de diversité parmi les créatures rationnelles, n'ayant pas son origine dans la volonté ou dans le jugement du créateur, mais dans la décision de la liberté qui leur appartient. »</i>
<br /><br />
Et ainsi, <i>ibid</i>. (III, 4, 4-5) : <i>« [… L’]âme, lorsqu'elle a acquis une sensibilité plus grossière, parce qu'elle se soumet aux passions du corps, est opprimée sous la masse des vices et elle ne sent plus rien de subtil et de spirituel ; on dit alors qu'elle est devenue chair et elle tire son nom de cette chair qui est davantage l'objet de son zèle et de sa volonté. […] »</i>
<br /><br />
Liberté dans la préexistence, perdue par la chute dans l’histoire, comme le rediront les cathares.
<br /><br />
Cette perte du libre-arbitre heurtait certains disciples anciens d’Origène, comme Grégoire de Nysse (pour ne rien dire d’Eusèbe de Césarée qui célébrait le christianisme constantinien, et donc le temps et l'histoire)…
<br /><br />
Je cite Grégoire de Nysse <i>(De hominis opificio</i>, chapitre 28) :
<i>« Certains de nos devanciers, auteurs du traité “des Principes”, ont enseigné que les âmes préexistent et forment pour ainsi dire un peuple dans une cité à part. Là sont placés les modèles du vice et de la vertu. Tant que l'âme demeure dans le bien, elle reste sans l'expérience de liaison corporelle, mais si elle déchoit de la participation qu'elle a avec le bien, elle glisse vers la vie d'ici-bas et ainsi se trouve dans un corps.
Une autre catégorie d'auteurs, s'attachant à l'ordre suivi par Moïse dans le récit de la formation de l'homme, affirment que temporellement l'âme a été créée après le corps. Dieu, en effet, a d'abord pris de la poussière du sol pour en former l'homme ; ensuite il l'a animée de son souffle. […] L'une et l'autre hypothèse méritent la critique, à la fois celle qui imagine que les âmes ont mené une existence antérieure dans quelque cité particulière et celle qui tient que les âmes ont été faites après les corps. »</i> Grégoire retient donc l'hypothèse “traducianiste”, selon laquelle l’âme se transmet d’une façon analogique à la génération.
<br /><br />
Dans l'hypothèse de la préexistence qu'il rejette, l’âme déchue est par là privée de libre-arbitre… En effet, écrit Grégoire (<i>ibid</i>., PG XLIV, 232 C) : <i>« la passion de l'âme humaine est l'assimilation à la déraison ; après qu'elle lui est apparentée, elle tombe dans la nature bestiale ; une fois qu'elle marche à travers le vice, elle ne peut plus, même quand elle se trouve dans la déraison, arrêter cette marche auprès du mal […]. »</i>
<br /><br />
Ce que rejette Grégoire, c’est cette conséquence de l’idée de préexistence et donc de la chute qui la suit : la perte du libre-arbitre — que cet autre héritier d'Origène, Augustin (son héritier indirect, via Ambroise), retiendra.
<br /><br />
Augustin n'adhère pas à l’idée de préexistence, mais comme Grégoire (et plus tard les bogomiles de l'<i>Interrogatio Iohannis</i>), au traducianisme. Pour Augustin, la chute, qu’il appellera péché originel puisqu’il n’y a pas pour lui de préexistence céleste d’où déchoir, impliquera, même en traducianisme, la perte du libre-arbitre. Il parlera carrément de serf-arbitre…
<br /><br />
Ce que le libre-arbitre ne peut faire, puisqu’il est perdu, ce sont les sacrements qui le permettront, comme forme visible d’une réalité invisible. Remarquons qu'on est très proche et du livre cathare <i>Des deux Principes</i> et du signe sacramentel du <i>consolament</i>, qui lui, réactive la mémoire de l’éternité perdue.
<br /><br />
Mais on est proche aussi de ce que deviendront les sacrements comme mainmise politico-spirituelle romaine… L'Église comme détentrice du salut parce que détentrice du ministère des sacrements. Les cathares refuseront d’en venir là. S’ils sont prêts à admettre la légitimité des sacrements, comme le baptême d’eau, ils en nient l’efficacité. Le don de l'Esprit saint est seul à même de réactiver la réalité de l’origine de l'âme, de la consoler, selon Jean 14. La ritualité minimale, voire minimaliste, mais indispensable, des cathares, s’en tiendra au geste de l'imposition des mains signifiant le <i>consolament</i>, le don de l’Esprit saint.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Aucune autre issue pour l’âme déchue, mystère d’iniquité. Déjà pour Origène, se posait la question de la provenance du mal commis (<i>Traité des Principes</i>, III, 4, 4-5) : <i>« Peut-on trouver un créateur de ces pensées mauvaises qui sont dites la pensée de la chair ou peut-on appeler quelqu'un ainsi ? […] Si nous disons que c'est le Dieu bon qui, dans sa création elle-même, a créé quelque chose qui lui soit ennemi, cela paraîtra tout à fait absurde. »</i>
<br /><br />
Les cathares, d'accord avec cette remarque, affirmeront qu’il faut attribuer ce mal à un autre qu’au Dieu bon…
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
L’intuition d’une provenance perdue de nos êtres n’est certes pas le fait des seuls cathares. Eux sont radicaux dans l’inaccessibilité de sa mémoire. Les tuniques de peau de la Genèse selon les rabbins n'étant pour les cathares que tuniques d'oubli, l’histoire n’est que celle du malheur de l’exil des âmes, quand l’Esprit saint, seule vérité de leur être, est la trace céleste, <i>neshama</i> inextinguible qu’il faut espérer réintégrer.
<br /><br />
Henry Corbin décèle quelque chose de similaire dans la spiritualité de l’islam mystique, parlant de Jumeau céleste de l’âme. Je le cite (<i>L'homme de lumière dans le soufisme iranien</i>, éd. Présence, 1971, p. 44) : <i>« C'est lui [le Jumeau céleste] que le Catharisme désigne comme le </i>Spiritus sanctus<i> ou </i>angelicus<i> particulier pour chaque âme, le distinguant avec soin du </i>Spiritus principalis<i>, l'Esprit-Saint qui est celui que l'on invoque en nommant les trois personnes de la Trinité. »</i>
<br /><br />
Esprit préexistant et céleste qu’évoque la première figure connue, féminine en l’occurrence, de l’islam spirituel, Râbi’a al-Adawiyya, env. 713-801. Je cite (Propos XXVI, trad. Salah Stétié) : <i>« “D’où viens-tu ?” lui fut-il demandé. “De l’autre monde – Et où vas-tu ? – Vers l’autre monde – Que fais-tu donc en ce monde ? – Je me ris de lui – Comment cela ? – Je mange son pain tout en me consacrant au travail de l’autre monde.” »</i>
<br /><br />
En Occident, à l’époque des derniers témoins du catharisme occitan, un dominicain, Maître Eckhart, écrit (<i>Du détachement</i>, trad. J. Ancelet-Hustache, Points Seuil, p. 179) : <i>« Aucune sortie, si petite qu’elle soit, ne peut rester sans dommage pour le détachement. »</i> La préexistence est devenue pour lui celle d’un avant l’être.
<br /><br />
Et Maître Eckhart de noter (Sermon 52, trad. G. Jarczyk & P.-J. Labarrière, Rivages Poche p. 77) : <i>« De par ma propre volonté, je sortis et reçus mon être créé. »</i>
<br /><br />
À sa suite, Cioran écrira au XXe s. des livres entiers sur la question de l’avant la venue à l’être : <i>De l'Inconvénient d’être né, La Chute dans le temps</i>, etc.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Auparavant, le romantisme, moins pessimiste que les cathares, pense que le souvenir d’avant l’être n’est peut-être pas si inaccessible : ainsi Alphonse de Lamartine — dans <i>Méditations poétiques</i>, sur « L’Homme » :<br />
<i>« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,<br />
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux »</i>.
<br /><br />
Le <i>Deus sive natura</i> de Spinoza est passé par là, réduisant au minimum le dualisme, et débouchant sur un Jung, qui réadapte les Idées platoniciennes préexistantes avec sa notion d'archétypes ; Jung, se réclame de l’alchimie, ou de la figure gnostique d’Abraxas, dieu ambivalent, chargé du sombre vouloir vivre de Schopenhauer, passé aussi par là. Seul dualisme dès lors, celui du “moi” et de son <i>anima/animus</i>, qui à travers son obscurité permettrait de retrouver peut-être le mystère de la dame des troubadours et de son inaccessibilité ultime, comme signe du Dieu autre, du Dieu séparé, à la bonté inaccessible.
<br /><br />
Signe de la partie essentielle de nos êtres, la seule vérité de nos êtres restée au ciel et dont parle aussi la <i>fin'amor</i>…
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
<br />
<b>Fin’amor</b>
<br /><br />
Une des figures importantes du rapprochement des cathares et de la <i>fin’amor</i> des troubadours est bien sûr celle de Denis de Rougemont, avec son célèbre et plusieurs fois revu et augmenté <i>L’amour et l’Occident</i>. On sait qu’il s’est largement trompé sur le catharisme. Sa thèse n’en a pas moins gardé un intérêt qui a retenu notamment René Nelli, qui lui, n’avait pas la vision erronée du catharisme qui était celle de Rougemont.
<br /><br />
René Nelli, écrivant son importante thèse <i>L’Érotique des troubadours</i>, considérait qu’il y avait un lien entre troubadours et cathares, avant d’abandonner l’idée, au regard de ce qui les séparait. Daniel Fabre, dans un article intitulé “L'affaire de <i>L'Érotique des troubadours</i>, René Nelli anthropologue de l'amour provençal”, a pronfondément étudié l’apport de Nelli et l’importance de son œuvre concernant la <i>fin’amor</i>.
<br /><br />
Le sujet du rapport cathares-troubadours avait, dès le XIXe siècle, intéressé la réflexion romantique. Un Gabriele Rossetti voyait ainsi chez Dante, comme fidèle d’amour, un héritier secret de la spiritualité cathare, qui n’était pas éteinte aux jours de son œuvre.
<br /><br />
La conclusion généralement retenue depuis est qu’il n’y a pas de lien à trouver entre troubadours et cathares, à mon sens probablement parce qu’on cherche un lien trop précis, qui, certes n’a pas lieu d’être. En revanche, on est en droit de s'interroger sur la question civilisationnelle d’une anthropologie effacée avec ladite civilisation, d’autant qu’on trouve des parallèles similaires sur d’autres ailes du vaste complexe civilisationnel d’alors.
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Avant d’en venir à cette interrogation, revenons à Denis de Rougemont et à son approche de l’amour, dans un autre de ses livres, plus tardif que <i>L’amour et l’Occident</i>. Il s’intitule <i>Comme toi-même</i>. Je le cite (éd. Albin-Michel, 1961, p. 240-241) : <i>« Tous les risques d'erreur sont liés à notre amour ; et plus l'amour est passionné, exigeant, singulier, plus grand le risque. Ce que nous croyons aimer en elle, est-ce elle-même ou l'image de notre ange ? Ce que nous avons cru voir en elle, et que nous déifions peut-être à ses dépens, est-ce notre </i>anima<i> projetée ? […] La vue juste imagine au sens fort la personne. […] Non pas éteindre ou dépasser, mais transmuter, transfigurer ! Aimer mieux, c'est apprendre à discerner la raison d'être - donc d'être unique - de l'autre aimé, comme de soi-même. Ce corps visible que vient animer un mouvement singulier et fascinant de l'être… “Aimer ce que jamais on ne verra deux fois !” »</i>
<br /><br />
Une réelle ascèse, peut-être… Georg Simmel, dans sa <i>Philosophie de l'amour</i> (Rivages Poche, p. 234), écrit à ce sujet : <i>« L'érotique […] surgit le plus souvent sous la forme de la sexualité, si bien que la plupart des humains n'en connaissent pas d'autre […]. »</i>
<br /><br />
… Une expérience qu’il n’y a pas à déprécier. Comme nous l’a rappelé Cioran, je le cite (<i>Syllogismes de l’amertume, Œuvres</i>, Quarto Gallimard, p. 793) : <i>« Un amour qui s’en va est une si riche épreuve philosophique que, d’un coiffeur, elle fait un émule de Socrate. »</i>
<br /><br />
Un siècle avant l’effacement de la civilisation d’Oc, se dessinait, dans la lointaine Perse, le même effacement, au cœur d’une autre civilisation, donnant la même intuition sous la plume d’un spirituel du nom de Rûzbehân Baqlî Shîrâzî.
<br /><br />
Henry Corbin, qui l’a fait découvrir à notre temps, en dit, dans son <i>Histoire de la philosophie islamique</i> (folio p. 281) : <i>« tout se passe comme si [parlant d’amour] l'on passait d'un objet humain à un objet divin. Pour le “platonicien” Rûzbehân, ce pieux transfert est lui-même un piège. […] L'amour divin n'est pas le transfert de l'amour à un objet divin ; mais métamorphose du sujet de l'amour humain. »</i>
<br /><br />
Le même Henry Corbin, dans <i>Temps cyclique et gnose ismaélienne</i> (Berg p. 120-123), soulignait : <i>« Rûzbehân Baqlî a poussé très loin […] l’analyse de ce sentiment épiphanique de l'amour. [… C]hez les Fidèles d'amour […] la dévotion qui prend pour objet et support une personne, a conscience de s'adresser à une personne qui transcende l'individualité empirique soumise aux conditions empiriques ; ce qu'elle en perçoit est […] une individualité éternelle. »</i>
<br /><br />
Et Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, dans <i>Le Jasmin des fidèles d'amour</i> (§ 160, p. 176-177 / cit. Henry Corbin) : <i>« Amour humain, amour divin, “il ne s'agit que d'un seul et même amour, et c'est dans le livre de l’amour humain qu'il faut apprendre à lire la règle de l'amour divin.” [Henry Corbin précise :] Il s'agit donc d'un seul et même texte, mais il faut apprendre à le lire. »</i>
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
D’un tel enseignement qui se retrouve au cœur de notre civilisation effacée, les modernes ont parfois redit l’intuition, chacun à sa façon :
<br /><br />
Ainsi Milan Kundera, dans <i>L’insoutenable légèreté de l’être</i> (folio p. 286) : <i>« L’unicité du “moi” se cache justement dans ce que l’être humain a d’inimaginable. On ne peut imaginer que ce qui est identique chez tous les êtres, que ce qui leur est commun. »</i>
<br /><br />
Ou, autrement, Georges Bataille, dans <i>L’expérience intérieure</i> : <i>« L’un et l’autre [des amants] ont soif de souffrir. Le désir doit en eux désirer l’impossible, sinon, le désir s’assouvirait, le désir mourrait. »</i>
<br /><br />
Ici transparaît la trace d’un chemin partagé que l'on avait cru divergent, de Guillaume d’Aquitaine à Jaufré Rudel — d’un Guillaume en second Lucrèce à Jaufré Rudel, chantre de l’amour de loin.
<br /><br />
Chemin dessiné vers Dante et Pétrarque, vers Béatrice et Laure, par lesquelles, absentées, naît aux yeux de leurs poètes quelque chose de la Beauté du monde telle qu’on ne l'avait pas conçue de cette façon auparavant… L'ermite de sa Laure absentée en sa Fontaine de Vaucluse, Pétrarque, nous faisant découvrir la beauté du Mont Ventoux, quand Dante, par Béatrice absentée plutôt que par Virgile, nous donne accès au Paradis. <i>“Poi si tornò a l’etterna fontana”</i> (Dante, <i>Divine Comédie, Paradis</i>, XXXI, 93), près des tout derniers mots de la <i>Divine Comédie</i>.
<br /><br />
Écho au biblique <a href="https://rolpoup.blogspot.com/2021/10/cantique-des-cantiques.html" target="_blank">Cantique des Cantiques</a> nous enseignant à laisser l’autre être l’autre, à ne pas le/la réduire à un fantasme : il/elle n’est pas la moitié céleste de son amant/e, il/elle l’a seulement désignée !
<br /><br />
Écho érotique où le poète découvre que sa Dame n’est pas son <i>anima</i>. Mais alors… n’y a-t-il pas là, jusque dans les mots, un écho au mariage spirituel qu’est le <i>consolament</i>, où il s'agit de s’unir à la part manquante qui nous fonde comme êtres célestes ! La Dame, dont l’unicité du “moi” est au-delà de ce qui est imaginable, étant inaccessible même aux mots qui la chantent, est signe de la part céleste de son chantre, ou de son <i>anima</i>, elle ne s'y confond pas !
<br /><br />
C’est peut-être là le cœur de cette civilisation effacée qui a fait la quête de Michel Roquebert, après tant d’autres : l’effacement d’une civilisation qui fait écho à l’inéluctable effacement de l'Ultime dont la quête est peut-être le point commun entre d’une part la réception de la foi cathare et d’autre part la célébration de l’amour de loin.
<br /><br />
Pas de cause à effet théologique et mystérieux de l’un à l’autre, mais commune intuition, dernière trace d’un large complexe civilisationnel habité de cette intuition, celle de l’inaccessibilité de l’Ultime.
<br /><br />
L’Autre demeure en soi au-delà de ce que nous en concevons, au moment même où cet Autre ultime — et c’est ce que nous fait découvrir l’archétype des poèmes d’amour, le Cantique des Cantiques — est rendu présent par la bien-aimée, la Dame pour son ami, par le bien-aimé pour sa Dame (ch. 1, v. 5-6) : <i>« Mon âme sortie de moi à sa parole. Je l’ai cherché, et je ne l’ai point trouvé »</i>. La quête de l'Ultime qui nous demeure inaccessible, caché au cœur de toute quête, est donnée dans l'espérance d'une rencontre toujours différée (que les troubadours ont appelée amour de loin), rencontre juste esquissée dans la quête du plaisir partagé désignant la dimension infinie qui seule peut combler ce qui se promet là ; la quête d'infini dit notre finitude (ch. 5, v. 6) : <i>« Je l’ai appelé, et il ne m’a point répondu. »</i> Et alors, enfin, laissant l’autre, la Dame ou son ami, être lui, être elle, dernière parole du chant biblique (ch. 8, v. 14), et c’est elle, la Dame, qui le prononce : <i>« fuis, mon bien-aimé ! Sois semblable à la gazelle ou au faon des biches, Sur les montagnes des aromates ! »</i></div>
<br /><br /><div style="text-align: right;">RP, Bouisse, <a href="https://aecnelli.com/2022/06/01/11e-journee-rene-nelli-au-chateau-de-bouisse-samedi-29-juin-2019/" target="_blank">AEC René Nelli</a>, 25.06.22<br />
(<a href="https://docs.google.com/document/d/1GafhakF7vTWfxzgHnYWPzB8jc4LXCL9ZNnth4w8twPo/edit?usp=sharing" target="_blank">Version imprimable <b>ici</b></a>)
</div><br /><br />
<noembed><div class="separator" style="text-align: center; "><img alt="" border="0" width="580" data-original-height="3057" data-original-width="2046" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjM3mjTVsSV-v6lWyokEx9rvBU0dCtuO8vyTwhm0R9KUR7JMptQvo8a5puIv_Vs7qkif8Ln5SYfbs9GT1HSGoTOL7hqd6nwbE8aJfzex2iK0PAp-Z8wWPthMpWjUmlvB1foluAqwOzw2hdXJgoaIWx8I7WW6wUf_LpkMmHA5DcMDH11Kqijm3Fjmvr02A/s3057/Michel%20R%20Confession%20de%20Foi.JPG"/></div>
<br></noembed>
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-20578537911370936162022-03-24T16:43:00.031+01:002023-02-15T17:19:25.028+01:00"Le mal que vous avez conçu, Dieu l’a pensé en bien"<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img border="0" data-original-height="630" data-original-width="1144" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjgPfeJgFUei4fSjGeaj2IHe5hejpj90uccF1txqeqc4gsJGqkY0SlYLhyvFT8gvw05Npf96NbJx31KnJmYO_YkA2ojLyQH8p8bbR2gmJgqmMZwFRrJ5CwX1MoPWng2DX4m2OZwT5stz8gi2WtfB24fb13M_gnhO-5V_3bPy-aBVxtJdI5ZDhuRs6kZMg/s1144/roland-facebook.webp" title="Illustration de 'La chanson de Roland'" width="580" /></div>
<br />
<div style="text-align: justify;"><b>Deutéronome 7, 1-5</b> (BFC)
<br />
<blockquote><i>1 Le Seigneur votre Dieu va vous conduire dans le pays dont vous devez prendre possession. À votre approche, il en chassera des populations nombreuses […]. <br />
2 Il les livrera en votre pouvoir, vous les vaincrez et vous les exterminerez. Ne concluez aucun traité avec eux et n'ayez pas pitié d'eux. <br />
3 Ne vous alliez pas à eux par des mariages : ne donnez pas vos filles à leurs fils, et ne choisissez pas parmi eux des épouses pour vos fils. <br />
4 Sinon ces étrangers entraîneraient vos descendants à se détourner du Seigneur pour adorer d'autres dieux. Le Seigneur se mettrait en colère contre vous et vous exterminerait sans tarder. <br />
5 Voici au contraire comment vous devez agir à l'égard de ces nations : vous démolirez leurs autels, vous briserez leurs pierres dressées, vous couperez leurs poteaux sacrés et vous brûlerez leurs idoles.</i> </blockquote>
<br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Un texte difficile, rebutant pour le lecteur qui l’entendrait sans qu’il soit expliqué.
<br /><br />
Un détour est nécessaire pour l’entendre, en regard de ce que l'Écriture est sa propre interprète.
<br /><br />
Partons donc de deux autres textes bibliques.<br />
- Le prophète Osée, qui, à le lire (cf. ch. 1, v. 2), semble avoir reçu l’ordre divin d’épouser une prostituée qui le fera souffrir comme Dieu souffre des infidélités commises par son peuple avec ses idoles.<br />
- L'endurcissement du cœur du Pharaon dont le livre de l’Exode (cf. Ex 10, 1) dit expressément qu’il est le fait de Dieu.
<br /><br />
Que nous disent ces deux textes, et tant d’autres dans les Écritures ? Que rien de ce qui advient n’échappe à Dieu, pas même les œuvres mauvaises qui se font sous le soleil, pas même le mal. Le livre du prophète Ésaïe le dit en ces termes, littéralement (trad. Chouraqui) : <i>“IHVH-Adonaï, et nul autre, le formateur de la lumière, le créateur de la ténèbre, le faiseur de la paix, le créateur du mal. Moi, IHVH-Adonaï, l’auteur de tout cela !”</i> (Es 45, 6-7). Non pas que Dieu fasse positivement ce qui est mal, mais que le mal-même, mystérieusement, n’échappe pas à Dieu, le Dieu créateur et bon, le Dieu amour !
<br /><br />
En regard de cette conviction, qui est au cœur de l'enseignement biblique, nos textes, Osée 1, 2, Exode 10, 1, ou, on va le voir, Deutéronome 7 (ou le livre de <a href="https://rolpoup.blogspot.com/2023/01/josue-la-conquete-epopee-et-relectures.html" target="_blank">Josué</a>), parlent de vécus humains relus comme n’échappant pas à Dieu.
<br /><br />
Inutile de voir dans le mariage d’Osée avec son épouse Gomer les conséquences d’un commandement qui lui aurait été donné par Dieu d’épouser une prostituée ! Le mariage d’Osée est un mariage raté : son épouse le trompe, peut-être même dans le cadre d’un culte idolâtre avec prostitution sacrée… Et Osée souffre, de la même souffrance qui est celle de Dieu, trompé par son peuple avec ses idoles, selon le livre du prophète. Le message du livre d’Osée <a href="https://rolpoup1.blogspot.com/2010/01/osee-prophete-souffrant.html" target="_blank">peut s'illustrer</a> par un moment célèbre de <i>La Femme du boulanger</i> de Jean Giono dans le film de Marcel Pagnol, où le boulanger trompé parle devant sa femme du malheur du chat Pompon trompé par la chatte Pomponette, qu’il invective à la place de sa femme.
<br /><br />
Osée n’a pas reçu d’ordre lui demandant d’épouser une femme, Gomer, dont il soit sûr qu’elle le fera souffrir ! Mais le fait de sa souffrance est relu comme n’échappant pas à Dieu. Le livre exprime cela dans toute sa force en disant que, mystérieusement, de façon cachée, Dieu a au fond, mystérieusement, créé cette situation pour exprimer concrètement sa propre souffrance !
<br /><br />
De même pour l'endurcissement du cœur du Pharaon : Pharaon s’est entêté tout seul dans son refus de libérer ses esclaves, de laisser aller le peuple de l’Exode, ce qui a tourné en une libération plus éclatante que ce qu’elle eût été sans son entêtement. Le livre de l’Exode en fait une relecture ancrée dans la conviction que rien de cela n’a échappé à Dieu, au point que, au vu du résultat, une libération éclatante du peuple, c’est Dieu lui-même qui a créé cet endurcissement du cœur du Pharaon, pour tourner au bout du compte cet <a href="https://rolpoup0.blogspot.com/2022/02/Bruits%20de%20guerre.html" target="_blank">épisode tragique</a> en liberté plus éclatante encore. Comme à la fin du livre précédent l’Exode, la Genèse, le pardon de Joseph devenu Premier ministre d'Égypte face à la méchanceté de ses frères l’ayant vendu comme esclave ressort de sa relecture de ce qui est advenu : <i>“Vous aviez médité de me faire du mal : Dieu l’a changé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui, pour sauver la vie à un peuple nombreux”</i> (Gn 50, 20).
<br /><br />
On pourrait ajouter bien des exemples, comme la guerre civile consécutive au dramatique épisode du veau d'or, relue en Exode 32, 27-28 comme ordre de Dieu : <i>"Que chacun de vous mette son épée au côté ; traversez et parcourez le camp d’une porte à l’autre, et que chacun tue son frère, son parent"</i> ! Pour le texte, ce qui s'est passé n'échappe pas au Dieu qui commande d'aimer son prochain comme soi-même (Lv 19, 18).
<br /><br />
Revenons donc au Deutéronome…
<br /><br />
Après la libération éclatante de l’Exode et après 40 ans d’errance au désert, le peuple s’apprête à entrer dans cette terre où vivait jadis leur ancêtre Abraham, occupée désormais par une population diverse. Le peuple revient, selon ce que disait la Genèse : <i>“à la quatrième génération, ils reviendront ici ; car l'iniquité des Amoréens n'est pas encore à son comble”</i> (Gn 15, 16).
<br /><br />
Va commencer une conquête fondatrice, où comme pour la douleur d'une naissance, celle d’un peuple va se faire dans la violence, qui alors fait suite à la violence de la sortie du pays de l’esclavage. Il n’est dans le temps aucun peuple marquant l’histoire qui ne soit né dans la douleur, la violence et le sang. Chose atroce, mais hélas, plutôt constante. La France est née des guerres barbares des Francs conquérant par l’épée des territoires qui deviendront la France. Les empires califaux de même, à la même époque. L’Amérique moderne et libérale s’est bâtie sur une violence qui a fait disparaître <a href="https://rolpoup.wordpress.com/2022/02/02/exterminez-toutes-ces-brutes/" target="_blank">quasi totalement les populations amérindiennes</a>. Toutes ces naissances dans le sang ont été chantées dans des épopées glorieuses, la <i>Chanson de Roland</i>, la <i>Sirah</i> califale attribuant à Mahomet lui-même des combats sanglants, les westerns du XXe siècle pour l’épopée américaine. Et on pourrait multiplier les exemples, à commencer par celui de la naissance de la France moderne dans la violence de la Révolution (pour ne pas parler des guerres napoléoniennes).
<br /><br />
La naissance de l’Israël ancien n’a pas échappé à cette réalité. L’épopée en est contée notamment dans le livre de Josué, un des livres de la Bible qui procède en outre à une relecture en regard de la conviction biblique que rien n'échappe à Dieu (on pourrait aussi parler de <a href="https://rolpoup2.wordpress.com/2019/04/04/relire-le-livre-de-josue/" target="_blank">lecture conséquentialiste</a>). Dans cette perspective, le texte du Deutéronome cité en entrée, relecture de ce qui va advenir inéluctablement, une conquête, avec ce que cela porte de violence, ouvre sur l’arrière-plan du changement en bien, par Dieu, de ce que font les hommes, qui reste parfaitement ambigu, pour ne pas dire mauvais.
<br /><br />
Dans cette <a href="https://rolpoup.blogspot.com/2011/07/lorigine-de-lhomme-selon-les-grandes.html" target="_blank">relecture (étymologie du mot "religion")</a>, Dieu apparaît comme maîtrisant, créant même, ce qui est advenu dans l’histoire, ce qui y advient et y adviendra, avec tout ce que cela a eu, a, et aura d'ambigu, ou même mauvais, même si cela est perçu d’abord par les conquérants comme exprimant le souhait de Dieu, tel Abraham entendant d’abord l’élévation d’Isaac (Gn 22), comme un sacrifice littéral.
<br /><br />
Dès lors un texte comme celui du Deutéronome cité ci-dessus peut être aussi compris comme parlant du péché originel inéluctable dans la naissance d’un peuple, appelant tout peuple, à commencer par le peuple d’Israël libéré de l’esclavage, à la plus grande humilité : vous êtes nés dans la violence, et même dans la violence que vous avez commise, même si Dieu l'a pensé en bien, s'il y ordonne ce qui advient pour y créer le bien : <i>“Dieu a changé en bien le mal que vous avez conçu, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui”</i>.
<br /><br />
C’est de cette façon que se construit l’histoire, que se crée l’histoire dans les mains du créateur, contraignant à la plus grande humilité, et même au repentir (<i>techouva</i> dans l’hébreu), les acteurs de l'histoire.</div>
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<div style="text-align: right;">RP, 24.03.22</div><br /><br />
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-38080635091718016832022-03-08T11:30:00.013+01:002023-06-21T15:45:26.386+02:00La Trinité, d'Origène aux cathares<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center; "><img alt="" border="0" width="580" height="420" data-original-height="182" data-original-width="277" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/a/AVvXsEjVz1gp-TGQV8mpTOXolV8upqBEyer1fEa3zfsbso2XsneH5mJjbXJQdBs0dGyYjxhzn-a5bX5vit_DulLvge-7N1cknTjpd-tVYuQlH_paKaD71XeEqb6xgAHmxZK3-98h9-MIOGBSnuUABrUkzgXvot87ttQ-Pg3X1hxLGvIicWS7HI7Br3UaNU3_Vg=s600"/></div>
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<div style="text-align: justify;">Origène d'Alexandrie (185 env. - 253 env.) explique, dans son Commentaire du <i><a href="https://rolpoup.blogspot.com/2021/10/cantique-des-cantiques.html" target="_blank">Cantique des Cantiques</a></i> : <i>« Dieu est Amour absolu et celui qui est de Dieu est Amour absolu. Or qui est "de Dieu", sinon celui qui dit : "Moi, je suis sorti de Dieu et je suis venu en ce monde" ? Si Dieu le Père est Amour absolu, le Fils aussi est Amour absolu. Or Amour absolu et Amour absolu ne font qu'un et ne diffèrent en rien. Il s'ensuit donc que le Père et le Fils sont un et ne diffèrent en rien »</i>. (Com. Cant. Prol 26)
<br /><br />
Un siècle avant le Concile de Nicée (325), Origène, fidèle lecteur de l'Évangile de Jean, s’avère ainsi déjà confesser une essence unique du Père, du Fils et de l'Esprit saint, selon sa lecture du Prologue de Jean — <i>« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. […] En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. »</i> (Jn 1, 1-2 & 4-5)
<br /><br />
Origène commente : <i>« La noble origine du Fils est manifestée par ces paroles : "Tu es mon Fils, aujourd'hui, je t'ai engendré", prononcées par Dieu pour qui cet aujourd'hui demeure toujours : car en Dieu, il n'y a, je pense, ni soir, ni matin. Mais le temps, si j'ose dire ; coextensif à sa vie sans principe et éternelle, est pour lui cet "aujourd'hui" où le Fils a été engendré : on ne peut donc découvrir ni le début ni le jour de sa génération »</i>. (Com. Jean 1, 204)
L'orthodoxie, au Concile de Nicée, appuyée de même sur Jean 1, ne dira pas autre chose : <i>« Origène forge un mot qui devait devenir célèbre dans les controverses théologiques et au concile de Nicée : </i>homoousios<i>, de même nature, d'une substance identique. »</i> (Extrait d'un article publié sur le site du patriarcat copte d'Alexandrie, <a href="http://coptica.free.fr/trinite_sainte_1145.htm" target="_blank">ici</a>)
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<i>« Engendré et non créé, il possède toutes les propriétés du Père. Tout ce qu'il y a de qualités en Dieu (Père), c'est le Christ. La Sagesse de Dieu, c'est lui ; la puissance de Dieu, c'est lui ; la justice de Dieu, c'est lui ; la sainteté, c'est lui ; la Rédemption, c'est lui. Toutes ces propriétés, il me semble, sont devenues subsistantes dans le <i>Logos</i> Unique Engendré. »</i> (Fragm Éphés)
<br /><br />
Origène est donc bien lisible de façon tout à fait consubstantialiste : essence unique du Père, du Fils et de l'Esprit saint. Arius, postérieur, pose une hiérarchie des essences là où Origène parle d'un ordre des trois personnes dans la même essence (l'orthodoxie nicéenne ne dira pas autre chose).
<br /><br />
Aucune raison non plus de comprendre des héritiers médiévaux d’Origène, tels les cathares <a href="#sdfootnote(*)sym" id="sdfootnote(*)anc">(*)</a>, comme ariens : le discours catholique du Moyen Âge occidental connaît des glissements tendant à confondre ordre dans la Trinité et hiérarchie de substances, regardant <i>ipso facto</i> l'héritage post-origénien des cathares comme arien, éventuellement par malveillance. Mais rien n'oblige à recevoir une déformation polémique comme une description juste. Au point qu’Origène est une des références d’Athanase !
<br /><br />
Il convient d'ajouter qu’il n’est pas juste, et pour Arius et pour les trinitariens, de dire qu’Arius est “trinitaire”, sachant que le terme trinité, <i>trias</i> en grec, signifie littéralement 3 en 1. Or c’est précisément ce qu’Arius refuse. Il soutient au contraire qu’il fut un temps dans la préexistence où le <i>Logos</i> n'existait pas, où seul le Père existait. Puis, le <i>Logos</i> a été créé par le Père. Selon le patristicien JND Kelly, Arius réfère à Origène “spécieusement”, c’est-à-dire de façon fallacieuse. Certes, rien à voir avec les unitariens modernes, mais pas trinitaire non plus. Ça ressemble au fond, <i>mutatis mutandis</i>, aux Témoins de J.
<br /><br />
Le problème des Occidentaux est très tôt un risque de modalisme. La théologie orientale, qui maintient dans la Trinité l’ordre qu'oblitère le modalisme, peut apparaître faussement comme “arienne” à un Occident qui risque de glisser au modalisme. Ainsi en a été faussement accusé Origène.
<br /><br />
De même les débats concernant les cathares, relatés par des textes de polémistes et de l’Inquisition (taxant les hérétiques d'arianisme, accusation loin d'être aussi fréquente que l'accusation de manichéisme), ressemblent fort à des attaques calomnieuses — mécompréhension ou malveillance ?! Si les cathares savent de quoi ils parlent, il n’y a pas plus de raison d’en faire des ariens que de faire un arien d’Origène, clairement consubstantialiste (c’est-à-dire à l’opposé sur ce point de l'arianisme) ! D’autant que sachant l’hérésie condamnée chez les cathares (dualité de mondes / dualisme), ça n’avait pas grand sens d'en rajouter d'autres, en théologie trinitaire et christologie, qui n'avaient aucune utilité supplémentaire quant à la thèse centrale - à moins de prendre pour argent comptant les caricatures de leurs ennemis.
<br /><br />
J’ai rappelé au début de mon livre <i>La papauté, les cathares et Thomas d’Aquin</i> que l'arianisme avait les faveurs systématiques des premiers empereurs chrétiens (et j’ajoute de leurs thuriféraires comme Eusèbe de Césarée) parce que les empereurs espéraient “en-dessous” du Dieu que tout le monde admettait, plusieurs divinités médiatrices possibles : Apollonius de Tyane, le Christ, Mithra, Orphée, les plus grands empereurs, etc. À l’époque, l’arianisme est tout simplement la théologie du pouvoir ! Plus tard, l’Occident (en risque de modalisme) cessera de comprendre la théologie trinitaire (et non-arienne !) des Églises orientales… et sans doute de même, des cathares.
<br /><br />
<div style="text-align: right;"><a href="https://rolpoup0.blogspot.fr/p/blog-page.html" target="_blank">RP</a>, 8.03.22</div>
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<a href="#sdfootnote(*)anc" id="sdfootnote(*)sym">(*)</a> Cf. <a href="https://www.facebook.com/catharesetprotestants/posts/5176292245788490?__cft__[0]=AZXF5rEx4Yk7lDmDcQA5Q-gdDPDFxD2fp7b6liz4sbbq-YjPUBYfGu_0SI5kLdOn4V1f0ca-aT3xN42ueAYqK-fFB2YdCqbGiPUNnr7W6JqDqHwfcF1eyMYRbLV8SVe6cxBXc4HTnP-D49DnrhokfPq0sy56Lln96mklzBq_Uk0q8FGX_51GEcC5rCiPLbk8pfTGLD63NzwTVV7tKivT_29D&__tn__=%2CO%2CP-R" target="_blank">Marcel Dando (<i>Cahiers d’Etudes cathares</i>, IIe série n°82, été 1979, p. 20)</a> : « L'hostilité envers Origène a fait que ceux qui se sont inspirés de ses doctrines, les ont étudiées et commentées, l'ont fait dans l'ombre, ce qui a eu pour conséquence que bien des idées qui, chez le Maître n'étaient que des suggestions, des suppositions, ont acquis force de loi et sont devenues catégoriquement hétérodoxes. Il est frappant que <a href="https://artsrtlettres.ning.com/m/blogpost?id=3501272%3ABlogPost%3A1398498" target="_blank">l'origénisme</a> qui se retrouve dans le catharisme est à peu de choses près le même qu'aux Ve et VIe siècles. On peut en conclure que c'est le repli de l'origénisme sur lui-même, selon une tradition jalousement conservée dans une ambiance hostile, qui a mis un frein à une évolution qui autrement se serait peut-être produite. » </div>
<br><br>
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-92061830498760770022022-01-15T14:00:00.123+01:002023-03-08T08:45:25.642+01:00Providence et/ou prédestination, du côté obscur de la grâce
<br /><br />
<div class="separator" style="text-align: center;"><img title="Césaire d’Arles remettant la Bible aux moniales (détail)" border="0" data-original-height="800" data-original-width="1115" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/a/AVvXsEizk7y_H2QR4ZYU3Lt9t8lvz4bsiL2GTkbiMyUj9-J3xIz1ZiahmmLDwSfero0DpkPOYc9V81oJWsBt0q2ZJoQ6g737DJ7xVBaXYHa14up0XMw8tiXgqWyRCRPBYkMeXkYvKCJMWJE4lK6qabNZSmAtEzusv20MSvDIBZ0BkYrl4jbBfHWZL8EoUyArxw=s1115" width="580" /></div>
<br /><br /><div style="text-align: right;"><i>“La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante,<br />
gardait pour [Luther et Calvin] sa double face. <br />
Pour nous, il n'y a plus d'élus.”</i> <br />
(Emil Cioran, <i>Syllogismes de l’amertume</i>, 1952, folio p. 64)</div>
<br /><br /><div style="text-align: justify;">Si la notion de providence précède dans l’Antiquité les développements chrétiens, elle prendra en christianisme l'aspect d’une réparation divine miséricordieuse, par grâce, d’un monde corrompu et d’individus abîmés par une chute originelle ; apparaît en contrepartie une face sombre, terrible. C’est cette face sombre — déployée en <i>des</i> faces sombres, au pluriel, on va le voir (de façon non-exhaustive) — que je vous propose de considérer (sans trop nous y appesantir quand même, le Dieu à prêcher, rappelait Luther, étant celui de la grâce) ; puis nous verrons quelle sortie a pu être envisagée. Il y a du mal dans le monde, qui n’échappe toutefois pas au Dieu que la foi reçoit comme n’en étant pas la source, comme le condamnant au contraire ! Alors dans la prédestination, rien n’échappant à Dieu, la providence trouve son visage miséricordieux face à une dimension des plus sombres. Une citation pour rappeler cela :<br /><br />
<i>« De même que la prédestination est une part de la providence à l’égard de ceux qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la réprobation à son tour est une part de la providence à l’égard de ceux qui manquent cette fin. D’où l’on voit que la réprobation ne désigne pas une simple prescience ; elle y ajoute quelque chose selon la considération de la raison […]. Car de même que la prédestination inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d’infliger la peine de damnation pour cette faute. »</i> (Thomas d’Aquin, <i>Somme de théologie</i>, I, qu 23, a 3, resp.)
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
La notion de prédestination est un classique, notamment en Occident où elle sera le plus développée. Elle y a été traitée aussi, c’est connu, par Calvin (au point que l’on imagine parfois faussement qu’il l’a inventée !). Calvin (1509-1564) étudie la question dans ses traités de <i>La Congrégation sur l’élection éternelle</i> (1551) et <i>De la prédestination éternelle</i> (1552) ; elle n’occupe que quatre chapitres en fin du livre III de son <i>Institution de la religion chrétienne</i> (<i>IC</i> — éd. de 1559, le thème était absent de sa 1ère édition). Place congrue, donc. Ce qui n’en fait toutefois pas une notion peu importante pour lui : elle est capitale dans les théologies de la grâce comme remède au péché, et donc dans les théologies de la Réforme. Reçue dans plusieurs textes de la Bible, elle est tenue par les Réformateurs comme le pendant inévitable de la gratuité du salut.
<br /><br /><br />
<b><i>Un classique en Occident (chrétien et philosophique)</i></b>
<br /><br />
<i>« Tout l’ensemble du genre humain a été condamné dans sa racine apostate par un si juste jugement divin que même si aucun homme n’en avait été délivré, personne ne pourrait à bon droit blâmer la justice de Dieu. Quant à ceux qui sont délivrés, il fallait bien qu’ils le fussent : pour démontrer, par le nombre plus grand de ceux qui ne l’ont pas été mais qui furent abandonnés dans la plus juste des damnations, ce qu’a mérité la masse entière des hommes, et à quoi aurait conduit, pour les élus eux-mêmes, le jugement de Dieu qui leur était dû, si la miséricorde de Dieu, nullement due, n’était venue à leur aide. »</i> (Augustin, <i>Enchiridion</i>, ch. 99. PL 40, 278)
<br /><br />
Lorsque l’Apôtre dit <i>« "Ceux qui ont été appelés selon son dessein" (Ro 8, 28), il s’ensuit manifestement que les autres n’ont pas été appelés selon son dessein. En effet, le mot "dessein" signifie ici la prédestination de Dieu ou encore sa libre élection et délibération, ou son conseil »</i>. (Luther, <i>Commentaire de l’Épître aux Romains</i>, L & F, T. XII, p. 144)
<br /><br />
Luther a développé cela au plus précis dans son livre fruit de sa polémique avec Érasme, <i>Du serf arbitre</i>.
<br /><br />
Érasme contournait Augustin, que reprenait Luther, en entendant retourner à Origène pour y trouver le libre arbitre mis en question par Augustin… Mais Érasme oublie que si Origène parle de libre-arbitre c’est dans le cadre de sa conception de la préexistence : ce à quoi il l'oppose, c'est au déterminisme (des gnostiques valentiniens voulant trois catégories d'hommes prédéterminés). Le libre arbitre d'Origène ne concerne pas l’humain déchu, mais son âme préexistante. Dans le monde de la chute, on n’en est plus là ! <i>“Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas”</i>, écrivait Paul aux Romains (7, 19).
<br /><br />
On est désormais en proie à la captivité du monde sensible. Est-on si loin de Spinoza écrivant que <i>“les hommes se trompent quand ils se croient libres ; cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés”</i> ? Est-on si loin, avec le fameux déterminisme de Spinoza, de la notion de serf arbitre ? Pas de ce déterminisme astral des valentiniens que refuse Origène, mais déterminisme psychologique. Cela dit, à la différence d’Augustin ou de Luther et Calvin, ce n’est pas la grâce souveraine qui en libère, mais, pour Spinoza, la prise conscience et la réforme morale, selon que Dieu n’est pas tant transcendant que nature et immanence : <i>Deus sive natura</i>. Tandis que la prédestination parle plutôt d'une libération transcendante par rapport au déterminisme.
<br /><br />
Près de deux siècles après Spinoza (1632-1677), Schopenhauer (1788-1860) le cite, entre autres, dans son <i>Essai sur le libre arbitre</i>. Au chapitre 4, intitulé “Tous les grands penseurs se sont rangés à l’idée déterministe”, Schopenhauer énumère : le prophète Jérémie. — Luther. — Aristote. — Cicéron. — Clément d’Alexandrie. — Augustin. — Hume. — Kant. — Hobbes. — Spinoza, etc. (il y en a d’autres encore), qu’il appelle, c’est le titre de son chapitre 4, “Mes prédécesseurs”. Dans cette liste non exhaustive, la spécificité de la doctrine chrétienne, qui dès les premiers siècles, se sépare de l’idée de déterminisme astral, est résumée par le titre de l’ouvrage de Luther <i>Du serf arbitre</i>, titre qu’il emprunte à saint Augustin (dans son traité <i>Contre Julien d’Eclane</i>, un de ses adversaires pélagiens). Le terme d’Augustin repris par Luther, serf arbitre, signifie que notre libre arbitre étant captif du péché, il est au fond illusoire, le péché dont il est esclave fait que le mal-nommé libre arbitre n’est en réalité pas libre, mais serf, esclave.
<br /><br />
Encore une fois : un classique, ô combien, on va le voir de plus près. Mais tout d’abord, pour discerner les conséquences de cela :
<br /><br />
Un résumé de Karl Barth disant : <i>« La réprobation éternelle de l’homme est, une fois pour toutes, la réprobation subie et par conséquent "rejetée" par Jésus-Christ, en qui Dieu s’est sacrifié lui-même. S’il en est bien ainsi, il est clair que le réprouvé existe par définition d’une manière absolument différente de l’élu. Il est l’homme que le Dieu tout-puissant, saint et miséricordieux, n’a pas voulu. Parce que Dieu est sage et patient jusque dans ce qu’il réprouve, cet homme peut encore exister tel quel, il n’est pas simplement éliminé. »</i> (Karl Barth, <i>Dogmatique</i>, Vol.II, T.2, L&F 1958 liv. 8 p. 446)
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Façon de relecture de Calvin (<i>IC</i> III, xxi, 5) : <i>« Nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu par lequel il a déterminé ce qu'il voulait faire d'un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle damnation. Ainsi, selon la fin à laquelle est créé l'homme, nous disons qu'il est prédestiné à mort ou à vie. »</i> Ce qui veut dire que le mal même n’échappe pas au Dieu éternel. Augustin n’a rien dit d’autre.
<br /><br />
La froideur apparente du vocabulaire des auteurs que je viens de citer correspond à une mise en ordre systématique de ce qui a déjà été dit par la plupart des théologiens occidentaux, parfois d’une façon moins littérairement précise — mais pourtant déjà clairement défini par le IIe Concile d'Orange.
<br /><br /><br />
<b><i>Le IIe Concile d’Orange (529)</i></b>
<br /><br />
Contre les disciples du moine celte Pélage, qui affirmaient après lui, et contre l’enseignement d’Augustin, que le salut dépend de la volonté et de l’action humaine et contre les « semi-pélagiens », qui tenaient qu’au moins le début de la foi relève d’un acte de la volonté — le Concile d’Orange proclame que le commencement de la foi-même — l’<i>initium fidei</i> — ne dépend que de la grâce.
<br /><br />
Car (Canon 1) <i>« Si quelqu'un dit que, par l'offense résultant de la prévarication d'Adam, l'homme n'a pas été tout entier, dans son corps et dans son âme, "changé dans un état pire", et s'il croit que le corps seul a été assujetti à la corruption cependant que la liberté de l'âme demeurait intacte, trompé par l'erreur de Pélage, il contredit l'Écriture qui dit : "l'âme qui a péché périra" Ez 18, 20 et : "Ignorez-vous que si vous vous livrez à quelqu'un comme esclave, pour lui obéir, vous êtes esclave de celui à qui vous obéissez ?" Rm 6, 16 et : "On est esclave de celui par qui on s'est laissé vaincre" 2 P 2, 19. »</i>
<br /><br />
Conclusion du Concile, donnée par Césaire d’Arles : <i>« Ainsi, selon les sentences de la sainte Écriture alléguées plus haut et les définitions des anciens Pères, nous devons avec l'aide de Dieu, prêcher et croire que le péché du premier homme a tellement dévié et affaibli le libre arbitre que personne, depuis, ne peut aimer Dieu comme il faut ni croire ni faire le bien pour Dieu si la grâce de la miséricorde divine ne l'a prévenu. C'est pourquoi nous croyons qu'Abel le juste et Noé et Abraham et Isaac et Jacob et toute la multitude des saints d'autrefois, n'ont pas reçu cette admirable foi, dont saint Paul les loue dans sa prédication He 11, 1 (et sq.), par la bonté de la nature donnée primitivement à Adam, mais par la grâce de Dieu. »</i>
<br /><br />
Luther et Calvin, comme les Pères, les théologiens médiévaux et les autres Réformateurs et après eux nombre de philosophes et théologiens modernes, s’inscrivent tout simplement dans cet enseignement classique de l’orthodoxie chrétienne occidentale. Les précisions de l’enseignement de Calvin, et de ses successeurs, restent dans cette perspective : dans tous les cas, le mal est un scandale inexcusable, qui encourt la justice de Dieu auquel il n’échappe pas, et donc sa réprobation.
<br /><br />
Dieu terrible ? Une alternative rationnelle serait celle d’un autre tenant de l’idée de prédestination, le théologien cathare du XIIIe siècle Jean de Lugio, faisant procéder le mal d’un mauvais principe éternel et étranger à Dieu — prédestination radicale ici : avec deux principes opposés, pour un triomphe final inéluctable du Dieu bon.
<br /><br />
<i>Mutatis mutandis</i>, mais toujours dans la volonté d’atténuer le problème, au XVIIIe siècle, un John Wesley, dans le protestantisme, mettra en œuvre l’idée classique de « grâce commune », mais en un sens de préparation universelle à recevoir le salut (de façon assez proche, on trouve en catholicisme des idées similaires chez les adversaires de Pascal et des augustiniens). Cette « grâce prévenante » du méthodisme wesleyen, est différente de la grâce générale ou conservante du calvinisme — qui, elle, est équivalente à la providence qui empêche le monde de sombrer dans le chaos, mais qui n’offre pas le salut.
<br /><br />
Toujours dans la perspective d’une alternative, on a aussi envisagé, déjà très tôt dans l’histoire, l’universalisme du salut (remis en honneur aux temps modernes et contemporains) : tout le monde sera sauvé, par grâce, sachant que nul ne peut se prévaloir d’une supériorité spirituelle ou morale sur autrui. Une option qui ne résout pas pour autant le problème de la permanence de la pratique du mal (le mal au paradis ?… Pour que ça recommence !?) — à moins que l’on n’envisage une purification finale, via par exemple des notions comme métempsycose ou purgatoire, ou une élimination finale miraculeuse du mal.
<br /><br /><br />
<b><i>Effets pervers</i></b>
<br /><br />
L’élection qui sauve est foncièrement particulière, concernant les individus, retirés par grâce de la <i>massa perditionis</i> de l’humanité déchue (l'expression est de saint Augustin). Mais la notion connaît aussi, et déjà dans la Bible, une dimension générale ou collective (les bienfaits d’un peuple fidèle, élu en vue de cela, profitent à toute la nation : cf. la prière de Jérémie pour le bien de Babylone). Calvin (<i>IC</i> III xxi, 5-6) mentionne et développe l’idée de l’élection d’Israël, qui peut valoir par analogie pour chaque peuple. Une élection collective qui est avant tout élection à une tâche, élection qui correspond à une vocation dans l’Histoire du salut, laquelle ne dispense pas, au contraire, les individus de leur responsabilité morale. Concernant dans la Bible en premier lieu Israël, elle peut valoir par extension et par analogie pour d’autres nations — parlant alors bientôt de mission.
<br /><br />
La question va se poser de façon nouvelle fin XVe début XVIe siècles, avec l’élargissement géographique du monde connu de l’Europe. Et bientôt la notion d’élection collective va dévoiler des effets pervers.
<br /><br />
Commençons ce point en citant un texte qui a tout à voir avec l’élargissement du monde, la <i>Très brève relation de la destruction des Indes</i> (1ère publication 1552 à Séville interdite par l’Inquisition en 1659) du dominicain Bartolomé de Las Casas (1474-1566). Quelques extraits :
<br /><br />
<i>« L'île Espagnole (Hispaniola) est la première où les chrétiens sont entrés (au "Nouveau monde") et où commencèrent les grands ravages et les grandes destructions de ces peuples […]. Ils ont commencé par prendre aux Indiens leurs femmes et leurs enfants pour s'en servir et en faire mauvais usage, et par manger leur nourriture qui venait de leur sueur et de leur travail ; ils ne se contentaient pas de ce que les Indiens leur donnaient de bon gré, chacun suivant ses possibilités ; celles-ci sont maigres, car ils ne possèdent généralement pas plus que ce dont ils ont besoin d'ordinaire, et qu'ils produisent avec peu d'effort ; ce qui suffit à trois familles de dix personnes chacune pour un mois, un chrétien le mange et le détruit en un jour. Devant tant d'autres violences et vexations, les Indiens commencèrent à comprendre que ces hommes ne devaient pas être venus du ciel…
<br />
« Ils embrochaient sur une épée des enfants avec leurs mères et tous ceux qui se trouvaient devant eux. Ils faisaient de longues potences où les pieds touchaient presque terre et par groupes de treize, pour honorer et révérer notre Rédempteur et les douze apôtres ; ils y mettaient le feu et les brûlaient vifs […]. A d'autres et à tous ceux qu'ils voulaient prendre en vie ils coupaient les deux mains, et les mains leur pendaient ; et ils leur disaient : "Allez porter les lettres", ce qui signifiait d'aller porter la nouvelle à ceux qui s'étaient enfuis dans les forêts. […].
<br />
« Le soin qu'ils prirent des Indiens fut d'envoyer les hommes dans les mines pour en tirer de l'or, ce qui est un travail intolérable ; quant aux femmes, ils les plaçaient aux champs, dans des fermes, pour qu'elles labourent et cultivent la terre, ce qui est un travail d'hommes très solides et rudes. Ils ne donnaient à manger aux uns et aux autres que des herbes et des aliments sans consistance ; le lait séchait dans les seins des femmes accouchées et tous les bébés moururent donc très vite. Comme les maris étaient éloignés et ne voyaient jamais leurs femmes, la procréation cessa. Les hommes moururent dans les mines d'épuisement et de faim, et les femmes dans les fermes pour les mêmes raisons… <br />
Dire les coups de fouet, de bâtons, les soufflets, les coups de poings, les injures et mille autres tourments que les chrétiens leur infligeaient quand ils travaillaient, il faudrait beaucoup de temps et de papier ; on n'arriverait pas à le dire et les hommes en seraient épouvantés. »</i>
<br />
<br />
La raison de ce traitement des « Indiens » que dénonce Las Casas s’apparente à une idée d’élection, comme cela apparaît dans la fameuse controverse de Valladolid à laquelle il a pris part pour défendre lesdits « Indiens ». Son adversaire Sepulveda, qui a eu gain de cause, soutient que ce traitement est légitime parce que les « Indiens » ne sont pas à proprement parler des hommes ! (<i>sic</i>), comme le démontre leur idolâtrie (re-<i>sic</i>)… On est au départ d’une attitude qui légitime dès lors le racisme et les théories sur la « hiérarchie des “races” ». Après avoir exterminé les « Indiens », on déportera des Africains en esclavage à leur place, toujours à l’appui des mêmes théories sur la « hiérarchie des “races” ».
<br /><br />
Pour en rester à l’effet pervers colonisateur et pour souligner à quel point c’est bien un effet pervers, qui n’a rien à voir avec la notion d’élection enseignée d’Augustin aux Réformateurs, je vais citer à présent un autre dominicain, le Réformateur protestant Martin Bucer (qui a les mêmes convictions que les autres Réformateurs sur la prédestination), collaborateur et maître de Calvin à Strasbourg (Calvin lui a emprunté son ecclésiologie). Bucer écrit un texte qui concerne « les Indiens » d’Amérique. Il date de 16 ans avant le récit de Las Casas. Je le cite :
<br /><br />
<i>« On considère la découverte et la conquête de nouvelles terres et de nouvelles îles comme une grande victoire et comme le moyen d'une formidable expansion du monde chrétien. Je pense, moi, qu'elles sont de nature à susciter la colère de Dieu. Car, en réalité, il ne s'agit d'autre chose que d'arracher au pauvre peuple sa vie et ses biens, et finalement son âme, au travers de la foi pleine d'erreurs imposée par les moines.
<br />
J'ai entendu Juan Glappion, le confesseur de Sa Majesté l'Empereur, se plaindre devant un groupe d'honorables personnes que, lors de leurs récentes découvertes de territoires, les Espagnols obligeaient le pauvre peuple à leur chercher de l'or et autres choses, en les traitant fort mal. Comme ces malheureux ne supportaient ni les travaux qui leur étaient imposés, ni les tortures qu'on leur infligeait, ils étaient pratiquement voués à la mort.
<br />
En ce qui nous concerne, que résulte-t-il de tout cela ? Combien de braves gens ont été sacrifiés, dans toutes ces expéditions maritimes ! On y a gagné beaucoup, mais ce ne sont jamais que des biens matériels, acquis au prix de terribles combats. Pompe et orgueil d'un côté, oppression du pauvre peuple de l'autre. Faire des affaires pour s'emparer de toute la richesse du monde ! On traite arbitrairement ceux qui, en travaillant dur, arrivent à peine à survivre. Et c'est cela qu'on appelle étendre et renforcer la chrétienté ? »</i> (Martin Bucer, 1538)
<br /><br />
Ce qui est dénoncé dans cet ordre des choses, providence et prédestination, sous l’angle de l’idée d'une élection collective, concerne donc tous les peuples… De là à considérer que si les peuples de chrétienté sont élus, que d’autres peuples sont collectivement réprouvés et que suite à cela, s’y appuie l’idée d’une « hiérarchie des “races” », il n’y a qu’un pas que certains franchiront, l’appuyant même, au XIXe et au XXe siècles, sur les théories génétiques de Darwin (Aimé Césaire verra dans le mépris colonial une racine du nazisme) ; ou aujourd’hui, l'appuyant sur la <i>sharia</i> pour disqualifier qui n’est pas membre des élus collectifs, concernant le dernier génocide perpétré à ce jour, contre les Yézidis ! Et vogue la galère — où « Indiens » et autres peuples, colonisés ou autres, deviennent des réprouvés, au fond voués à disparaître devant les « races supérieures » chargées de leur apporter leur lumière (cit. Jules Ferry, digne continuateur de la chrétienté en Tintin chez les « Indiens »)… cela donnant de bons prétextes pour l’exercice du lucre et des bas instincts. On aurait pu aussi parler les millions femmes assassinées comme « sorcières », au fond du fait d’un prétendue supériorité mâle, équivalent de la prétendue supériorité des Européens chrétiens donc élus.
<br /><br />
Si on est là totalement en dehors de ce que sont la providence et la prédestination bibliques, il fallait tout de même mentionner cet effet pervers… pour toucher du doigt ce que la remarque de Cioran — <i>« pour nous il n’y a plus d’élus »</i> — peut avoir de pertinent ; et pour entendre pourquoi cet effet pervers de l’élection est préalablement condamné et corrigé entre autres par Calvin pour qui l’élection est toujours en vue de la sainteté ! (<i>IC</i> III, xxii, 3)
<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br />
Allons un peu plus loin. Sachant ce qu’est la prédestination, le rôle qu’elle joue pour les Réformateurs et pour Calvin, la notion pourrait, sous l’aspect négatif, celui de la réprobation, être un pilier de la condamnation des bourreaux (ou des auto-justifiés pour croire n'avoir pas eu de tels ancêtres) — la notion étant loin de justifier quiconque !
<br /><br /><br />
<b><i>Signification de la prédestination pour la Réforme</i></b>
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Il n’y a de réprobation que du mal et de ses auteurs (et qui s’en dirait exempt ?) : il ne faut pas oublier que la réprobation est fonction de la justice de Dieu qui condamne le mal, la grâce étant, elle, fonction de sa seule miséricorde. Pour le christianisme, elle s’opère en Christ, c’est-à-dire en celui qui a subi la violence des hommes. Elle vaut aux élus jusqu’à la persécution a averti Jésus.
<br /><br />
Or voilà que, c’est ce qu’il faut percevoir derrière propos de Bucer que nous avons lus : pour fait de témoignage à la grâce gratuite de Dieu se sont déchaînées des persécutions, perpétrées par les mêmes qui procèdent déjà au génocide des « Indiens ». Pareillement, les persécuteurs promettent à celles et ceux qui reçoivent le message de la Réforme, taxés d’hérétiques, rien moins que l’enfer, comme aux « Indiens » déclarés idolâtres et autres « sorcières ». Eux qui, les unes comme les autres, seront persécutés aussi dans les lieux ayant reçu la Réforme !
<br /><br />
Avant cela, les Réformateurs pensent à ceux qui sont menacés d’enfer pour cause d’hérésie protestante, et sont dès ce temps-ci privés de toute protection par l’excommunication ! Comme Luther avait été privé de protection civile après sa condamnation. (Nul n’étant parfait, ni à l’abri de ses propres travers, le même Luther deviendra, des années plus tard, peut-être après un AVC au lobe frontal, un violent accusateur des juifs !)
<br /><br />
Pour l’heure, à l’instar des « sorcières » et des « Indiens » dénoncés et persécutés comme « idolâtres », les « hérétiques » protestants sont pourchassés. On n'est pas encore en des temps œcuméniques !
<br /><br />
Eh bien, dans ce cadre, la prédestination calvinienne dit tout simplement : ne craignez pas ! Ne les craignez pas ! Quand bien même vous êtes excommuniés par les hommes, votre seule foi, votre seule confiance en la grâce de Dieu, qui précède tous les temps, qui précède a fortiori ceux qui vous taxent d’hérésie, cette seule confiance est pour vous le signe que de toute éternité Dieu vous tient en sa garde !
<br /><br />
Mieux — et c’est la face dite négative, « l’horrible décret », selon le mot de Calvin, horrible non pas tant au sens d’affreux, qu’au sens selon lequel il est redoutable et propre à faire frémir — ceux qui vous tourmentent, et qui rejettent si manifestement la grâce de Dieu, sont réprouvés pour leur injustice, et ce de telle sorte que leur injustice même, leur endurcissement dans la violence, n’échappe pas au Dieu qui vous tient en sa garde, comme l’endurcissement du Pharaon devenait l’occasion pour le peuple délivré par pure grâce de voir éclater la majesté du Dieu qui, sans tenir compte du mérite, délivre « à main forte et à bras étendu ».
<br /><br />
Dieu nous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse (IC III, xxiv) ; cela contre le décret de réprobation, qui est mystérieux et juste, mais en impasse : en ce sens qu’annoncer à quiconque à voir un signe de réprobation dans son incroyance ou sa mal-croyance serait « maudire plutôt qu’enseigner » (IC III, xxiii, 14).
<br /><br />
Aujourd’hui, en nos temps heureusement œcuméniques, la leçon garde son actualité morale et spirituelle : c’est en vue de la sainteté que l’on est au bénéfice de la grâce, pour intercéder devant Dieu même pour les pires persécuteurs comme l’a demandé Jésus, et pas pour se croire permis d’exercer violence et corruption. Et quoi qu’il en soit des épreuves de la vie, c’est à la grâce divine, mystérieuse, qu’il s’agit de recourir pour recommencer quand même contre tout désespoir (c’est la leçon du livre de Job).
<br /><br />
En ce monde tragique qui est le nôtre, qui est toujours le nôtre, c'est donc essentiellement d’une doctrine de consolation qu’il est question, considérant qu’il n’y a rien en nous qui puisse acquérir le salut, lequel procède de la grâce seule. On est alors devant une miséricorde perçue comme mystère, contrepartie d’une perdition sans cela inéluctable des êtres humains, « serfs du péché » (péché qui saisit même notre mécompréhension de l’élection pour nous rendre captifs de notre perversion), vraie servitude, selon le titre du traité de Luther emprunté à saint Augustin : le serf arbitre, pendant de la <i>sola gratia — sola fide</i>.</div>
<br /><br /><div style="text-align: right;"><a href="https://docs.google.com/document/d/1wUZnpeGaUobNM-IXljTn7AHIWmz1FeyqCtTny24Y08A/edit?usp=sharing" target="_blank">R. Poupin, Poitiers, 15 janvier 2021</a> — <br />21e Colloque hilarien :<a href="https://drive.google.com/file/d/1dNPXnTRS8CjpP91jEL5Gb8zgm5U7DuXa/view?usp=sharing" target="_blank"><br />Providence et/ou prédestination depuis le temps des pères
</a></div>
<br /><br />
Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-8059571790716253934.post-41629108711416713392021-12-04T13:00:00.010+01:002022-07-06T11:03:23.717+02:00Cathares. Indices convergents d’une nostalgie d’éternité
<div style="text-align: center;"><br />
<br />
<img data-original-height="494" data-original-width="751" height="420" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhMXn8c79Npi-BjlU2gSL7rYXvbhDFI9A7JWwTVxe5sZeJ0HExLG20ZovZyKWGCjFQsIyvwS_7Tqac74yq7PWAt2lFA0j9rl8POx1hGwpkdghSxvsDjmwzkbfIS_-LT_uojg4Hp-7jrIvAE/s600/chateau-et-remparts-de-la-cite-de-carcassonne.jpg" title="Carcassonne - site payscathare.org" width="580" /></div><br />
<br />
<div style="text-align: justify;">Ceux qui ne se sont jamais donné ce nom à eux-mêmes, les cathares, n’existent plus ! Je parle du catharisme historique, disparu comme tel des terres d'Oc au XIVe siècle, quoiqu'il en soit des divers néo-catharismes contemporains. Je rejoins en ce sens René Nelli écrivant en 1968, à l'article "Réincarnation" de son <i>Dictionnaire des hérésies méridionales</i>, à propos de son ami Déodat Roché : <i>"L'opinion de M. Déodat Roché, que la matière elle-même se purifie progressivement, est très séduisante, elle est peut-être vraie, mais ne figure à notre connaissance, dans aucun texte cathare […]"</i>. Sur ce point, R. Nelli ne suit donc pas D. Roché, ce qui ne l'empêche pas de lui garder son respect, son amitié, et même, peut-être, d'en être influencé… comme lorsqu'il développe à son tour une philosophie riche, revendiquée dualiste (cf. l'analyse de Michel Roquebert : <a href="https://docs.google.com/document/d/1-mZloQcLIdimQAEHUm6fD3wowjzAggWVHpeEoL57HHA/edit?usp=sharing" target="_blank">“‘Introduction à une dialectique du bien et du mal’ ou comment René Nelli entra en catharisme”</a>), philosophie profonde, mais débordant peut-être ce qu'auraient dit les cathares historiques, parlant desquels je reste en retrait de ce que R. Nelli me semble développer, et que l'on retrouve dans <a href="https://drive.google.com/file/d/1WpwH470EOlrI4dtFXPiouq5S3x2HQmCl/view" target="_blank">la présentation de cette rencontre</a> par l'<a href="https://aecnelli.com/2021/12/01/cathares-indices-convergents-dune-nostalgie-deternite/" target="_blank">AEC / René Nelli</a> — que je remercie vivement de m'avoir invité. Ne faisant toutefois pas mienne la réflexion proposée, par ex. sur la limitation de Dieu et la mission de l'humain, j’y vois un des témoignages (avec celui de Roché) d’une pluralité de lectures possibles. Admettre la disparition du catharisme historique induit une nécessaire humilité quant à cette diversité de lectures sur lesquelles peuvent ouvrir les sources. <br /> <br />
Par ailleurs, les cathares historiques n'existant plus, il n'y a, en principe, plus d'enjeu actuel… Sinon le respect de leur mémoire. Leur disparition, une sortie de l’histoire en forme d’ironie tragique, scelle définitivement l’écho d’une nostalgie d’éternité… Au-delà de l’actualité de la recherche historique sur l’hérésie médiévale, recherche toujours en cours, cet écho, répercuté de siècle en siècle jusqu’à nos jours comme porte de poésie, a couru en arrière-plan des compréhensions historiennes de l’hérésie. De l’humanisme du XVIe siècle au romantisme puis au surréalisme (où l’on ne peut pas ne pas penser à René Nelli), l’intuition poétique paraît souvent rejoindre ce que l’on sait de l’ancienne hérésie… C’est ainsi qu’on pourrait presque inscrire, <i>mutatis mutandis</i>, Lamartine parmi les héritiers du catharisme.
<br />
<br />
<div style="text-align: center;"><blockquote><i>« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,</i><br />
<i> L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux ;<br />
Soit que déshérité de son antique gloire,<br />
De ses destins perdus il garde la mémoire ;<br />
Soit que de ses désirs l'immense profondeur<br />
Lui présage de loin sa future grandeur :<br />
Imparfait ou déchu, l'homme est le grand mystère.<br />
Dans la prison des sens enchaîné sur la terre,<br />
Esclave, il sent un cœur né pour la liberté ;<br />
Malheureux, il aspire à la félicité »</i>.</blockquote>(Alphonse de Lamartine — dans <i>Méditations poétiques</i>, « L’Homme »)</div><br />
Voilà qui est presque cathare ! Si ce n’est que, pour les cathares, ce souvenir des cieux n’est pas spontané. Nous avons oublié le paradis céleste duquel, suite à une faute indicible, nous sommes déchus, désormais exilés dans nos « tuniques d’oubli » — c’est le nom que les cathares donnent à nos corps temporels. La mission de l’Église cathare, qui, selon sa foi, lui a été confiée par le Christ venu dans le monde sans y être déchu, fut de réactiver la mémoire perdue en communiquant le don de l’Esprit saint, par le « consolament », <i>via</i> l’imposition des mains des « bons-hommes », appelés aussi « parfaits », notamment par les Inquisiteurs, mais peut-être pas uniquement par eux (cf. <a href="https://rolpoup0.blogspot.com/2019/05/histoire-des-albigeois.html" target="_blank">Jean Chassanion, <i>Histoire des Albigeois</i>, 1595, rééd. 2019, Brenon, Jas, Poupin, éd. Ampelos</a>, qui renvoie à Paul, par ex. 1 Co 2, 6 : « c'est une sagesse que nous prêchons parmi les parfaits »)… lesquels Inquisiteurs sont parvenus à leurs fins : les « parfaits » cathares ont été exterminés jusqu’au dernier : reste-t-il alors un salut, une consolation, une voie de retour au paradis céleste ?…<br />
<br />
Remarquons que chez Lamartine, le souvenir perdu est imprécis. Il hésite : mémoire d’un destin perdu ? Désir en forme de présage d’une future grandeur ? Contraste en tout cas que cette nostalgie en regard de l’épreuve d’une prison des sens enchaînant l’humain sur la terre… <br />
<br />
On a là une porte d’entrée remarquable pour parler des cathares. Cette dualité qui est entre l’intuition confuse de notre éternité et le malheur de notre esclavage corporel, sensoriel, qui accentue notre aspiration à la félicité, est l’essentiel du fameux dualisme cathare.<br />
<br />
Que de caricatures n’en a-t-on pas fait — notamment <i>via</i> le non moins caricatural qualificatif : « manichéens », synonyme pour les médiévaux, et parfois les modernes, de cathares ; ou pour les deux termes, synonyme d’hérétiques, tout simplement, au Moyen Âge (et « hérétiques » est le terme le plus employé alors).<br />
<br />
Cela sans compter que le catharisme ignore tout de la religion manichéenne, l’usage qui est fait du nom de cette religion dont les cathares ne se réclament pas est de toute façon déjà lui-même une caricature où ne se seraient pas reconnus les manichéens… <br />
<br />
À savoir : « manichéisme » — c’est-à-dire simplisme outrancier, qui ne sait voir qu’en contraste. Doublement caricatural donc que de considérer que c’est là le dualisme cathare — puisque, sans compter que ce simplisme n’est pas la religion manichéenne, les cathares, par dessus le marché ne se réclament pas de cette religion.<br />
<br />
Le dualisme dit « cathare » est, en ce sens seul de l'intuition d'un au-delà de nos limites (sachant que par ailleurs <a href="https://www.facebook.com/krystel.maurin/posts/pfbid02fnp38hAsLsXtnDYFv5nC19xpfsYEXKgAkTKjQjvAcziXa29kA5qrZDGzuGoWDMtql" target="_blank">pour les cathares, contrairement aux romantiques, la nature relève du Mauvais</a>), celui qui est au cœur du poème de Lamartine, entre autres romantiques — car on pourrait en citer d’autres, qui rejoindraient même plus précisément encore le fameux dualisme cathare.<br />
<br />
Je pense à Baudelaire :<br />
<i><table style="margin-left: 0px; margin-right: 0px; text-align: justify;"><tbody align="justify">
<tr><td style="padding: 0cm 25pt; width: 300px;" valign="top"><br />
<div style="text-align: right;">« Une Idée, une Forme, un Être<br />
Parti de l'azur et tombé<br />
Dans un Styx bourbeux et plombé<br />
Où nul œil du Ciel ne pénètre ;</div><br />
<div style="text-align: right;">Un Ange, imprudent voyageur<br />
Qu'a tenté l'amour du difforme,<br />
Au fond d'un cauchemar énorme<br />
Se débattant comme un nageur,</div><br />
<div style="text-align: right;">Et luttant, angoisses funèbres !<br />
Contre un gigantesque remous<br />
Qui va chantant comme les fous<br />
Et pirouettant dans les ténèbres ;</div><br />
<div style="text-align: right;">Un malheureux ensorcelé<br />
Dans ses tâtonnements futiles,<br />
Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,<br />
Cherchant la lumière et la clé ;</div></td><td style="padding: 0cm 25pt; width: 300px;" valign="top"><br />
<div style="text-align: left;"></div><div style="text-align: left;">Un damné descendant sans lampe,<br />
Au bord d'un gouffre dont l'odeur<br />
Trahit l'humide profondeur,<br />
D'éternels escaliers sans rampe,</div><br />
<div style="text-align: left;">Où veillent des monstres visqueux<br />
Dont les larges yeux de phosphore<br />
Font une nuit plus noire encore<br />
Et ne rendent visibles qu'eux ;</div><br />
<div style="text-align: left;">Un navire pris dans le pôle,<br />
Comme en un piège de cristal,<br />
Cherchant par quel détroit fatal<br />
Il est tombé dans cette geôle ;</div><br />
<div style="text-align: left;">— Emblèmes nets, tableau parfait<br />
D'une fortune irrémédiable,<br />
Qui donne à penser que le Diable<br />
Fait toujours bien tout ce qu'il fait ! » </div></td></tr>
</tbody></table></i><br />
<div style="text-align: center;">(Dans <i>Les fleurs du mal</i>, « L'irrémédiable », première partie)</div><br />
<div style="text-align: center;">*</div><br />
Il m’a semblé falloir partir des romantiques (on va y revenir, et dire leur intérêt) ; commencer par là pour déjouer la tentation consécutive à une approche récente, très à la mode (en tout cas jusqu’à il y a peu), réputée incontournablement universitaire — qui nous rendrait presque impossible, ne serait-ce que faute du temps pris à s’y appesantir, de parler de théologie cathare —, approche, dont il faut pourtant parler, au moins brièvement.
<br />
<br />
Cette approche est basée sur de légitimes considérations de critique historique, initiées au départ par des René Nelli, Jean Duvernoy, ou encore Anne Brenon, Michel Roquebert, etc. (au bénéfice notamment de la découverte de <a href="http://rolpoup1.blogspot.com/2018/10/cathares-indices-convergents-sources.html" target="_blank">sources provenant des cathares eux-mêmes</a>), tous admettant la réalité de l'hérésie médiévale. Puis, depuis la toute fin des années 1990 et le début des années 2000, la critique a fini par aller parfois jusqu’à mettre en question la réalité de ladite hérésie, à commencer par son nom « cathare », en tout cas pour les terres d’Oc, célèbres pour avoir été victimes de la Croisade albigeoise. Cette récente « nouvelle critique » (<a href="https://rolpoup1.blogspot.com/2020/08/cathares-des-reformes-du-xvie-s-lecole.html" target="_blank">qui en cela rejoint sans le savoir la conviction des anciens réformés languedociens</a>) s'appuie sur le fait indubitable qu'on doit recevoir avec prudence ce que les ennemis d'un mouvement, religion ou secte, en ont dit. Cela vaut pour les cathares, les bogomiles, ou d'autres, quant à ce que leurs ennemis ont dit d'eux ou de leurs supposées ascendances et généalogies. <br />
<br />Cela admis, on doit constater que ladite nouvelle critique, revendiquée « déconstructiviste », tient peu compte du fait que l'on connaît depuis déjà plusieurs décennies des sources (publiées de 1885 à 1960) émanant des hérétiques eux-mêmes (des travaux récents, comme ceux du colloque de Carcassonne-Mazamet de 2018 l'ont reconfirmé) : un Nouveau Testament occitan (dit de Lyon), trois rituels (deux rituels occitans, un accompagnant le NT de Lyon et un le recueil de Dublin — lequel est accompagné de développements théologiques, notamment sur le <i>Notre Père</i> — ; et un rituel latin dit de Florence), deux traités de théologie (un de Florence, le Livre de deux Principes (LDP) — accompagné du rituel de Florence — (cf. les récents travaux critiques de David Zbiral) ; et un <i>Traité anonyme</i> — cf. <i>infra</i>). On pourrait mentionner aussi le texte bogomile <i>Interrogatio Iohannis</i>, (cf. les travaux d'Edina Bozoky) que René Nelli a justement placé aussi (avec ses deux versions — latines) dans ses <i>Écritures cathares</i>, en 1959, rééd. Anne Brenon 1995. On reviendra à ce que les textes proprement cathares permettent de percevoir de l'hérésie. La théologie similaire des deux traités, un italien, le <i>LDP</i>, un référant à l'Occitanie, le <i>Traité anonyme</i>, et la présence de trois rituels similaires accompagnant des textes de nature différente (NT, <i>LDP</i>, <i>glose du Pater</i>), permet de dégager des éléments de théologie et de pratique religieuse partagés, et donc une unité trans-régionale.
<br />
<br />Avant d’en venir à la théologie des cathares, telle que leurs textes nous permettent de la discerner au-delà de toutes les nuances internes qui lui confèrent une pluralité, en-deçà d’une réelle, quoique plurielle, unité rituelle (dont le cœur symbolique est le <i>consolament/um</i> — cf. <i>infra</i>), nous ferons d'abord un petit détour, de quelques mots, pour signaler l’usage du terme « cathare » (<a href="http://rolpoup1.blogspot.com/2020/01/reformes-du-midi-au-xvie-siecle-et.html" target="_blank">par les théologiens catholiques médiévaux, cherchant plus de précision que n'en donne le seul terme hérétiques</a>) et la référence à la chose, concernant les terres d’Oc, dès le XIIe siècle. <br />
<br />
<i>Cinq citations, par ordre de « préséance » : concile / pape / consultant conciliaire / deux hérésiologues médiévaux :</i><br />
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1) <a href="http://rolpoup1.blogspot.com/2019/10/latran-iii-des-cathares-en-languedoc.html" target="_blank">Le Concile de Latran III (1179)</a>. Il réunit environ 200 pères conciliaires. Il se tient en trois sessions, en mars 1179. Convoqué par le pape Alexandre III. Pour Rome, XIe concile œcuménique : les 200 pères viennent de toute la chrétienté occidentale (plus l’un d’eux qui est Grec) et sont co-auteurs des canons, témoins donc d’une large connaissance de ce qui y est affirmé sur l’hérésie que le concile (c. 27) nomme, entre autres, « cathare », appliquant à l'Occitanie un terme apparu une décennie et demi avant en Rhénanie sous la plume du bénédictin Eckbert de Schönau (cf. <i>infra</i>).<br />
Canon 27 : <i>« Comme dit saint Léon, bien que la discipline de l’Église devrait se suffire du jugement du prêtre et ne devrait pas causer d’effusion de sang, elle est cependant aidée par les lois des princes catholiques afin que les hommes cherchent un remède salutaire, craignant les châtiments corporels. Pour cette raison, puisque <b>dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur</b> et en attirent les simples et faibles pour se joindre à eux, nous déclarons que eux et leurs défenseurs et ceux qui les reçoivent encourent la peine d'anathème, et nous interdisons, sous peine d'anathème que quiconque les protège ou les soutienne dans leurs maisons ou terres ou fasse commerce avec eux. […] »</i> <br />J’ai donné la version retenue par les plus récents critiques : Norman P. Tanner (1990), Giuseppe Alberigo (1994), etc. <br />
Une autre recension de ce canon 27, donnée par le déjà ancien <i>Dictionnaire des Conciles</i> de l’abbé Migne (1847), plus brève, lit : <i>« […] nous anathématisons <b>les hérétiques nommés cathares, patarins ou publicains, les Albigeois et autres qui enseignent publiquement leurs erreurs, et ceux qui leur donnent protection ou retraite</b>, défendant, en cas qu'ils viennent à mourir dans leur péché, de faire des oblations pour eux, et de leur donner la sépulture entre les chrétiens. […] ». <br />
Ici « les Albigeois et autres » résument la géographie plus détaillée des régions infestées dans le Midi occitan par l’hérésie des « cathares, patarins ou publicains »</i> : plus tard, « albigeois » est devenu un qualificatif d’hérésie. La recension plus détaillée, qui mentionne donc <i>« la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et […] d’autres endroits »</i> infestés par l’hérésie, est attestée par Alain (de Lille) de Montpellier, présent au concile (cf. <i>infra</i>). Dans tous les cas, et toutes les recensions, le mot « cathare » vise notamment l’Albigeois.<br />
<br />
2) Le pape Innocent III. Il confirme cet usage du mot cathare pour les hérétiques du Midi. Le 21 avril 1198, il écrit aux archevêques d’Aix, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Embrun, Tarragone, Lyon, et à leurs suffragants évoquant, je cite, <i>« <b>ceux que dans votre province on nomme vaudois, cathares (catari), patarins…</b> »</i>. Texte dans Migne, <i>Patrologie latine</i>, t. 214, col. 82, et dans O. Hageneder et A. Haidacher, <i>Die Register Innozens’III</i>, vol. I, Graz/Cologne, 1964, bulle n° 94, p. 135-138 (cit. Roquebert).<br />
(L’historienne anglaise Rebecca Rist, relevant que les papes dénoncent en conciles et synodes clairement les cathares comme infestant la région de Toulouse, Carcassonne et Albi sans instrumentaliser cette menace dans leurs autres courriers, note que s'ils avaient inventé ce groupe comme une menace, ils auraient utilisé plus fréquemment et plus grossièrement la peur de cette hérésie.)<br />
<br />
3) Alain de Lille, ou de L'Isle (en latin : Alanus ab Insulis), ou de Montpellier (Alanus de Montepessulano). Né probablement en 1116 ou 1117 à Lille et mort entre le 14 avril 1202 et le 5 avril 1203 à l'abbaye de Cîteaux, il est un théologien français, aussi connu comme poète.<br />
Il a assisté au IIIe Concile du Latran en 1179. Il habite ensuite Montpellier, où il vit hors de la clôture monacale, et d’où il dédicace son œuvre à Guilhem VIII, seigneur de Montpellier ; il prend finalement sa retraite à Cîteaux, où il meurt en 1202. <br />
Cf. son <i>De fide catholica contra hereticos</i> (1198-1202) et son <i>Liber Pœnitentialis</i> (1184-1200).<br />
<i>« Au livre III du Liber Pœnitentialis paragraphe 29, allusion est faite à ceux qui favorisaient l'hérésie. C'est une reprise des prescriptions du 3e Concile de Latran (1179), c. 27 qui visait explicitement les <b>Cathares, Patarins ou Poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et "autres lieux"</b>. Sous les noms divers que prennent les tenants de la secte, suivant les régions semble-t-il, se cache la même hérésie : le catharisme. Qu'Alain ait jugé bon de reprendre cette prescription du concile de 1179 laisse supposer qu'il se trouvait dans une province telle que la Narbonnaise où il pouvait constater les ravages causés par l'hérésie comme aussi les complicités qu'elle rencontrait. Alain insère aussi la condamnation des Aragonais, Navarrais. Gascons et Brabançons. formulée par le même canon du Concile de Latran […] »</i> (Cit. Jean Longère, <i>Le Liber Pœnitentialis d’Alain de Lille</i>, p. 217-218).<br />
Cf. sa <i>Somme quadripartite, Contre les hérétiques, contre les vaudois, contre les juifs, contre les payens</i> [<i>« quadripartite »</i> i.e. pour Alain comme pour les autres polémistes, les cathares sont distingués des vaudois] – in <i>Patrologie latine</i> t. 195. Cathares = « chatistes » (Duvernoy, cf. <i>infra</i>) – Alain : « on les dit "cathares" de "catus", parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer ». (<i>P. L.</i>, t. 210, c. 366).<br />
<br />
4) Le <i>Liber contra Manicheos</i> (XIIIe s.). Michel Roquebert : <i>« le "Livre contre les Manichéens" attribué à Durand de Huesca […] est la réfutation d’un ouvrage hérétique que l’auteur du </i>Liber<i> prend soin de recopier et de réfuter chapitre après chapitre ; l’exposé, point par point, de la thèse hérétique est donc présenté, et immédiatement suivi de la </i>responsio<i> de Durand. […] le treizième chapitre du Liber est tout entier consacré à la façon dont les hérétiques traduisent, dans les Écritures, le mot latin </i>nichil<i> (</i>nihil<i> en latin classique) ; les catholiques y voient une simple négation : rien ne… Ainsi le prologue de l’évangile de Jean : </i>Sine ipso factum est nichil<i>, "sans lui [le Verbe], rien n’a été fait". Les hérétiques, en revanche, en font un substantif et traduisent : "Sans lui a été fait le néant", c’est-à-dire la création visible, matérielle et donc périssable. […] "Certains estiment que ce mot ‘nichil’ signifie quelque chose, à savoir quelque substance corporelle et incorporelle et toutes les créatures visibles ; <b>ainsi les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne…</b> […]" »</i> — texte édité par Christine Thouzellier, <i>Une somme anti-cathare: le Liber contra manicheos de Durand de Huesca</i>, Louvain, 1964, p. 217. » (L’attribution à Durand est contestée par la chercheuse A. Cazenave.)<br />
<br />
5) <i>« On a confirmation, </i>précise aussi M. Roquebert<i>, à la fois de l’emploi du mot cathare à propos des hérétiques languedociens, et de sa signification générique, puisqu’il s’adresse aussi aux cathares d’Italie et "de France", dans la </i>Summa<i> (1250) de Rainier Sacconi ; après avoir dénoncé les erreurs de l’Église des Cathares de Concorezzo, l’ancien dignitaire cathare repenti, entré chez les Frères Prêcheurs, titre un des derniers paragraphes de son ouvrage : Des Cathares toulousains, albigeois et carcassonnais. Il enchaîne : "Pour finir, il faut noter que les Cathares de l'Église toulousaine, de l’albigeoise et de la carcassonnaise tiennent les erreurs de Balesmanza et des vieux Albanistes" »</i> etc. (<i>« Ultimo notendum est quod Cathari ecclesiae tholosanae, et albigensis et carcassonensis tenent errores Belezinansae. … »</i>, <i>Summa de Catharis</i>, édit. Franjo Sanjek, in <i>Archivum Fratrum Praedicatorum</i>, n° 44, 1974.)<br />
<br />
<div style="text-align: center;">*</div><br />
<i>Époque moderne : des albigeois aux cathares ; de la Réforme aux romantiques</i>. Une évolution terminologique : en réflexion et revendication mémorielles (cf. les travaux de Michel Jas), <a href="http://rolpoup1.blogspot.com/2020/01/reformes-du-midi-au-xvie-siecle-et.html" target="_blank">les protestants, à partir du XVIe siècle</a>, préfèrent le terme régional « albigeois », pour éviter la connotation manichéenne de « cathares » (cf. Chassanion, <i>Histoire des albigeois</i>, <i>cit</i>. <i>supra</i>). On pourrait noter que l'approche récente à laquelle je faisais allusion, après s’être modérée, se rapproche assez de cette première apologétique protestante qui assimilait volontiers cathares et vaudois. Jusqu’à ce que, contre les protestants revendiquant cette ascendance, l’apologétique catholique (cf. Bossuet, 1688) reprenne le médiéval « cathares » en synonyme de l’équivalent « manichéens » ; puis l’historien protestant strasbourgeois Charles Schmidt concède la réalité dualiste de l’hérésie et emploie pour sa part comme synonymes les termes « cathares ou albigeois » (1849) — le fait qu’il enseigne à Strasbourg (à la faculté de théologie protestante) a induit depuis quelques années, de façon un peu rapide, l’idée que le terme « cathares » aurait été au Moyen Âge exclusivement germanique. (Ici aussi on retrouve nos critiques contemporains ne retenant que l'ancienne apologétique protestante, attribuant à Schmidt l'origine de l'usage du mot cathares pour désigner les albigeois.)<br />
<br />
<i>Au XXe siècle</i>, la norme universitaire (héritée de Bossuet et Schmidt) incontestée jusqu'à sa mise en question (dans les années 1960-1970) par Nelli et Duvernoy et dans leur lignée, est que les cathares sont une secte importée d'Orient, remontant (<i>via</i> des généalogies précises tracées par les ennemis des hérétiques, et donc à recevoir avec prudence), aux manichéens, ou à la gnose, ou au marcionisme passant par les pauliciens d'Arménie, etc. S’imposent alors à nouveau les termes « cathares », voire parfois simplement « manichéens » (Runciman) (ces termes sont par ailleurs revendiqués par les néo-cathares) ; cela jusque dans les années 1980-1990, où réapparaît le terme désignant souvent les cathares d’Oc au Moyen Âge : « hérésie » (cf. la revue <i>Heresis</i>), terme qui tend à s’imposer en parallèle avec un retour d’ « albigeois ». Les deux dernières décennies renouent avec le mot cathares, fût-ce, mettant en cause leur existence, en usant de guillemets. Auparavant, le pasteur Napoléon Peyrat (proche des romantiques pour sa part) avait repris le terme « albigeois » (1870), tout en ouvrant à la revendication romantique de cathares « johanniques », voire « manichéens ».<br />
<br />
<div style="text-align: center;">*</div><br />
<i>Revendication romantique</i>. Revenons donc à nos romantiques. Nous rapprochant un peu plus que Lamartine des cathares, Baudelaire ajoute à celui-là cette conviction concernant notre sens de notre déchéance, de notre exil dans le temps : cette <i>« fortune irrémédiable, qui donne à penser que le Diable fait toujours bien tout ce qu'il fait ! »</i> C’est que donc, pour Baudelaire, comme pour les cathares, la main du diable y est pour quelque chose. Le diable est pour quelque chose dans notre engloutissement dans l’oubli de notre éternité. Avec un Néant qui n’est autre que Mal, comme le disaient déjà les cathares. <br />
<br />
La mémoire de notre éternité est alors devenue tourment — <i>« la conscience dans le Mal »,</i> dit Baudelaire en fin de son poème. Le tourment comme dernier signe d’un souvenir perdu, comme englouti dans le fleuve <i>« bourbeux et plombé où nul œil du Ciel ne pénètre »</i> (Baudelaire, <i>ibid</i>.)… Où les témoins de cette mémoire perdue furent voués, sont voués, à leur engloutissement dans l’oubli, devenu l’oubli même de la mémoire de leur existence, allant aujourd’hui parfois jusqu’à la négation de leur existence, phénomène qui a pris récemment cette ampleur nouvelle, écho à une tentation récurrente qui faisait déjà dire à E. Delaruelle dans les années 1960 : <i>« il n’y a jamais eu de bûcher à Montségur »</i> ! Effet de la volonté de leurs bourreaux d’éradiquer jusqu’à la mémoire des cathares, ne laissant que leur propre lecture de la foi de leurs victimes, anticipant un doute portant jusqu’à leur existence ! Or l’ironie veut que cette tentation reprenne l’affirmation tragique qui est au cœur de la pensée cathare ! La mémoire perdue, au point de n’être plus conçue. Où la conviction cathare nous apparaît comme moins étrangère que prévu. On en retrouve l’équivalent, en des aspects significatifs, au cœur du romantisme. <br />
<br />
Mais laissons encore un instant les romantiques, ou plutôt constatons qu’ils sont les témoins modernes d’une autre mémoire perdue — celle, ignorée plus que jamais dans la mise en doute en cours, de tout un aspect du christianisme antique, dont les cathares sont comme une dernière trace… Pour des traits durcis, certes, mais qui n’en correspondent pas moins à quelque chose d'un christianisme universel des origines, sous l’angle d’une autre compréhension de la chute, d’un sens de la chute que nous avons perdu.<br />
<br />
<div style="text-align: center;">*</div><i><br />
L’hérésie n’est pas dénoncée en Occident avant l’an mil</i> — et même avant le milieu du XIIe siècle pour le catharisme proprement dit (sous ce nom repris depuis le Concile de Latran III).<br />
<br />
Aux alentours de l’an mil, on a les premiers bûchers d’hérétiques, que les textes appellent volontiers manichéens. Puis les traces de l’hérésie disparaissent pour un siècle — tout au long de la réforme dite grégorienne durant laquelle la papauté et notamment le pape Grégoire VII qui donnera son nom à la réforme, reprend les revendications, les exigences de plus de pureté de l’Église, qui sont celles des hérétiques. Plusieurs historiens y ont vu un rapport avec la disparition momentanée de l’hérésie.<br />
<br />
Au XIIe siècle, les cathares apparaissent dans les textes, selon ce nom jamais revendiqué par les hérétiques, mais que leur donne en 1163 un clerc allemand, l’abbé Eckbert de Schönau. Selon Duvernoy, ce nom de « cathare », donné en Rhénanie aux hérétiques vers 1150 (selon la précision chronologique donnée par Ch. Thouzellier) et mentionné peu après par Eckhert de Schönau, aurait pour origine le mot allemand <i>Ketter, Ketzer, Katze</i>, le chat (un article ultérieur, de Laurence Moulinier — « Le chat des cathares de Mayence », in <i>Retour aux sources</i>, Picard, 2004 —, donne, à nouveau, raison à Duvernoy). Étymologie germanique que connaît Alain de Lille (<i>P.L.</i> 210, 366), et qu’il traduit pour le Midi languedocien. On l’a cité : <i>« on les dit “cathares”, de catus, parce qu'ils embrassent le postérieur d'un chat en qui leur apparaît Lucifer »</i>. Pour Duvernoy, ces hérétiques <i>« ne sont autres que les gens du Chat, les “chatistes”, dirions-nous »</i> (<i>Annales du Midi</i>, 87, n° 123, 1975, p. 344 ; <i>La religion…</i>, p. 303). Où il apparaît que le terme le plus fréquent pour le Midi occitan, « hérétiques », est bien un équivalent du stigmatisant « cathares », parallèle à l’équivalent germanique « ketzer » (hérétique) qu’Eckbert s’efforce de rattacher à un courant manichéen dénoncé par saint Augustin comme « cathariste », en référence au grec « catharos » / purs (on pourrait aussi parler de l’assonance avec l’italien « gazzari », ou avec « patarins » et « pataria », laquelle à Milan fut un temps alliée de Grégoire VII !).<br />
<br />
Les hérétiques en question sont combattus alors principalement par les cisterciens, avec Bernard de Clairvaux : on les trouve sous sa plume dès 1145.<br />
<br />
Plusieurs textes indiquent que les hérétiques en question en Occident connaissent au moins dès la seconde moitié du XIIe siècle un lien ecclésial avec l’hérésie bogomile qui va de la Bulgarie à Constantinople et jusqu’à la côte adriatique, notamment la Bosnie. Un de ces textes évoque un « concile » cathare réuni en 1167 à St-Félix dans le Lauragais près de Toulouse en présence d’un évêque bogomile, Nicétas — il s’agit de la <i>Charte de Niquinta</i>, à l’authenticité régulièrement contestée depuis 1967 puis tout aussi régulièrement réhabilitée (dernier cas : colloque de Nice, 1996, <i>Inventer l’hérésie ?</i>, actes en 1998, et réhabilitation par J. Dalarun et D. Muzerelle, <i>L'histoire du catharisme en discussion</i>, 2001). Selon ce document, en présence de Nicétas et avec son aval sont délimités des évêchés cathares occidentaux. D’autres traces du lien bogomilo-cathare existent, notamment en Italie, lieu refuge des persécutés occitans (cf. <i>supra</i>, Rainier Sacconi).<br />
<br />
L’hérésie bogomile était signalée, elle, en Orient chrétien depuis le milieu du Xe siècle, soit un siècle avant les premiers bûchers en Occident et plus de deux siècles avant la rencontre de St-Félix.<br />
<br />
L’importance — et l’irréconciliabilité avec Rome — de l’hérésie cathare, en Occident, est devenue telle que Rome juge bientôt nécessaire de déclencher une Croisade, en 1209, contre les terres de Toulouse et Carcassonne où l’hérésie est devenue la plus prospère, y étant, de fait, tolérée. Croisade déclenchée au motif officiel de l’assassinat sur les terres d’Oc, du légat pontifical, Pierre de Castelnau.<br />
<br />
Auparavant la prédication anti-cathare s’est développée, d’abord de la part des cisterciens, mais elle n’a pas eu le succès escompté. Puis un ordre a été créé à ce propos : les dominicains, que rejoindra Thomas d'Aquin, <a href="http://rolpoup0.blogspot.com/2020/01/thomas-daquin-preoccupe-par-les.html" target="_blank">préoccupé par l'hérésie</a> au point de fonder, <i>via</i> des emprunts aux philosophes arabes, <a href="http://rolpoup1.blogspot.com/2020/01/reformes-du-midi-au-xvie-siecle-et.html" target="_blank">une nouvelle philosophie chrétienne de la création</a>. Parmi les mouvements prédicateurs anti-cathares ou concurrents, mentionnons aussi les vaudois et les franciscains. <br />
<br />
De ce côté (parfois côté franciscains spirituels), surtout côté vaudois, qui seront interdits et connaîtront la persécution à leur tour, on assiste par la suite à un rapprochement d’avec les cathares (dans ce qu’on a appelé solidarité hérétique).<br />
<br />
La croisade, à laquelle dans un premier temps la royauté française ne se joint pas — avec un Philippe Auguste qui, c’est le moins qu’on puisse dire, traîne les pieds ; seuls des vassaux s’engagent —, déclenchée par le pape Innocent III, signe le fait que l’hérésie trouve une obédience non-papale, alternative, témoin supplémentaire de la référence bogomilo-orientale : l’hérésie, dans une perspective héritée de la réforme grégorienne, consistant à s’écarter de la soumission à Rome (cf. <i>a contrario</i> les tentatives diplomatiques d’Innocent III vers les dirigeants de la Bosnie bogomile !).<br />
<br />
La croisade prospère dans un bain de sang. Le massacre de Béziers est resté célèbre avec son fameux « tuez-les tous Dieu reconnaîtra les siens » prononcé par le nouveau légat du pape, le cistercien Arnaud Amaury. On a glosé sur l’authenticité de la déclaration, pour l’admettre finalement, au moins en substance : c’est bien dans les textes cisterciens qui en font la louange qu’on la trouve (cf. Jacques Berlioz, <i>Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens</i>, Toulouse, Loubatières, 1994).<br />
<br />
Raimond VI, comte de Toulouse (<a href="https://rolpoup1.blogspot.com/2016/11/croisade-contre-les-albigeois-et.html" target="_blank">dont la dynastie est suspecte pour Rome depuis la 1ère Croisade</a>) finira par être destitué au profit du croisé Simon de Montfort. Le transfert d’autorité est entériné par le IVe concile de Latran, en 1215. Mais le comte jusque là légitime, de la dynastie des Raimond, ne l’entend pas de cette oreille. Le fils de Raimond VI, Raimond VII réintégrera son titre au traité de Paris après la croisade royale lancée en 1226 par Louis VIII. Le traité de Paris, ou de Meaux, ou Meaux-Paris, passé sous Louis IX (saint Louis), scellera les conditions de la défaite et de la réintégration de Raimond VII de Toulouse.<br />
<br />
Cela débouchera sur le rattachement, ou faut-il dire l’annexion, l’intégration en tout cas, du comté de Toulouse au Royaume de France, <i>via</i> mariage : il est prévu par le traité qu’Alphonse de Poitiers, le frère du roi de France Louis IX, épouse la fille et seule héritière du comte de Toulouse Raimond VII, Jeanne de Toulouse. À la mort d’Alphonse, en 1271, Toulouse entre définitivement dans le domaine royal.<br />
<br />
Les cathares, eux, n’ont pas disparu pour autant, et se sont réorganisés, dès la capitulation de Raimond VII en 1229, en Église clandestine ayant son siège sur la butte de Montségur, qui sera défaite en 1244 au prix du bûcher, devenu célèbre, des 225 « parfaits » qui y sont réfugiés.<br />
<br />
Auparavant, puisque la croisade, qui a abattu Toulouse, n’est pas pour autant venue à bout de l’hérésie, on a organisé la répression. Moment significatif : la création de l’Inquisition pontificale, en 1233, par le pape Grégoire IX. Sa gestion est confiée principalement (mais pas uniquement) aux dominicains (Dominique n’en est évidemment pas le créateur : il est alors déjà mort ! — depuis 1221).<br />
<br />
L’Inquisition, au prix d’un « travail » redoutable, véritable prodrome des totalitarismes modernes, instaurant la suspicion et la délation, viendra à bout du catharisme, malgré la persévérance d’une hérésie qui parvient même à se revivifier sous l’impulsion notamment et avec la prédication des frères Authié. Mais en 1321, avec le bûcher du dernier parfait, c’en est fini de l’hérésie, même s’il reste encore des croyants — même si une Église se survit encore en Bosnie jusqu’au XVe siècle, où elle sera engloutie dans les conquêtes turco-musulmanes.<br />
<br />
<div style="text-align: center;">*</div><br />
Le symbole de la mort du dernier parfait vaut qu’on s’y arrête.<br />
<br />
En citant les poètes romantiques, j’ai signalé cet aspect important de l’hérésie qui est dans cette notion de mémoire perdue — quand leurs ennemis ont voué les cathares à une disparition telle qu’elle atteint jusqu’à la mémoire de leur existence ! (La créativité poétique qui permet de pressentir, chez un Peyrat par ex., des fulgurances insoupçonnées de l’hérésie, est aussi celle de René Nelli, qui lui, était proche des surréalistes, proximité qui a contribué à faire sortir les études cathares « officielles » de l’impasse universitaire d’alors, qui figeait l’hérésie médiévale dans une stricte filiation de type manichéen).<br />
<br />
Distordus par des caricatures floutant la réalité, les cathares furent pour une bonne part témoins d’un christianisme ancien, disparu. La figure la plus célèbre en est Origène, qui vivait en Égypte à Alexandrie aux IIe-IIIe siècles, premier théologien chrétien à avoir eu une influence universelle. Origène enseignait, comme plus tard les cathares, que nos âmes préexistaient dans le paradis céleste et que suite à un péché, commis dans ce paradis, elles sont déchues dans des corps terrestres, nos corps, lieu de leur châtiment.<br />
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Cet enseignement, très largement répandu dans l’Église ancienne, a fini par être marginalisé, et même condamné (officiellement en 553, 5e Concile œcuménique — Constantinople II) puis recouvert par d’autres explications du récit de la chute, et notamment d’autres explications des tuniques de peau dont sont revêtus Adam et Ève suite à leur faute. L’enseignement officiel cesse bientôt d’y voir nos corps temporels. Mais parmi les courants chrétiens qui l’avaient fait leur, tous n’abandonnent pas l’enseignement sur les tuniques de peau, ces tuniques d’oubli de notre éternité perdue (selon une lignée de <a href="https://rolpoup1.blogspot.com/2010/12/a-propos-des-tuniques-doubli.html" target="_blank">lecture de la Genèse que l'on trouve déjà dans l’enseignement rabbinique et midrashique</a>). — Voir sur la filiation « typologique » (Duvernoy) origénienne, les <a href="https://www.facebook.com/catharesetprotestants/posts/5177836812300700?__cft__[0]=AZUG1nUv7n6Xp6CVvrLzzlNDNu1StGWdyzYGdef1Dtuj6F6zyqs-e6kHet5W-6R9pW_2oE0T05hykK8472seNHScyYXgDYxtUZLkfrLRirbiOxeQU2TtVp2iL917ujsYlcZtmWk43NLAfxnE5SzPsBPrnmQw0ORt_7S5pqp5_qTXHF0dzxT1F1afITfQ2eJo4ps&__tn__=%2CO%2CP-R" target="_blank">travaux de Dando et Duvernoy</a>.<br />
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C’est probablement là qu’il faut chercher l’origine du catharisme — et de son équivalent bogomile de la Bulgarie à la côte adriatique : des chrétiens attachés à un ancien enseignement.<br />
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Un enseignement chargé de potentialités dualistes (mais pas manichéennes proprement dites pour autant) que dénonceront ses ennemis. Une dualité entre notre éternité perdue et l’enfer récurrent, ou à tout le moins le purgatoire de notre ici-bas, de notre triste condition terrestre.<br />
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Toute la question est alors : comment s’en libérer, comment réintégrer la mémoire perdue de notre éternité ? La réponse des cathares : par le don du Saint Esprit qui nous fait partager la lumière du Christ, venu vers nous depuis ce paradis céleste dont lui n’est pas déchu (de là les remarques des ennemis des cathares sur ce qui serait leur « docétisme » : l’idée que le Christ n’ait pas revêtu, sinon en apparence, la même chair que nous — qu’on peut aussi entendre simplement comme christologie haute, de fait privilégiée en Orient chrétien).<br />
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Pour ce qui nous concerne, nous recevons donc cette lumière apportée par le Christ, par le don de l’Esprit saint. Ce don est signifié par l’imposition des mains d’un « parfait » — d’un « bon-homme », ou d’une « bonne-dame », comme les appellent leurs croyants (parler d’ « hérésie des bons-hommes » pourrait donc sembler pertinent, mais reste insuffisant, puisque tous les hérétiques ne sont pas « parfaits »).<br />
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Le rite de cette imposition des mains, signe du baptême spirituel, on l'a évoqué, est appelé le <i>consolament</i> en occitan, <i>consolamentum</i> en latin — on pourrait traduire « consolation » en français (c’est le centre symbolique qui identifie le catharisme dans son unité rituelle). Interprétation de la promesse de Jésus : je vous enverrai le consolateur, à savoir l’Esprit saint, de la part du Père.<br />
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Le don de l’Esprit comme baptême spirituel, fait accéder au statut de « parfait », appelant à vivre désormais une ascèse de type monastique. Jusque là les croyants cathares vivent comme tout un chacun.<br />
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Ce don de l’Esprit saint, ce baptême spirituel, est la seule voie du salut — jusque là nous demeurons englués dans l’oubli de notre véritable nature, jusque là nous prenons pour réalité ce qui n’est qu’illusion, création du diable menteur : la vie terrestre, la vie de ce monde.<br />
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Le <i>consolament</i> est la porte de la réintégration de la mémoire perdue, la porte des cieux, la porte du paradis oublié, la porte du salut. Si seul un « parfait » peut conférer le sacrement de ce baptême spirituel… on mesure les conséquences tragiques de la mort du dernier parfait d’Occitanie connu, Bélibaste, brûlé en 1321. Plus de catharisme possible dès lors… et si les cathares avaient raison, plus de salut possible non plus !…<br />
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Ne serait-ce pas ce qu’ont dit nos poètes ?<br />
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Je reprendrai ici <i>L’Irrémédiable</i> de Baudelaire, en sa deuxième partie :</div><i><table style="margin-left: 0px; margin-right: 0px; text-align: justify;"><tbody align="justify">
<tr><td style="padding: 0cm 25pt; width: 300px;" valign="top"><br />
<div style="text-align: right;">« Tête-à-tête sombre et limpide<br />
Qu’un cœur devenu son miroir !<br />
Puits de Vérité, clair et noir,<br />
Où tremble une étoile livide,</div></td><td style="padding: 0cm 25pt; width: 300px;" valign="top"><br />
<div style="text-align: left;">Un phare ironique, infernal,<br />
Flambeau des grâces sataniques,<br />
Soulagement et gloire uniques<br />
— La conscience dans le Mal ! »</div></td></tr>
</tbody></table></i><br />
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<div style="text-align: right;">R.P., Niort, Association Guillaume Budé, 12 février 2020,<br />
Carcassonne, <a href="https://aecnelli.com/" target="_blank">Association d'Études du Catharisme / René Nelli</a>, <br />4 décembre 2021 (<a href="https://docs.google.com/document/d/1RAZxwS3LMVlL_h7si49nF4m4Nuw61S8Bcz8u74k5V5s/edit?usp=sharing" target="_blank">version imprimable</a>)<br />
(Reprise et développement d'une <a href="https://rolpoup1.blogspot.com/2020/02/cathares-indices-convergents-dune.html" target="_blank">intervention du 12.02.2020</a>)</div><br />
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<br />Roland Poupinhttp://www.blogger.com/profile/02135611251205466793noreply@blogger.com0