<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: novembre 2019

jeudi 7 novembre 2019

Latran III : des cathares en Languedoc





Une controverse est apparue sur l’usage en Languedoc du mot « cathares » concernant l’hérésie médiévale aussi appelée « albigeoise ». Une exposition récente (intitulée « Les cathares, une idée reçue ») et son explication sont allés jusqu’à soutenir qu’il n’y a pas eu de cathares en Languedoc, faisant bondir bon nombre de celles et ceux qui se sont penchés sur la question.

Cette mise en question d’un mot, « cathares », apparaît comme l’acmé d’une tendance qui a commencé par la question provocatrice, titre d’un colloque tenu à Nice en 1996 et des actes qui l’ont suivi : Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l'Inquisition (Nice, C.E.M, 1998) – colloque qui reprenait des mises en doute antérieures de l’authenticité d’un texte intitulé Charte de Niquinta, document apparu au XVIIe s. présenté comme actes d’une rencontre tenue à St-Félix de Lauragais en 1167, témoin d’un contact entre bogomiles d’Orient byzantin et cathares d’Oc. Ce faisant, le colloque de Nice, reprenant une interrogation déjà posée dans les années 1960, parvenait aux mêmes non-conclusions que celles des années 1960, penchant quand même, après l’expertise de Dalarun et Muzerelle, en faveur de l’authenticité. Rien de nouveau sous le soleil, si ce n’est une persévérance tenace, qui déboucherait ensuite sur la remise en cause, quitte à donner dans des excès évidents, de tout ce qui ne va pas dans le sens de « l’intuition » à la base de ces remises en question : pas de « cathares » en Languedoc médiéval.

Dans cette perspective, on préfére donc le vocable « albigeois », attribuant à l’occitanisme de la deuxième moitié du XXe s., via l’historien strasbourgeois du XIXe s. Charles Schmidt, l’usage du terme « cathares » – un Schmidt mis en lien, puisque Strasbourgeois (sic), avec le fait qu’au XIIe s., le terme apparaît en premier en Rhénanie ! Tel est le raccourci contemporain qu’on nous assène, semblant ignorer que la popularité antécédente du vocable régional « albigeois » est en dette non-négligeable à l’apologétique protestante, qui à partir du XVIe siècle, voyant dans le mouvement médiéval une ascendance en sociologie régionale, entendait éviter la connotation manichéenne de « cathares » (en cela en accord avec les cathares, qui ne se sont jamais nommés ainsi eux-mêmes). Bien avant Schmidt, contre les protestants revendiquant cette ascendance, l’apologétique catholique (ainsi Bossuet, 1688) avait repris le médiéval « cathares » précisément en synonyme de l’équivalent « manichéens ». Ce n’est que bien plus tard que le protestant qu’est Schmidt concède la réalité dualiste de l’hérésie et emploie pour sa part comme synonymes les termes « cathares ou albigeois » (1849). Par la suite, le pasteur Napoléon Peyrat privilégie encore le terme « albigeois » (1870) – tout en utilisant aussi « cathares » : on est après les travaux de Schmidt. Au XXe siècle, alors que la norme universitaire incontestée jusqu'à Nelli et Duvernoy (années 1960-1970) est que les cathares sont une secte importée d'Orient, remontant aux manichéens, ou à la gnose, ou au marcionisme, via une généalogie précise, passant par les pauliciens d'Arménie, etc., s’imposent, dans les milieux universitaires, les termes « cathares », voire parfois simplement « manichéens » (par ex. Runciman) – ces termes sont par ailleurs revendiqués par les néo-cathares. Cela jusque dans les années 1980-1990, où réapparaît le terme désignant souvent les cathares au Moyen Âge : « hérésie », qui tend à s’imposer en parallèle avec un retour d’ « albigeois ».

Ce n’est que depuis tout récemment qu’une sorte de tabou sur le mot « cathare » tend à s’imposer, et conduit ceux qui refusent énergiquement ce terme à mettre en cause les assez nombreux documents qui désignent sous ce nom les hérétiques du Languedoc, à commencer par le plus impressionnant vu le nombre de clercs qu’il implique alors, le concile de Latran III. On pourrait mentionner parmi d’autres documents utilisant le mot « cathares » pour le midi une lettre du pape Innocent III aux évêques du futur Sud de la France (1198), la controverse anti-cathare du scolastique cistercien Alain de Montpellier (fin XIIe), un Liber contra manicheos du début XIIIe s., l’Adversus catharos d’un polémiste qui se présente comme ex-dignitaire cathare… On s’en tiendra à Latran III et au refus de la validité de ses décrets tels qu’ils nous sont parvenus, refus particulièrement indicatif de la façon dont « l’intuition » de base, devenue pour certains certitude, voire tabou, conduit à la mise en suspicion a priori de tout document allant contre ladite certitude : pas de cathares dans les terres d’Oc !

Le IIIe concile du Latran (1179), tel que nous en est parvenue la trace, fait référence claire, en son canon 27, aux « hérétiques nommés cathares, patarins ou publicains » et à la zone géographique du Languedoc (cf. infra) – quelque variante que l’on retienne des décrets du concile, dont la plus ancienne recension écrite date de 1551 (précisons qu’une première recension datée de 372 ans après l’événement n’est pas si mal si l’on compare aux dates parfois bien plus tardives de recensions écrites d’originaux disparus dans l’Antiquité et au Moyen Age…). Latran III est un des mieux documentés des conciles du Latran, écrit Giuseppe Alberigo (Les conciles œcuméniques, Cerf, 1994, t. 2, p. 450-451), qui donne aussi le latin en vis-à-vis de la traduction, avec un apparat critique des variantes connues. Le concile réunit environ 200 pères. Convoqué par le pape Alexandre III, il se tient en trois sessions, en mars 1179. Pour Rome, c’est un concile œcuménique (le XIe) : les 200 pères viennent de toute la chrétienté occidentale (plus l’un d’eux qui est Grec) et sont co-auteurs des canons, témoins d’une large connaissance de ce qui y est affirmé sur l’hérésie que le concile nomme donc, entre autres, « cathare » – en visant le Languedoc.

Deux versions sont le plus souvent retenues du canon 27. Concernant les spécialistes récents – par ex. Alberigo (1994 – cit. supra) ou Norman P. Tanner (1990) –, ils optent pour une version détaillée, plus largement attestée (34 sources). Je cite, au canon 27 : « […] dans la Gascogne et les régions d’Albi et Toulouse et dans d’autres endroits l’infâme hérésie de ceux que certains appellent cathares, d’autres patarins, d’autres publicains et d’autres par des noms différents, a connu une croissance si forte qu’ils ne pratiquent plus leur perversité en secret, comme les autres, mais proclament publiquement leur erreur […] ».

Mentionnant des termes privilégiés dans d'autres régions (patarins en Italie ; publicains dans le Nord ; voire cathares d'abord en Rhénanie), le concile, à vocation universelle mais visant les terres d'Oc, laisse percevoir que l'hérésie, si elle infeste particulièrement les régions d'Oc, a bien une dimension plus large.

Une leçon moins détaillée géographiquement – celle retenue par le Dictionnaire universel et complet des conciles (1847) de l'abbé Jacques-Paul Migne, daté par rapport aux travaux récents de Tanner ou Alberigo (ou Dossetti, Periclīs-Petros, etc.) –, mentionne elle aussi l’Albigeois mais omet la Gascogne et le Toulousain. Le vocable « les Albigeois » est ici aussi localisant (la région d'Albi est bien localisée !), malgré ce qui s’avère être une « coquille » dans le français qui traduit « les albigeois » avec une minuscule, ce qui pourrait sembler faire du mot « albigeois » un quatrième terme nommant les hérétiques, après « les hérétiques nommés cathares, patarins ou publicains » (comme on le sait, le terme « albigeois » deviendra synonyme de « cathares », ce qui a pu induire la « coquille » dans le français du Dictionnaire de Migne). Comme le confirme la version mentionnant aussi Toulousain et Gascogne, il s’agit bien des Albigeois (ceux de la région d’Albi, à écrire donc en français avec majuscule), ce qui est aussi aisément discernable à lire attentivement la traduction française donnée par ledit Dictionnaire de Migne, qui poursuit : « les albigeois [à corriger : majuscule] et autres qui enseignent publiquement leurs erreurs » (à savoir les erreurs des « hérétiques nommés cathares, patarins ou publicains »). Cette variante-là est indubitablement elle aussi localisante. Mentionnons aussi Alain de Montpellier (connu aussi selon son lieu de naissance comme Alain de Lille), qui a assisté au IIIe concile du Latran et qui confirme la localisation des hérétiques dans son Liber Pœnitentialis (1184-1200), livre III, parag. 29, référant à Latran III, c. 27, qui parle, dit-il, des « cathares, patarins ou poplicains, de la Gascogne, des environs d'Albi, de Toulouse, et autres lieux ». Le passage en question dans la recension donnée par le Dictionnaire de Migne doit bien se lire ainsi : « […] nous anathémisons les hérétiques nommés cathares, patarins ou publicains, [dont, ou à savoir] les [A]lbigeois et autres qui enseignent publiquement leurs erreurs […] ». L’a priori voulant que le terme « cathares » soit à exclure pour le Languedoc induit ici non seulement un choix de variante (que ne retiennent pas les critiques contemporains spécialistes du sujet – qui ne s’intéressent pas particulièrement aux controverses cathares !), mais aussi une erreur de lecture de cette même variante. Un exemple « populaire » de cela, qui est au bout du compte un contresens, l’article de Wikipédia (dans la partie « Étymologie » de l’article « Catharisme »), qui consiste à mentionner « albigeois » en laissant penser à une quatrième « catégorie » d’hérésies, avec trois autres que seraient respectivement « cathares, patarins et publicains ». Erreur qui vient appuyer une autre erreur de l’article (ibid. « Étymologie »), l’a priori de base, affirmant, contre plusieurs documents, que le mot n’est jamais utilisé concernant le Languedoc (sic) !

Il apparaît que les variantes dans les décrets de Latran III s’accordent bien sur quelques points significatifs, comme les noms donnés aux hérétiques (cathares, patarins, publicains) et leur localisation (Albigeois ; ou Gascogne, Albigeois et Toulousain). Ce qui, ajouté aux autres textes utilisant le terme « cathare », et sachant le poids d’un concile « œcuménique », conduit à se demander : pourquoi cette ténacité à vouloir refuser pour le Languedoc un terme, « cathare », pourtant suffisamment attesté, pourquoi vouloir avec tant d’insistance infirmer les documents en attestant ? Je n’ai, personnellement, pas la réponse à cette question, qui semble relever d’autre chose que de l’histoire


RP, 30.10.19


lundi 4 novembre 2019

Dieu des vivants





Exode 3, 13-15a
13 Moïse dit à Dieu : « Voici ! Je vais aller vers les fils d’Israël et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous. S’ils me disent : Quel est son nom ? – que leur dirai-je ? »
14 Dieu dit à Moïse : Je serai qui je serai. Et il ajouta : C'est ainsi que tu répondras aux Israélites : « “Je serai” m'a envoyé vers vous. »
15 Dieu dit encore à Moïse : Tu diras aux Israélites : « C'est le Seigneur (YHWH), le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob, qui m'a envoyé vers vous. »

Luc 20, 37-38
37 Et que les morts doivent ressusciter, Moïse lui-même l'a indiqué dans le récit du buisson ardent, quand il appelle le Seigneur le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob.
38 Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants, car tous sont vivants pour lui. »

*

Par ces mots, Jésus reprend à son compte l’argument lisant la résurrection dans les mots de l'Exode, lecture dont on sait qu’elle est aussi celle de la tradition juive : on la retrouve dans le Talmud. S'y résume la certitude que tout repose sur la réalité efficace de la Parole de Dieu, la force créatrice de sa Parole, qui « ne retourne pas à lui sans effet ». La Torah est reçue comme Parole de Dieu. Dieu y nomme les patriarches. Ainsi lorsqu’il nomme Abraham, Isaac et Jacob, qui plus est en les liant à sa présence« Je serai » —, il les situe dans sa propre éternité ; sa Parole éternelle sur eux les place au-dessus de leur quotidien, elle les place d’emblée dans l’éternité de Dieu : Dieu est éternel, en les nommant, ils les a nommés dans l’éternité, ils sont donc eux aussi dans l’éternité.

« Je serai » a dit le Dieu d'éternité, qui se présente comme le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. À Moïse lui demandant son nom, il le dévoile comme promesse : « Je serai », quoiqu'il arrive. Écho dans les mots du Ressuscité à chacun de nous : « Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du temps » (Mt 28, 20b).

*

Notre vie éternelle est fondée dans la Parole par laquelle Dieu nous nomme, dans regard qu'il porte sur nous, et qui nous arrache aux méandres d'un quotidien grisâtre. Promesse d'amour d'un Dieu révélé déjà comme amour au buisson ardent, c'est là son être-même, promesse redonnée par Jésus, « car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jn 3, 16). Je serai avec toi comme parole devenue chair pour toi, quoiqu'il arrive. Même si mon souvenir se perd dans la brume de ta mémoire, de ton esprit, de tes mots en défaut, moi, Dieu d'éternité, je me souviens (c'est au cœur du passage de l'Exode). Dieu d'éternité, Je serai avec toi.

C'est pourquoi « ceux qui ont part au monde à venir… ne peuvent plus mourir », vient de dire Jésus juste avant (Lc 20, 35-36). Et ce dès aujourd'hui : car ces mots de Jésus dans Luc, rendus souvent au futur en français, sont au présent : « les fils — et filles — de la résurrection sont semblables aux anges, ne se marient pas, et ne peuvent pas mourir ». Étrange, pourra-t-on dire : le célibat serait-il la condition de la résurrection ? Voire que ceux qui s’y conforment ne mourront pas ?

La réponse est celle qu'on retrouve chez Paul lorsqu’il dit : que ceux qui se marient soient comme s’ils ne l’étaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas — il s’agit aussi des pleurs du deuil, de la mort. Voilà ce qu'il en est de la vie chrétienne. Elle situe ceux qui sont en Christ au-delà de réalités auxquelles ils ont pourtant part ; au-delà des réjouissances et des biens ; même, pour ceux qui y ont part, au-delà des réalités matrimoniales, signe d'amour, remarquable, signe seulement, pourtant, de l'amour éternel qui promet : Je serai avec toi, au-delà des réjouissances, donc ; au-delà aussi de la douleur de la mort — au-delà d’un monde qui passe (cf. 1 Co 7, 29-31). Parce que la vie de résurrection a pris place dès aujourd’hui, nous sommes appelés à entrer dès aujourd’hui dans la vie de l’éternité.

C’est là une consolation d’autant plus considérable que nos soucis sont nombreux. Une part de nous-mêmes, le cœur de nos êtres en fait, est appelée à s’en détacher, ce qui ne les élimine pas, bien sûr, mais qui permet de savoir que l’on ne se confond pas avec ses soucis, ses chagrins, ses douleurs.

*

C'est pourquoi, en tout cela, promet Jésus, « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Je ne vous donne pas comme le monde donne. Que votre cœur ne se trouble point, et ne s’alarme point » (Jn 14, 27). Notre vraie réalité est cachée en Dieu, sa promesse est toujours là, notre vie devant Dieu y reçoit toute sa valeur, cachée aux yeux du monde, mais infinie, éternelle, indestructible.

Cela dès aujourd'hui. Car la résurrection n'est nullement une négation de la vie de ce bas monde au profit d'un monde à venir qui n'en serait que la prolongation et le substitut, voire facilement un prétexte à ne pas vivre pleinement ici-bas.

Les fils — et filles — de la résurrection ne se marient pas (au présent). Sachant par ailleurs que Jésus n'interdit pas le mariage, on découvre que l'on est ici fort proche du message de l'Ecclésiaste, en ce qui concerne la vie en ce monde. C'est l'Apôtre Paul, dans le passage de 1 Corinthiens que nous avons considéré, qui nous a fourni cette lumière. Vivant dans la réalité de la résurrection où nous sommes dégagés des lourdeurs du quotidien, il s’agit de vivre ce quotidien comme y étant étrangers : « accomplis dans la certitude que cela est passager, ce qui ne se fait que de ce côté-ci du ciel, sous le soleil ». Car la résurrection n'est pas un retour de notre vie passagère, mais un passage dans une ouverture qui en nous dégage en lui donnant sa plénitude, dès aujourd'hui.

C'est de la sorte que la perspective de la résurrection nous délivre des filets de la mort, dès aujourd'hui : car Dieu est le Dieu des vivants, dans la promesse de la résurrection dès notre aujourd'hui qui se rachète au présent de la vie éternelle.


R.P., 4/11/19