<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: octobre 2019

mercredi 23 octobre 2019

Ambivoilance





Lisant « signes religieux », je comprends naturellement « voile », ou « foulard ». J’imagine que dans le contexte actuel, je ne suis pas le seul à faire un telle lecture de l’expression « signes religieux ».

D’emblée donc, je me pose la question suivante : s’agit-il bien dans le débat qui agite notre pays d’une question de « signes religieux » ? Ou cette expression n’est-elle qu’un voile pudique sur un tout autre débat ?

Les médailles, croix, étoiles de David, ou mains de Fatima, voire kippas ou tee-shirts à l’effigie du Che Guevara ont-ils jamais suscité semblable agitation ?

Ces questions m’amènent à une autre interrogation : est-il réellement en tout cela question de laïcité et religion. Cette querelle-là n’est-elle pas censément depuis longtemps apaisée ? Et si oui, est-il opportun de persister à la réveiller ? En évitant du même coup le vrai débat qui est posé : le « voile » et sa signification. Car, me semble-t-il, c’est bien de cela qu’il s’agit.

La perpétuation des discussions depuis la « première affaire du voile » en 1989 en est le signe : abordée sous l’angle de la laïcité, la question semble insoluble, sauf à la trancher comme le nœud gordien. C’est bien à cela que me semble s’apparenter notre loi « sur la laïcité ».

Mais, à nouveau, est-ce bien la laïcité qui est en cause ?

Question d’autant plus évidente qu’elle a déjà débordé l’école pour concerner aussi les administrations, puis d’autres domaines, etc., jusqu’où ? Autant de nouvelles lois sur la laïcité ne seraient-elles alors pas déjà débordées au moment de leur promulgation ?

Autant d’aspects des choses qui me mènent à penser que c’est bien du voile qu’il est question, et de rien d’autre. Les musulman(e)s, se sentant naturellement premier(e)s concerné(e)s, semblent bien, à écouter les propos de plusieurs, croire devoir l’entendre ainsi — d’autant plus que le débat se donne ipso facto et nolens volens comme vis-à-vis musulman le seul islamisme, puisque, on y vient, les lectures du Coran y voyant la prescription du voilement des femmes relèvent, nolens volens, d’options islamistes (i.e issues des traditions califales — politiques, donc).

Autant de raisons pour lesquelles la question me semblerait devoir abordée être sous un autre angle, direct : la signification que revêt le voile. Le problème, qui s’est d’abord posé à l’école, mais qui la déborde déjà largement ne relèverait-il pas tout simplement de ce que l’égalité des sexes, et donc le droit des femmes, semblent — ou sont — remis en cause ?

Un tel instrument, le voile, bien antérieur à l’islam, ne porte-t-il pas dès lors une signification, des significations, à rechercher en amont de la naissance de l’islam ? La compréhension des propos coraniques à ce sujet (dans les sourates 24, v. 31 et 33, v. 59) ne peut se faire sans la prise en compte de cet arrière-plan culturel.

*

Il est déjà question du « voile » dans la 1ère épître de l’Apôtre Paul aux Corinthiens (ch. 11). On sait que là aussi, on ne peut en faire d’exégèse correcte qu’en tenant compte du bain culturel. À l’époque des propos de Paul sur le « voile » ou le « silence » des femmes (1 Co 11, 2-15 ; 1 Co 14, 34-35), la Synagogue, depuis des temps immémoriaux et au temps de Paul, sépare les hommes, qui animent le culte, des femmes nubiles, qui assistent aux cérémonies depuis des pièces adjacentes, ce pour des raisons dont il ne faut pas exclure le côté pratique. Les femmes, de cette façon, s'occupent de leurs enfants en bas âge, qu'elles peuvent nourrir, ou dont les pleurs ne dérangeront pas le déroulement du culte — on est dans une civilisation où ce rôle est strictement réservé aux femmes, responsables de la maternité.

La simple prise en compte de cette coutume de l'Église primitive, fondée sur la structure architecturale des synagogues, éclaire les textes pauliniens sur le silence requis des femmes : les questions théologiques sont, en public, le fait des occupants de la partie centrale du bâtiment cultuel, les hommes habituellement — quoique, on y vient, pas nécessairement eux seuls… Pour paraphraser Paul : « que les femmes qui occupent les parties adjacentes écoutent en silence […] » (1 Co 14, 34-35).

Cela pour « l’ordinaire » du fonctionnement cultuel. C'est avec la question du ministère que l'on entre dans le domaine où, du fait de leur revendication prophétique, les Épîtres de Paul se spécifient par rapport à l'habituel de l’Église, établie sur le modèle de la Synagogue dont on n'a aucune raison d'avoir abandonné la structure.

Avec 1 Co, on est dans le domaine prophétique, qui se construit institutionnellement avec la reconnaissance officielle, par la communauté, des vocations diverses. C'est ainsi que les listes de charismes ne distinguent pas ce qui relève du prophétique de ce qui est de l'ordre institutionnel.

La structure presbytérale reprise de la Synagogue est investie de la liberté de l'Esprit, la faisant se doubler très tôt (Ac 6) de la structure diaconale (dont la synagogue n'est d'ailleurs sans doute pas sans équivalent) dont l'Église ancienne a conservé l'aspect féminin (des femmes diacres) jusqu'au VIe siècle et même plus tard, pour l'Orient. On voit en outre cette structure se charger de prophètes (parmi lesquels on ne peut exclure à lire Paul qu'il y ait eu des femmes), placés au plus haut niveau dans la hiérarchie des vocations et ministères (1 Co 12, 28-30, Ép 4, 11). La Didachè, texte du IIe siècle de l’Église primitive nous apprend (Didachè 11-12) qu'au IIe siècle, qui connaît encore ce ministère, il s'agit d'une fonction supra-locale, de type apostolique (Didachè 15, 1-2).

L'institution néo-testamentaire se structure par la reconnaissance de vocations charismatiques dont tout indique qu'elles sont aussi le fait des femmes. Outre les prophétesses de 1 Co et des Actes, pensons à Phoebé, diaconesse, qui peut aussi se traduire par « ministresse », puisqu'on traduit le même mot par « ministre », pour Paul, sans nier que le ministère de Paul soit celui d'apôtre.

Lorsque les prophétesses enseignaient, entrant dans la structure des ministères, elles n'en restaient pas moins femmes : officiant, elles sortaient de la salle des femmes avec la parure qui, dans l'optique d'alors, les distinguait. C'est d'une façon semblable que le ministère spirituel pouvait s'inscrire de façon tout à fait libre dans la structure que l'Église a conservée tant qu'elle est restée essentiellement juive. Cette disposition architecturale est fondée, donc, sur des raisons pratiques. Ce n'est pas pour des raisons ontologiques que les femmes sont exclues de la partie où se déroulent les cérémonies, puisque les fillettes y sont admises.

Rien n'empêche les femmes, en fonction de la liberté de l'Esprit, de remplir des fonctions habituellement réservées aux hommes, comme la prière (1 Ti 2, 8) ou l'exercice de l'autorité prophétique : Dieu distribue ses dons comme il veut.

Toutefois, lorsque les femmes qui sont investies de telles fonctions exercent leur office, cela ne les fait pas cesser d'être femmes — et, éventuellement, de le signifier par ce signe qui les distingue dans leur dignité propre (ainsi le mot exousia, traduit souvent par « dépendance » — v. 10 —, signifie au contraire littéralement « autorité » !), l'instrument intitulé en grec « kaluma » (v. 5, 13), généralement traduit par « voile » — rien d’autre qu’un signe d’époque de pudeur, qui connaît son équivalent masculin, signes de pudeur devenus différents de nos jours.

Où sans doute, dans le contexte des propos de Paul, est-ce simplement de l’équivalent du talith (châle de prière) des hommes (quand il est question de coutume commune – v. 16) qu’il peut s’agir ! Cela impliquerait une relecture de ce texte, dont les termes, comè (chevelure), kaluma (voile), n’impliquent nullement que les hommes doivent ne pas se couvrir (quid du talith ?) pour prendre la parole (prière, prophétie) et que les femmes seules le devraient… La formule du v. 4 (en grec : kata képhalè echon) ne veut pas nécessairement dire : la tête couverte — pour les femmes seules (ce qui serait inconvenant pour les hommes ?!) !… mais peut-être l’inverse : comme les hommes (quid du talith ?) ! Le v. 14 (où il est question de cheveux, sans mention, dans le grec, de leur longueur !) ; le v. 7 (où il est question de voile qui ne convient pas aux hommes), ces versets ne signifient pas que les hommes ne doivent pas se couvrir d’un talith pour prier !

Bref, si tout cela n’est pas aisé à démêler, reste quand même la possibilité estimable pour les femmes de l’époque de prier ou prophétiser en public, ce qui va loin dans le contexte de la cité grecque, où précisément les femmes étaient exclues de la citoyenneté et des responsabilités publiques qui y étaient afférentes…

Bientôt, en quelques décennies, voire quelques siècles, la liberté ministérielle des femmes va se réduire… Et entraîner la lecture de Paul qui est devenue courante, exigeant des femmes qu’elles se voilent pour prier… en silence !

Où donc des lectures se voulant « littéralistes » — en fait bien dépendantes de traductions elles-mêmes dépendantes de développements tardifs de traditions ensuite admises — considèrent que les femmes doivent, et se taire lors du culte, et s’y voiler pour leurs prières (silencieuses !). C’est de plus en plus rare, mais lorsqu’il m’arrive, je devrais dire m’arrivait, tant c’est à présent rarissime, de voir une femme se couvrir la tête pour une assemblée cultuelle, je sais (savais) avoir à faire à une chrétienne « fondamentaliste », dont l’attitude quant au voile n’était qu’un signe d’une lecture « fondamentaliste » du Nouveau Testament en général, y compris des autres textes que celui concernant le voile. Pas de problème majeur, le Nouveau Testament prônant pardon et présentation de l’autre joue, jamais la violence… Mais tout de même…

Il n’est pas beaucoup de doutes que le voilement des femmes, comme signe religieux, est dans l’islam un symptôme similaire d’une lecture « fondamentaliste », ici islamiste, du Coran (il y en a d’autres !), dont il n’y a aucune raison de penser que la clef de lecture islamiste, en regard de la Sira et des hadith (inscrites dans la tradition politique califale), se limiterait à la seule question du voile. Or on trouve des textes autrement redoutables quand ils sont pris à la lettre, que ceux du Nouveau Testament prônant de présenter l’autre joue !

C’est ce dont il s’agit d’avoir conscience : porter le voile est symptôme de lecture « fondamentaliste », islamiste donc en l’occurrence, consciemment ou inconsciemment. Cela ne devant pas faire perdre de vue qu’elle est cependant paradoxalement appuyée sur une argumentation parfaitement libérale, en termes de « c’est mon choix » ! Argumentation libérale justifiant un motif islamiste…

Où l’interdiction légale sur la base de la laïcité s’avère être l’attaque d’un simple symptôme, ne touchant pas le cœur du problème, la conception inégalitaire des relations hommes-femmes.

*

Concernant le voile en soi, il faut remonter à très haute époque pour percevoir son origine. L’historien des religions Odon Vallet la fait remonter à l’Empire assyrien de l’Antiquité (lois de Téglat-Phalazar Ier, Xe s. av. JC). N’est-ce donc qu’une affaire religieuse ? Bien inter-religieuse, alors ! En fait culturelle, concernant les relations des hommes et des femmes.

Un texte très ancien de la Bible hébraïque, donne un indice précieux : le voile comme instrument érotique ! Genèse 24, 64-65 : « Rébecca leva les yeux, vit Isaac, sauta de chameau et dit au serviteur : "Quel est cet homme qui marche dans la campagne à notre rencontre ?" —"C’est mon maître", répondit-il. Elle prit son voile et s’en couvrit. » Dans ce texte, Rébecca se voile à la vue de celui qui sera son mari — un voilement qui n’a de sens que dans le dévoilement qui s’ensuivra ! Le voile a pour fonction de susciter chez l’élu le désir de la découverte des charmes ainsi occultés à dessein. Cette signification du voile se retrouve dans la littérature érotique arabo-musulmane : la femme y devient pour le regard de son aimé le signe de la splendeur de son Créateur, et son voile l’instrument de l’alternance du désir et de son comblement, dans la révélation de la beauté — voilement et dévoilement. C’est aussi là ce que la mystique amoureuse musulmane a transmis à l’Occident médiéval dans le développement de l’amour courtois (cf. René Nelli, L’érotique des Troubadours, éd. Privat, 1963)… Cf. aussi Henry Corbin, citant Rûzbehân Baqlî Shîrazî (En islam iranien, 1974, tel, vol. III, p. 28) : « Rûzbehan […] entendit une mère donner ce conseil à sa fille : “Ma fille, garde ton voile, ne montre ta beauté à personne, de peur qu’elle ne soit ensuite méprisée.” Alors, Shaykh Rûzbehan de s’arrêter et de dire : “Ô femme ! la beauté ne peut souffrir d’être séquestrée dans la solitude ; tout son désir est que l’amour se conjoigne à elle, car dès la prééternité, beauté et amour se sont fait la promesse de ne jamais se séparer ». Il y aurait (eu) ainsi un autre islam auquel il serait opportun de ne pas faire obstacle en ne donnant visibilité qu’aux lectures islamistes.

L’instrumentalisation de cet objet érotique qu’est le voile par les mâles et la signification qu’il a prise en matière de soumission des femmes ressemblent ainsi fort à une dérive, toujours de type érotique.

Cela considéré, on ne peut s’y tromper ; la dimension passionnelle du débat nous en avait avertis : on est au cœur d’une question concernant la relation hommes-femmes, avec le désir et la crainte que cela peut susciter.


RP (juin 2018 / novembre 2003)


dimanche 6 octobre 2019

Inutile




Habacuc 1, 2-3 & 2, 1-4 ; Psaume 95 ; 2 Timothée 1, 6-14 ; Luc 17, 5-10

Luc 17, 5-10
5 Les apôtres dirent au Seigneur : « Augmente en nous la foi. »
6 Le Seigneur dit : « Si vraiment vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez à ce mûrier/sycomore : “Déracine-toi et va te planter dans la mer”, et il vous obéirait.
7 « Lequel d’entre vous, s’il a un serviteur qui laboure ou qui garde les bêtes, lui dira à son retour des champs : “Va vite te mettre à table” ?
8 Est-ce qu’il ne lui dira pas plutôt : “Prépare-moi de quoi dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive ; et après tu mangeras et tu boiras à ton tour” ?
9 A-t-il de la reconnaissance envers ce serviteur parce qu’il a fait ce qui lui était ordonné ?
10 De même, vous aussi, quand vous avez fait tout ce qui vous était ordonné, dites : “Nous sommes des serviteurs inutiles. Nous avons fait seulement ce que nous devions faire.” »

*

« Augmente en nous la foi », ont demandé les disciples. Réponse de Jésus : « Si vraiment vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez à ce mûrier : “Déracine-toi et va te planter dans la mer”, et il vous obéirait. »

La tentation est forte chez les commentateurs de ce texte de ne pas voir de rapport entre d’un côté cette affirmation de Jésus sur la foi et cet arbre qui obéit et se plante dans la mer ; et de l’autre côté la petite histoire sur le serviteur (ou esclave) inutile, selon l’usage le plus courant du mot — plutôt que juste quelconque.

Et si cette petite histoire de serviteur était une explication faisant suite à la question des disciples à propos de leur foi ? question qui elle-même suit un enseignement de Jésus pour le moins troublant ! C’est juste avant : « Si ton frère vient à t’offenser, reprends-le ; et s’il se repent, pardonne-lui. Et si sept fois le jour il t’offense et que sept fois il revienne à toi en disant : “Je me repens”, tu lui pardonneras. »

Reprenons en 4 points :
1) Jésus aux disciples : Pardonnez sans mesure.
2) Les apôtres à Jésus : Alors, « augmente en nous la foi » : il y en a besoin pour pardonner de la sorte.
3) Réponse de Jésus : En effet, le pouvoir de la foi est tel qu’il offre la capacité de pardonner… sachant qu’il permet même de déraciner les arbres et de les enraciner ailleurs (et carrément dans la mer !), à votre seul ordre ! Bref, la foi permet de faire des choses impossibles.
4) Explication : le serviteur inutile.

Mais alors, me direz-vous, si c’est bien là une explication, quel rapport ? Les deux aspects sembleraient presque inverse : chose impossible d’un côté ; service banal, au point d’en être inutile, de l’autre…

Eh bien, je propose de voir le rapport entre les deux aspects précisément dans l’inutilité. Je vous le demande : à quoi ça sert de déraciner les arbres et de les planter dans la mer ? Quelle utilité de mettre en œuvre la foi pour ce qui a tout d’une vaine démonstration de performances : déraciner un arbre pour le voir se planter dans la mer ! Ça ne sert à rien ! Ici j’entends même une sourde protestation : pire, c’est nuisible !

Mais laissons le côté nuisible et tenons-nous pour l’instant à l’inutilité d’une telle performance de la foi.

Inutile. Comme le serviteur de la petite histoire, selon l’injonction finale de Jésus : « dites : “Nous sommes des serviteurs inutiles.” » On pense à une formule commune des cours d’école d’aujourd’hui, insulte sans appel : « tu sers à rien » !

*

(Venons-en à ce qu’il en est pour aujourd’hui.)

« Ce jeune homme [qui vient de terminer ses études de théologie, puis son stage en paroisse] cherche d'abord… on aurait attendu "le Royaume de Dieu" (Mt 6, 33) — mais non : il cherche d'abord une paroisse. […] Il déploie beaucoup d'ingéniosité dans ses recherches qui, à la fin, sont couronnées de succès. Entre temps, il s'est fiancé et tout lui sourit jusqu'à ce qu'il se rende compte que les avantages attachés à cette paroisse sont nettement inférieurs à ce qui était prévu. Très ennuyé, il se demande s'il ne faut pas retirer sa candidature, mais sur le conseil d'un ami, il acquiesce devant l'inévitable. Le jour de son ordination, le pasteur qui préside la cérémonie parle à partir des paroles de l’apôtre Pierre à Jésus : "Nous avons tout laissé et nous t’avons suivi" (Mt 19, 27). Puis le nouveau pasteur monte en chaire pour dire quelques mots sur le texte du jour : "Cherchez d’abord le Royaume de Dieu" — à la plus grande satisfaction du président de région, présent pour l’occasion ! » (Adapté de Søren Kierkegaard, in L’Instant, Œuvres complètes XIX, 226-227.)

Kierkegaard donne ici sans doute, à travers l’ironie mordante de son propos, la raison pour laquelle il n’est jamais devenu pasteur. (Pas pasteur, certes, mais prophète, sans doute.)

Raison à mettre en parallèle avec la raison pour laquelle il ne s’est pas marié, rompant même ses fiançailles avec sa Régine, à laquelle son cœur est toujours resté attaché : il lui a dédié toute son œuvre. Mais il n’a peut-être pas voulu lui infliger de partager les souffrances que, il le savait, lui vaudrait son témoignage prophétique.

Toujours est-il que Kierkegaard attribue son non-engagement dans le mariage à ce qu’il appelle son « manque de foi » — c’est lui qui le dit ! Parole d’un vrai prophète en fait, qui vaut sans doute aussi pour son non-engagement dans le ministère pastoral ; parole de prophète, qui comme les prophètes bibliques — pensons, entre autres, à Jérémie ou à Ézéchiel — vit dans sa chair le témoignage d’un manque qui est celui de nous tous.

Une grande humilité qui est celle de la foi, plus grande que les déracinements d’arbres ! « Augmente en nous la foi », ont demandé les disciples… Réponse de Jésus : « dites : nous sommes des serviteurs inutiles »

La foi s’avère alors être simplement ce qui permet de faire ce qui nous est confié, tout en mesurant le décalage entre un vécu souvent bien terne, pas à la mesure, mesquin même (éventuellement attendant des compensations comme peut-être le serviteur de la parabole, ou celui qui nous ressemble tant, le candidat pasteur de l’histoire de Kierkegaard !) : la foi est ce don miraculeux (plus que les déracinements d’arbres) qui permet de dire : nous sommes des serviteurs inutiles, pas à la mesure, et de faire quand même ce qui nous est demandé — pasteur par exemple (puisqu’on n’est pas tous pasteurs, comme on n’est pas tous prophètes ou apôtres — cf. 1 Co 12, 29).

Dans tous les cas, la leçon est d’entrer dans l’humilité de ce que Kierkegaard appelle un « chevalier de la foi » ; ce qui consiste à vivre de façon intime dans la présence de Dieu, d’une façon qui ne se voit pas, et qui n’attend pas autre chose. Chevalier, i.e. combattant, combattant secret, combattant spirituel, devant Dieu seul — chevalier invisible comme tel : ne se voit qu’un être quelconque, serviteur inutile.

*

Quiconque croit au spectaculaire et à l’utile supposé ne voit pas qu’il y a là un danger pour la foi ! Au jour, où, parce que c’est censé être économiquement utile, on arrache des arbres en Amazonie et ailleurs, avec l’approbation aveugle d’autoproclamés faiseurs de miracles spectaculaires, qui approuvent les déracineurs d’arbres agissant au nom du dieu Mamon… Ce qui semble utile, qui semble servir à quelque chose économiquement, peut bien, au regard de la foi et de la vie, s’avérer nuisible. Des autoproclamés faiseurs de miracles qui se croient tout sauf inutiles ! Les miracles bibliques, eux, témoignent de la réalité d’un autre monde, de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre, prêts à être manifestés, des signes confiés à Jésus et aux Apôtres, et qui, selon l’Épître aux Hébreux (2, 4), ont cessé après leur ministère. Cela dit, le spectaculaire peut ne pas se trouver que dans les miracles… Nous ne sommes pas appelés à être des vedettes, des orateurs excellents (Paul, de son propre aveu, passait pour complexe et confus — ça lui a valu pas mal d’ennemis, cf. 2 P 3, 16, jusqu’aujourd’hui), ou que sais-je d’autre !

« Quand vous avez fait ce qui vous est demandé, dites : "nous sommes des serviteurs inutiles" ». Car nous ne servons à rien en regard de l’utilitarisme ; serviteurs inutiles d’une Église qui ne sert à rien. C’est même sa fonction, dans un monde où tout doit être utile et rentable. Notre service est de faire ce qu’on a à faire (comme le serviteur de la parabole) en sachant qu’il n’y a là pas de gloire particulière, sinon de ne pas servir à quoi que ce soit d’autre. Et c’est très bien comme ça ! Telle la réponse à la demande adressée à Jésus : « augmente en nous la foi ». Réponse : « dites : "nous sommes des serviteurs inutiles" ».


RP, Melle / ordination Nicolas – 6/10/19