<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: juin 2019

mercredi 19 juin 2019

Après Pentecôte





2000 ans après la Pentecôte du récit des Actes des Apôtres, nous sommes toujours dans la période qui a suivi l’événement ; où en quelque sorte, l'étape ultime de la Création se met en place. Le jour s'approche de l’entrée de la Création dans le « Shabbath de Dieu », le jour de l'apaisement qu'appellent les prières du peuple de Dieu dans la liturgie divine dans laquelle s'inscrit aussi la première Église (Actes 2, 42). Invitation à emplir nos repos du signe du septième jour de la Création !

En se retirant, ultime humilité à l'image de Dieu, le Christ, Dieu créant le monde, nous laisse la place pour qu'en nous retirant à notre tour, nous devenions, par l'Esprit, par son souffle mystérieux, ce que nous sommes de façon cachée. Non pas ce que nous projetons de nous-mêmes, non pas ce que nous croyons être en nous situant dans le regard des autres. Devenir ce que nous sommes en Dieu qui s'est retiré pour que nous puissions être, par le Christ qui s’est retiré pour nous faire advenir dans la liberté de l’Esprit saint, suppose que nous nous retirions à notre tour de tout ce que nous avons pris l'habitude de croire de nous-mêmes.

L'Esprit de Dieu est celui qui insuffle en nous la liberté de n'être rien de ce dont nous aurions la maîtrise, de ne plus rechercher ce que nos habitudes nous ont rendu désirable.


RP, PO / QdN été 2019


lundi 10 juin 2019

Esquisse d’une généalogie des idéologies de la substitution





« Hier soir à l'église des Billettes, la Passion selon saint Jean. On lit avant l’Évangile de Jean où, tout au moins à partir de l’arrestation de Jésus, on n'entend qu'une diatribe contre les Juifs. L'antisémitisme chrétien est le plus virulent de tous, car le plus profond et le plus ancien. On se demande comment on peut lire des textes pareils en public. » (Emil Cioran, Cahiers 1957-1972 [10 mars 1965], Paris, Gallimard, 1977, p. 269)

La Passion selon saint Jean — quoi de plus chrétien (Bach !), quoi de plus innocent que cette superbe œuvre musicale et le texte évangélique qui la fonde ? Qui de plus pertinent que Cioran pour relever le problème, lui dont le passé antisémite, passé qu’il hait et exècre dorénavant, fait un témoin particulièrement pertinent d’un passé collectif atroce, antisémite, d’un antisémitisme aux racines bien antérieures au christianisme, mais qui s’est évidemment nourri de l’anti-judaïsme séculaire du christianisme (pas plus que Cioran, nul n’a à pavoiser !). Cioran fait cette remarque en 1965 : vingt ans après 1945, et on n’a évidemment pas cessé depuis : on lit toujours Jean en public ! Ce qui scandalise Cioran est la simple lecture de la passion telle qu’on la trouve en Jean, Évangile de l’amour ! Voilà qui pose, comme une entrée redoutable, la question de notre lecture du Nouveau Testament.

D’où cette esquisse d’une généalogie des idéologies de la substitution, en premier lieu théologies de la substitution, à commencer par ce problème chrétien parlant du judaïsme et des juifs, et prétendant qu’Église et christianisme auraient été substitués à Israël. Cela présenté en quelques chapitres classiques — posant au long du développement quelques possibilités alternatives. Quatre premiers points permettront d'entrer dans la question : autour de la mort de Jésus, Paul, controverses autour de la Loi dans le Nouveau Testament, dérives ultérieures ; avant d'en venir dans une deuxième partie aux questions modernes et contemporaines.

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Autour de la mort de Jésus. Juifs et Judéens

Pour enchaîner sur la remarque de Cioran citée ci-dessus — « les Juifs » sont-ils en cause dans la crucifixion de Jésus ? L’idée est récurrente, mais tout simplement anachronique ! posant entre autres la question de la traduction de la compréhension des termes, du vocabulaire employé. Les évangiles réfèrent à une situation où il n’y a que des juifs, et pas encore de « chrétiens », ni par conséquent de polémique judéo-chrétienne, quelle que soit la date que l’on veuille donner à la rédaction des textes. Quelque reflet qu’on veuille trouver dans les évangiles d’une polémique ultérieure, consécutive à telle étape d’une rupture, il n’y a alors pas de « chrétiens » ! L’ « Église chrétienne », qui naîtra plus tard, cessera d’être essentiellement juive seulement après la rédaction du Nouveau Testament, dans un lent processus qui trouve un point d’orgue dans la conversion de l’Empire romain. A fortiori n’y a-t-il pas de chrétiens au temps du ministère de Jésus, où, dans un pays occupé par les Romains, il y a des juifs d’obédiences diverses, souvent divergentes ; et de régions diverses. Dans ce cadre-là, un des contentieux est celui qui ressort des tensions entre Judée et Galilée ; qui qualifient souvent la tension entre les disciples juifs du juif Jésus et les courants plus « officiels » de la foi juive d’alors, sous sa forme centrée en Judée. Or, le même mot dans le grec du Nouveau Testament désigne à la fois les « juifs » en général et les « Judéens » en particulier (« ioudaioi »). En contexte juif de cette région allant du sud de la province romaine de Syrie à la Judée en passant par Galilée, Décapole, Samarie, comme c’est le cas dans les évangiles, quand on veut désigner spécifiquement tel ou tel courant juif particulier, de telle ou telle obédience, géographique ou théologique, on ne peut évidemment pas l’appeler « les juifs » (encore une fois ils le sont tous : cela ne signifierait donc rien). Le terme « ioudaioi » est en revanche naturellement utilisé dans ce contexte pour désigner les Judéens, les habitants de la Judée, afin de les distinguer des Galiléens (et les Galiléens, disciples de Jésus ou pas, sont juifs comme les autres) — ou des Samaritains, de ceux de la Décapole, etc. Ce n’est que dans la diaspora que le lieu référentiel central des juifs en général, la Judée, avec Jérusalem pour capitale, en vient à prendre un sens plus global, et que « ioudaioi » reçoit la signification qu’on lui connaît. Chaque mise en cause évangélique des « ioudaioi » se situe de fait dans le cadre des polémiques interrégionales de la future Syrie-Palestine romaine, et en aucun cas dans le cadre d’une polémique entre deux religions — dont la seconde n’existe pas ! Les tensions autour de Jésus et de ses disciples sont de l’ordre des tensions avec le pouvoir : Rome ultimement, et médiatement le lieu de son pouvoir, exercé directement (Pilate) ou indirectement (les Hérodiens et les autorités, sadducéennes, du Temple) ; dans tous les cas, évoquant le cœur du pouvoir, la Judée. Ce faisant le Nouveau Testament est tout simplement dans la ligne des anciens prophètes juifs, qui n’étaient pas toujours tendres avec le centre du pouvoir. Ainsi, dans les évangiles, la mise en cause des « ioudaioi » par un groupe d’origine galiléenne est tout simplement la mise en cause du pouvoir romano-sadducéen et de ses émules. Et il en est clairement de même, concernant les persécutions des chrétiens et la mort du Christ, dans la première épître aux Thessaloniciens, avec ce texte aux échos d’autant plus terribles qu’on ne fait pas cette distinction régionale, mais qui s’explique plus aisément si on la perçoit : 1 Thess 2, 14 : « vous avez imité les Églises de Dieu qui sont en Judée, dans le Christ Jésus, puisque vous aussi avez souffert, de vos propres compatriotes [Thessaloniciens], ce qu’elles ont souffert de la part des Judéens », et non pas, évidemment des juifs en général ! Les propos pour le moins virulents de Paul à l’encontre des Judéens ne sont propres à nourrir la théorie bien ultérieure du déicide qu’en confondant Judéens et juifs, que précisément Paul distingue ! (Cf. les versets, qui suivent, v. 15 et 16 de 1 Thess 2.)


Paul

Dans la perspective eschatologique qui fonde la mission de Paul (selon sa conviction que le règne de Dieu concernant toutes les nations est advenu avec la résurrection du Christ), toutes les nations sont appelées sans qu’elles n’aient à devenir autre que ce qu’elles sont quant à leur identité propre ; ce face à quoi il est connu que l’opposition à Paul vient de Judée. Mais pas plus que les nations/ethné/goïm n’ont, selon Paul, à devenir juives quant à leur identité rituelle, les juifs, dont l’identité vocationnelle est fondée sur la Loi (selon le terme grec Nomos par lequel est traduit l’hébreu Torah) qui porte cette promesse eschatologique que Paul considère comme advenue, n’ont à devenir non-juifs ! D’où l’importance de se garder de l’habitude de comprendre Paul comme condamnant la loi de Moïse ! Ce n’est pas la loi biblique, loi de liberté, qui rend esclave (cf. Ga 4) ! Ce n’est pas la Loi (Nomos) en tant que telle qui est mise en cause par la croix, mais le fait que, non observée, elle n’a pas pu empêcher de laisser crucifier un juste : personne n’est au niveau des exigences de la Loi : cf. Ro 7, 12-14 : « La loi est sainte, et le commandement est saint, juste et bon […] mais moi, je suis charnel, vendu au péché. » C’est, selon l’Apôtre, conditionner l’entrée des nations dans le règne qui vient à la dimension identitaire fondée sur la Loi (Nomos) qui fait problème. L’aspect initial de cette identité étant la circoncision, Paul, à l’encontre de ses adversaires qui insistent pour que les ethné/goïm l’adoptent, tient à les laisser rester ce qu’ils sont. Rien de plus. La dimension morale universelle de la Loi (Nomos) est reprise sans problème par Paul, avec son cœur reçu dans le judaïsme : « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14 / Lv 19, 18), et ses développements (Ga 5, 15-23).

Si pour Paul, il est illégitime d’exiger des ethné qu’elles cessent d’être ce qu’elles sont en devenant juives parce que croyant en Jésus, il l’est tout autant de délégitimer la Torah, qui rendrait « esclave », pour conduire les juifs à cesser de l’être, ou au mieux à considérer le respect des règles de la Torah en ses aspects vocationnels identitaires comme une concession aux « frères faibles », dans une lecture en contresens des conseils de Paul (alternative à l’attitude double qu’il reproche à Pierre — cf. Ga 2), développés en Romains 14 et 1 Co 8 & 10., dans la ligne de la décision d’Actes 15, 19-21 requérant que les ethné s’en tiennent, assez classiquement, à la loi noachide.


Les pharisiens, Jésus et ses disciples, la fidélité juive

Pour Paul, non plus que pour les évangiles, il n’est devenu superflu de respecter le rituel mosaïque !… comme on l’induit souvent à l’appui d’une précision mal lue d’un verset de Marc, ch. 7 v. 19, précision par ailleurs inexistante dans les plus anciens manuscrits, faisant dire à Jésus qu’ « il déclarait purs tous les aliments » (sic !), témoin d’un précoce glissement outrepassant la fidélité juive de Jésus — sans compter que littéralement en grec, ce n'est pas Jésus, mais les latrines qui purifient les aliments ! Oubli de la fidélité juive de Jésus relevant d’un paulinisme mal compris, oubliant que pour l’Apôtre le rituel mosaïque concerne les juifs — comme vocation « sacerdotale » (cf. Exode 19, 5-6) ; valant jusqu’à la fin du temps, selon Jésus (Matthieu 5, 18).

Maïmonide donne un éclairage indispensable sur ce texte de Marc : « La pureté des habits et du corps, écrit-il, en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… Ils paraissent propres à l’extérieur mais leurs cœurs se soumettent à leurs désirs et à la jouissance corporelle, et ceci est contraire à l’Esprit de la Torah. Car l’objectif principal de la Torah est [d’enseigner à l’homme] de diminuer ses désirs, et de laver son apparence extérieure après qu’il a purifié son cœur. Ceux qui lavent leurs corps et nettoient leurs vêtements tandis qu’ils restent sales de leurs mauvaises actions et [de leurs mauvais] principes, sont décrits par Shlomo (Salomon) comme : ‘une génération pure à ses propres yeux et qui n’est pas lavée de son ordure une génération,… que ses yeux sont hautains, et ses paupières élevées !’ (Proverbes 20, 12-13) » (Maïmonide, Guide des égarés, XXXIII). Bref, pour Maïmonide, ce serait hypocrisie ! Où il apparaît que les invectives évangéliques parlant de « pharisiens hypocrites » relèvent d’une polémique interne à une même famille, dont la vigueur même est indicative que, comme plus tard Maïmonide, Jésus se réclame ipso facto de ladite famille !

C’est ce type de contresens séculaires, adoptés aussi par Luther, qui ont conduit ce dernier, malgré sa large ouverture initiale envers les juifs, à son attitude hostile finale. Luther était tout prêt à accepter, pensait-il, que les juifs restent juifs… à condition qu’ils reconnaissent Jésus avec tout ce que cela supposait pour lui (et avec lui tous les prédécesseurs antiques et médiévaux avec nombre de successeurs jusqu’aujourd’hui) en termes de relativisation de Torah, perçue (dans un autre contresens) comme « ombre des biens »… « actuels » en christianisme ! Quand il s’agit dans le Nouveau Testament d’ « ombre des biens à venir » (Colossiens 2, 17 ; Hébreux 10, 1) — toujours à venir — d’un Règne de Dieu toujours attendu (pour les uns comme pour les autres). Ce contresens-là est un des points d’origine, dès les tous premiers siècles de l’Église, de la théologie de la substitution. Ce contresens postulant le « dépassement » de la Loi implique a contrario, par fidélité, le légitime non possumus juif.

Car il s’agit de considérer la non-conversion d’Israël au christianisme comme fidélité à l’alliance dont le garant est Dieu qui s’y est engagé — donnerait-on des noms hébraïques, comme « messianisme », à une telle conversion ; et quelle que soit par ailleurs la possibilité légitime des changements de religions, dans tel sens ou tel autre.


Accentuation d’une dérive

Jusqu’à tout récemment, et c’est parfois encore le cas, pour des raisons dont on trouve au départ les contresens mentionnés ci-dessus, des chrétiens se sont inscrits dans l’idée que ceux des juifs de l’époque de l’Église primitive — et leurs successeurs et/ou descendants — qui n’ont pas rejoint le christianisme naissant l’ont fait par infidélité (cette idée devenue commune était même entrée dans une prière catholique du vendredi saint ! heureusement abandonnée depuis Vatican II).

La réalité est inverse : la fidélité juive est fidélité à l’observance des mitsvoth de la Torah. C’est aussi ce qu’en dit Jésus. Il se trouve que très vite, l’Église primitive, du fait de sa fidélité à elle, fidélité en l’occurrence à l’envoi aux nations, a vu basculer sa démographie vers une majorité de chrétiens d’origine non-juive, entraînant ipso facto un abandon (perçu tel par les juifs) de l’observance de la Torah — cela très vite via l’ignorance de recommandations comme celles d’Actes 15, 19-21 ou de Paul aux Corinthiens et aux Romains (1 Co 8 & 10 et Ro 14) de s’en tenir, concernant les nations, à la loi noachide.

Une vraie fidélité juive, conforme à ce qu’en disait Jésus, à l’alliance et au Dieu qui en est le garant, a donc très vite débouché sur ce non possumus juif par rapport au christianisme désormais « païen » quant à l’observance de la loi (Nomos). Or il est clair que l’histoire a vu très vite dépasser la problématique d’un Paul, juif de pratique avant comme après ce qui est donné par les Actes des Apôtres comme moment du chemin de Damas, pour Paul rencontre du Ressuscité, pour déboucher sur un changement de religion consistant à renier la précédente, ce que n’a pas fait Paul ! Après le non possumus juif d’un tel reniement, apparu très vite, deux vocations se sont dégagées très tôt, phénomène dont Paul estime déjà qu’il correspond à un « mystère », concernant le plan de Dieu pour le salut du monde (Ro 9-11). Dès le Nouveau Testament, donc. Paul aux Romains mais aussi Jésus (notamment Mt 5, 17-19) : est-ce les chrétiens, alors que le ciel et la terre ne sont toujours pas passés, qui s’efforcent de tenir la fidélité au moindre des plus petits commandements de la Torah ? Or c’est bien de la rédemption du monde qu’il est question dans l’espérance du Royaume, où se dessinent donc ces deux vocations mystérieuses, indépendamment de ce qu’il en est du salut individuel, souci chrétien, autre mystère, intime celui-là, de l’ordre de la relation intime entre Dieu et l’âme.

Ici aussi, quant à la relation intime de l’individu avec Dieu, comme dans l’alliance en vue de la rédemption du monde, il est question de primauté de la grâce, primauté même sur la foi — ce qui, si on l’ignore, débouche jusque sur des traductions dépassant le texte. Ainsi d’Éphésiens 2, 8 : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés », à quoi les traductions courantes du reste du verset rajoutent « par le moyen » (de la foi), qui n’est pas dans le grec. Une bonne lecture serait : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés par la foi » (cela souligné encore par la fin du verset : c’est un don de Dieu, ne venant pas de vous !). Ainsi lu, conformément au grec, il apparaît que la foi-même qui permet aux Éphésiens, païens, de bénéficier des fruits de l’antique alliance de grâce scellée déjà avec Abraham, est elle-même un fruit de la grâce, plutôt qu’une sorte de conditionnement, comme « le moyen », de la grâce gratuite de Dieu. Bref, quant au salut individuel des âmes, souci chrétien qui se distingue du plan divin de salut du monde, la grâce prime aussi, dans un mystère intime que nul ne connaît sinon Dieu et l’âme qui met sa foi en lui.

La confusion des deux plans (salut du monde et relation intime avec Dieu) a débouché, y compris dans le protestantisme, en ses mouvances les plus christocentriques héritées de Luther, sur ce qui, à l’égard d’Israël, relève du péché (le plus souvent inconscient) : juger les juifs infidèles tant qu’ils ne se convertissent pas à Jésus (c’est la position de Luther qui le fait déboucher sur ses insupportables extrémités), ce qui revient à délégitimer leur fidélité à la Torah. Toute la Torah, dans laquelle est donné un premier déploiement du Décalogue — dont le christianisme s'est fait, après la Bible grecque des LXX, le véhicule universel.

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Héritage de la Torah

Le Décalogue et les déclarations des Droits de l’Homme. Façons de « plus jamais ça »

Le Décalogue. « Décalogue » : le mot, on le sait, signifie « dix paroles ». Avec comme première parole : « Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage ». Dieu donne la liberté au peuple qu’il s’est allié. La liberté est donnée après la captivité. Elle met fin à une situation devenue insupportable, l’esclavage. La loi qui accompagne ce don de la liberté a pour fonction d’éviter au peuple de retomber dans l’esclavage ou toute autre situation catastrophique. La liberté est garantie par le fait que la loi est donnée comme n’ayant pas d’auteur humain, pas de pouvoir humain qui en serait la source, comme celui qui vient de s’avérer esclavagiste.

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Le peuple français connaissait une situation d’oppression et d’arbitraire sous une royauté absolue. En 1789, la situation devient insupportable. Un sursaut y met fin. Pour garantir la liberté reçue, une loi est proclamée, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Proclamée « sous les auspices de l’Être suprême », elle est présentée sur l’image de tables semblables à celles qui représentent le Décalogue. Ce n’est pas par hasard : don de liberté, suivi d’une loi pour que l’acquis ne se perde pas. Là encore « sous les auspices de l’Être suprême » contre tout arbitraire.

La Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948. L’Europe, et, à travers elle, le monde, ont failli s’autodétruire. On a tenté d’exterminer un peuple. Le chaos semble avoir atteint un point de non-retour. Mais dans un sursaut, le monde reçoit à nouveau la liberté. Une loi est proclamée, une nouvelle déclaration de droits humains, universelle — c’est à dire valable pour tous les êtres humains. Même modèle dans que dans les deux cas précédents : chaos - libération - loi. Avec des éléments nouveaux soulignés face à de nouvelles menaces. Ici le refus du racisme, et le refus de l’oppression des femmes.

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Où un « sacré » nouveau, un droit qui relève du sacré, en l’occurrence indépassable comme instance ultime, s’ancre dans le refus de ce qui ne doit plus advenir, dans la répulsion à l’égard d’un passé insupportable.

Le sacré, que le religieux investit, dépasse le religieux. Confondre le religieux qui civilise le sacré, et le sacré qui le précède, le suit, et le déborde, c’est se condamner à ne pas percevoir notre propre sacré, moteur de nos actes et de nos conceptions du monde, de nos idées de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas… ou ne l’est plus : « plus jamais ça »… La question se pose de savoir quel nom nouveau a emprunté la nouvelle sacralité, qui peut donc aller jusqu’à ne même plus se reconnaître sous le nom de « sacré »…

Le sacré finit par s’assimiler à un avenir meilleur, en répulsion contre tout ce qui fait obstacle à cet avènement… Avec un risque terrible : après la théologie de la substitution une philosophie de la substitution ! Un lendemain meilleur se substitue à un hier trop lourd, la transcendance allant parfois jusqu’à s’identifier au futur. Et puisque nous sommes aujourd’hui plus proches du futur qu’antan, aujourd’hui devient, comme signe de demain, chargé d’un sacré qui est sommé de déserter hier, où il n’a été que monstruosité…

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Présence actuelle de l’histoire passée

Le sacré, que l'idole investit, dépasse donc le religieux, y compris en ce qu'il n'a plus cette certaine dimension relative du religieux : relier, ou relire, c'est forcément relatif à quelque chose, ce qui offre donc la possibilité d'une prise de distance, que ne permet pas forcément le sacré — qui, lui, occasionne le « c'était mieux avant », parlant des jours de l'événement fondateur, y compris le moment des déclarations de droit, moment dont le temps nous éloigne… Mais dont subsiste le souvenir diffus que là s’est signifié un « plus jamais ça », un référentiel répulsif, un radicalement insupportable.

« Dis-moi ce qui t'insupporte irrémédiablement, et je te dirai quel est ton totem ». Exemple : aux caricatures de Mahomet répondent les caricatures de… la Shoah ! Où un ancien président iranien, Ahmadinejad, pointait le sacré européen contemporain : un sacré « négatif », en forme de « plus jamais ça », un « plus jamais ça » fondateur des repères actuels, à commencer donc par la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948. L'attitude d'Ahmadinejad montre que l'universalité de ce fondement universel tend à se relativiser… tandis que le « plus jamais ça » se fragilise jusqu'en Europe d'où il a émergé.

Voilà qui hypothèque lourdement l'idée d'une communauté internationale, quand en outre le sacré universaliste des Droits de l'Homme sert trop souvent d'alibi à des violences dont les fondements en Droits de l'Homme ne leurrent personne ! (« La loi est sainte, mais moi je suis pécheur », Paul aux Romains ch. 7. Idem pour les Droits de l’homme : ils sont justes, ce qui ne justifie pas ceux qui s’y appuient pour n’en pas tenir compte !) Et pourtant le recours au « plus jamais ça » est plus que jamais urgent : quid aujourd’hui du « plus jamais ça » de la Shoah quant à la nature de son rapport avec les débouchés actuels, européens, et aussi proche-orientaux ?

Le dialogue judéo-chrétien issu du « plus jamais ça » a permis de déceler qu'une des racines débouchant sur la Shoah est ce qu'on appelle la « théologie de la substitution », qui a dominé dans le christianisme depuis plus d'un millénaire (si ce n'est presque deux). L'idée on le sait, est en gros que la religion la plus récente se substitue à celle qui précède (qui dès lors, à terme, n'a logiquement plus lieu d'être), reléguée dans le passé. Une idéologie de la non-reconnaissance ! Où personne n’a à pavoiser !

L'abandon de la théologie de la substitution est au cœur du dialogue judéo-chrétien contemporain — abandon dont un précurseur comme Calvin (même s’il y a lieu de constater que toutes les conséquences n’en furent pas tirées) soulignait déjà qu'il ne saurait y avoir substitution car Dieu ne renie pas ses propres engagements : l'Alliance avec Israël est toujours valide. Mais jusque là, cette théologie et la philosophie qui l’a suivie ont fait des ravages. On la retrouve, outre le christianisme, dans l'islam, où elle consiste à penser que l'islam abolit les religions antérieures — qui subsistent donc provisoirement, sous une protection précaire (le statut de dhimmis), équivalent de la protection avignonnaise des « juifs du pape » (avec signes distinctifs repris en chrétienté de la pratique califale). L'idée est d'une autre façon derrière la persécution des hérétiques (relégués eux, non pas dans le passé, mais dans le sacrilège déstructurateur : figure type, les cathares). Les deux notions (hérésie et « protection ») se rejoindront dans la France de l'Ancien régime avec l'Édit de Nantes « protégeant » les hérétiques protestants, un Édit voué à… être révoqué par Louis XIV au prétexte qu' « il n'y a quasiment plus de protestants ».

Idée de substitution reprise aussi en dehors des cercles religieux, quand les Lumières censées dissiper les ténèbres, vouent donc logiquement aux ténèbres les tenants de pensées qui n'entrent pas dans la marche du progrès de « la » Civilisation. Voltaire, au-delà de sa bénéfique militance pour la tolérance, est à ce point remarquable (mais, homme de son temps sans plus, il n'est pas le seul), méprisant à l'égard des juifs comme à l'égard des autres « races inférieures » (« nègres », « Indiens/Américains », etc.). À ce point, on a quitté la théologie de la substitution, et on est entré dans une sorte d'idéologie de la substitution, en marche vers sa justification « scientifique » racialiste, puis raciste, qui viendra appuyer les projets coloniaux jusque dans la bouche de Jules Ferry, mais aussi de Victor Hugo, et jusque (atténué) chez Jaurès et Blum : le devoir des « races supérieures » d'éclairer « les races inférieures »…

Avec le point-limite de leur « infériorité » et de leur « non-perfectibilité », qui débouche sur des massacres de masse et des génocides : premier génocide du XXe siècle (reconnu depuis 2004), le génocide des Hereros de la colonie allemande de Namibie. Un temps gouverneur de la colonie, Heinrich Goering, père de l'autre. Le parallèle avec le vocabulaire employé ensuite en Allemagne est frappant.

En arrière plan, aux origines de la modernité, le développement de l'idée de « hiérarchie des races », et donc d'une pré-notion biologique de race, apparaissant dès le XVe siècle, avec l'Inquisition espagnole mettant en cause comme hérétique (dans la suite de l'Inquisition occitane repérant dès les XIIIe-XIVe siècles des « lignées » cathares hérétiques) la foi des marranes, convertis d'origine juive, repérés comme tels en remontant quatre générations pour détecter un défaut de « pureté du sang ». Cela en parallèle avec le développement de l'institution esclavagiste sur une base raciale.

Derrière tout cela, toujours l'idée substitutionniste, reprise ultérieurement en termes racialistes-darwiniens : les « races supérieures » vouées à se substituer aux « races inférieures », par extermination éventuellement. Ici aussi, personne n’a à pavoiser. Nietzsche fustigeant l’antisémitisme de Wagner ou de sa sœur, ne déplore-t-il pas le rôle des juifs dans la décadence des « Aryens » ? — sic — (cf. sa Généalogie de la morale, 1ère dissertation. Puis il en vient à déceler chez les antisémites la morale du ressentissement, d'origine juive, devenue le fait de chrétiens antisémites.) Antijudaïsme de Nietzsche tout de même, d’où sans doute la formule d’André Suarès : « je ne puis pardonner à Nietzsche ». On est au fondement de l'idée qui débouche sur la Shoah. Et les chrétiens, de toutes confessions, n’ont pas d’innocence à faire valoir dans ce processus.

Aimé Césaire a un passage remarquable à ce sujet dans son Discours sur le colonialisme :

« Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
"Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi."
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe "idéaliste". Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. […] »
(Éd. Présence Africaine, 1955/2004 p. 14-15)
« Chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et […] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’
ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, ibid. p. 12-13.)

Cf. aussi James Baldwin, La prochaine fois, le feu :
« Toute prétention à une supériorité quelconque, sauf dans le domaine technologique, qu'ont pu entretenir les nations chrétiennes, a, en ce qui me concerne, été réduite à néant par l'existence même du IIIe Reich. Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l'holocauste dont l'Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu'ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l'indifférence du monde à leur égard m'avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m'empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j'avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m'attendre le jour où les États-Unis décideraient d'assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l'aveuglette. » (éd. folio, p. 77)

Voilà donc que le sacré perçu comme avenir éclairé, déployé comme sacré en marche, fondé contre sa répulsion d’un passé obscurantiste… Voilà que ce sacré comme avenir en marche, dans sa prétention à se substituer à ce qui l’a précédé, a débouché sur la catastrophe !

À quoi on aurait pu ajouter la sacralisation chrétienne de la pauvreté, via des figures comme François d’Assise, reprises jusqu’à Marx, reprochant aux juifs l’héritage forcé qui faisait d’eux, via l’interdiction de l’usure, les banquiers d’un monde qui leur refusait tout autre métier !…

* * *

Terre, mémoire et Israël

En 2016 l'Unesco proposait une résolution sur les problèmes Israël-Palestine et notamment sur la question du Mont du Temple appelé dans le document Al-Aqsa Mosque/Al-Haram Al Sharif.

On ne relève dans ce texte qu'une seule évocation — implicite — du fait qu'il y eut un Temple à Jérusalem, doté donc de murs, dont un « mur occidental » : la « Place du mur occidental » prend des guillemets après avoir été désignée, sans guillemets, sous son nom de Place Al-Buraq. Le Mont du Temple n'est jamais nommé, mais le lieu est évoqué dix-huit fois dans les termes — légitimes aussi — de Al-Aqsa Mosque/Al-Haram Al Sharif. On est donc censé ignorer l'archéologie symbolique et spirituelle d'où ressort que ce lieu appelé communément « saint » l'est précisément parce qu'il est chargé d'une portée symbolique du fait même de cette archéologie mémorielle — passée sous silence !

Voilà qui est troublant à l'Unesco, dont le sigle porte les mots science, culture, éducation. Qu'est-ce en effet qu'une science historique qui ignore les faits historiques ? Qu'est-ce qu'une culture, censée être histoire et mémoire, qui porte l'amnésie mémorielle et culturelle ? Qu'est-ce enfin qu'une éducation qui établit un silence qui ne concède que des guillemets à une mémoire ignorée ?

À ce point, un chrétien du XXIe siècle doit s'interroger sur la mémoire de l'Unesco concernant le tournant marquant, après ce qui a été évoqué ci-dessus, de la deuxième moitié du XXe siècle initiant la cessation de « l'enseignement du mépris » du fait juif réclamée par l'historien Jules Isaac. Espérance d'une éducation où se substituerait enfin à un séculaire enseignement du mépris un enseignement de l'estime. Estime et respect en l’occurrence du judaïsme, de sa mémoire, et des juifs que le christianisme avait pris l'habitude d'enfouir dans le sépulcre d’un silence mémoriel où le mur occidental du Temple de Jérusalem n'était plus que lieu de lamentations d'un judaïsme s'obstinant à refuser de se voir substituer un christianisme détenteur unique d'une vérité amnésique. Une ignorance de l'histoire qui, face l'innommable qui se préparait dans la première moitié du XXe siècle européen, a émoussé l'efficacité de la résistance du christianisme. Efficacité nécessairement fondée en culture ; mais tout un pan de culture historique du fait juif faisait défaut au christianisme depuis des siècles…

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L’amnésie proposée tout récemment au sein de l'Unesco relève entièrement de l'a priori théologique dont le refus est au cœur du dialogue judéo-chrétien en particulier, interreligieux en général ! À savoir toujours et encore la théologie de la substitution. Une théologie qui avait débouché à terme en Europe du XXe siècle sur l'incapacité de résister efficacement au projet politique dont on sait le débouché. Quelques moments isolés comme le synode de Barmen par lequel l’Église confessante en Allemagne du XXe siècle répondait dès 1934, ou en France la Déclaration de Pomeyrol de 1941, par des textes strictement et exclusivement théologiques à des positions et des actes politiques qui heurtaient ceux qui s'y opposaient — dans leurs convictions théologiques. Sans comparer les situations, l'exemple ne laisse d'interroger : projet politique qui réfère à un soubassement théologique et symbolique. Le christianisme commence à peine de sortir, avec des reculs, de la théologie de la substitution, qui grève encore souvent les relations judéo-chrétiennes, attitude qui reste hélas prégnante en islam.

Quel que soit le point de vue que l'on adopte sur le conflit, le problème du Mont du Temple / Al Haram – Al Sharif ne pourra se régler que si on commence par ne pas nier l'investissement religieux de tous. Tout commence par ne pas nier la foi des autres, i.e. ne pas prétendre substituer son sacré à celui de l'autre. Or c'est ce que fait le texte de l'Unesco du début à la fin : cautionner le substitutionnisme, probablement en son cœur symbolique qui plus est.

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La réalité est pourtant bien simple : la mémoire du Temple de Jérusalem est le lieu symbolique où s'enracine la vie religieuse et liturgique du judaïsme vivant aujourd'hui : « l'an prochain à Jérusalem ».

Cette mémoire juive concernant le Mont du Temple est le référent symbolique qui fonde les mémoires chrétiennes et musulmanes concernant Jérusalem. Pour ne donner qu'un exemple, concernant le christianisme : au cœur de la foi chrétienne est l’affirmation de l'accès ouvert à la grâce de Dieu, accès désigné symboliquement comme accès au lieu très saint céleste, symbolisé par le lieu très saint du Temple de Jérusalem ! La symbolique mémorielle juive fonde bien la symbolique centrale de la foi chrétienne !

Mais n'en est-il pas de même pour la symbolique mémorielle musulmane ? Le texte proposé à l'Unesco rappelait, à juste titre, la sainteté du lieu pour les musulmans, évoquant le Miraj/Ascension du Prophète sur Al-Buraq (dont le parvis du mur occidental porte à présent aussi le nom) depuis ce lieu. Mais pourquoi depuis ce lieu sinon du fait de sa sainteté, précisément ? Quelle sainteté sinon celle qui lui est, à l'époque du Prophète de l'islam, conférée par la mémoire juive ?

Sur la mémoire ignorée, on ne bâtit pas la paix. Sur la mémoire symbolique ignorée, on paralyse la fonction réconciliatrice du religieux, porteur de la symbolique mémorielle en toutes les profondeurs de son archéologie spirituelle. Il en va même de la possibilité de la confiance et de son enracinement spirituel. Ce qui vaut pour le christianisme vaut bien sûr aussi pour l'islam. Le Dieu d'Abraham est inconditionnellement fidèle à sa promesse — affirmation qui fonde la confiance inaltérable en Dieu qui permet l’établissement de la confiance entre les humains.

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Concernant la mémoire chrétienne, le référent symbolique qui la fonde renvoie à propos de Jérusalem à des textes comme l’Évangile de Jean, ch. 4 — parlant de culte non pas attaché à tel lieu, pour les chrétiens, mais n'en transposant pas moins un culte « en Esprit et en vérité » de ce lieu-là ! Tout comme l’Épître au Hébreux, parlant de rideau du temple déchiré (de ce Temple-là). C'est une approche en déplacement symbolique que nous donne l’Épître aux Hébreux comme Jean 4, Jésus annonçant dans une discussion sur quel temple prime, le judéen ou le samaritain, que « le salut vient des Judéens / des juifs », pour ipso facto transposer de ce fondement symbolique la grâce ouverte « en Esprit et en vérité ». Car c'est bien de symbolique qu'il s'agit ici et évidemment pas de simples pierres ! Une archéologie mémorielle et symbolique, qui, l'histoire nous l'a montré cent et mille fois, si elle est négligée, débouche invariablement sur des effusions de sang.

Alors que l'histoire de l’islam connaît quantité d'exemples allant en sens inverse ! Depuis la considération de ce lieu du Miraj du Prophète comme étant en lien avait la sainteté antécédente et toujours actuelle du lieu pour les juifs ; jusqu'à la demande du sultan Al Kamil du silence des muezzin pour toute la journée de l’intronisation de Frédéric II au trône de Jérusalem suite à leur pacte politique ; en passant par le refus du calife 'Omar de prier au Saint-sépulcre de peur de le voir transformer en mosquée. Et on pourrait multiplier les exemples. Attitudes qui s'inscrivent au fond dans celle de Paul invitant à plusieurs reprises au respect de la signification symbolique des rites, tout en croyant comme Jean 4 la grâce ouverte pour un culte en Esprit et en vérité. C'est pourquoi c'est évidemment à tort qu'il est accusé d'avoir fait entrer un non-juif dans le Temple, symbole de respect pour lequel on doit comprendre le refus de certains de monter sur l'esplanade du Temple / Al-Haram – Al-Sharif. On est toujours dans la symbolique, avec tout ce qu'elle a de décisif.

Que l'on tienne tel positionnement sur le conflit israélo-palestinien ou tel autre n'y change rien. L’investissement symbolique est incontournable. Il est à la racine de possibles nouvelles effusions de sang… Alors qu'il est possible pour tous de reconnaître la légitimité de tous les investissements symboliques, de toutes les couches mémorielles investies en ce lieu central au plan symbolique.

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La parabole des vignerons homicides, une autre lecture

« "Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour ; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage. Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient. Mais les vignerons saisirent ces serviteurs ; l’un, ils le rouèrent de coups ; un autre, ils le tuèrent ; un autre, ils le lapidèrent. Il envoya encore d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; ils les traitèrent de même. Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: Ils respecteront mon fils. Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux : C’est l’héritier. Venez ! Tuons-le et emparons-nous de l’héritage. Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. […]"
Jésus leur dit : "N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ; c’est là l’œuvre du Seigneur: Quelle merveille à nos yeux.
(Ps 118, 22-23 ; Ésaïe 28, 16) Aussi je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à une nation qui en produira les fruits." » (Matthieu 21, 33-39 & 42-43)

Combien n’a-t-on pas lu là un texte contre les juifs, où à travers Jésus, le fils et les autres/nouveaux vignerons désigneraient les chrétiens ? C’est oublier que si Jésus n’était pas Judéen, il était juif — où il faut se demander si le fils de la parabole n’est pas Israël et si les vignerons homicides ne sont pas les persécuteurs d’Israël qui après avoir été contempteurs des prophètes d’Israël finissent par s’en prendre à Israël-même avec une violence dessinée en Jésus — lequel annonce l’espérance d’un temps où d’autres responsables de la vigne cesseront d’être persécuteurs…


Roland Poupin


vendredi 7 juin 2019

Cioran, dans les cendres du dernier cathare





« Si j’étais croyant, je serais cathare. »
(Emil Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 155)


Cioran cathare ?

Parlant de Cioran et des cathares (1), sachant que Cioran avouait une proximité… disons au moins esthétique (2), avec le catharisme, il ne s’agit point bien sûr de proposer quelque récupération que ce soit des cathares — sous forme d’une reprise moderne ou que sais-je encore. Il est de toute façon une remarquable perspective cathare, si du moins on veut s’y tenir, selon laquelle depuis la mort du dernier « Parfait » (3), il n’est ipso facto plus de mains pour consoler (à savoir donner le sacrement du salut par imposition des mains) — au point que le Paradis céleste est hors de portée (4). Notre exil dans le malheur est irrémédiable. Le châtiment infernal récurrent est seul en marche. Pas plus, désormais, de catharisme que de salut possible.

Or c’est peut-être précisément là le lieu d’une rencontre des anciens hérétiques avec Cioran. Notre présence ici sept siècles après la mort du dernier Parfait donne tort à ceux-là des cathares qui espéraient un salut général, dans quelque heureuse apocatastase. Car il se trouve que tous ne sont pas passés par les mains consolantes des Bons Hommes, les Parfaits. Des âmes étaient donc destinées au châtiment infernal. Et en nombre : nous en sommes tous, depuis lors. Hypothèse combien plus redoutable, dont nous sommes tous les vérificateurs tragiques. Mais voilà qui du coup ne manque pas de quelque goût « cioranien », quand Cioran juge notre condition irrémédiable, sans salut. Dans le même ordre d’idée, mutatis mutandis, référant à Luther et Calvin, Cioran écrit : « La prédestination, seule idée chrétienne encore tentante, gardait pour eux sa double face. Pour nous, il n’y a plus d’élus. (5) »

Avant de considérer l’irrémédiable de ce monde sans issue, il faut toucher un mot du rapport que l’on trouve chez Cioran entre le Dieu bon qui ne crée pas, qu’il oppose au mauvais démiurge (6), le créateur, Dieu de la Genèse, de la Bible juive donc, de l’Ancien Testament ; en regard de la question de l’ « antisémitisme métaphysique » — dont René Nelli (7) affirmait que le catharisme pourrait n’y pas échapper, et sachant qu’un SS, Otto Rahn (8), avait trouvé grand intérêt à l’hérésie médiévale.

Concernant Cioran, disons en bref que l’antisémitisme indéniable de sa jeunesse roumaine est devenu ensuite pour lui tellement exécrable, et honteux, qu’il est quelque peu étrange qu’on lui ait fait parfois de nos jours ce procès. Point d’antisémitisme comme théorie fascisante chez le Cioran de seconde période, dans son œuvre française — ce qui vaut d’être souligné lorsqu’on aborde la relation — « catharisante » — au Dieu de la Genèse et de la Bible hébraïque en général qu’il développe dans son œuvre de deuxième période.

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Excursus : Cioran et le passé occulté — la mauvaise fréquentation d’un hérétique

Voilà qui nous replace au cœur du fameux malaise né au lendemain de la mort de Cioran. On se souvient qu’à sa mort s’ouvrait tout le pan roumain de son passé ; ce contre quoi il avait voulu penser à partir de son adoption du français comme « garde-fou ». Cioran avait un passé fasciste.

Sont parus des articles et des livres traitant de ce nouveau Cioran « ambigu ». Des divers articles d’un débat dans Le Monde, en 1995, à Cioran l’hérétique de Patrice Bollon (9), jusqu’aux ouvrages comme Cioran ou le défi de l’être de Nicole Parfait (10), ou, le plus accablant et irréfutable, concernant le passé roumain, Cioran, Eliade, Ionesco : l’oubli du fascisme d’Alexandra Laignel-Lavastine (11).

Cioran aurait pu s’expliquer (12), a-t-on pu lire alors. Mais expliquer quoi ? Pour Cioran son passé intervient dans son œuvre comme le repoussoir secret — « penser contre soi », selon le titre d’un des chapitres de La tentation d’exister, en 1956 — : un passé qu’il exècre sans le nier, en l’ignorant, évitant donc la tentation d’en atténuer la gravité — notamment concernant son ancien antisémitisme ; qu’il exècre dorénavant. Ce que, sans dévoiler clairement le tout de cet antisémitisme, il dit bien dans un autre chapitre de La Tentation d’exister, intitulé « Un peuple de solitaires » ; où l’on doit se demander dès lors s’il est anodin de vouloir rechercher encore chez lui quelque antisémitisme, fût-il « ambigu » (13).

L’expression « antisémitisme ambigu » de Nicole Parfait (14), tout en portant jusque pour La Tentation d’exister, concerne bien sûr principalement la période roumaine pour laquelle même la qualification d’ « antisémites », au sujet des propos de Cioran, reçoit des guillemets. Cet antisémitisme ambigu est réputé valoir aussi pour le Cioran de la seconde période notamment suite à l’essai de Patrice Bollon — qui pourtant, loin d’être un contempteur de Cioran, entend seulement nuancer sa défense. P. Bollon a fourni (15) un rapide mais impressionnant florilège de citations pour étayer l’idée qu’ « il serait […] loisible de confectionner, à partir [du chapitre de Cioran « Un peuple de solitaires »] à la tenue par ailleurs irréprochable, un pamphlet d’une rare vilenie antisémite (16) ». Il y appuie sa conviction que si Cioran, au « plus probable […,] modifie alors sincèrement son attitude […, c’est] sans pouvoir arriver toutefois à se dégager des déterminations culturelles et affectives qui l’avaient amené à écrire les pages antisémites de [la période roumaine dans Transfiguration de la Roumanie]. (17) » Il nous resterait à en conclure que Cioran en 1956 fait preuve d’un bel aveuglement sur la réalité de l’antisémitisme que bien des intellectuels moins esthètes ont su débusquer. À moins qu’au regard de ce qui semble être l’énormité des poncifs antisémites soulignés, on ne se demande si le ciseleur d’expressions qu’était Cioran ne nous met pas au contraire précisément aux prises avec ce qu’il viserait ainsi à dévoiler : un dérapage haineux du sens de l’être et des lieux de la persévérance dans l’être, présent au cœur d’un antisémitisme dont la découverte de son passé a montré de plus à quel point il fut le sien.

Ou bien est-ce dans cet étonnement enflammé, à fondement « livresque (18) », devant le sens vétéro-testamentaire (19) (ce qui est loin de faire un judaïsme autre que « livresque ») de la persévérance dans l’être (20), sens si prégnant dans Job (avant Spinoza), qu’il faut démasquer l’ « ambiguïté » et l’antisémitisme ? Ce sens qui imprègne toutes les traditions issues de la Bible, qui est le fait y compris des chrétiens martyrisés dans l’Antiquité (qui pourtant à côté des juifs, « font figure d’opportunistes (21) », dit-il) ; mais qui a moins eu par la suite l’occasion de se dévoiler dans un christianisme devenu majoritaire — sauf chez quelques hérétiques et « opiniâtres » protestants au temps de la Révocation de l’Édit de Nantes — ; faisant place à une usure, une mollesse (22), qui ne se subliment que dans l’aspiration à la sainteté (aspiration qui n’a d’ailleurs pas épargné non plus le judaïsme, comme chez les hassidim (23)).

Car à moins qu’on n’admette que tous les poncifs apparents cités par Patrice Bollon (24) n’aient échappé comme tels à la lucidité d’un Cioran qui les aurait fait siens tout en s’essayant péniblement et au fond sans succès à se démarquer de l’antisémitisme, ils apparaissent comme termes de la projection haineuse sur ce qui « depuis Job » n’est autre qu’une série des espèces — qui ne sont pas toutes éthérées — de la persévérance dans l’être, et que n’aurait pas reniées un Max Weber concernant les protestants. Pourquoi, par exemple, parlant « […] du commerce et du savoir », P. Bollon laisse-t-il penser que le premier serait plus suspect que le second (25) ? Ou quand Cioran fait profession de s’extasier en écrivant que les juifs « [approfondissaient] la Kabbale “au temps où ils vivaient d’usure” (26) » : quel médiéviste ignore que « l’usure » était à peu près la seule activité qui leur était tolérée (à nouveau comme pour les protestants sous l’Ancien Régime) ? On pourrait analyser de la sorte les autres citations de P. Bollon (27), dont il n’est pas interdit de penser que sa parfaite connaissance de Transfiguration de la Roumanie n’ait troublé sa lecture d’un autre texte du même auteur.

Singulière façon, avec ce nouveau Cioran post mortem, de perpétuer la suspicion sur ce qui serait une perpétuation voilée de son passé. Et pour certains peut-être de se prévenir ainsi eux-mêmes en contrepartie de toute potentielle mauvaise fréquentation. Chose d’autant remarquable que, comme le souligne P. Bollon, c’est précisément cette volonté d’occultation quasi totale d’un fondement repoussoir qui fait que la révélation post mortem ne grève nullement la lecture de Cioran. Au contraire, comme le montrait déjà en 1996 le texte édité par Le Messager européen, Cioran dès la fin des années 40 ou 50 (28), se reniant catégoriquement, fonde son œuvre ultérieure contre ce en quoi il refuse de se reconnaître. Et c’est précisément La Tentation d’exister qui, en 1956, signe littérairement avec le plus de rigueur son opposition à ce qu’il fut, « pensant contre soi (29) » son abjection de ce qu’il fut, et notamment de ce qui fut son antisémitisme (30). C’est La Tentation d’exister qui donne ce texte sur les juifs rejetant la haine qu’il leur voua, cette haine qui fut telle qu’il n’ose même plus avouer à quel point elle exista. Rétrospection honteuse, exempte des déclamations complaisantes possibles encore seulement sur des fautes assumables, plutôt que perpétuation d’un antisémitisme (31), qu’absent ici du propos de Cioran, on chercherait volontiers dans quelque ambiguïté, dans quelque recoin inconscient le retenant encore de se renier. Ou en suspectant cette confession honteuse de motifs opportunistes en un temps où le fascisme n’est plus de mise. L’admirateur des cathares — qui n’étaient pas fascistes ! — est alors à son tour victime, comme les marranes, d’Inquisiteurs vigilants sur la pureté de sa conversion. Certes en ce qui le concerne la faute passée est réelle et grave. Raison de plus pour que l’on guette le relaps. Ce faisant on se purge soi-même, sauf de la tentation de la fabrication délatrice de suspects à laquelle incitent en tout temps les Inquisiteurs.

Mais voilà pourtant que l’abîme indicible dont on ne connaît jamais le fond en lisant Cioran — qui n’accepte de parler que du symptôme de ses insomnies, qui le tenaillent déjà dans sa jeunesse — ; voilà que l’abîme prend à présent un nouveau relief négatif, comme une aspérité du vide contre laquelle il faut batailler, symbole outrancier d’un abîme fondamental, originel, dans lequel on a découvert qu’il a plongé personnellement de façon plus concrète encore qu’on ne le soupçonnait. C’est contre cela qu’il pense, contre lui-même, et cela d’une façon fondamentale au point d’être pressentie hors du temps : il voit toute son œuvre déjà inscrite dans Sur les cimes du désespoir, rédigé en roumain dès 1934. L’œuvre française — dans laquelle s’intègrent des traductions de tels écrits roumains, rouspétanciers mais non politiques — reste le parcours à rebours que l’on savait, contre l’abîme dont le fascisme est l’espèce hideuse que l’on ne peut en aucun cas atténuer, mais que l’on ne peut confesser explicitement qu’au risque de la tentation de l’atténuer…

La conscience, « poignard dans la chair (32) », ne peut vivre avec l’abîme, ne fût-il que pressenti dans une mauvaise fréquentation. Ce pourquoi la suspicion risque de perdurer : Cioran avec son passé fait aussi pour nous figure de repoussoir — et particulièrement repoussoir de l’histoire collective de l’homme européen — après avoir été le sien propre. Peut-être est-ce son rôle ?

*

Du « scandale de la création » au bon Dieu cathare

Cela dit, si l’on n’admet pas, sous ce premier angle, le soupçon d’antisémitisme du Cioran de deuxième période, il faut en venir à présent à cet autre aspect des choses, en rapport avec les cathares, aspect qu’on a évoqué et qui est généralement ignoré : le regard de Cioran sur la Bible hébraïque, l’Ancien Testament, et sur son Dieu ; qu’il exècre et auquel en même temps, il reconnaît plus qu’à d’autres dieux quelque consistance et par là-même, quelque intérêt.

Les réflexions de ce Cioran qui se réclame d’une proximité catharisante sont d’autant plus intéressantes qu’il trace ce qui apparaît comme un héritage, pour ne pas dire une généalogie entre le Dieu de la Bible hébraïque et le Dieu de bonté que semblent y opposer les cathares. Voilà qui pourrait nous interroger d’autant plus qu’à bien y regarder cette filiation semble difficilement contestable : fût-ce pour le contester en effet, le catharisme aussi s’inscrit naturellement dans l’héritage biblique — hébraïque. Le Dieu des cathares transparaît comme en contraste, comme en écho de l’histoire biblique — hébraïque, dont ils héritent donc, naturellement. Et c’est aussi cela que dégage Cioran, concernant sa perspective propre.

Le Dieu créateur s’assimile carrément, explicitement à partir de 1969 dans l’œuvre de Cioran, au mauvais démiurge, selon le titre du livre qu’il écrit à cette date. S’il y avait lieu de soupçonner quelque antisémitisme subsistant de sa période roumaine, ne serait-ce pas ici qu’il faudrait le chercher ?

On retrouve dès lors sa sympathie cathare, gnostique et dualiste jusqu’à ses derniers écrits. Mentionnons par exemple l’introduction d’Écartèlement, en 1979 : le thème y est explicite. Et, on l’a dit, le mauvais démiurge s’identifie nettement au Dieu créateur, au Dieu de la Genèse, de la Bible hébraïque, des juifs : en regard du « scandale de la création […] tout fait penser [que le dieu bon] n’y a pris aucune part, qu’elle relève d’un dieu sans scrupules, d’un dieu taré » écrit-il du mauvais démiurge (33) ; de même, « à quoi bon recenser les tares d’un dieu quand elles s’étalent tout au long [des] livres de l’Ancien Testament », s’interrompait-il dans La Tentation d’exister, après une énumération qui laisse songeur, en regard du mauvais démiurge auquel il n’a rien à envier en matière de vices (34). Or il est connu que dans l’identification du Dieu biblique au mauvais créateur ont été fondées l’essentiel des accusations d’antisémitisme contre les cathares (qui pourtant, leurs écrits en attestent, lisaient l’Ancien Testament), quand ceux-ci n’ont pas été revendiqués par les antisémites pour cela : on a mentionné Otto Rahn. René Nelli acquiesce, parlant d’ « antisémitisme métaphysique ». Et certes il faut y être attentif. Une critique simpliste de la Bible hébraïque et de son Dieu pourrait s’avérer n’être pas innocente.

Cela dit, Cioran préfère à tout prendre ce « dieu […] chamailleur, grossier, lunatique, verbeux » (ce sont ses termes, et j’en passe des meilleurs (35)) à sa version chrétienne adoucie. « Si désaxé qu’il soit, il connaît ses charmes et en use à plaisir », signale-t-il (36). Et Cioran d’admirer ces « tares [qui] s’étalent tout au long de ces livres frénétiques de l’Ancien Testament auprès duquel le Nouveau paraît une pauvre allégorie attendrissante […] La poésie et l’âpreté du premier, nous les cherchons vainement dans le second où tout est aménité sublime, récit à l’intention de “belles âmes” » (37). De même le Dieu bon qu’il présente dans Le Mauvais démiurge : il est « grand par ses déficiences (anémie et bonté vont de pair) », écrit-il (38).

Le tort du christianisme officiel, nous dit Cioran, et en cela il est bien cathare !, est d’avoir voulu « s’évertuer à imposer l’inévidence d’un créateur miséricordieux : entreprise désespérée qui a épuisé le christianisme et compromis le Dieu qu’il voulait préserver » (39). « On [ne…] sauve [« ce pauvre dieu bon »] que si on a le courage de disjoindre sa cause de celle du démiurge » (40).

En bref, « le bien est inapte à se communiquer : le mal, autrement empressé, veut se transmettre, et il y arrive puisqu’il possède le double privilège d’être fascinant et contagieux » (41) — où l’on retrouve le thème du « virus » que dénonce Patrice Bollon (42). Et Cioran, de là, d’identifier explicitement le mauvais démiurge qu’il est en train de décrire et le créateur de la Genèse : « cette incapacité de demeurer en soi-même dont le créateur devait faire une si fâcheuse démonstration, nous en avons hérité : engendrer […] » (43). Et Cioran d’en venir à fustiger ce qu’il appelle « l’injonction criminelle de la Genèse : Croissez et multipliez [qui, dit-il], n’a pu sortir de la bouche du dieu bon » (44).

Se repose alors, plus rigoureusement, la question : Cioran cathare, Cioran professant apparemment le plus rigoureux des gnosticismes, est-il victime de ce que René Nelli a intitulé « antisémitisme métaphysique » ? La réponse est déjà sous-jacente dans le fait que l’esthète en lui préfère au fond ce Dieu qu’il exècre au Dieu bon ; bon certes, mais inintéressant à force d’être détaché de tout. Remarquons aussi que le Dieu hébreu est celui de Paul (45) en qui Cioran, qui dit le détester, avoue aussi de la sorte s’en prendre à lui-même.

La coupure n’est donc pas tant entre le Dieu de la Bible hébraïque et celui du Nouveau Testament qu’entre le Créateur d’origine hébraïque et le Dieu bon impuissant. D’un côté le Dieu de la persévérance dans l’être avec tous ses aspects, y compris non-éthérés, essentiellement non-éthérés, « frénétiques » même, et de l’autre le Dieu qui renonce, qui n’est point vengeur, ni jaloux, bref, qui n’a aucune des caractéristiques du Créateur, mais qui du coup ne fait rien, puisque, rappelons-le, la bonté ne fait rien.

Or faire, chose si prégnante dans la Bible hébraïque, qui concerne toutes les religions qui en sont issues, y compris, ne nous y trompons pas, le christianisme cathare ; faire est du coup aussi le fait des juifs, est particulièrement le fait des « juifs », en l’occurrence des « juifs livresques », ceux de la Bible hébraïque — car on sait que le judaïsme réel a conçu aussi une littérature gnostique et philosophique dont le caractère éthéré n’a rien à envier aux gnostiques chrétiens ! Et Cioran se réclame aussi de cette gnose juive et kabbalistique.

Il n’en demeure pas moins que l’autre Dieu, le Créateur, le fascine au point qu’il conçoit bien que son abandon est déjà décadence ; et déjà disparition, à force d’être rendu diaphane pour le coup, de tout salut possible — bien pire que le constat d’une élection sans grâce, et revendiquée telle, qui trouble Patrice Bollon. (46)

Notons aussi que si Cioran dit préférer l’idée de deux Dieux carrément distincts, il a esquissé à plusieurs reprises des possibilités de réconciliation non-orthodoxes des deux Dieux : par le biais de la mystique de Maître Eckhart, et de sa théologie négative — la divinité au-delà de Dieu — ; théologie négative qui est aussi celle d’un Maimonide, lequel note (47) que les figures grossières de Dieu proposées par la Bible hébraïque ont pour fonction de nous prévenir précisément de ne pas les confondre avec Dieu !

Cela dit, ce n’est pas à cet aspect là du Dieu biblique et de son peuple que Cioran s’arrête, mais bien à l’aspect vivace, volontaire, avec tout ce que cela suppose, où la persévérance dans l’être — qui veut jusqu’à la procréation comme bénédiction ! — comporte aussi des aspects très concrets.

Israël en participe aussi. Cioran l’inscrit aussi dans sa philosophie de l’élan vers le pire, qui commence par un mouvement frénétique et catastrophique vers l’être et qui se termine dans l’aboulie.

Où il apparaît peut-être que les propos « ambigus » de La Tentation d’exister, loin d’être antisémites, pourraient signer au contraire combien Cioran a su se dégager de son antisémitisme de jeunesse, en ne versant point même dans ce dernier refuge des propos antisémites qui est dans cette affabilité douteuse qui ne consiste au fond qu’à exclure les juifs de l’humanité commune en faisant mine de leur dénier la moindre des conséquences tortueuses qui est dans la participation à l’humanité — et c’est alors précisément son refus de ce déni que pourrait risquer de lui reprocher P. Bollon, quand Cioran raille : « meilleurs et pires que nous (48) » ! Leur Dieu est fort humain ; ce qui insupporte Cioran au moment même où il leur sait gré de l’avoir perçu tel. Il y a la trace du serpent de la Genèse (49) dans tout cela, comme le remarquent tous ceux qui entendent disjoindre la cause du Dieu bon de celle du mauvais démiurge. Cioran avoue en être, cathare donc, ce qui, sait-il et regrette-t-il par ailleurs, est déjà préfiguration de la perte de l’être, de la chute hors du temps (50).

Alors bien sûr, au fond, Cioran, docteur ès décadences, même s’il penche pour l’autre, se range quand même du côté de ce Dieu exténué, qui n’en procède pas moins, il le sait et le dit aussi, de celui de la Bible, mais qui n’en a plus l’énergie ravageuse. Il annonce le temps, le nôtre, où « Prométhée serait […] un député de l’opposition ». (51)


La familiarité avec l’abîme

Face ce Dieu exténué préfiguré par ses témoins, les cathares, préfiguré seulement, et cela dans leur échec, car une réussite des cathares eut été leur ruine sous cet angle, leur faisant fatalement courir le risque de se retrouver ayant « surpassé les Inquisiteurs (52) » ; face à leur Dieu, l’acharnement de la hiérarchie catholique romaine et de l’Inquisition contre ses témoins que sont les cathares, est parvenue à ses fins : l’extermination. Après des décennies et des décennies de massacres et de persécution, le dernier Parfait d’Occitanie, Bélibaste, est brûlé en 1321 à Villerouge-Terménès. Le bogomilo-catharisme s’est bien survécu encore un ou deux siècles, principalement en Bosnie où il se fondra dans l’islam avec l’invasion turque, préférant ce joug-ci aux jougs catholique ou orthodoxe. Le statut de dhimmi, de « protégés » selon la façon musulmane, protection toute relative et discriminatoire, les verra peu à peu se dissoudre.

De toute façon le catharisme a disparu puisque selon telle de ses lectures des plus sérieuses et redoutables, il faut, pour qu’il subsiste, un Bon Homme qui confère le consolament, et atteste ainsi symboliquement la communication de l’Esprit saint. Ce qui n’est désormais plus possible.

Alors s’il en est ainsi, l’extermination des cathares porte en elle une conséquence imprévue, et d’une gravité qui nous concerne tous. À côté de témoignages mentionnant l’espérance d’un salut universel, on trouve ceux qui affirment qu’ « aucune âme ne sera sauvée si elle n’accède pas à un corps de Parfait » (53) : les cathares n’étaient pas unanimes pour savoir si toutes les âmes seraient sauvées ou si certaines n’échapperaient pas au chaos diabolique de ce monde. Notre présence ici, sept cents ans après la mort du dernier Parfait, semble donner raison à cette seconde position : toute possibilité de salut s’est retirée de ce monde alors que l’âme du dernier Parfait s’élevait des flammes de son bûcher : ne reste ici bas — fût-ce sous la forme de cette transmigration des âmes qui n’apparaît que dans le catharisme occidental de deuxième période, mais qui ne débouche aujourd’hui plus sur rien puisque sa fonction était de conduire l’âme à sauver aux mains d’un Parfait, et il n’y en a plus — ; ne reste donc ici-bas que ses cendres… et qu’un enfer récurrent et définitif auquel nous sommes tous condamnés d’une façon apparemment sans issue. Cioran s’en veut le témoin : y a-t-il d’ailleurs jamais eu autre chose que cela ?


Roland Poupin, in Contrelittérature n°1, 2019


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1 On sait depuis le milieu des années 1970 que le terme « cathares » (i.e. « manichéens »), devenu conventionnel, n’était pas utilisé par les hérétiques eux-mêmes. Il n’est pas inutile de le rappeler en un temps où les controverses historiennes portent le débat sur la nature du mouvement, entre mouvement structuré et dissidence, voire dissidence ne devant même pas recevoir cette appellation conventionnelle (que Cioran reçoit), « catharisme ». Je précise que le regard sur le catharisme que je porte ici se fonde principalement sur des textes des hérétiques eux-mêmes, notamment un « Traité anonyme », écrit en Occitanie, transmis en latin début XIIIe par un polémiste y dénonçant ses adversaires qu’il appelle « les manichéens, c’est-à-dire les actuels cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne » (Liber contra Manicheos, éd. Thouzellier, Louvain, 1961, p. 217) ; et le Livre des deux Principes, traité cathare italien écrit en latin au XIIIe siècle (incluant éventuellement de possibles gloses, cathares ou catholiques, sur la réalité desquelles les critiques ne s’accordent pas) ; on peut consulter aussi les Rituels qui nous sont parvenus et les documents pédagogiques accompagnant le Rituel de Dublin. Les autres sources, inquisitoriales et polémiques considérées ici, sont à lire bien sûr avec prudence, en regard des textes émanant des hérétiques.
2 « Thraces et Bogomiles — je ne puis oublier que j’ai hanté les mêmes parages qu’eux, ni que les uns pleuraient sur les nouveaux-nés et que les autres, pour innocenter Dieu, rendaient Satan responsable de la Création. » De l’Inconvénient d’être né, Œuvres, « Quarto » Gallimard, p. 1283.
3 « Parfait » est le titre le plus couramment donné aux membres du clergé cathare, que nous retiendrons ici, sachant toutefois qu’ils reçoivent aussi celui de « Bons Hommes », ou « bons chrétiens », qui fait moins débat, les « Parfaits » étant souvent considéré comme titre ironique dû aux ennemis des cathares voulant les discréditer.
4 Cf. in Jean Duvernoy, Le registre d’Inquisition de Jacques Fournier t. I, p.263-264, Béatrice de Planissoles citant Raimond Roussel : « seuls les bons chrétiens [i.e. les cathares — « consolés »] seront sauvés, [nul ne sera sauvé] à l’exception de ces bons chrétiens. […] Si dans [la succession de ses incorporations], il ne se trouve pas le corps d’un bon chrétien, l’âme est damnée. Si au contraire, il s’y trouve le corps d’un bon chrétien, l’âme est sauvée ».
5 Cioran, Syllogismes de l’amertume, Œuvres, p. 770.
6 Selon le titre de son livre, Le mauvais démiurge, de 1969.
7 René Nelli, in Dictionnaire du catharisme et des hérésies méridionales, éd. Privat, 1968, 1994, art. « Judaïsme ».
8 Otto Rahn, La croisade contre le Graal, Stock, 1933.
9 Patrice Bollon, Cioran l’hérétique, Paris, Gallimard, 1997.
10 Nicole Parfait, Cioran ou le défi de l’être, Paris, Desjonquères, collection La mesure des choses, 2001.
11 Alexandra Laignel-Lavastine, Cioran, Eliade, Ionesco : l’oubli du fascisme, Paris, PUF, 2002.
12 Alexandra Laignel-Lavastine, op. cit., p. 125.
13 Simona Modreanu (Cioran, Paris, Oxus, coll. Les Roumains de Paris, 2003, p. 190), commentant le livre des Américains William kluback et Michael Finkenthal, (The Temptations of Emil Cioran, New York, Peter Lang Publishing, 1997. Cf. in Cahier de l’Herne Cioran – 2009 -, p. 81-87, « Cioran et les juifs », traduction en français du chapitre de Michael Finkenthal, « Cioran and the Jews »), écrit : « Un aspect particulièrement intéressant dans le concert strident des lectures idéologiques récentes est le regard compréhensif que pose un Juif, Finkenthal, sur les rapports de Cioran avec ce « peuple de solitaires », qui le conduit à la conclusion qu’au fond, le penseur a été un Juif lui-même, dans le sens d’un exilé perpétuel. » Elle écrit cela après avoir constaté cette spécificité française concernant Cioran : l’acharnement dans le malaise concernant le passé de Cioran post-mortem.
14 Op. cit., p. 82 sq.
15 Op. cit., p. 141.
16 Op. cit., p. 140-141.
17 Op. cit., p. 141-142.
18 La Tentation d’exister, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 867.
19 Ibid. p. 868.
20 Ibid. p. 874.
21 Ibid. p. 861-862.
22 Ibid. p. 861.
23 Ibid. p. 859.
24 Op. cit., p. 141.
25 C’est P. Bollon (ibid.) qui souligne « commerce » comme vocabulaire antisémite. Jacques Attali a récemment rendu justice de cette façon de dénigrer le commerce, qui est après tout un lieu privilégié du dialogue : Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent, Paris, Fayard, 2002.
26 C’est P. Bollon (ibid.) qui souligne « ils vivaient d’usure » comme vocabulaire antisémite.
27 Ibid.
28 Cioran, « Mon pays », in Le Messager européen n° 9, Paris, Gallimard, 1996, p. 65-69 — texte daté de 1949 par A. Finkielkraut. Cf. l’introduction d’Alain Finkielkraut, « Cioran mort et son juge », ibid., p. 63-64 ; de fin 1950 par P. Bollon (op. cit. p. 274).
29 Selon le titre du premier chapitre de La Tentation d’exister, « Penser contre soi », ibid. p. 821 sq.
30 Ibid. p. 878.
31 Cf. Nicole Parfait, op. cit., p. 83-84. Antisémitisme qu’il perce lui-même, plutôt qu’il ne le perpétue comme semblerait l’induire une identification des deux périodes. L’inversion du propos sur les juifs entre les deux périodes vaut aussi pour la langue française (Nicole Parfait, p. 156).
32 Cioran, De l’Inconvénient d’être né, in Œuvres, op. cit., p. 1299.
33 Le Mauvais Démiurge, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p 1169.
34 La Tentation d’exister, in Œuvres, op. cit., p. 864-865.
35 La Tentation d’exister, in Œuvres, p. 864.
36 Ibid. p. 865.
37 Ibid.
38 Le Mauvais Démiurge, in Œuvres, p. 1170.
39 Ibid.
40 Ibid.
41 Ibid., p. 1174.
42 Op. cit., p. 140.
43 Ibid.
44 Ibid.
45 La Tentation d’exister, in Œuvres, p. 928.
46 Op. cit., p. 140.
47 Moïse Maimonide, Le guide des égarés, I, 51-60.
48 Cioran, La tentation d’exister, op. cit., p. 140.
49 Ibid.
50 Cf. La chute dans le temps, 1964.
51 Syllogisme de l’Amertume, in Œuvres, p. 800.
52 Le Mauvais Démiurge, op. cit., p. 1254. Cioran en conclut : « Ayons pour toute victime, si noble soit-elle, une pitié sans illusions. » Ce qui n’est pas une vérité historique, comme le voudraient aujourd’hui certains apologistes des bourreaux ! mais une saillie de moraliste…
53 Cf. supra, note 4.