<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: mars 2018

samedi 17 mars 2018

Cathares. Indices convergents





On les a appelés « cathares ». Ils émergent sous ce nom tout d’abord, premier indice, dans les écrits savants de ceux qui les combattent. Puis le faisceau d’indices s’élargit et s’étend jusqu’à Rome, qui déclenche une croisade dans le futur Midi de la France et met sous son autorité l’institution inquisitoriale pour les y combattre. Paranoïa généralisée étendue à l’échelle d’un continent ?… sachant qu’on étend la découverte de ces « nouveaux manichéens » jusque dans des monastères orientaux, jusqu’en Bulgarie. Ou indices convergents ?… qui rejoignent un autre faisceau d’indices : les textes découverts peu à peu, émanant de lieux divers, et de la plume des hérétiques, faisant apparaître une pensée, une théologie, des rites, qui ressemblent fort à ceux que leurs ennemis dénoncent comme « cathares ». Qui sont donc ces « chrétiens » selon le seul titre que ces hérétiques revendiquent pour eux-mêmes ? Un symptôme de l’angoisse d’une époque s’inventant des ennemis, ou un vaste et réel mouvement ecclésial alternatif et structuré ?


1) Les termes


— Cathares

Le vocable « cathares » apparaît dans les années 1163 sous la plume de l’abbé bénédictin Eckbert de Schönau, en Rhénanie : il l’emprunte à saint Augustin polémiquant aux IVe-Ve s. en Afrique du Nord contre une faction manichéenne « cathariste ». Peu de doutes que pour les médiévaux, les deux termes, « manichéens » (ou « nouveaux manichéens ») et « cathares » soient équivalents, désignant ce qui leur apparaît comme caractéristique de l’hérésie mise en cause : le dualisme. Le terme « manichéens », lui, réapparaissait dès l’an mil pour dénoncer des hérétiques condamnés au bûcher.

Vingt ans avant Eckbert, en 1143, le prémontré Evervin, prévôt de Steinfeld, écrivait à Bernard de Clairvaux depuis Cologne pour signaler au cistercien des hérétiques similaires à ceux qu’il confronte en Languedoc, dotés d’une hiérarchie épiscopale, et affirmant avoir des frères jusqu’en Grèce.

Concernant le futur Midi de la France, le terme cathares est employé, entre autres, depuis Montpellier par le théologien Alain de Lille (XIIe-XIIIe siècle), ou, suite à la conférence de Pamiers de 1207, par Durand de Huesca. On retrouve le vocable jusqu'à Rome au IIIe concile de Latran (1179) visant les hérétiques des terres d'Oc, ou chez le pape Innocent III désignant lui aussi (en 1198) sous ce même terme, à l’instar des auteurs pré-cités, les hérétiques des terres d'Oc !

Le dominicain Thomas d’Aquin — ayant adhéré à cet ordre fondé par saint Dominique pour lutter contre l’hérésie qui sévit en Languedoc par la prédication — parle, principalement dans sa Somme contre les gentils (CG), d’hérétiques à combattre par le Nouveau Testament (CG I, ii), ou de « manichéens » qui croient qu'il y a deux Principes (CG I, xvii). De même que Durand de Huesca, dans son Liber contra Manicheos. Les deux vocables sont équivalents en terme de repérage du dualisme : « manichéens » i.e. « cathares » (vocable moins explicite quant à la référence difficile à établir ! à Mani — et pour cause), ces « néo-manichéens ». Sous les deux mots : « dualistes ». Le début du XIIIe s. voit un traité user du terme pour la Lombardie ; De heresi catharorum in Lombardia, redécouvert par le P. Dondaine, qui l'édite en 1950.

En un demi siècle, de mi-XIIe à début XIIIe s. pour des zones de la chrétienté latine allant de la Rhénanie à l'Occitanie et à l'Italie, le terme « cathares » se répand comme pendant de « manichéens » : 1163 en Rhénanie, 1179 au IIIe concile de Latran pour désigner les hérétiques d'Occitanie, de même que 1198 Innocent III, et début XIIIe le théologien cistercien Alain de Montpellier, toujours pour l’Occitanie, à quoi s'ajoute, début XIII, l'usage du terme pour la Lombardie, on a donc au moins cinq moments d’utilisation d’un terme générique désignant une hérésie « néo-manichéenne » apparaissant en plusieurs zones de la chrétienté latine, et inquiétant fort le Vatican concernant l’Occitanie.


— Albigeois

Au plan local occitan, on trouve aussi le terme « albigeois », rendu célèbre par la croisade visant à mener les pouvoirs locaux à éradiquer l’hérésie cathare.

Dans son ouvrage sur les albigeois, de 1595, le pasteur Jean Chassanion ramène lesdits albigeois au degré minimum de l’hérésie, et juge digne d’être toléré ce qu’il considère comme leur anabaptisme tout au plus. Les albigeois sont pour lui foncièrement chrétiens. Ils sont au fond pré-réformés. Ce qui permet d’avancer une raison probable pour laquelle le vocable « cathares » n’apparaît pas sous sa plume : sachant que pour Calvin, « cathares » désigne une hérésie manichéenne, le choix, par Chassanion, élève de Calvin et Théodore de Bèze, du terme « albigeois », peut signifier en soi une volonté de nier leur appartenance à une hérésie… À l’instar des intéressés eux-mêmes, il jugerait ainsi le terme en soi comme calomnieux… C’est Bossuet qui des albigeois fera à nouveau des manichéens, des cathares.

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— Réapparition du terme « cathares »

Le terme « cathares », ou plus encore « manichéens », réapparaît sous la plume de Bossuet, au XVIIe s., dans son ouvrage dénonçant « les variations des Églises protestantes ». Reprenant la revendication réformée de filiation albigeoise, il ne la remet pas en cause, mais en profite, remettant en lumière le « manichéisme » des albigeois, pour attaquer l’insupportable variabilité des sectes protestantes, pouvant aller jusqu’au dualisme, cathare, c’est-à-dire manichéen.

Le développement des travaux critiques aux XIXe et XXe siècles, s’en tient à cet acquis : les albigeois sont bien des cathares, dualistes, qui, quoiqu’en ait dit Bossuet, n’ont pas de rapport avec le protestantisme. C’est la position initiée par l’historien Charles Schmidt, professeur à la faculté de théologie protestante de Strasbourg. Depuis la plupart des historiens ont admis l’usage du terme « cathares », reçu conventionnellement même si depuis les travaux de Jean Duvernoy (deuxième moitié du XXe siècle) tous admettent que le vocable n’était pas utilisé par les hérétiques concernés ; que ce soit par les « Bonshommes », titre que donnaient leurs fidèles aux « Parfaits » des textes inquisitoriaux, ou que ce soit par leurs simples fidèles.

Les travaux de Jean Duvernoy qui ont mis cela en lumière dès les années 1970, puis ceux d’Anne Brenon, qui ont montré à l'instar de Jean Duvenoy la diversité de la pensée cathare, ont été récemment débordés par des historiens qui sur la base de ces acquis, en sont venus à mettre en question la réalité-même de l’existence de l’entité religieuse que ses ennemis médiévaux, voyant dans leurs tenants des « nouveaux manichéens », ont stigmatisée comme « cathare ».



2) Les textes


— Sources cathares occidentales

On a suffisamment de sources non-inquisitoriales, de sources provenant des hérétiques, pour se faire une idée, concernant les cathares, outre les sources relevant de la polémique et des procès inquisitoriaux de l’Église catholique : une traduction en langue d'Oc du Nouveau Testament (début XIVe ; redécouvert en 1883 et édité en 1887) ; deux traités de théologie : le Livre des deux Principes (XIIIe s. ; redécouvert et édité en 1939) ; plus un traité reproduit pour réfutation, le « traité anonyme » (daté du début XIIIe ; redécouvert et édité en 1961) cité dans un texte attribué à Durand de Huesca (cité avant d'être réfuté, comme cela se pratique depuis haute époque – pour ne donner qu'un seul autre exemple : on ne connaît Celse que par ses citations par Origène) ; plus trois rituels, dits : de Lyon, annexé au Nouveau Testament occitan ; de Florence, annexé au Livre des deux Principes ; de Dublin (redécouvert et édité en 1960) — il s’agit plutôt d’éléments accompagnant un rituel que d’un rituel proprement dit, précise l’historienne Anne Brenon, préférant le terme « recueil de Dublin », éléments d’accompagnement, ou de préparation, en l’occurrence une glose du Pater, outre notamment une Apologie de la vraie Église de Dieu. Or ces textes émanent bien, depuis différents lieux, de ceux que les sources catholiques appellent cathares : des rituels équivalents suite à un Nouveau Testament et suite à un traité soutenant le dualisme ontologique, tout comme le soutient aussi le traité cathare anonyme donné dans un texte catholique contre les cathares !… Textes suffisamment éloignés dans leur provenance (Occitanie, Italie), et dont la profondeur de l’élaboration implique un débat déjà nourri antécédemment au début XIIIe où apparaît le « traité anonyme ». Et puis apparaissent aussi deux versions latines de la fameuse Interrogatio Iohannis (XIIIe s., avec fragments bulgares du XIIe s.), une conservée à Vienne (témoin le plus ancien, édité depuis 1890) annexée à un Nouveau Testament en latin, l’autre trouvée à Carcassonne (éditée dès 1691).


Interrogatio Iohannis et contact bogomile

L’historien italien Rafaello Morghen questionnait, en 1950, de façon tout à fait pertinente, l'habitude professionnelle d'alors qui consistait à considérer l'hérésie cathare comme un phénomène d'importation, un mouvement étranger au christianisme médiéval occidental d'alors. Son travail, incontournable, a permis de percevoir définitivement le phénomène cathare comme réalité occidentale.

Cela précisé, Rafaello Morghen a lui même concédé dans un second temps (voir notamment sa contribution au Colloque de Royaumont, 1962, édité en 1968) avoir nuancé son point de vue. Autochtone en Occident, le mouvement cathare, admet alors Morghen, est cependant en contact avec le mouvement oriental bogomile — qui vaut aux cathares d’être taxé de « Bougres », i.e. « Bulgares ». Contact attesté par les textes (directs ou indirects) au milieu du XIIe siècle. C'est sa prise de connaissance des sources, notamment celles découvertes par le Père Dondaine au milieu du XXe siècle, qui l'oblige (au prix d'une controverse remarquable avec le Père Dondaine) à nuancer son propos initial, qui garde toutefois toute sa pertinence.

Les sources, incontournables, lui permettent ainsi d'admettre la réalité d'une entité hérétique cathare globale. Non seulement les sources inquisitoriales et polémiques, mais aussi, et surtout, doit-on dire, les sources cathares elles-mêmes, suffisamment nombreuses (cf. supra) pour que l'on puisse décrire une théologie cathare ; et notamment la spécificité occidentale du catharisme par rapport à ce que l'on sait du bogomilisme (signalé pour sa part et décrit en Orient dès le Xe siècle), que ce soit la coloration occidentale augustinienne, et donc dyarchienne (admettant deux Principes : du Bien et du Mal), de l'hérésie cathare (pour utiliser le mot, « cathares », qu'utilisent les polémistes pour désigner les hérétiques en question non seulement de Rhénanie, mais aussi, de Lombardie, d'Occitanie — vocable par lequel ils sont stigmatisés jusque par le Vatican… cf. supra) ; ou la coloration en forme de scolastique aristotélicienne, comme cela apparaît très nettement dans le livre cathare des deux Principes, découvert par le Père Dondaine.

Spécificité occidentale du catharisme, à tendance dyarchienne correspondant au cadre augustinien ignoré en Orient byzantin (les deux Cités, l'ontologie du bien et du mal relativement au péché originel, etc.). Cela basculant, ce que ne faisait pas l'augustinisme catholique, en dualisme ontologique comme opposition du monde céleste préexistant et du monde terrestre, où, jusqu'à mieux informé, apparaît un point de contact avec l'hérésie orientale — non dyarchienne quant à elle.

Apparaît alors la distance théologique catholiques-cathares revendiquée comme dyarchianisme ontologique dans le Traité anonyme qui pose l'existence réelle du Nihil pour les cathares, quand il n'était que déficit d'être pour l’augustinisme catholique…

Autant d'éléments qui font tout de même beaucoup pour que l'on puisse adhérer sans questions aux affirmations péremptoires expliquant que l’incontestable coloration autochtone de la théologie des hérétiques, que soulignait déjà Morghen, suffit à faire ignorer ce que les sources cathares posent en théologie… Ce qu'avait bien admis Morghen.

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Le pasteur Michel Jas cite le professeur James C. VanderKam reprenant un propos de 1966 de son confrère Frank Cross : « Le chercheur voulant "se montrer très prudent" dans l'identification de la secte de Qoumrân avec les Esséniens se place dans une position surprenante : il doit proposer avec des arguments sérieux la thèse que deux groupes majeurs formaient des collectivités religieuses de type communautaire dans la même région du désert de la mer Morte et vécurent effectivement ensemble pendant deux siècles, professant des vues analogues et singulières, pratiquant des lustrations, des repas rituels et des cérémonies similaires ou plutôt identiques. Il doit supposer que ce groupe, soigneusement décrit par des auteurs classiques, disparut sans laisser de vestiges de constructions ni même de tessons ; l'autre groupe, systématiquement ignoré par les sources classiques, laissa de vastes ruines, et même une bibliothèque fabuleuse. Je préfère user de hardiesse et assimiler carrément les hommes de Qoumrân à leurs hôtes perpétuels, les Esséniens. »

Comme le suggère Michel Jas, on pourrait superposer à Qumrân et Esséniens d’un côté, les auteurs des textes dualistes et les cathares de l'autre.

Ces derniers ne se donnent jamais eux-mêmes ces qualificatifs — cathares, manichéens, albigeois, etc. — qui les catégorisent dans des textes non-cathares décrivant les cathares, à l'instar de Josèphe non-essénien décrivant ses Esséniens. Descriptions certes approximatives, mais suffisamment claires toutefois pour qu'on ne puisse pas douter de l'objet décrit : la secte de Qumrân d'un côté ; les auteurs des textes dualistes médiévaux de l'autre — sauf à penser que les auteurs de ces textes nombreux aient été ignorés de leurs contemporains, tandis que ces contemporains auraient abondamment écrit sur des gens qui ressemblent fort à ceux dont on a les écrits (théologie, rituels, traduction du Nouveau Testament, documents théologiques signalant leurs liens avec leur confraternité orientale : Interrogatio Iohannnis), sans être eux ! ; et que ceux décrits n'aient pour leur part laissé aucun texte !… Sauf toutefois un traité anonyme de théologie cathare reproduit contre les cathares dans un texte catholique, le Liber contra Manicheos attribué à Durand de Huesca, se proposant d'en réfuter la doctrine…

Voilà un document, ce Liber contra Manicheos, où se croisent les cathares, manichéens, etc., des polémistes qui les nomment ainsi, et les hérétiques du traité anonyme que le Liber contra Manicheos présente comme traité cathare à réfuter, et dont la théologie correspond à celle d'un autre texte hérétique connu comme le Livre des deux Principes ! Où le Liber contra Manicheos sert de pont.



3) Théologie


Dualisme des mondes fondamentalement que le dualisme cathare, monde d'en-haut, céleste / monde d'en-bas — ce que l'on retrouve tant dans les traités cathares que via les rapports d'Inquisition. Témoignage devant l’Inquisition : « Le parfait Jacques Authié lisait dans un livre, et Pierre Authié, son père, le parfait expliquait en langue vulgaire, disant : "Mais ces esprits, après être descendus du ciel sur la terre, se rappelèrent le bien qu'ils avaient perdu, et s'affligèrent du mal qu'ils avaient trouvé. Le diable, les voyant tristes, leur dit de chanter, comme ils avaient l'habitude de le faire, le cantique du Seigneur. Ils répondirent : ‘Comment chanterons-nous le cantique du Seigneur sur une terre étrangère ?’ (Ps 137 / 136, 4). L'un de ces esprits dit même au diable : ‘Pourquoi nous as-tu trompés pour que nous te suivions et quittions le ciel ? Tu n'y as rien gagné, car nous y retournerons tous’. Le diable lui répondit qu'ils ne retourneraient pas au ciel, car il ferait à ces esprits, à ces âmes, des tuniques telles qu'ils n'en pourraient sortir, dans lesquelles ils oublieraient les biens et les joies qu'ils avaient eus au ciel" ».

Dualité des mondes, c'est ce qu'enseignait déjà Origène, au IIIe s. Une citation d’Origène, Traité des Principes III, 4, 4-5 : « […] l'âme, lorsqu'elle a acquis une sensibilité plus grossière, parce qu'elle se soumet aux passions du corps, est opprimée sous la masse des vices et elle ne sent plus rien de subtil et de spirituel ; on dit alors qu'elle est devenue chair et elle tire son nom de cette chair qui est davantage l'objet de son zèle et de sa volonté. Ceux qui se posent ces questions ajoutent : Peut-on trouver un créateur de ces pensées mauvaises qui sont dites la pensée de la chair ou peut-on appeler quelqu'un ainsi ? En effet ils soutiendront qu'il faut croire qu'il n'y a pas d'autre créateur de l'âme et de la chair que Dieu. Si nous disons que c'est le Dieu bon qui, dans sa création elle-même, a créé quelque chose qui lui soit ennemi, cela paraîtra tout à fait absurde. Si donc il est écrit : La sagesse de la chair est ennemie de Dieu et si on dit que cela s'est fait à partir de la création, il semblera que Dieu ait créé une nature qui lui soit ennemie, qui ne puisse être soumise ni à lui ni à sa loi, car on se sera représenté comme un être doué d'âme cette chair dont on parle. Si on accepte cette opinion, en quoi paraît-elle différer de la doctrine de ceux qui se prononcent pour la création de natures différentes d'âmes, destinées par leur nature au salut ou à la perdition ? Seuls des hérétiques pensent ainsi et, parce qu'ils n'arrivent pas à soutenir par des raisonnements conformes à la piété la justice de Dieu, ils inventent des imaginations aussi impies.
Nous avons exposé dans la mesure de nos forces, d'après les tenants des diverses opinions, ce qui peut être dit par manière de discussion sur chacune de ces doctrines : que le lecteur choisisse de cela ce qu'il trouvera plus raisonnable d'accepter. »


Ce qu'Origène, qui n'ose donc pas attribuer la malignité de ce monde à Dieu, ce qu'Origène ne dit pas ! les cathares le diront explicitement, radicalement en certains de leurs courants : le monde naturel, le monde du temps et de l’histoire, avec ce qu'il véhicule de mal, est dû au diable.

Autre aspect où les cathares semblent se séparer d’Origène : le Traité cathare des Deux Principes professe clairement la prédestination là où Origène insiste sur un libre-arbitre — qui semble s'y opposer. Mais, sans compter que ce à quoi il s'oppose, c'est au déterminisme (de la secte des valentiniens voulant trois catégories d'hommes prédéterminés), le libre-arbitre d'Origène s'inscrit dans la pré-existence, où les choses s'avèrent donc moins simples qu'il n'y paraît.

Cela noté, il convient de remarquer que l’idée de prédestination, parfaitement augustinienne, s’inscrit aisément dans dans la pensée occidentale, quand à l’époque elle paraît aberrante en Orient. En parallèle, selon la logique scolastique telle que développée dans le livre cathare occidental des Deux Principes, s’induit aisément la dualité des Principes, un dualisme strict donc, excluant toute participation du Dieu bon au mal. L’Orient est moins radical, ainsi que les courants cathares qui reçoivent le plus nettement son influence, réutilisant l’idée de chute d’un ange, à l’instar du christianisme non-cathare… Théorie faible en logique pure, selon le Livre des Deux Principes, comme selon le Traité anonyme, qui lui axe son argument sur son exégèse biblique. Apparaît de toute façon une pensée plurielle.

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La pluralité de théologies qu'a donc connue cette religion chrétienne permet de penser qu'aucun de ses différents systèmes n’en traduit exactement l'essence. On peut même voir en chacun de ces systèmes de pensée autant d'ébauches de compréhensions diversifiées, avec un fond commun dualiste : mais un dualisme qui est essentiellement celui des mondes : le monde d’ici-bas, déchu, souffrant, mauvais, et le monde d’en-haut, d’où le Christ, qui appartient à ce monde d’en-haut, est venu pour nous sauver, en réactivant notre mémoire de ce monde au souvenir perdu.

L’essentiel des « particularités », ou « originalités » et développements divers cathares s’expliquent aisément si l’on saisit cela. De ce que l’on considère parfois comme « docétisme », jusqu’à des mythes illustrant l’exil des âmes dans la matière comme celui de la transmigration des âmes que l’on voit apparaître dans les Pyrénées au XIVe siècle selon les registres d’Inquisition. Bref, des « bizarreries », pas si bizarres que cela si l’on comprend la notion cathare de dualité des mondes…



4) Croisade et Inquisition


Voilà qui fait autant de bons motifs, ou prétextes, pour la croisade ! Que l'hérésie en effet, bien réelle en regard de la foi catholique, n'ait été pourtant qu'un prétexte pour la croisade contre le Midi est relativement vrai, mais insuffisant, avec quelque chose d'anachronique, quand on sait que l'hérésie, dans la perspective de la réforme papale dite grégorienne (du nom de son initiateur le pape Grégoire VII — XIe s. Cf. infra) qui est derrière le déclenchement de la croisade contre le futur Midi de la France et la mise en place de l'Inquisition exempte, revient à une contestation de la structure politico-ecclésiale romaine !

*

La croisade contre les albigeois est proclamée par Innocent III en 1208, avec des appels dès 1204 — 1204, date de la croisade qui débouchait sur le sac de Constantinople (IVe croisade), qui verrait la volonté de soumission de la hiérarchie ecclésiale alternative byzantine avec la création par le pape d'un patriarcat latin de Constantinople (cf. RP, « À propos des tuniques d’oubli », ainsi que pour la suite).

Innocent III est le pape en qui culmine le projet de la réforme grégorienne, initiée par le pape Grégoire VII (— qui en 1077 soumettait l’empereur germanique Henry IV à Canossa. Il vaut ici de citer quelques points des Dictatus papae de Grégoire VII :

Seul, le pape peut user des insignes impériaux. (8)
Il lui est permis de déposer les empereurs. (12)
Celui qui n'est pas avec l'Église romaine n'est pas considéré comme catholique. (26)
Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. (27)
—)

Le projet grégorien — faut-il dire l'utopie grégorienne — vise à soustraire l’Église à tout pouvoir « temporel ». Pour cela, il s'agit de tout soumettre au pape de Rome, y compris toute hiérarchie ecclésiale alternative — qui est comme telle ipso facto obstacle au projet grégorien. C’est au point que la notion même d’hérésie est bouleversée. Dans l’Église antécédente, l'hérésie consistait à ne pas recevoir les dogmes proclamés par les conciles œcuméniques. Dans l’Église grégorienne, l’hérésie finit par désigner simplement ce qui ne se soumet pas à la hiérarchie romaine, l'élément dogmatique devenant second, voué tôt ou tard, via la soumission à Rome, à rentrer dans le rang doctrinal.

Ainsi Valdès est excommunié, mais quelques années plus tard, sous Innocent III, François d'Assise dont les revendications sont similaires à celles de Valdès une génération avant est intégré dans le système par sa soumission au pape de Rome. Parmi les successeurs de Valdès, ceux des vaudois qui se soumettent à Rome deviennent un ordre catholique, tandis que les franciscains spirituels qui ruent dans les brancards de la soumission deviendront hérétiques. En Bosnie bogomile, Innocent III entame des négociations au sommet (échouées) en vue de « réconcilier » un pouvoir et un pays qui serait ipso facto dégagé de la stigmatisation hérétique — en attente de voir le règlement de la question dogmatique, éventuellement à l'appui d'un bras séculier soumis et des méthodes policières-inquisitoriales, comme cela se verra dans les terres toulousaines passées sous souveraineté française directe.

Ainsi, en terres occitanes, le comte de Toulouse subira une croisade qui, conformément aux dispositions grégoriennes réitérées au Concile de Latran IV (1215), le dépossédera de sa souveraineté sur ses terres. On sait que les comtes de Toulouse sont des catholiques insoupçonnables au plan du dogme… mais suspects quand même aux yeux de Rome. Pourquoi ?

Voilà des comtes de Toulouse dont la famille est partie en croisade en Orient, et parmi les premiers… Mais où on les retrouve… en porte-à-faux total avec le projet romain ! Je cite Steven Runciman, dans son livre sur Les Croisades (Cambridge 1951), Paris, Tallandier, 2006, p. 333 : « De tous les princes partis en 1096 pour la Première Croisade, Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, avait été le plus riche et le plus renommé [il s’agit de Raymond IV]. Beaucoup s'étaient attendus à ce qu'il fût nommé alors chef de cette entreprise. Cinq ans plus tard, il était parmi les plus déconsidérés des croisés. Il avait été l'artisan de son propre malheur. Bien qu'il ne fût cupide ni plus ambitieux que la plupart de ses pairs, sa vanité rendait ses fautes trop visibles. Sa politique de loyauté envers l'empereur Alexis était essentiellement fondée sur le sens de l'honneur et sur une mentalité d'homme d'État clairvoyant à long terme, mais cela paraissait à ses compagnons ruse et traîtrise — pour bien peu de résultats, car l'empereur eut tôt fait de mesurer son incompétence. Ses vassaux respectaient sa piété, mais il n'avait aucune autorité sur eux. Ils lui avaient forcé la main pour marcher sur Jérusalem, au temps de la Première Croisade, et les désastres de 1101 révélèrent à quel point il était incapable de conduire une expédition. L'humiliation la plus terrible fut pour lui d'être fait prisonnier par son jeune compagnon, Tancrède. Bien que l'action de ce dernier bafouât les lois de l'honneur et de l’hospitalité et défiât l'opinion publique, Raymond n'obtint sa liberté qu’en renonçant par écrit à toute prétention sur la Syrie du Nord, ce qui ruinait au passage les bases de sa convention avec l'empereur. Mais il avait la vertu de ténacité: il avait fait vœu de rester en Orient et il allait l'observer, en se taillant quand même une principauté. »

On a bien lu : la raison de la déconsidération de Raymond IV est sa loyauté envers l’empereur byzantin — ce sera peut-être la tare originelle de sa dynastie !… mal partie dès la première croisade — !

Car reconnaître la suzeraineté de l’empereur byzantin sur ses terres que l’on est parti défendre, heurte tout simplement de front la papauté grégorienne qui lance les croisades comme instance suzeraine universelle — comme développement de l’Histoire sainte dont elle revendique la charge.

C’est un lieu commun déjà en amont de la réforme grégorienne, depuis la Donation de Constantin. Cela est entériné en droit depuis les Dictatus papae de Grégoire VII. Dans la logique grégorienne, lorsqu’un pouvoir chrétien conquiert des terres, elles reviennent en théorie au pape, qui en donne la responsabilité à qui il veut. C’est ce qui a valu antan sa dignité à la dynastie carolingienne « restituant » au pape en vertu de la Donation de Constantin, des terres qui n’avaient jamais été siennes jusque là ; c’est ce qui (malgré tous les aléas dans les rapports tempétueux du pouvoir normand avec Rome) a valu à la dynastie normande de Sicile son statut, via la « restitution » au pape de terres jusque là byzantines.

Le quiproquo est permanent si on ne comprend pas la théologie de l’Histoire qui est derrière.

*

Si l’on comprend la souveraineté ultime sur la terre comme relevant de l’antécédente d’une présence, ainsi que l'avait compris le comte de Toulouse lors de la Première Croisade, une « restitution » à un « non-propriétaire » antérieur, le pape, est aberrante. En revanche, si l’on s’inscrit dans la théologie de l’Histoire telle que scellée dans la réforme grégorienne, c’est Raymond de Toulouse qui est dans l’aberration. En restituant des terres au schismatique byzantin, il s’inscrit peut-être dans la continuité historique orientale, mais avant tout il s’inscrit en faux contre le plan divin tel que le revendique la papauté souveraine !

La « restitution » de terres — à commencer par les terres vaticanes, mais à continuer par toutes les autres — relève non pas de l’antécédence chronologique, mais du plan divin pour l’Histoire !

C’est bien ce que l’on retrouve lors de la création du patriarcat latin de Constantinople. Après le sac de Constantinople lors de la IVe croisade, Rome crée un patriarcat latin ! Aberration pour Byzance, providence pour Rome.

Voilà donc une dynastie, celle des Raymond, qui n’est pas en odeur de sainteté auprès de Rome… et qui en outre, fait preuve d’une intolérable tolérance à l’égard de ses hérétiques, dont la théologie semble corroborer les incompréhensions toulousaines à l’égard du projet romain !

Sachant par ailleurs que parmi les adversaires médiévaux de l’hérésie, certains ont voulu que les Méridionaux aient ramené le catharisme… en revenant de Croisade ! Quoique l’on pense d’une telle hypothèse, et a fortiori si on la pense non fondée, ça n’en est que plus troublant. —)

S'il ne s'agit, concernant les hérétiques en question sur les terres de Toulouse, que de groupes épars de dissidents — voire très minoritaires, pourquoi une croisade, que Rome ne déclenche pas en Bosnie, par exemple, pourtant bien « infestée », Rome y préférant la négociation en vue de la « réconciliation » (i.e. soumission) de la hiérarchie bogomile ? C'est invariable. On n'a de croisades internes que contre des terres dotées d'une hiérarchie ecclésiale alternative. Or on a suffisamment de traces de cette hiérarchie alternative cathare, dotée d'un pôle référentiel situé aux alentours de la Bulgarie, dont les hérétiques reçoivent le nom — « Bougres ». Les polémistes catholiques médiévaux s'y accordent tous, y insistant à l'envi. Plus simple que d'y voir une paranoïa généralisée, il y a tout lieu de penser que leur accord confirme l’existence d'une telle hiérarchie. Le Père Dondaine, o.p., qui a étudié et exhumé pour l'Italie plusieurs de ces textes, n'hésitait pas à intituler son étude « La hiérarchie cathare en Italie », puisque pour autant les polémistes médiévaux utilisaient régulièrement ce vocable, « cathares », pour désigner les hérétiques qu'ils confrontaient — et qui eux, ne se désignaient pas sous ce terme.

Seule une telle réalité, l'existence d'une hiérarchie alternative qui intéresse si fort les polémistes d'alors permet d'expliquer un acte tel que le déclenchement d'une croisade — le règlement de la question doctrinale intervenant dans un second temps, mais n'occasionnant pas l’organisation d'une croisade !…

Comme pour Byzance le « détournement » de la IVe croisade ! (— pour Toulouse, dans cette perspective, l’assassinat du légat du pape Pierre de Castelnau devient pour Rome le signe de la Providence face à ce conglomérat — sinon complot — anti-papal, en contravention ecclésiale avec le projet grégorien. Cathares, Toulouse… Toulouse dont la dynastie ignore dès le départ le plan divin de rédemption de l’Histoire. C’est bien cette dynastie-là qui sera finalement humiliée à St-Gilles en 1229 après sa reddition au traité de Meaux-Paris. —)

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Dès lors le catharisme s’achemine vers la clandestinité, pour se voir décapité en 1244 à Montségur, puis revivifié, et restructuré, avant être définitivement éradiqué au XIVe siècle par l’action de l’Inquisition, symboliquement avec le martyre du dernier Parfait, Bélibaste, en 1321 — quelques années après celui de ce revivificateur du catharisme occitan qu’était Pierre Authié (1310), et quelques décennies avant l’assimilation dans la conquête turque (1453 pour la chute de Constantinople) des derniers bogomiles de Bulgarie et de Bosnie.


Roland Poupin, St-Secondin, ETSI, 17/03/18
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lundi 12 mars 2018

Quid d’une "spiritualité laïque" ?





« Spiritualité laïque »… Tel est le thème proposé à notre réflexion pour cette rencontre régionale d’aumônerie hospitalière. Qu'entend-on sous ces mots ? Quel lien, quel rapport avec une aumônerie cultuelle ? Pour nourrir cette réflexion, et à titre d'introduction, il convient de considérer d'emblée certains aspects concernant les vocables laïque et spiritualité


1) Le public et le privé, entre l’intime et le commun

La distinction du public et du privé est très connue. C’est un classique des démocraties modernes au moins depuis Rousseau. Dans cette perspective, la société laïque relève du domaine public, le religieux relève du privé.

Cette distinction est relativement simple, apparemment fonctionnelle… jusqu’à ce qu’elle soit confrontée à certaines limites que nous allons considérer. Où il apparaît qu’il faut clarifier cette distinction, en établissant des distinctions au sein des deux domaines, public et privé.

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On peut distinguer, dans le domaine privé, deux pôles : 1) le privé partagé et 2) l’intime, ultimement inaccessible au partage.

Le privé partagé relève d’espaces qui ne sont pas publics. En terme de propriétés (privées), il peut être marqué par des panneaux « privé ». Il peut cependant être accessible, avec l’accord des propriétaires. Ce qui n’est pas le cas des espaces privés que l’on peut qualifier d’ « intimes ». Notons qu’il y a des degrés d’accès du privé à l’intime : l’intime au sens le plus strict est le religieux « Deus intimior intimo meo » selon la formule de saint Augustin : « Dieu m’est plus intime que ce qui m’est intime ». Jésus n’a-t-il pas rappelé qu’il s’agit de prier après avoir fermé la porte de sa chambre (Mt 6, 6) ? Entre le privé partagé et l’intime, il y a donc une série de degrés, concernant ce qu’on ne fait pas en public, allant du sexuel au digestif, relativement intimes, très intimes même — mais pas autant que le religieux, au sens de l’intériorité, connue seulement du croyant et de son Dieu. C’est à ce sujet que la Réforme affirmait : « Ecclesia de intimis non judicat » — « l’Église ne juge pas des cœurs / des choses intimes ». L’Église n’a donc pas accès à l’intimité religieuse de ses membres. A fortiori l’État, qui s’abstrait de la sphère religieuse comme il doit s’abstraire des chambres à coucher, sous peine de s’avérer totalitaire.

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Dans le domaine public, on peut de même distinguer deux pôles : 1) le public commun, et 2) le public cultuel. Une distinction indispensable s’il l’on veut éviter les glissements vers des replis communautaires, voire sectaires, visant à s’opposer à ce qui serait perçu comme des restrictions abusives de liberté de conscience et de la liberté religieuse.

Le domaine public commun est celui où la règle est la laïcité, sphère dans laquelle aucun culte ni philosophie ne sont fondés à imposer leurs rites et pratiques. Cela ne veut pas dire pour autant que cultes soient cantonnés au domaine strictement privé. L’exercice du culte est public ! Sous peine de relever de volontés sectaires. C’est ce qu’il me semble falloir appeler domaines publics cultuels, avec leurs rites propres. Les rites communs, comme les célébrations qui marquent l’unité d’une nation (par exemple le 14 juillet pour la France), sont distincts des rites publics cultuels, qui n’en sont pas privés pour autant ! Il peut y aussi avoir recoupement du domaine public cultuel avec le domaine public commun, en fonction de traditions cultuelles devenues communes : par exemple Noël qui est à la fois fête (publique !) chrétienne, et fête commune, comme jour officiellement chômé en France.

La distinction entre la fête cultuelle et la même fête en tant que fête commune, ne doit pas être négligée pour autant. Dans un cas comme dans l’autre, on n’est ni dans le privé, ni a fortiori dans l’intime, mais bel et bien dans deux aspects du domaine public, qui ne doivent pas interférer l’un sur l’autre.

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De tout cela, il ressort qu’il serait utile de subdiviser la distinction domaine public / domaine privé et de reconnaître quatre niveaux distincts : domaine public commun (laïque) / domaine public cultuel / domaine privé / domaine intime.

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2) La spiritualité comme fait culturel commun

Cela admis, il s’agit de percevoir aussi que le cultuel n’a pas le monopole du spirituel. La spiritualité cultuelle, qu’elle soit chrétienne, juive, musulmane, bouddhiste, etc., n’implique pas que la question spirituelle ne soit pas aussi, et même d’abord, une question commune relevant simplement de la dimension culturelle du fait humain !

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Pour aborder cela, à savoir la dimension spirituelle de la culture comme fait humain, on peut par exemple penser la culture comme réalité spirituelle selon trois pôles — cela vaut pour toutes les traditions et civilisations du monde. Trois pôles repérabes : archétypal / prophétique / philosophique. Ils concernent la culture commune de l'humanité, ils en concernent toutes les traditions, religions et civilisations.

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Le pôle archétypal est le pôle qui se rapproche le plus de ce qui concerne l’autochtonie du religieux, on va voir en quoi, sans être étanche, loin s'en faut, aux apports non-autochtones.

J’emprunte le vocable, renvoyant aux archétypes, à C.G Jung, qui lui-même emprunte le terme à Platon. Lesdits archétypes présentés par Jung relèvent de la structure fondamentale des êtres humains, étant inscrits dans l'inconscient, et dans l'inconscient collectif. Ils prennent des figures diverses selon les lieux et civilisations, mais ils ont quelque chose de fondamentalement commun sous ces figures diverses. Ils se déploient dans le rêve et dans les mythes. Ce pôle, archétypal, correspond donc simplement à ce qu'on appelle les religions traditionnelles — ou l'aspect traditionnel du religieux — qui existe sur tous les continents, et qui a sur tous les continents une coloration autochtone, tout en n'étant pas limité à l’autochtonie. Des recoupements d'un pays à l'autre, d'une tradition à l'autre, sont possibles. Ainsi d'Osiris identifié à Dionysos par les Grecs. C'est ainsi que d'Hérodote (Ve s. av. JC) à Jules César (Ier s. av. JC), on a reconnu sous les figures des dieux et sous les légendes et mythes, l'équivalent d'un pays à l'autre. C’est en ce sens que le pôle archétypal est bien universel. Du chamanisme aux traditions africaines et aux mythes européens, on a affaire à des déploiements divers de la structure archétypale inconsciente des êtres humains, inconscient personnel et collectif.

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Une autre pôle est celui que j'ai appelé le pôle prophétique. Prophétique en ce sens qu'il porte une interrogation permanente sur le pôle archétypal, de l'ordre d'un approfondissement intuitif.

Ce pôle est très prégnant dans les traditions se réclamant de la figure biblique d'Abraham, et de ce qu'André Chouraqui a appelé son intuition assumée comme révélation, concernant sa vocation par le Dieu Un, unifié, à un déplacement radical, à quitter ce en quoi il se reconnaît, ou croit se reconnaître pour « aller vers », « aller pour », « aller pour lui ». Les remises en question prophétiques portées à ce pôle ne valent pas négation du pôle archétypal (bien qu'elles connaissent ce risque), ni a fortiori destruction de celui-ci, mais valent en regard des déploiements archétypaux dont le pôle prophétique participe aussi. Ainsi, ce pôle s'impose de lui-même largement, voire universellement, au-delà de sa sphère d’émission première. Très prégnant dans les traditions se réclamant du personnage d'Abraham, ce pôle est repérable aussi ailleurs. Pour l'Antiquité, on a souvent parlé du zoroastrisme persan, peut-être aussi chez Akhenaton en Égypte, qu'on peut cependant situer plutôt dans le 3e pôle, le pôle philosophique.

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Le pôle philosophique relève, à partir des pôles archétypal et prophétique, d'un processus d'abstraction, d'un dégagement de principes. Avec le risque de perdre de vue l'enracinement archétypal et prophétique de ce travail d'abstraction, voire la négation de leur légitimité. Sous cet angle, l’histoire de l'Europe laisse apparaître que les ruptures entre les trois pôles correspondent à des moments de désintégration dangereux. Un certain « laïcisme » oubliant la laïcité participe de ce risque.

Comme figures connues de ce travail religieux de dégagement de principes, on pense bien sûr Platon, ou aussi Bouddha, où sur la base de mythes ou d'ascèse religieuse, et par un travail philosophique, se dégage une relecture unifiante du religieux. C'est, me semble-t-il, aussi l'effort de la réforme égyptienne antique d'Akhenaton, dont l'échec peut s'expliquer par une insuffisante prise en compte du pôle archétypal, qui est donc revenu avec son successeur comme retour du refoulé. Remarquons que la lecture son hymne à Aton (parlant par exemple d’Aton faisant croître les fœtus dans les ventres des femmes — auquel le pharaon avait bien remarqué que le soleil n’a pas accès !) laisse à penser qu’Akhenaton n’est pas un adorateur du soleil, mais que le disque solaire symbolise pour lui le Dieu unique.

On trouve aussi le processus d’abstraction philosophique dans l’art. On peut penser à la statuaire grecque à la recherche de l’archétype abstrait de la Beauté. On peut penser aussi aux représentations et à la statuaire de l’art africain, ou aux masques, qui relèvent du travail d'abstraction.

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Ce sont donc ces trois pôles qu’il est utile d’avoir en vue quant à une réflexion sur ce qu’il en est d’une spiritualité laïque — avec donc ce point de départ : oui, bien sûr, il y a une/des spiritualité(s) laïque(s) ! — au-delà, ou en deçà, de ce qu’il en est des spiritualités cultuelles, reconnues par l’État laïque par ailleurs : les aumôneries sont confiées à des représentants de cultes.

Où il me semble falloir noter que la question d’une spiritualité laïque ne relève pas exclusivement d’aumôniers cultuels, et en parallèle, il convient pour les aumôniers de ne pas dissoudre non plus dans une spiritualité laïque leur spécificité spirituelle cultuelle, lors de leur réflexion concernant cette spiritualité laïque. C’est aussi à ce point qu’il convient de distinguer le ministère d’aumônier du bénéfice sanitaire que peut apporter la spiritualité — bénéfice repéré par exemple au scanner du cerveau signalant l’activation de certaines zones favorisant bien-être voire guérison. Cf. les travaux de Boris Cyrulnic, soulignés, concernant notre sujet, dans un ouvrage comme Psychothérapie de Dieu. En regard de la charge de l’aumônerie, ces effets médicaux bénéfiques sont à considérer tout au plus comme « effets secondaires », heureux, mais ne relevant pas du cœur d’un ministère de la parole. Cf., par ex., Jean 6, 26 : « Jésus leur répondit : En vérité, en vérité, je vous le dis, vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés. »

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Une spiritualité laïque — au singulier — avec plusieurs entrées (où on peut éventuellement employer le pluriel), relève de la culture commune, une et partagée, indépendamment des spécificités cultuelles ; se déployant dans des civilisations qui, elles, sont plurielles ; il en est bien sûr de même du domaine spirituel de la culture, constituant incontournable de la culture, et de son aspect religieux qui, en son sens général, est un, tandis que les religions sont plurielles, comme le sont les cultes et les traditions qui leurs sont afférents.

Culture une et universelle, donc. Les civilisations sont plurielles, la culture, sous l’angle que l'on vient d’esquisser, a certes plusieurs entrées, mais elle est une, et universelle, la même en quelque sorte pour tous, de quelque pays, continent, tradition, ou civilisation que l'on parle. Il n'y a pas de frontières aux idées, aux héritages symboliques, aux acquis, de telle sorte qu'on a d'autant plus de culture que l'on déborde, ou que l'on va plus loin que son entrée initiale dans la culture. Est plus cultivé, a donc plus de culture, celui ou celle qui, de tel pays qui l'a vu naître et grandir a étendu sa curiosité aux autres pays, continents, traditions, etc. Bref quelle que soit notre entrée dans la culture — et il n'y a aucune hiérarchie d'une entrée à une autre — la culture est, elle a toujours été une, et en ce sens la même pour toute l'humanité, et donc universelle, y compris en ce que la culture porte de dimension spirituelle.

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Prenons donc le cas de la France contemporaine, telle qu’enracinée autour du tournant religieux de 1789. Jusque là, les choses étaient relativement simples : une religion est ce qui fait clef de voûte pour un pays, pour la France la forme de catholicisme qui est la sienne, comme avec d'autres religions pour les autres pays. 1789 a amorcé un tournant, qui a influencé bien d'autres pays. Depuis lors pour la France, de plus en plus, progressivement la religion qui fait clef de voûte n'a plus été le catholicisme, même s'il est resté alors la religion de la majorité des Français. Le catholicisme devenant un culte, selon de vocabulaire consacré, à l'instar des autres cultes, mais n'étant plus de la façon de l'Ancien Régime, la clef de voûte symbolique de la cité, ce qui relie une cité, un pays donnés, selon une des étymologies du mot religion, « ce qui relie ». Le catholicisme ne joue plus de la même façon, en France, ce rôle qui y est dévolu désormais à la symbolique révolutionnaire : tables des droits de l'Homme, drapeau, devise, etc. Ce n'est pas le cas de tous les pays d'Europe tout aussi attachés aux droits humains, prenons l'Angleterre, ou l'anglicanisme est toujours la clef de voûte symbolique, ce qui relie, donc.

Autant de traditions et de religions, au fond, une par pays pour faire simple. À l'intérieur de ces pays peuvent se déployer d’autres traditions religieuses, divers cultes. Une structure symbolique unifiante par pays, qui antan était sa religion, plusieurs cultes.

Au-delà de cette pluralité complexifiée est le religieux proprement dit, qui lui, est un, en deçà des structures qu'il peut prendre, et qui, on l'a dit, sont plurielles : religions, cultes et traditions diverses. Le religieux en ce sens est ce qui relie à tout un au-delà, ou à des profondeurs, de façon symbolique, relier selon une étymologie (celle de Lactance – IVe s. ap. JC), relire selon une autre, plus ancienne (celle de Cicéron – Ier s. av. JC), relire sa vie, le monde, l'histoire selon une aspiration unifiante.

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C’est le cadre, commun, culturel, avec la dimension spirituelle et religieuse qui lui est afférente, de ce qui me semble correspondre à la notion, que vous m’avez proposée comme thème de réflexion, de spiritualité laïque.


Roland Poupin, Bordeaux, 12-13 mars 2018,
AESMS / Aumônerie des Établissements Sanitaires et Médico-Sociaux
(PDF)


mardi 6 mars 2018

Le paradoxe Bach





Luther, dont Bach se réclame hautement, pose au XVI siècle une volonté de réunifier, par la prédication d’une parole claire reçue des Écritures pour une foi simple et intime, une Église dont la division est alors connue par catholiques comme protestants comme un fait avéré bien avant Luther, et dont la réparation n’est pas encore advenue. Depuis 1378, et jusqu’en 1418, la Chrétienté d’Occident s’est divisée autour de deux papes simultanés. À la suite du concile de Constance, tenu de 1414 à 1418, on est parvenu, après avoir transité par trois papes, à reconstituer l’unité pontificale. Mais pas celle de la Chrétienté pour autant ! En revanche le Concile de Constance, réunifiant la papauté, se trouve dès lors en concurrence unificatrice avec Rome, creusant un peu plus le sentiment d’une Chrétienté divisée. D’autant plus divisée que les deux, Concile de Constance et papauté, s’accordent pour condamner, en 1415, le réformateur Jan Hus en qui est apparue une troisième option unificatrice concurrente : la Bible. Si c’était là, a-t-on commencé à se demander, plutôt qu’en un Concile ou en la papauté qu’était le fondement unifiant ?

La Réforme protestante s’inscrit dans cette idée d’unification par un retour à la prédication d’une parole claire, à partir des Écritures, et d’un culte clair et simple qui en procède. Luther, et les autres réformateurs revendiquent ainsi une sobriété esthétique, où tout s’axe pour le service d’une parole compréhensible, avec donc suspicion vis-à-vis de la musique cultuelle, y compris les instruments, dont l’orgue en premier lieu, dans la mesure où elle risque d’oblitérer la clarté du message (on est dans la lignée classique issue de saint Augustin), suspicion forte, mais très vite moins prononcée chez Luther. Par exemple, à la différence des réformateurs suisses, Luther (et le luthéranisme en général) admet rapidement la polyphonie, garde le vocable « messe » et même, outre la prédication nécessairement en langue vernaculaire, l’usage du latin en parallèle avec l’allemand, non pour la prédication, mais pour les sections classiques des « messes » (cf. Confession d'Augsbourg, art. 24 ; cf. Hubert Guicharrousse, Les musiques de Luther, Genève, Labor & Fides, 1995). Ce que l’on retrouvera chez Bach. Reste toutefois que de toute façon la musique n’est pas une fin en soi, elle est là pour servir les textes chantés.

Luther s’appuie, pour soutenir cela, sur la 1ère épître de Paul aux Corinthiens — 1 Co 13, 1 - 14, 16.

1 Co 13, 1 :
« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité/l’amour, je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit. »

Et comment se fonde cet amour ? Dans l’édification de chacun par une parole divine donnée de façon claire et distincte, dans une langue compréhensible :

1 Co 14 :
7 Si les objets inanimés qui rendent un son, comme une flûte ou une harpe, ne rendent pas des sons distincts, comment reconnaîtra-t-on ce qui est joué sur la flûte ou sur la harpe ?
8 Et si la trompette rend un son confus, qui se préparera au combat ?
9 De même vous, si par la langue vous ne donnez pas une parole distincte, comment saura-t-on ce que vous dites ? Car vous parlerez en l’air.
10 Quelque nombreuses que puissent être dans le monde les diverses langues, il n’en est aucune qui ne soit une langue intelligible ;
11 si donc je ne connais pas le sens de la langue, je serai un barbare pour celui qui parle, et celui qui parle sera un barbare pour moi.
12 De même vous, puisque vous aspirez aux dons spirituels, que ce soit pour l’édification de l’Église que vous cherchiez à en posséder abondamment.
13 C’est pourquoi, que celui qui parle en langue prie pour avoir le don d’interpréter.
14 Car si je prie en langue, mon esprit est en prière, mais mon intelligence demeure stérile.
15 Que faire donc ? Je prierai par l’esprit, mais je prierai aussi avec l’intelligence ; je chanterai par l’esprit, mais je chanterai aussi avec l’intelligence. »
16 Autrement, si tu rends grâces par l’esprit, comment celui qui est dans les rangs de l’homme du peuple répondra-t-il Amen ! à ton action de grâces, puisqu’il ne sait pas ce que tu dis ?

Nous voilà sans doute à la source du paradoxe paroles-musique qui éclate chez Bach. Une musique donnée au départ chez Luther, dans l’héritage de saint Augustin, pour servir le texte — et qui devient comme une parole silencieuse de Dieu. Moment mystique sans doute, rejoignant chez Bach comme chez Luther la mystique rhénane d’un Tauler qu’ils prisent tous deux, mystique de la rencontre intérieure de Dieu, au-delà des mots, et qu’un Cioran retrouvera chez Bach (cf. infra).

Sont apparues aussi, puisque le chant d’Église sert le culte protestant, les identités confessionnelles protestantes, et leur écho dans le chant : le théocentrisme (foi centrée sur Dieu le Père) réformé calvinien se traduit dans le Psautier genevois, en usage jusqu’aujourd’hui, avec les traductions des Psaumes par Clément Marot et Théodore de Bèze. Ce théocentrisme se distingue du christocentrisme luthérien (centré sur le Christ) — y compris dans l’usage des Psaumes : ainsi, le fameux choral luthérien, écrit par Luther, « C’est un rempart que notre Dieu » est une relecture christocentrique du Ps 46 (45) — le Psautier réformé genevois n’en est cependant par moins inspiré par Luther. Ce christocentrisme, cette accentuation de l’incarnation et de la crucifixion du Christ, nourrira toute une piété individuelle que l’on retrouve chez Bach.

Où l’on doit évoquer le piétisme, issu de Philipp Jacob Spener (1635, Ribeauvillé – 1705, Berlin), qui s'élève contre la revendication trop formelle de l'identité confessionnelle. Spener est un théologien luthérien originaire d'Alsace. Lui-même s’est toujours vu comme un fidèle disciple de Martin Luther. Il est l'auteur de l’ouvrage Pia desideria (1675) — d’où vient le terme « piétisme ». C’est en disciple de Luther qu’il y déplore la détresse spirituelle face à ce qu'il appellera les maux du luthéranisme de son temps, à savoir formalisme et dogmatisme — un phénomène commun où la confession de la foi tient lieu de foi !

En arrière-plan, le spectre de ce qui fut la Guerre de Trente ans, guerre confessionnelle par laquelle l’empereur espérait réunifier les territoires germaniques, et qui débouchait sur… la disparition du tiers à la moitié de la population de l’Empire, guerre close par les traités de Wesphalie, le 24 octobre 1648, date qui marque aussi la fin de la Chrétienté, échouée — remplacée par la civilisation actuelle comme « empire du moindre mal » (J.-C. Michéa), avec ses aspects indubitablement positifs, notamment en droits, notre civilisation libérale…

Or, en 1653, c’est grâce à sa thèse dirigée contre Thomas Hobbes que Spener obtient le garde de maître en philosophie. La défense par Hobbes de l’absolutisme est souvent perçue, à juste titre, comme une forme de libéralisme, en tant qu’elle se développe sur les ruines de la Chrétienté. Hobbes part du constat de ces ruines — « l’homme est un loup pour l’homme » — et envisage une alternative, à l’œuvre en Europe, notamment en France, à l’autre bout de l’Europe, l’année où naît Bach, 1685. Dans ce monde déstructuré le piétisme s’offre comme un recours, dans l’intériorité, que cultivera, en autres, la musique de Bach.

Le christocentrisme, la piété concrète autour de l’incarnation et de la croix, qui est celle de Luther, visant à la promotion intérieure de la foi libératrice, anticipait le jour — c’est encore notre temps de post-Chrétienté (et de « mort de Dieu », cf. « L’Insensé » de Nietzsche, Le Gai Savoir III § 125) — où la foi s’actualise dans le seul homme intérieur ou dans des conventicules, les ecclesiolae in ecclesia des piétistes.

Je cite Spener, le « père » du piétisme : « Il ne suffit pas en somme, de s'occuper de l'homme extérieur seulement : cela, une éthique païenne peut le faire aussi. Mais nous devons poser les fondements dans les cœurs, solidement ; nous devons montrer que ce qui ne provient pas du cœur n'est qu'hypocrisie, et donc habituer les gens, premièrement à s'occuper de l'homme intérieur, à réveiller l'amour pour Dieu et pour le prochain par les moyens adéquats, et ensuite à agir sous l'impulsion de cela. » (Spener, Pia desideria)

Or, son influence sera plus large que sur les seules ecclésioles piétistes !

La foi se recentre sur Dieu présent dans l’humilité du Christ, incarné et crucifié : la musique requiert de même l’humilité de sa fonction : pour Dieu plutôt que musique spectacle pour la gloire de son auteur.

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(Le paragraphe suivant emprunte en l’adaptant à l’article de Jean-Marc Bittner, « Le message de Jean-Sébastien Bach », Ichthus 1986-3, n° 124)

Jean-Sébastien Bach naît le 21 mars 1685 à Eisenach en Thuringe. 1685 est l’année où Louis XIV révoque l’Édit de Nantes et promulgue le Code noir. L’époque est sombre. Un peu plus de 35 ans après la fin de la guerre de Trente ans, les effets délétères de cette catastrophe européenne sont sensibles. La mortalité reste effroyable ; Bach lui-même a perdu 9 enfants en bas âge. Il en a eu 20 : 7 (dont 3 mourront en bas âge) de Maria Barbara, épousée en 1707, morte 13 ans après ; 13 (dont 6 mourront en bas âge) de Anna Magdalena, épousée par Bach suite à son veuvage en 1720.

En 1703, Bach obtient son premier poste comme organiste de l’Église d'Arnstadt, où il compose des pièces comme la Toccata et Fugue en Ré mineur, qui n’enthousiasment guère, loin s’en faut. Au point qu’à la suite d’admonestations, il présente sa démission — il supporte mal qu’on se mêle de juger de son art.

Il retrouve vite un poste d'organiste, à l’Église Saint Blaise de Mülhausen. On est en 1707. Il n’y restera qu’un an, quittant son poste suite à la querelle théologico-musicale entre le pasteur Eilmar, luthérien orthodoxe et le pasteur piétiste, Frohne, peu mélomane — le mouvement piétiste véhicule, dans sa volonté de retour aux sources, une réelle réserve pour la musique. Bach prend parti pour Eilmar, amateur de musique, et qui est aussi son ami — ce qui ne suppose pas que Bach ne soit pas sensible au mouvement piétiste, qui impacte tous les courants de l’Église. L'inventaire de sa bibliothèque, fait après sa mort, le confirme : outre des ouvrages musicaux, on y trouve de nombreux livres de théologie et de piété, tant orthodoxes que piétistes (œuvres de Luther, Spener, Francke — autre piétiste). Bach appréciait aussi, à l’instar de Luther, le prédicateur médiéval strasbourgeois, Johannes Tauler.

Dès l’année d’après, 1708, jusqu’à 1717, Bach officie, toujours comme organiste, à la cour du Duc de Saxe-Weimar ; il y deviendra aussi Konzertmeister (chef d'orchestre du petit ensemble ducal). C'est durant cette période qu’il commence à rédiger l'Orgelbüchlein (petit livre d'orgue), manuel pédagogique pour organistes. Une vingtaine de cantates sont datées de cette époque.

Mais le compositeur se fait « débaucher », écrit J.M. Bittner, par le neveu du duc pour se mettre au service du prince Léopold d'Anhalt-Coethen (de 1717 à 1723). Pas de musique d’Église chez ce prince calviniste mais de la musique instrumentale ; Bach composera pour lui la plus grande partie de ses œuvres instrumentales, tels les Concertos Brandebourgeois, les Ouvertures, les Suites françaises et anglaises, et autres concertos pour clavecin, pour violon, ainsi que la première partie du « Clavecin bien tempéré ».
Mais le prince Léopold épouse une princesse qui n’a pas ses goûts musicaux. Bach l'appellera une « amusa », ennemie des Muses. Et il se résout à chercher un autre poste.

En cette même année 1723, la ville de Leipzig recherche un nouveau chef de chœur. Elle aurait bien voulu s'adjoindre les services de Telemann, alors très célèbre, mais ce dernier ayant décliné l'offre, les notables du conseil municipal se contentent, selon leurs propres dires d'un « médiocre » (sic !) faute d'avoir le meilleur ! (Bach et Telemann n’en seront pas moins amis.) Dans le contrat de Bach, les édiles incluent même une clause stipulant que sa musique ne devrait pas ressembler à de la musique d'opéra !
La musique de Telemann lui a valu bien plus d'admirateurs que les œuvres de Bach, qualifiées par des critiques musicaux contemporains, de difficiles, à la limite de l'injouable, d'ampoulées et de retardataires par rapport au goût du temps.
Bach a dû batailler le restant de sa vie (1723 à 1750), Leipzig fut sa dernière étape, contre les autorités de la ville, qui de plus ne comprenaient pas sa musique (la Passion selon Saint Matthieu a été jugée trop longue et trop théâtrale !).
C'est pourtant à Leipzig que Bach va donner la pleine mesure de son génie : une cantate tous les dimanches, des pièces de circonstances aux fêtes religieuses et civiles, plus des cours de latin et de chant au collège Saint Thomas, la direction du chœur de Saint Thomas, et il trouve encore du temps pour de nombreuses compositions personnelles. Ses plus grandes œuvres voient le jour durant cette période : la majeure partie des cantates, les Passions selon Saint Jean et selon Saint Matthieu, l'Oratorio de Noël, la Messe en Si mineur, l'Art de la Fugue ainsi que de nombreuses pièces pour clavecin et orgue.
À la fin de sa vie, sans doute un peu aigri, écrit J.M. Bittner, le musicien rentre de plus en plus en lui-même, réaction de repli qui lui fait composer une musique de plus en plus abstraite et théorique, mathématique même. L'Art de la Fugue en est l'exemple le plus manifeste.
Le 28 juillet 1750, Bach meurt ; quelques jours auparavant, il dictait à son gendre sa dernière cantate « Vor Deinem Thron, steh ich allhier » (Devant Ton Trône je me tiens maintenant) ! Ultime témoignage de foi.

Homme de foi luthérienne, Bach voulait que sa musique collât aux textes. Albert Schweitzer a pu l'appeler le musicien-poète.
La foi de Bach se signe dans les « Soli Deo Gloria » ou « Jesus juvat » (Jésus aide) qui marquent chacun de ses manuscrits. Bach a été le chantre de la doctrine luthérienne ; il suffit de parcourir les livrets de cantates, même s’il ne les a pas écrits lui-même. Ces livrets reflètent les grands thèmes chers à Luther : le salut procédant de l’Incarnation, et au plus précis de la crucifixion de Jésus-Christ (le choral « chef couvert de blessures » est utilisé dans plusieurs cantates, dans les deux Passions et même dans l'Oratorio de Noël) ; confiance en Dieu, durant la vie et devant la mort. Dans ses cantates, Bach engage l'auditeur à répondre personnellement à l'amour de Dieu, marque « piétiste » certaine. La Passion selon Saint Matthieu, par exemple, met en scène un personnage fictif, « l'âme personnifiée », qui fait le lien entre les auditeurs et les acteurs (Jésus, ses disciples, la foule, etc.) du drame.
Bach disait : « La Passion du Christ : le seul sujet qui doive enthousiasmer un musicien ». Sa foi est sensible particulièrement dans la sérénité avec laquelle il a envisagé sa mort : nombre de cantates sont consacrées à « la douce heure de la mort » : Christus, der ist mein Leben (Christ est ma vie) BWV 95, Ich habe genug (j'en ai assez) BWV 82.
Dans la texture musicale même, pointe la foi du compositeur. Bach utilise de nombreux symboles chiffrés : le rythme ternaire qui symbolise la Trinité, la basse continue qui est une figure de Dieu.
« La fin et cause finale de la basse continue ne doit pas être autre chose que la glorification de Dieu et la récréation (en français) de l'âme. Où cette fin n'est pas prise en considération, il n'y a pas de véritable musique ; il n'y a que beuglement et rengaines d'orgues de Barbarie » écrit Bach (presque les mots de Luther lisant en 1 Co 13 et 14 une invite à la prudence et sobriété quant à l’usage cultuel de la musique).

*

(Le paragraphe suivant reprend et adapte une partie du ch. IX de : Roland Poupin, Cioran, entre Job et le catharisme : les pouvoirs dépositaires de l'universel et la prière non-conçue, thèse de philosophie, 1994)

Cioran note, lui qui affirme comprendre Maître Eckhart (dont Tauler est un disciple) comme s’il avait la foi (Écartèlement, nrf 1979, p. 70) : « L'idéal serait de pouvoir se répéter comme… Bach » (Aveux et Anathèmes, Arcades 1987, p. 20). C'est au point qu’il entend dans la musique de Bach la seule « preuve » de l'existence de Dieu : « Penser que tant de théologiens et de philosophes ont perdu des nuits et des jours à chercher des preuves de l'existence de Dieu, oubliant la seule… » (Des larmes et des saints, L’Herne-LdP 1990, p. 40) Preuve éphémère toutefois, qui dure le temps de l'audition : « La musique est une illusion qui rachète toutes les autres » (Aveux et Anathèmes, p. 80) ; et ce n'est que durant cet espace d’illusion que cesse tout mensonge : « En dehors de la musique tout est mensonge, même la solitude, même l’extase. Elle est justement l’une et l’autre en mieux » (Aveux et Anathèmes, p. 37). Alors dans cet espace apparaît, irréfutable, la divinité : « quand vous écoutez Bach, vous voyez germer Dieu. Son œuvre est génératrice de divinité » (Des larmes et des saints, p. 40).
Écho à Nietzsche, qui, après avoir écouté la Passion selon Saint Matthieu, écrivait : « Quiconque a complètement désappris le Christianisme entend ici comme un véritable Évangile ».

Écho aussi à Georg Heinrich Ludwig Schwanenberger (musicien à la cour de Wolfenbüttel, parrain de Regina Johanne Bach, 1727) — disant : « Je souhaiterais que vous entendiez une fois à l'orgue Monsieur Bach ; je n'ai pour ma part jamais rien entendu de tel, je dois complètement changer ma manière de jouer, qui doit être comptée pour rien. »

Bach, par qui l’âme, depuis notre société post-séculière (pour employer des mots plus récents, ceux de Jürgen Habermas), reçoit cette unique preuve de l’existence de Dieu, selon Cioran, cette musique composée soli Deo gloria, à la seule gloire de Dieu…

Car, dans un tel monde, le nôtre, « sans Bach, nous dit encore Cioran, la théologie serait dépourvue d'objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach c'est bien Dieu » (Syllogismes de l’amertume, folio/essais 1990, p. 120). Mais, certes : « La musique n'existe qu'aussi longtemps que dure l'audition, comme Dieu qu'autant que dure l'extase » (Aveux et Anathèmes, p. 71). Cioran toujours : « Après les Variations Goldberg — musique "super-essentielle" pour employer le jargon mystique — nous fermons les yeux en nous abandonnant à l'écho qu'elles ont suscité en nous. Plus rien n'existe, sinon une plénitude sans contenu qui est bien la seule manière de côtoyer le Suprême » (Aveux et Anathèmes, p. 85) — où l’on retrouve Tauler et la mystique rhénane inspirant la piété luthérienne de Bach, et où la possibilité d’unification dans la parole exprimée recherchée par Luther… s’ouvre ici dans le silence qui naît de la musique. Mais si irréfutable qu'elle soit, la vérité indicible qui perce dans cette prière contemporaine non-dite, non-conçue, ne dure qu'aussi longtemps qu'elle, pour s'éteindre avec le silence et le retour du bruit.


RP, Poitiers,
CESMD / Centre d'Études Supérieures Musique et Danse, 6/3/18
Conférence à deux voix du pasteur Roland Poupin et du claveciniste Pascal Dubreuil :
« Piétisme et rhétorique dans la musique religieuse de J.-S. Bach »


lundi 5 mars 2018

À propos de Paul





« Conversion » d’un envoyé du Temple

Shaoul/Paul vit quelque chose de décisif à l'occasion du moment relaté par le livre des Actes des Apôtres : chargé par les autorités de Jérusalem d'un mandat de poursuite des disciples du Crucifié, perçus par les Romains comme un groupe subversif qui semble donc représenter une menace pour l'existence juive, Shaoul/Paul est saisi par sa perception intime du Ressuscité pour un changement de perspective radical : l'irruption du Royaume universel espéré ici et maintenant — ouvrant dès lors sur la possibilité d'un changement d'attitude chez des Romains menaçants pour l'intégrité d'Israël.

Le livre des Actes des Apôtres parle de « zèle », parfois traduit par jalousie, à propos de l’attitude des autorités judéennes que partage leur envoyé, Shaoul/Paul. « Zèle » compréhensible, mentionné aussi dans les évangiles concernant Jésus, explicitement chez Jean : s’il continue, les Romains viendront détruire notre nation. Ça vaut pour Jésus, ça vaut pour ses disciples, les nazaréens. Cf. Actes 5, 17 et le « zèle » du sanhédrin.

Or pour Shaoul/Paul, l'événement du chemin de Damas ouvre sur une mission facilitée auprès des goïm, quant à la possibilité pour eux d'entrer dans la mouvance juive sans les rites qui leur font obstacle. Effet de l'imminence de la présence du Règne universel. Dans cette perspective, non seulement la secte des disciples n'est pas menaçante pour Israël, mais peut en faciliter la compréhension via des goïm qui s'en rapprochent.

Lorsque, suite à l’événement du chemin de Damas, il cesse d’avoir la conviction que la secte des disciples de Jésus est menaçante (conviction qui n’a rien d’illégitime !), Shaoul/Paul ne cesse pas pour autant d’être pleinement juif revendiqué. Actes 5 nous avait prévenus que Gamaliel avait demandé la prudence (Ac 5, 34) quant à la conviction plus commune qui était aussi celle de Paul avant le moment chemin de Damas. Paul, qui on le sait se revendique de l’enseignement de Gamaliel (Ac 22, 3), s’inscrit désormais dans la ligne de la remarque du maître, convaincu pour sa part (un pas plus loin que le maître) que la secte des nazaréens vient bien de Dieu.

S’il y a conversion de Shaoul/Paul, ce n’est en aucun cas un changement de religion, mais un mouvement de techouva au sein de son judaïsme dont il considère désormais que la mission historique arrive à son terme prochainement avec l’avènement du Règne de Dieu manifesté déjà pour lui dans celui qu’il rencontre sur le chemin de Damas comme le Ressuscité.

À l’instar du conseil de Gamaliel, et a fortiori puisqu’il est des nazaréens désormais, il juge à présent inopportun de persécuter une secte en laquelle il ne voit plus rien de subversif pour son peuple, au contraire ! Il se fera désormais le témoin du Royaume tout proche auprès des nations : le temps annoncé par les prophètes où toutes les nations viennent adorer à Jérusalem est imminent.

Envoyé aux nations, d’où l’usage privilégié désormais de son nom romain, Paul, plutôt que de son nom hébreu, Shaoul, puisqu’il porte les deux, étant citoyen romain de naissance (Ac 22, 25-28). Cela n’implique pas forcément un changement de nom. Mais un changement de vis-à-vis exprimé dans l’usage de son nom romain — de naissance tout autant que son nom juif.


Conviction eschatologique

En tout cela, une conviction eschatologique : le Règne de Dieu est proche — qui fonde son attitude et son apostolat. En regard des promesses prophétiques : la montée de toutes les nations à Jérusalem, il est urgent de faire connaître le Nom de Dieu, et de celui par qui il fait venir le Royaume, à toutes les nations. Établissement du Règne, ou plus précisément restauration du Règne de Dieu via Israël (cf. Actes 1, 6). Restauration, mais restauration élargie aux nations, ce qui ne fut pas le cas auparavant.

Dans ce processus, Israël a connu un échec considérable, qui est l’exil, advenu au tournant des VIe-Ve siècles av. JC, avec la domination babylonienne, situation jamais pleinement résolue. C’est là la « chute », « la défaite » littéralement, dont il est question en Romains 11 (cf. Ro 11, 11-12). Défaite avec sa face… « positive », un effet imprévu : le Nom de Dieu proclamé parmi les nations, effet déjà amorcé auparavant, mais que Paul, au regard de l’urgence, prend en charge activement.

Il n’est pas question pour lui de rejeter quoi que ce soit de la Loi, qu’il observe lui-même, mais de ne pas en faire un obstacle à l’élargissement du fruit de l’Alliance aux nations. D’où sa négociation de la Loi noachide à Jérusalem en Actes 15, d’où sa grande prudence (dans sa perspective eschatologique) visant à ne pas faire de la Loi un obstacle et sa vigilance à lutter contre l’exigence de certains d’y conduire les non-juifs. D’où l’imprégnation de loi noachide aussi de ses conseils aux Corinthiens, en parallèle avec les conseils qu’il leur donne (1 Co 8-10), pour ne pas rompre d’avec Israël, d’observer la cacherout, même si, selon ses propos, ils ne seraient théoriquement pas forcément tenus de le faire, conseils qu’il donne aussi aux non-juifs de l’Église de Rome (Ro 14).

En lien avec tous ces conseils, la conviction de l’imminence eschatologique, liée à celle que le Messie de ce Règne imminent est Jésus, porteur du Nom de Dieu : cela explique l’impression d’un christocentrisme exclusiviste (l’invocation du Nom du Seigneur, Ro 10, 13, i.e. pour Paul, Christ) en parallèle avec l’affirmation d’un salut sans exclusive de « tout Israël » (Ro 11, 26). Point de contradiction si l’on comprend que le salut est fonction de l’Alliance, que Dieu déploie dans l’Histoire, Alliance scellée avec Israël et irrévocable, et à présent élargie par la venue du Messie du Règne imminent à quiconque l’invoque (Ro 10, 13, cf. Jo 2, 32 et reprise en Ac 2, 21). Conviction d’une imminence qui est celle de l’Église primitive en son ensemble, dont Paul et ses disciples. Paul l’affirme explicitement, cf. 1 Thessaloniciens 4, mais aussi 1 Corinthiens (ch. 15) et Romains 9-11, et ça reste vrai tout au long du Nouveau Testament, de quelque époque que l’on date ses livres, où on lie en outre l’avènement du Règne imminent aux menaces sur Jérusalem, en fonction d’une relecture du Livre de Daniel, relecture que l’on trouve dans les évangiles (Mt 24, Mc 13, Lc 21), dans 2 Thess. ou l’Apocalypse, de quelque époque que l’on date ces livres.

La conviction qui a animé la mission de Paul restera vraie pour ses disciples et ceux des autres Apôtres avant comme après la destruction du Temple de 70… Puis s’estompera progressivement jusqu’à la conversion de l’Empire romain, occasionnant une lecture non-eschatologique autant que non-juive de la mission de Paul, qui a fini par prévaloir et devenir filtre incontournable, jusqu’aux redécouvertes récentes de l’importance et de l’eschatologie et du référentiel de la tradition juive.


Romains 9 à 11, ou lire le sens de deux fidélités

Dans le cadre de cette conviction eschatologique, il appartient à Paul de prendre en compte ce qui apparaît dès lors comme double fidélité : la fidélité au Christ Ressuscité rencontré par l’Apôtre sur le chemin de Damas et à l’envoi par lui des disciples aux nations ; et la fidélité juive qui est fidélité à l’observance des mitsvoth de la Torah — qui est aussi ce qu’en dit Jésus (cf. notamment Mt 5, 17-19).

Il se trouve que très vite, l’Église primitive, du fait de sa fidélité à elle, fidélité en l’occurrence à l’envoi aux nations, a vu basculer sa démographie vers une majorité de chrétiens d’origine non-juive, entraînant ipso facto un abandon (ou perçu tel par les juifs) de l’observance de la Torah — cela très vite via l’ignorance de recommandations comme celles d’Actes 15, 19-21 ou de Paul aux Corinthiens et aux Romains (1 Co 8-10 et Ro 14) de s’en tenir, concernant les non-juifs, à la loi noachide.

Une vraie fidélité juive, conforme à ce qu’en disait Jésus, à l’alliance et au Dieu qui en est le garant a donc très vite débouché sur un non possumus juif par rapport au christianisme désormais « païen » quant à l’observance de la loi. Or il est clair que l’histoire a vu très vite dépasser la problématique d’un Paul, juif de pratique avant comme après sa rencontre du Ressuscité, pour déboucher sur un changement de religion consistant à renier la précédente. Après le non possumus juif d’un tel reniement, apparu très vite, deux courants se sont donc dégagés très tôt, phénomène dont Paul estime déjà qu’il correspond à un mystère, concernant le projet de Dieu pour le salut du monde (Ro 9-11).

Réflexion sur un mystère qui ne peut contourner l’enseignement de Jésus — selon Matthieu, notamment Mt 5, 17-19 : « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. »

Est-ce les disciples de Jésus issus des nations, alors que le ciel et la terre ne sont toujours pas passés, qui s’efforcent de tenir la fidélité au moindre des plus petits commandements de la Torah ? Or c’est bien de la rédemption du monde qu’il est question dans l’espérance du Royaume, où se dessinent donc ces deux courants, mystérieusement, indépendamment de ce qu’il en est du salut individuel, autre mystère, intime celui-là, de l’ordre de la relation intime entre Dieu et l’âme.

Ici aussi, quant à la relation intime de l’individu avec Dieu, comme dans l’alliance en vue de la rédemption du monde, il est question de primauté de la grâce, primauté même sur la foi — ce qui, si on l’ignore, débouche jusque sur des traductions dépassant les textes. Ainsi en Éphésiens 2, 8 : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés par [le moyen] de la foi », les traductions courantes rajoutent « par le moyen », qui n’est pas dans le grec. Une bonne lecture serait : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés par la foi » (cela souligné encore par la fin du verset : c’est le don de Dieu, ne venant pas de vous !). Ainsi lu, conformément au grec, il apparaît que la foi-même qui permet aux Éphésiens, non-juifs, de bénéficier des fruits de l’antique alliance de grâce scellée déjà avec Abraham, est elle-même un fruit de la grâce, plutôt qu’une sorte de conditionnement, comme « le moyen », de la grâce gratuite de Dieu. Bref, quant au salut individuel des âmes, qui se distingue du projet divin de salut du monde, la grâce prime aussi, dans un mystère intime que nul ne connaît sinon Dieu et l’âme qui met sa foi en lui.

Étant question ici de l’antique alliance dont parle Paul, remarquons que comprendre « Ancien Testament », terme qui n’advient qu’une seule fois dans le Nouveau Testament, chez Paul (2 Corinthiens 3, 14) ; le comprendre comme désignant la Bible hébraïque revient à ignorer que quand l’Apôtre écrit, le Nouveau Testament n’existe pas encore ! Pour Paul, comme pour Jésus, il n’est alors d’autre Bible que la Loi, les Prophètes et les Psaumes (Luc 24, 44) — Psaumes pour désigner, comme son premier livre, le recueil des Écrits —, bref le Tanakh, la Bible hébraïque : entre Matthieu et Luc, l’expression, ou son équivalent, la Loi et les Prophètes, ou Moïse et les Prophètes, apparaît bien une dizaine fois. Le vocable « Ancien Testament » désigne en 2 Co 3 le texte vénérable (« ancien ») dont on ne perçoit pas l’Esprit, que désignaient les prophètes parlant de Torah inscrite dans les cœurs, alliance éternellement nouvelle, et dont Paul, selon sa foi au Ressuscité, voit la manifestation dans le Christ. Bref, cette unique mention du terme « Ancien Testament » n’est pas propre à fonder la nomination exclusive d’Écritures hébraïques en texte dépassé par un Nouveau Testament qui n’existe pas encore ! Sous cet angle, « Premier Testament » plutôt qu’ « Ancien » a l’avantage de ne pas connoter « périmé », mais n’est pas parfait non plus ; outre que, bien expliqué, « Ancien Testament », au sens de « vénérable », ne pose pas de graves problèmes !

Reste qu’une confusion s’est mise en place par la suite entre deux plans des développements complexes de Paul (salut du monde et relation intime avec Dieu) — cf., concernant cette complexité de Paul dans le cadre de la question eschatologique, 2 Pierre 3, 13-16 : « nous attendons, selon [la] promesse [de Dieu], de nouveaux cieux et une nouvelle terre, où la justice habitera. C’est pourquoi, bien-aimés, en attendant ces choses, appliquez-vous à être trouvés par lui sans tache et irrépréhensibles dans la paix. Croyez que la patience de notre Seigneur est votre salut, comme notre bien-aimé frère Paul vous l’a aussi écrit, selon la sagesse qui lui a été donnée. C’est ce qu’il fait dans toutes les lettres, où il parle de ces choses, dans lesquelles il y a des points difficiles à comprendre, dont les personnes ignorantes et mal affermies tordent le sens, comme celui des autres Écritures, pour leur propre ruine. » La confusion de ces deux plans de la réflexion de Paul a débouché via des mouvances des plus christocentriques sur des compréhensions qui ont fini par faire juger les juifs infidèles tant qu’ils ne deviennent pas chrétiens, ce qui revient à délégitimer leur fidélité à la Torah, telle que prescrite aussi par Jésus.


RP, À propos de Paul en vue d’une lecture de Romains 9-11