<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: mars 2013

samedi 23 mars 2013

À l’écoute de Dieu




Le sens auditif est cette issue première par laquelle nous est communiquée la Parole de Dieu. Quand on aborde sa communication via nos sens, il est pourtant à propos de considérer que l’ouïe par laquelle nous advient la parole à écouter est aussi un sens ! Contrairement à ce qu’on voudrait croire de façon évidemment erronée, notre intellect n’est pas seul sollicité, mais bien d’abord nos sens, notre corps… et donc, si l’on parle d’écoute, l’ouïe.

Dès les origines, il est question de la parole, de la parole qui précède et fonde le monde quand elle est énoncée. « Au commencement était la parole » dit Jean 1, 1, en écho à la Genèse où Dieu parle et la chose advient : « Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut ». On est avant même la création de l’oreille. Parlant d’une parole qui précède tout son. La parole précède le son et précède l’ouïe qui la reçoit !

L’ouïe la reçoit comme en écho : « écoute Israël », écho primordial.

Cela est « caché aux sages et aux gens intelligents, mais révélé aux tout-petits », dit Jésus.

« Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains. Le jour en instruit un autre jour, la nuit en donne connaissance à une autre nuit. Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles dont le son ne soit point entendu » (Psaume 19, 1-3).

Car « qui entendra, demande l’Apôtre Paul, si personne n’énonce la parole » qui fait écho à la parole éternelle ? — un écho qui résonne à nos oreilles quand la parole est proclamée. Une parole qui est infiniment au-delà des mots qui en énoncent l’écho dans le temps et s’écrivent pour que la mémoire ne s’en perde pas. La parole de Dieu n’en est pas moins au-delà des mots énoncés ou écrits dans les livres reçus comme révélation — qui, avant même nos interprétations diverses et légitimes, sollicitent nos vies individuelles d’être de sens, en ne parlant pas forcément pareil à chacun, chacun étant unique devant Dieu.

L’ouïe est ainsi non seulement le sens de la réception toujours nouvelle de la parole éternelle, qui nous vient toujours comme événement décisif, mais puisque cette parole reçue via des textes et leur énonciation est au-delà de cette seule écoute, l’ouïe est aussi, quand l’événement advient, le sens de l’obéissance. Et l’oreille est l’organe de cette obéissance. Cela parce que la parole dont il est question est non seulement un écho de la parole éternelle, mais parce que cette parole éternelle précisément est au-delà de ce qu’on entend : elle crée. En termes psychologiques, on dirait qu’elle est performative.

La parole crée ce qu’elle prononce. La parole éternelle est reçue quand elle est écoutée, entendue, et donc obéie, faite événement. Dieu dit, et la chose advient. Au point que le mot pour parole en hébreu, désigne aussi la chose.

L’écoute n’est donc pas une chose vaine, qui passe par une oreille et ressort par l’autre, mais elle crée ce qu’elle annonce.

Cela s’opère pour nous dans une énonciation intelligible, claire, comme dans l’annonce dont parle Paul concernant l’Évangile, de sorte que, Paul cite le prophète Joël : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé ». Comment entendront-ils, demande-t-il, si personne ne proclame, de façon intelligible, pour notre ouïe, cette parole ? — écho d’une parole éternelle qui est au-delà de toute compréhension, au point que le nom qui est porté dans la parole prononcée… est imprononçable !

Il se traduit en écoute ouverte à tous les possibles, et dont le premier écho est la louange. Cela pour un hommage à la parole qui est au-delà même des mots qui la portent via nos textes ou nos propos. Au bout du compte, une louange digne de la parole à laquelle elle fait écho — un écho porté à nos sens, à notre sens auditif, à notre ouïe — nous porte au-delà des mots, nous advient en nous ramenant au silence d’en deçà des mots.


RP
Festival Voix publiques, "Le plein des sens"
Poitiers, 23 mars 2013


jeudi 21 mars 2013

Des anges et des sens




On estime aujourd’hui que l'Univers observable compte quelques centaines de milliards de galaxies de « masse significative », c’est-à-dire contenant quelques centaines de milliards d’étoiles. Ce nombre n’est toutefois pas limitatif, puisque le nombre d’étoiles des galaxies dites « naines », c’est-à-dire ne comptant « que » quelques millions d'étoiles, est difficile à déterminer du fait de leur masse et de leur luminosité « très faibles », et qu’en outre d’autres, trop lointaines, échappent à notre observation. L'Univers dans son ensemble, dont l'extension réelle n'est pas connue, est susceptible de compter un nombre immensément plus grand de galaxies. Bref, quelques centaines de milliards de galaxies de masse significative sans compter les galaxies moins grandes, et donc plus difficilement observables, et les autres qui nous échappent !

Notre galaxie, la Voie lactée, est une des centaines de milliards de galaxies observables, et de masse dite « significative ». La Voie lactée a une extension de l'ordre de 100 000 années-lumière. C’est-à-dire que l’on perçoit les étoiles lointaines de notre seule galaxie comme elles étaient il y a 100 000 ans. Et notre galaxie est donc une seule de ces galaxies de quelques centaines de milliards d'étoiles.

Le soleil est une des centaines de milliards d’étoiles de cette galaxie, elle-même une parmi quelques centaines de milliards de galaxies semblables observables. Le soleil est donc l’étoile de notre système solaire, autour duquel tourne la terre — sur laquelle nous nous questionnons sur tout cela aujourd’hui... Selon une logique relative, en cohérence avec le monde d’Einstein et la théorie de la relativité.

*

De l’Antiquité à la Renaissance, la clef de lecture du monde est la logique non-relativiste d’Aristote (IVe s. av. JC) : logique de non-contradiction, qui pose la connaissance comme « adéquation de la chose et de l’intellect ».

Cela s’opère en cohérence avec le système de ce monde aristotélicien : une terre sphérique (avant Aristote la terre n’est pas encore forcément ronde) à un pôle (au centre), à l’autre pôle le « ciel empyrée » et le « trône de Dieu ». Le « ciel empyrée » est le « dixième ciel » le Paradis, les autres cieux étant ceux des sept « planètes » observables à l’œil nu (Lune, Mercure, Venus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne), plus le ciel des étoiles fixes (le zodiaque) et le ciel du mouvement diurne. La matière céleste est l’éther (la cinquième essence, la quintessence, matière spirituelle et lumineuse), au-delà des quatre autres « essences » ou éléments : terre, eau, air, feu — matière de notre ici-bas. Ce monde céleste dont la matière est l’éther est mû par les Intelligences célestes, les anges chez Thomas d’Aquin, imitant la perfection de Dieu en imprimant aux sphères leur mouvement circulaire.

Les neuf cieux inférieurs au ciel du Paradis correspondent aux neuf ordres de la hiérarchie angélique de Denys l’Aréopagite (Ve s. ap. JC), qui toutefois lie moins strictement aux sphères des planètes qui les symbolisent, ces garants de la distance entre Dieu et le monde.

La structure intelligible des choses, leur substance intellectuelle, sous-tend les êtres matériels, connaissables parce que dotés de cette structure intelligible. Substance (ce qui se tient en dessous) intelligible aussi, l’intelligence a pour rôle « de capter des êtres, non de fabriquer des concepts ou d’ajuster des énoncés » (Pierre Rousselot, L’intellectualisme de S. Thomas).

Cela est ajusté sur le monde hiérarchique intelligible. Les hommes en sont l’expression la plus humble, dans la matière, « la poussière », d’où, dans le monde des êtres intelligents, partagé par Dieu et les anges, la caractéristique de la raison, son humilité de réalité humaine : l’être rationnel, l’homme, est obligé de procéder par abstraction là où les êtres immatériels ont une connaissance intuitive, immédiate.

La raison humaine n’en participe par moins du monde intellectuel, à son humble mesure, évoluant, se mouvant dans le monde sensible, le monde sub-lunaire, quand les anges occupent le monde supra-lunaire, dont la matière parfaite est l’éther. Exempts eux-mêmes de matière, même spirituelle, les anges meuvent le monde supérieur, les orbes célestes, dont certaines sont celles sur lesquelles tournent les corps célestes composés d’éther (les planètes).

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C’est là le monde d’Aristote (cf. Métaphysique) repris par Thomas d’Aquin. Dans ce monde, affirmer l’existence de Dieu relève non de la foi, mais de la raison. La foi est requise pour recevoir Dieu comme Trinité, incarné, pour recevoir une révélation comme celle de la résurrection du Christ... — on peut dire aussi pour recevoir Dieu, la cause ultime, comme bon et favorable. Mais la foi n’est pas requise — la raison suffit — pour recevoir l’idée qu’il y a une cause première de tous les paramètres causaux de ce qui advient.

Ce qui advient dépend de nombreux paramètres, de causes, dont la cause ultime est ce à quoi on donne le nom « Dieu »… Pour Thomas, en temps aristotéliciens, cela est lié précisément à la logique et à la cosmologie en place. Ce monde perdure jusqu’en 1609…

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Lorsque, dans les années 1609-1610, Galilée braque sa lunette astronomique vers les sphères célestes, il découvre et révèle au monde que celles-ci ne sont pas faites d’éther, mais de la même matière que celle qui compose notre monde, qui se meut au-dessous de la lune, le monde sublunaire.

Le monde mû les anges est dès lors irrémédiablement ébranlé : cet effondrement du monde aristotélicien est, au sens littéral, un véritable « ébranlement des puissances des cieux ». Le monde va désormais devoir se penser sur un mode autre que celui de l’harmonie géocentrique, avec un Dieu garant de cette harmonie, via éventuellement son représentant, le pape, qui lui-même a été fortement ébranlé par la Réforme.

Suite à Descartes (XVIIe s.) apparaissent d’autres propositions de systèmes du monde que le système aristotélicien sur lequel s’appuyaient aussi les systèmes théologiques. Le pôle central du système nouveau est le sujet : « je pense donc je suis » (formule reprise d’Augustin, mais désormais centrale et fondatrice).

Newton vient à son tour proposer l’alternative de la force gravitationnelle pour expliquer la rotation des planètes mues auparavant, dans le système aristotélicien / ou ptoléméen, par les anges — intelligences célestes.

Un monde s’est bel et bien écroulé, entraînant des ruptures en matière de connaissance, ruptures épistémologiques qui maintiennent toutefois la logique d’Aristote, logique de non-contradiction, selon un autre cadre, d’autres systèmes.

Une nouvelle rupture intervient au début du XXe s. avec Einstein et la théorie de la relativité.

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Mais dès Galilée, exit cet éther, la cinquième essence, la quinte essence, qui couronnait antan les quatre éléments, terre, eau, air, feu, de notre monde sensoriel.

Exit du même coup le monde des Intelligences célestes, les anges, chargés encore dans Le Paradis de Dante de mouvoir les cieux inférieurs au paradis des Bienheureux et dont l’éther des planètes était le signe : ces Intelligences angéliques qui y étaient préposées leur imprimaient alors leur mouvement circulaire reflétant leur imitation de la perfection divine.

Vidés de ces esprits purs, les cieux nous renvoyant désormais à notre seule humanité perdaient du même coup leur dimension de signe et de reflet de ce que notre intelligence n’est que celle, humble, d’être sensoriels.

Auparavant cela avait été le lot d’un Thomas d’Aquin de léguer au monde latin la leçon reçue d’un philosophe iranien, Avicenne, de ce qu’est un être exempt de nos cinq sens corporels : les anges faisaient écho au fait que notre intelligence est cantonnée à nos cinq sens, qui nous contraignent à user de notre raison puisque nous ne bénéficions pas de la pure intuition intellectuelle de nos homologues Intellects purs. Le détour par l’intelligence pure de l’ange dévoilait comme en reflet l’humble réalité de l’humanité dotée de sens : cette humilité de l’être d’humus, l’humain, qui est aussi sa richesse…

Car, comme nous l’a enseigné le film Les Ailes du désir de Wim Wenders, voilà que peut-être les anges désirent plonger leur regard vers l’humain, à la découverte de la richesse de notre sensorialité…

Cette découverte a aussi son aspect tragique, souligné par le cathare Guillaume Bélibaste : « Satan […] alla à la porte du Royaume du Père et s'y tint pendant trente-deux ans. On ne lui permettait pas d'entrer. A la fin, le gardien de cette porte, voyant qu'il avait attendu longtemps sans avoir la permission d'entrer, le fit entrer dans le Royaume du Père saint.
[Où il promet alors en cachette aux bons esprits que, mieux que ce qu’ils ont dans le Royaume céleste,] « il leur donnerait des champs, des vignes, des eaux, des prés, des fruits, de l'or, de l'argent, et tous les biens de cette nature matérielle, et de plus, à chacun d'eux, des épouses. Et il se mit à faire un grand éloge des épouses et des plaisirs charnels que l'on a avec des femmes, et les esprits lui demandèrent ce que c'était que des épouses. Il leur répondit que c'étaient des femmes, et que s'ils voulaient voir une de celles qu'il promettait de leur donner, il leur en amènerait une, pour qu'ils la voient, à condition qu'ils le laissent rentrer dans le Royaume du Père saint. […] « Quand ils l'eurent vue, ils furent enflammés de concupiscence pour elle, et chacun d'eux voulait l'avoir. Ce que voyant, Satan l'emmena avec lui hors du Royaume du Père, et les esprits, entraînés par le désir de cette femme, suivirent Satan et la femme. Et ils furent si nombreux à les suivre que pendant neuf jours et neuf nuits ils ne cessèrent de tomber par le trou par lequel Satan était sorti avec la femme, et ils tombèrent plus menu et plus dru du ciel que la pluie ne tombe sur la terre, et il en tomba tant que la place fut vidée d'esprits jusqu'au trône sur lequel le Père saint était assis. »


Témoignage devant l’Inquisition : « Le parfait Jacques Authié lisait dans un livre, et Pierre Authié, son père, le parfait expliquait en langue vulgaire, disant : "Mais ces esprits, après être descendus du ciel sur la terre, se rappelèrent le bien qu'ils avaient perdu, et s'affligèrent du mal qu'ils avaient trouvé. Le diable, les voyant tristes, leur dit de chanter, comme ils avaient l'habitude de le faire, le cantique du Seigneur. Ils répondirent: ‘Comment chanterons-nous le cantique du Seigneur sur une terre étrangère?’ (Ps 137 / 136, 4). L'un de ces esprits dit même au diable: ‘Pourquoi nous as-tu trompés pour que nous te suivions et quittions le ciel ? Tu n'y as rien gagné, car nous y retournerons tous’. Le diable lui répondit qu'ils ne retourneraient pas au ciel, car il ferait à ces esprits, à ces âmes, des tuniques telles qu'ils n'en pourraient sortir, dans lesquelles ils oublieraient les biens et les joies qu'ils avaient eus au ciel" ».

On reconnaît là le mythe de la préexistence des âmes, anges déchus dans les sens en quelque sorte, mythe qui nous dit, au-delà de la richesse de nos sens, le tragique qui s’y attache avec ce que cela a de passager, et que souligne la reprise par Brad Silberling dans La Cité des Anges de l’œuvre de Wim Wenders.

On sait que ce mythe a été rejeté par l'orthodoxie, et que, suite aux travaux scolastiques, s’y substitue la doctrine de Thomas d’Aquin qui veut que Dieu crée l'âme de chaque individu après la conception biologique de son corps. L'idée de préexistence des âmes, connue comme remontant à Origène – en fait plus ancienne, reçue déjà dans le judaïsme de l'époque du Nouveau Testament — est condamnée. Elle n’en reste pas moins comme trace d’une sagesse qui rejoint celle de Paul (1 Co 7) : « usant de ce monde comme n’en usant pas » — et de l’Ecclésiaste (3, 11) : « Dieu a mis dans le cœur de l’homme la pensée de l’Éternité ». Il s’agit alors d’en cueillir les fruits passagers. Martin Luther, qui rompant un vœu digne d’éternité au prix de la calomnie du passager, clamait : « pèche hardiment, crois plus hardiment encore ». Et se mariait – accomplissant ce qui, dit-il, ne regarde pas l’Église, le mariage – pour une fidélité tangible à l’égard d’une femme concrète, soumise comme lui à la loi du temps et du passager. C’est la leçon des Ailes du désir.

*

Au jour où, exilées du ciel de Galilée, les intelligences séparées sont devenue inaccessibles à notre raison, au jour où donc, on ne connaît plus que la seule intelligence incarnée comme créature humaine, réapparaît la réalité de la seule participation de l’esprit à la chair…

Reste une trace confuse de la mémoire perdue, selon que comme l’écrit l’Ecclésiaste, « Dieu a mis dans la cœur de l’homme la pensée de l’éternité »… (Ecclésiaste 3, 11) Trace confuse au cœur du constat du même Ecclésiaste : « Tout vient de la poussière, et tout retourne à la poussière. Qui sait si le souffle des humains s’élève vers les hauteurs, et si le souffle des bêtes descend vers le bas, vers la terre ? J’ai vu qu’il n’y a rien de mieux pour l’être humain que de se réjouir de ses œuvres : c’est là sa part. » (Ecclésiaste 3, 20-22)

Alors dans ce temps, « Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de la vie futile que Dieu t’a donnée sous le soleil, pendant tous tes jours futiles ; car c’est ta part dans la vie et dans le travail que tu fais sous le soleil. » (Ecclésiaste 9, 9) — Sachant qu’il n’y a « ni œuvre, ni raison, ni science, ni sagesse dans le séjour des morts où tu vas. » (Ecclésiaste 9,10.) Cela « avant que la poussière ne retourne à la terre, selon ce qu’elle était, et que le souffle ne retourne à Dieu qui l’avait donné » (Ecclésiaste 12, 7).



RP
Festival Voix publiques, "Le plein des sens"
Poitiers, 21 mars 2013


mardi 19 mars 2013

À propos de la foi




Le fait que, protestant et pasteur, je puisse tenir le propos que je vais tenir sur la question de la foi devant des prêtres de l’Église catholique romaine, à votre invitation, dont je vous remercie vivement, est en soi le signe de ce que nos mots sont des signes et que l’on en a pris conscience à un degré que l’on avait sans doute, auparavant, oblitéré.

La déclaration commune / ou conjointe luthéro-catholique (qui vaut pour l’EPUdF y compris en sa composante réformée) sur la justification en est elle-même un signe éloquent : nous sommes en un temps héritier d’une certaine prise de distance quand au sens que nous donnons et avons donné au mot foi. La déclaration commune précise que les anathèmes réciproques du XVIe siècle, s’ils gardent leur légitimité ! — ne valent toutefois plus pour ceux qui se reconnaissent dans cette déclaration !

Ce que je vais développer est aussi sous un certain angle une lecture, d’un point de vue protestant, du processus par lequel nos Églises respectives en sont venues auparavant à ne plus entendre les mêmes sens sous les mêmes mots — ici le mot foi.

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La Réforme a d’emblée perçu le mot comme étant d’ordre relationnel, et en l’occurrence une relation existentielle : la foi comme réalité relationnelle, en l’occurrence comme recours, en quelque sorte.

L’idée apparaît dans le vocabulaire biblique — dans un vocabulaire qui n’est d’ailleurs pas d’abord forcément religieux.

Les termes bibliques — emounah / pistis / fides = foi comme confiance — batach / elpizo = confiance connotée d’espérance — chasah = chercher refuge —… parlent de relation. Concernant la dimension religieuse, de relation à Dieu.

Cela se signifie notamment dans le eis grec qui accompagne le mot pistis, foi. En français, je crois en. Écho au latin credo in. Le choix du verbe credo pour un mot qui se traduirait plutôt par fides n’est sans doute pas indifférent et n’est pas sans être indicatif d’un possible glissement de sens, glissement vers une compréhension préférentiellement intellectuelle du mot foi. J’y reviens. Glissement toutefois corrigé par le en : je crois en.

Une anecdote pour illustrer cela : les premiers vaudois, comparaissant au IIIe Concile du Latran, en 1179, subissaient un interrogatoire où on leur demandait s'ils croyaient en Dieu le Père, en Dieu le Fils, en Dieu le Saint Esprit, et en la Vierge Marie. Ayant répondu successivement chaque fois «oui», ils provoquaient l'hilarité de leurs juges les trouvant bien naïfs — pour avoir professé croire en la Vierge Marie. C'est pour les vaudois le point de départ d'un discrédit qui les mènera à leur condamnation. Les théologiens qui les ont interrogés savent qu'on croit en Dieu seul. Pour le reste, on croit que.

Le choix de traduire credere répond toutefois sans doute, donc, au choix entre intellect (influence philosophique) et/ou volonté — opportet addiscentem credere (Aristote cité par Thomas). Il est question partage de convictions communes (essentiellement non-religieuses) quant à des choses qui ne se voient pas spontanément, ou que le maître comprend tandis que le disciple ne fait encore que les croire, sur la parole du maître.

N’oublions pas, cela dit, que l’existence de Dieu est connue pour Thomas (mais il n’est pas le seul à l’affirmer) par la raison — la foi concerne ce qui est révélé de lui.

La Foi (avec majuscule en français) est ici d’abord un donné (Fides quae creditur — le donné de la Foi, le contenu du credo) — qui se distingue de la foi (avec une minuscule en français) subjective (fides qua creditur).

La foi subjective apparaît alors d’abord comme une adhésion en premier lieu intellectuelle à un donné, celui de la Foi comme contenu de l’enseignement de l’Église. Une foi qui consiste donc à reconnaître la vérité d’un enseignement. Une foi qui peut donc être théorique, et qui comme telle, ne saurait être à proprement parler salvifique.

D’où l’affirmation que l’on trouve chez Thomas (mais pas seulement — c’est un lieu commun de la scolastique) qui veut que la foi suave si elle est « informée » par la charité — fides caritate formata. D’où l’usage de l’épître de Jacques 4, 26 : la foi sans les oeuvres est mortes, où l’on trouve déjà la mise en garde contre une foi qui ne serait que croyance.

Face à cela, et suite aux glissements en désespoir induits dans la scolastique tardive, la réforme renoue, en quelque, sorte, et avec insistance, avec la foi comme fiducia — confiance — selon une acception plus paulinienne, plus proche des Psaumes aussi, de la notion de foi comme confiance, comme recours. Une confiance telle qu’elle est foi en Christ et/ou à la fois : foi du Christ (Gal 2, 16 ; Ro 3, 21 sq.). Sauvés par la foi du Christ ! Ce qu’induit cette ambivalence de l’expression paulinienne est que la foi me décentre de moi-même. On et au cœur de l’insistance réformatrice et luthérienne — dans l’héritage paulinien et augustinien.

C’est ainsi que mutatis mutandis on retrouve cette volonté de décentrement chez l’augustinien Pascal (cf. Provinciales II).

Ici la foi est donnée comme antithèse du péché qui me condamne — et mesurer son salut à la lumière de ses mérites ou de son péché est parfaitement mortifère pour une âme inquiète : je ne suis en effet jamais à la hauteur des exigences de Dieu ! Ce qui situe la foi en vis-à-vis du péché. Luther est à ce point significatif, qui se situe dans la perspective de Paul d’Augustin — lequel a fourni à Luther le vocable de serf-arbitre : nous sommes captifs du péché au point que le seul recours que nous ayons est la grâce seule reçue par la foi seule. Kierkegaard, plus tard souligne cela et signalant que l’opposé du péché n’est pas la vertu, mais la foi.

Ce qui du coup situe aussi la foi en regard de la grâce qui précède la foi et la suscite. C’est l’insistance particulière de Calvin lui aussi dans l’héritage d’Augustin.

La foi apparaît alors comme la face positive — le recours — de la conversion, du repentir dont la face négative est le détournement de la faute reconnue.


R.P.
Ligugé, récollection des prêtres de Poitiers, 19.03.13


samedi 9 mars 2013

L’ouverture au près et au loin




"Protestare"... Terme latin qui a donné le mot "protestant", et qui signifie "attester", "témoigner pour"...

Le protestantisme, d’origine européenne — ce n’est pas scoop — a déployé, à travers sa généalogie, sa présence sur tous les continents, accompagnant, bon an mal an, le déploiement d’un monde se globalisant via l’expansion de traditions d’origine européenne.

Il a souvent accompagné cette expansion de façon critique. Il n’en a pas moins partagé bien des certitudes désormais irrémédiablement effondrées après la traversée du tragique XXe siècle.

Prenons Théodore Monod, (protestant aux engagements remarquables) : il représente une façon de traverser le même siècle, en ayant partagé un temps (notamment lors de son passage au Cameroun dans les années 20), quelques préjugés coloniaux regrettables, pour les renier en les dépassant radicalement dans un processus de purification d’une pensée utopique en marche, en marche chez lui dès sa jeunesse.

En tout ce processus, il partageait la vision qui était celle des meilleurs de ses contemporains… ce qui en faisait un précurseur de ceux qui constatent aujourd’hui la difficulté de la mission et de la gestion de l’héritage missionnaire au loin et caritatif au près.

*

Je vais prendre un exemple emprunté à l’universitaire américain Francis Fukuyama (dans son livre Le début de l’histoire, Paris, 2012, éd. Saint-Simon, p. 10-13) — un exemple qui parle de l’aspect économique et de l’aspect sociétal des conséquences de la rencontre dont la mission et les engagements ecclésiaux d’entraide ont été un symbole fort.

Il s’agit « de l'implantation d'institutions modernes dans les sociétés mélanésiennes […]. La société mélanésienne est organisée de façon tribale, […] des groupes de gens qui se réclament d'un ancêtre commun. Allant de quelques douzaines de parents à plusieurs milliers, ces tribus sont connues localement sous le nom de wantoks, corruption dialectale de l'anglais one talk qui signifie : « les gens qui parlent la même langue ». La fragmentation sociale en Mélanésie est extraordinaire. La Papouasie-Nouvelle-Guinée abrite plus de 900 langues distinctes, soit un 1/6 de l'ensemble des langues encore existantes dans le monde. […]
Les wantoks sont dirigés par un Grand Homme. Personne ne naît Grand Homme et celui-ci ne peut transmettre son titre à son fils — la position doit être conquise à chaque génération. Elle ne revient pas nécessairement à ceux qui dominent physiquement, mais plutôt à ceux qui ont gagné la confiance de la communauté, en général grâce à la distribution de cochons, d'argent sous forme de coquillages et d'autres ressources aux membres de la tribu. Dans la société mélanésienne traditionnelle, le Grand Homme doit constamment surveiller ses arrières, car un rival peur toujours surgir pour lui subtiliser son autorité. Sans ressources à distribuer, il perd son statut de chef.
Lorsque l'Australie a accordé l'indépendance à la Papouasie-Nouvelle-Guinée et la Grande-Bretagne aux îles Salomon, celles-ci ont été dotées d'institutions politiques modernes […] au sein desquelles les citoyens élisent les membres du Parlement lors d'élections régulières dans un système multipartiste. En Australie et en Grande-Bretagne, le choix politique se limite au parti travailliste de centre gauche et au parti conservateur […]. En général, les électeurs se décident conformément à leur idéologie et aux programmes politiques présentés (par exemple, ils souhaitent une plus grande protection étatique ou bien une politique de marché).
Transplanté en Mélanésie, ce système politique a provoqué un véritable chaos. Pour la simple raison que la plupart des électeurs en Mélanésie ne votent pas pour un programme politique, mais soutiennent leur Grand Homme et leur
wantok. Si le Grand Homme (ou la Grande Femme, plus rarement) peut être élu au Parlement, le nouveau parlementaire devra faire usage de son influence pour diriger les ressources gouvernementales vers le wantok, il devra aider ses partisans pour tout ce qui concerne les frais de scolarité, le coût des funérailles, les projets de construction. Malgré l'existence d'un gouvernement national doté de tous les attributs de la souveraineté — un drapeau, une armée —, peu d'habitants de la Mélanésie ont conscience d'appartenir à une nation importante ou de faire partie d'un monde politique et social plus vaste que leur wantok.
Les parlements de la Papouasie-Nouvelle-Guinée et des îles Salomon n'ont aucun parti politique [qui ne soient] entièrement constitués de chefs ne défendant que leur cause, chacun d'eux ne désirant rien d'autre que de ramener le plus grand nombre de porcs au groupe plus ou moins étroit de leurs partisans.
Le système politique tribal de la Mélanésie limite le développement économique dans la mesure où il bloque l'émergence d'un droit de la propriété moderne. Aussi bien en Papouasie-Nouvelle-Guinée qu'aux îles Salomon, plus de 95 % des terres relèvent d'un droit coutumier. Selon celui-ci, la propriété est privée, mais elle est attribuée de manière informelle (il n'existe aucun document légal) à des groupes de parents, qui disposent de droits individuels et collectifs sur différentes parcelles. La propriété a non seulement une signification économique mais encore une signification spirituelle, puisque les parents morts sont enterrés dans les différentes parcelles du
wantok et que leurs esprits continuent d'y séjourner. Personne au sein du wantok, pas même le Grand Homme, ne dispose d'un droit exclusif lui permettant de céder la terre à un étranger. Une compagnie minière ou d'extraction de l'huile de palme voulant obtenir une concession doit négocier avec des centaines et parfois des milliers de propriétaires, et il n'existe aucune prescription en matière de poursuites légales dans le droit coutumier traditionnel.
Du point de vue de la plupart des étrangers, le comportement des hommes politiques mélanésiens s'apparente à la corruption politique. Mais conformément au système politique tribal et traditionnel de ces îles, les Grands Hommes ne font que ce que les Grands Hommes ont toujours fait, c'est-à-dire redistribuer toutes les ressources possibles à leurs parents. Si ce n'est qu'ils ont aujourd'hui accès aux revenus des concessions minières et forestières, et non plus simplement aux porcs et à la monnaie sous forme de coquillages.
Port Moresby, capitale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, n'est qu'à deux heures d'avion de [l’] Australie, mais il faut en quelque sorte, au cours de ce vol, parcourir plusieurs milliers d'années de transformation politique. En pensant aux difficultés de la transformation politique en Mélanésie, je me suis demandé comment une société opérait la transition du niveau tribal au niveau étatique, comment le droit de propriété moderne naissait des droits coutumiers et comment les systèmes juridiques formels, garantis par l'autorité d'un tiers exclu qui n'existe pas dans la Mélanésie traditionnelle, avaient fait leur apparition. À y réfléchir davantage, toutefois, il m'a semblé qu'il était peut-être arrogant de croire que les sociétés modernes avaient progressé par rapport à la Mélanésie, puisque les Grands Hommes — c'est-à-dire les hommes politiques qui distribuent les ressources à leurs parents et à leurs partisans — sont légion dans le monde contemporain, jusque dans le Congrès américain. »
(Puisque Fukuyama est américain.)

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Nous en sommes là. Auparavant, par exemple « à la veille de la Grande guerre, tous ou presque, écrivait l’historien J. Marseille, auraient pu souscrire aux propos de Jean Jaurès qui, en 1881, s’exclamait : "Nous pouvons dire à ces peuples sans les tromper que là où la France est établie, on l’aime ; que là où elle n’a fait que passer, on la regrette ; que partout où sa lumière resplendit, elle est bienfaisante ; que là où elle ne brille pas, elle a laissé derrière elle un long et doux crépuscule où les regards et les cœurs restent attachés." Ou à ceux de Léon Blum qui, en 1925 encore, proclamait : "Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie" ».

Tintin (et l’œuvre d’Hergé en général) donne un excellent résumé de l’évolution de la pensée européenne au XXe siècle. De Tintin au pays des Soviets (où il est envoyé par son journal comme une sorte de missionnaire des jésuites) aux derniers volumes, Tintin à lui seul traverse le XXe siècle européen, et en traverse la pensée commune : ainsi, dans les derniers volumes, comme Tintin et les Picaros ou Les bijoux de la Castafiore (avant-dernier volume, où il défend la cause des Gitans faussement accusés de vol) Tintin arbore sur son casque de motard un évident signe de la paix, signe de ralliement de toute la jeunesse tiers-mondiste et anti-colonialiste des années 1960 et 1970 — mobilisée contre la guerre du Vietnam… On est loin de Tintin au Congo ! On est passé entre temps (entre autres) par le voyage sur la Lune et la défiance à l’égard des prises de pouvoir totalitaires dans les pays de l’Est.

Si l’on fait à partir de là un retour en arrière, on peut percevoir que Tintin… c’est nous ! Nous, Européens du XXe siècle, qui avons commencé en un Congo de tous les mépris, pour terminer avec un signe de la paix sur un casque qui n’a plus rien de colonial. C’est là le monde où nous sommes, et celui d’où il provient, protestantisme mondial inclus. C’est là aussi que le protestantisme peut avoir un rôle, sachant ce pivot de ce qu’est le protestantisme : la grâce « forensique » : Pour les Réformateurs, la grâce, c’est-à-dire la faveur gratuite de Dieu, nous sauve de façon « étrangère » — « forensique », selon ce mot qui vient du latin « forens » (« étranger »). C’est le mot qui a donné « forain ». La grâce nous vient d’ailleurs, de Dieu, qui nous la signifie en Christ. Elle est donnée à notre foi. Elle ne vient donc en aucun cas de nous.

Quel rapport avec le caritatif, l’entraide ou la mission, qui prennent aujourd’hui la forme de l’ « humanitaire » ? Humanitaire : on a parlé de bonne conscience, bonne conscience de la mondialisation. Comme parfois l’action missionnaire, dans les siècles précédents, a pu être la bonne conscience de la colonisation, ou l’entraide locale, de l’industrialisation. L’action de l’Église a pu être cela quand elle a oublié que Dieu nous secourt de façon « forensique », quand la mission a eu la tentation de ne faire que se porter soi-même comme si la grâce venait d’elle, porter la civilisation de ses témoins au loin ou leur style de vie au près.

Au-delà d’un vocabulaire aujourd’hui choquant, la faille dans le cas de l’ « humanitaire » comme dans celui de « la mission », est déjà dans l’idée que l’on puisse faire bénéficier autrui, moins favorisé, des faveurs qui seraient les nôtres. Dans le cas de l’humanitaire, les faveurs en question sont, conformément aux valeurs contemporaines, alimentaires, sanitaires, etc. Disons matérielles, à l’exclusion de la dimension spirituelle que revendiquaient nos prédécesseurs. (C’est, au fond, la seule différence.) Dans les deux cas, le problème vient de la conviction intime et non-perçue que celui qui se déplace vers l’autre lui octroie ses faveurs. Or « faveur » traduit « grâce », ne l’oublions pas.

Quelle est la distance fondamentale entre Tintin au Congo et le « droit », ou « devoir », « d’ingérence » ? Ou l’aide « à faire évoluer les mentalités » ! (Lu cette semaine sur un site protestant libéral à propos de l’homosexualité et l’Afrique !) Quelle est la distance entre ce « droit d’ingérence » et la vision que l’on a gardée du missionnaire au casque colonial ? Que l’on relise donc Tintin au Congo ! Que fait-il donc d’autre que de l’ingérence humanitaire ?

Un point commun fondamental entre Tintin et l’ « humanitaire » est l’oubli de ce que l’aide de Dieu est « forensique ». Étrangère autant au bénéficiaire de l’ « entraide » ou de « la mission » qu’à son porteur. Mais au fait, dès lors, qui est le bénéficiaire et qui est le porteur ? À quoi les distingue-t-on ? À ce que l’un se déplace et l’autre non ? Mais un touriste ne se déplace-t-il pas ? Le porteur de l’ « humanitaire » serait-il donc celui qui a accès aux biens, aux billets d’avion ou aux visas ?

On comprend qu’il doit y avoir un déplacement plus fondamental ! Celui qui, du cœur de la notion de secours forensique, nous dépouille de toute prétention de propriétaires… des biens comme de la grâce.


RP,
AG ACER Poitiers 9 mars 2013