<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: janvier 2011

samedi 22 janvier 2011

Quatre marques de l'Eglise




Semaine de prière pour l'unité des chrétiens

Actes 2, 42-47
42 Ils étaient assidus à l'enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières.
43 La crainte gagnait tout le monde : beaucoup de prodiges et de signes s'accomplissaient par les apôtres.
44 Tous ceux qui étaient devenus croyants étaient unis et mettaient tout en commun.
45 Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, pour en partager le prix entre tous, selon les besoins de chacun.
46 Unanimes, ils se rendaient chaque jour assidûment au temple ; ils rompaient le pain à domicile, prenant leur nourriture dans l'allégresse et la simplicité de cœur.
47 Ils louaient Dieu et trouvaient un accueil favorable auprès du peuple tout entier. Et le Seigneur adjoignait chaque jour à la communauté ceux qui trouvaient le salut.

*

« Ils étaient assidus à l'enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières. » Et si l’on avait là ce qu’on appelle les quatre marques de l’Eglise, selon le symbole de Nicée-Constantinople : une, sainte, catholique, apostolique ? (Je vais expliquer ces mots.) C’est la réflexion que je me suis faite après la discussion que nous avons eue dans la préparation de cette célébration :

- « Une » : je rattacherais volontiers ce terme-là à la « fraction du pain » dans notre texte, pour dire que déjà se pose un problème !… puisque cette année encore nous ne romprons pas le pain eucharistique de la sainte Cène…
- « Sainte » : je rattacherai cette marque, la sainteté, à la prière (« assidus à la prière »).
- « Catholique ». Vu le sens du mot (j’y viens), ce terme n’a tout son sens que comme « communion fraternelle ».
- « Apostolique » : là c’est le plus simple : « l’enseignement des Apôtres », dont parle le texte.

« Ils étaient assidus à l'enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières. » En d’autres termes ils constituaient l’Église. Et sachant que les symboles de la foi, les credo, si on les regarde de près, sont tissés de citations bibliques, on a peut-être effectivement bien là l’origine lointaine des fameuses « quatre marques ».

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Voyons tout d’abord la marque de la sainteté. J’ai proposé de la rattacher à la persévérance dans la prière, parce que c’est là la source de la sainteté. Elle peut se considérer en premier, puisqu’elle rattache l’Église à son origine, juive. Dans l’Église du temps des Apôtres, celle de Jérusalem, on « se rendait chaque jour assidûment au temple » dit le texte — on est à Jérusalem : c’est vers ce temple qu’alors dans le judaïsme — les premiers disciples étant juifs —, on se tourne, trois fois par jour, pour la liturgie de la prière juive, à laquelle s’adjoint très tôt le Notre Père, qui souligne dès sa première demande ce que le judaïsme appelle « la sanctification du Nom ». « Que ton Nom soit sanctifié ! » Voilà qui répond à la Loi de Moïse : « vous serez saints, car je suis saint » — et encore, « Je suis le Seigneur qui vous sanctifie ». C’est-à-dire que la sainteté de l’Église, sa mise à part pour Dieu selon le sens du mot « saint », procède de Dieu seul. Dire l’Église sainte, sachant ce que l’on en voit le plus souvent, est une parole de foi. Si nous ne le voyons pas, nous sommes appelés à le croire. « Nous croyons l’Église sainte », même si nous la voyons pécheresse, si nous qui la constituons, nous voyons pécheurs. L’Église est pécheresse pardonnée, par Dieu seul qui la sanctifie — et pour signifier cela, les disciples du Christ dans l’Église des origines « persévéraient dans la prière », cet acte d’humilité : notre sainteté ne vient pas de nous.

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Voilà qui nous met au cœur de l’enseignement qui fonde l’Église, l’enseignement des Apôtres, la doctrine des Apôtres : une Église apostolique, non seulement parce qu’elle pourrait dresser comme un arbre généalogique, une succession marquée dans la mémoire, ce qui est revendiqué par toutes nos Églises, mais au-delà de cela, parce que dès lors elle est appelée à en revenir sans cesse à cette source d’elle-même, l’enseignement des Apôtres. Ce qui fonde l’Église, dès le départ, dès le livre des Actes, c’est la réception fidèle de la parole des Apôtres recueillie pour nous dans le Nouveau Testament. Une parole annoncée et reçue comme source de toute mise à part pour Dieu, de toute sainteté, la parole apostolique.

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« La communion fraternelle » à présent, me semble correspondre au sens profond de la catholicité. Je tiens à préciser que si on s’en tient au sens du terme, les protestants se sont toujours voulus catholiques ! Le terme est plus riche que ce le veut la traduction française « Église universelle », qui connote une simple expansion géographique ! Littéralement « catholique », terme d’origine grecque, signifie « selon le tout ». En l’occurrence le tout de l’enseignement des Apôtres et pas seulement une partie, un tout qui n’est donc pas que géographie, mais comme le dit Vincent de Lérins en donnant la signification : « quod ubique et semper et ab omnibus » — ce qui a été cru partout, toujours et par tous. Ce qui est revendiqué par toutes nos Églises ici, conformément à la parole de Paul : « que ce soit Paul, Apollos, ou Pierre, le monde, la vie ou la mort, le présent ou l'avenir, tout est à vous, mais vous êtes à Christ, et Christ est à Dieu. » (1 Corinthiens 3, 22-23). Il s’agit dès lors, par la communion les uns avec les autres, de « comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la profondeur et la hauteur, et connaître l’amour de Christ, qui surpasse toute connaissance, en sorte que vous soyez remplis jusqu’à toute la plénitude de Dieu. » (Éphésiens 3, 18-19). C’est cela la catholicité, qui ne va donc pas sans l’unité. Ainsi nous croyons l’Église catholique, nous ne la voyons pas telle. Elle ne le sera concrètement que lorsqu’elle sera une, ce pourquoi nous prions. Elle ne l’est pas encore, de façon concrète. Il lui faut pour cela être une.

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Où l’on en vient à la première marque, l’unité, « Église une », qui témoigne qu’elle est telle à « la fraction du pain », au partage du pain de la Cène, du pain eucharistique, et à tout ce que cela signifie de partage concret, jusqu’aux biens, dans le texte que nous avons lu. Où l’on comprend le mieux que les quatre marques de l’Église, et déjà l’idéal dessiné par le livre des Actes, relève de la foi : « nous croyons l’Église, une sainte, catholique et apostolique ». Cela nous le croyons, nous ne le voyons pas. Nous ne rompons pas le pain de la Cène, le pain eucharistique ensemble. On peut donc dire que dans un sens nous avons reculé depuis les temps apostoliques, quant aux signes en tout cas — puisque d’un autre côté ce défaut dans les signes nous a sans doute permis de prendre conscience de la réalité de l’Église telle que nous la croyons, qui est depuis les origines un objet d’espérance. Notre tâche est pourtant de nous en rapprocher de sorte que ce dont nous parle le livre des Actes, qui impressionnait le monde, soit réalité au milieu de nous, de sorte que nos Églises, notre Église commune, soit rendue une et attirante, et transforme le monde.

RP, Vence, 22.01.11
Semaine de prière pour l'unité des chrétiens


jeudi 20 janvier 2011

Thomas d’Aquin — L’éthique et les vertus





Les quatre vertus cardinales

1) La prudence — dispose la raison pratique à discerner en toute circonstance le véritable bien et à choisir les justes moyens de l’accomplir ;
2) La tempérance — assure la maîtrise de la volonté sur les instincts et maintient les désirs dans les limites de l’honnêteté, procurant l’équilibre dans l’usage des biens ;
3) La force — c'est-à-dire le courage, permet dans les difficultés la fermeté et la constance dans la poursuite du bien, affermissant la résolution de résister aux tentations et de surmonter les obstacles dans la vie morale ;
4) La justice — consiste dans la constante et ferme volonté de donner moralement à chacun ce qui lui est universellement dû.

Les vertus sont des attitudes fermes, des dispositions stables, des perfections habituelles de l’intelligence et de la volonté qui règlent les actes, ordonnent les passions et guident la conduite. Elles procurent facilité, maîtrise et joie pour mener une vie moralement bonne. L’être vertueux, c’est celui qui librement pratique le bien.

Cette approche des vertus est déjà présente chez Pythagore, qui revendique l’influence proche-orientale, nomment égyptienne — où l’on retrouve donc la proximité de cette notion de vertus avec le livre biblique des Proverbes. Elle est reprise par Socrate selon Platon qui en développe la pensée. Aristote, que reprend Thomas d’Aquin, a développé sa réflexion à ce sujet notamment dans son « Éthique à Nicomaque ».

Les philosophes stoïciens ont aussi une éthique des vertus qui s’inscrit dans cette vision. Et on la retrouve dans le judaïsme hellénisé (Philon d'Alexandrie, IVe livre des Maccabées. Elles sont évoquées dans le Livre de la Sagesse, ch. 8, v. 7, livre tardif de rédaction grecque, inclus dans la LXX, mais non inclus au canon juif ni donc au canon protestant). La notion se retrouve chez les Pères de l'Église, et est déjà dans les conseils de Paul — cela dit en précisant que pour lui, cela ne concerne pas la question du salut, mais plutôt la vie en société. Par la suite, la question se pose parfois sous l’angle d’une mise en relation du développement des vertus et de la sanctification.

Ainsi, dans le christianisme ultérieur — et cela est développé avec le plus de précision dans la « Somme de Théologie » de Thomas d’Aquin, les vertus naturelles, reliées (pour Thomas les vertus sont connexes) en quatre cardinales, sont complétée par les trois vertus dites « théologales », surnaturelles : foi, espérance et charité (termes qu’il reprend de Paul aux Corinthiens — 1 Co 13), qui parfont les vertus naturelles.

Les vertus naturelles, acquises par l’éducation, par des actes délibérés et par une persévérance toujours reprise dans l’effort, sont ici élevées par la grâce divine. L’action de la grâce forge le caractère et donne aisance dans la pratique du bien. L’être vertueux est heureux de les pratiquer. Les vertus sont les fruits et les germes des actes moralement bons ; elles disposent toutes les puissances de l’être humain à communier à l’amour divin, dans le processus de retour à Dieu.


Les trois vertus théologales

Les vertus dites théologales (foi, espérance et charité) disposent l'homme à vivre en relation avec Dieu. Ce groupe tire son origine d'un passage fameux de la Première Épître de Paul aux Corinthiens (I Co 13, 13) : « Maintenant donc, ces trois-là demeurent, la foi (pistis), l’espérance (helpis) et l’amour (ou : charité, agapè / qui connote en fait un sens proche d’une mise en acte de la justice - vertu naturelle) mais l’amour est le plus grand. »

Puisque pour Paul, dans le Royaume, seule la charité subsistera, on explique que la foi n'aura plus de raison d'être à la fin des temps, celle-ci n'étant plus nécessaire pour constater l'existence de Dieu qui se sera révélé. L'espérance ne sera plus de mise, tout étant accompli et plus rien ne restant donc à espérer. La seule des trois vertus théologales qui subsistera sera donc, explique-t-il, la charité – ou, selon la traduction devenue commune, mais pas très correcte, l’amour.

Comprise dans le développement patristique et médiéval de la réflexion éthique comme vertus, avec dans un développement culminant notamment chez Thomas, elles sont comprises dans cette perspective comme infusées par Dieu dans l’âme des fidèles pour les rendre capables d’agir comme ses enfants et hériter la vie éternelle. Elles sont le gage de la présence et de l’action du Saint Esprit dans les facultés de l’être humain. Où l’on rejoint la nation, paulinienne pour la coup, dans la ligne biblique, de la sanctification. Tout la question est celle de l’articulations de deux : sanctification et éthique de vie en société. Il me semble qu’on a ici un point de contact possible entre Thomas d’Aquin et l’enseignement (paulinien et protestant) du salut par la grâce seule, reçu par la foi seule, via la question de son inscription concrète dans nos vies, dans le temps.

Pour Thomas, les vertus humaines s'enracinent dans les vertus théologales, qui pour lui, on l’a dit, les parfont : les trois vertus théologales complètent le groupe de quatre vertus cardinales, naturelles. Et toutes se déploient dans les vertus les plus diverses, toutes étant connexes. Les vertus naturelles s’enracinent ainsi dans les vertus théologales, disposant les chrétiens, dans une perspective qui laisse le plan de la seul raison pour référer à la révélation chrétienne, à vivre en relation avec la Trinité. Elles ont ainsi Dieu Un et Trine pour origine, pour motif et pour objet.


Vertus, sanctification, éthique et visée normative de la loi (ou : mitsvoth et vertus)

L'éthique des vertus de Thomas d'Aquin me semble rejoindre une certaine compréhension de la fonction des mitsvoth (les préceptes, ou commandements, de la Torah, la Loi biblique), selon ce que la Réforme appelle l'usage normatif de la Loi. Pour expliciter cela, je dirai quelques mots des trois usages de la Loi biblique selon les Réformateurs, Calvin notamment : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif.

- Selon son usage pédagogique, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du Décalogue / précepte final les «Dix commandements»). Sous cet angle, la Loi sert de «pédagogue» pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu : reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. (Galates 3:24 : « la loi comme pédagogue pour nous conduire à Christ » en qui la grâce de Dieu est dévoilée en toute clarté, « afin que nous soyons justifiés par la foi »).
C’est là le fondement de l’enseignement luthérien de la justification par la foi seule, reçu sans réserve par Calvin.

- Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique.

- Selon son troisième usage, la Loi devient chemin de libération. C’est pour Calvin, qui se démarque ici de Luther, le principal usage de la loi : notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi. Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : « quitte ton pays », « sors de l’esclavage ». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre. Où se mettent en relation le développement des vertus et la sanctification.

La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante.

Il s’agit de l’aspect moral de la loi (selon cette distinction quant à la loi qu’admettent par les Réformateurs : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire).

Selon donc son aspect moral, la Loi comme norme idéale, comme visée de perfection — qui au-delà du Décalogue, se résume au « double commandement » : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton être et ton prochain comme toi-même » — ; cet aspect de la Loi n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances dans ce qui est l’usage normatif de la Loi.

Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice.

Où l’on retrouve les préceptes comme « lève-toi et marche » commandement adressé par Pierre au paralytique ; « sors de ta tombe » ; commandement adressé par Jésus à Lazare, « va pour toi » (lekh lekha) commandement adressé dans la Genèse à Abraham — et « tu choisiras la vie », l’injonction libératrice que donne le Deutéronome.

Où — on a parlé du « double commandement » — on rejoint la question du déploiement en vertus, déploiement « habituel », pour une éthique signifiant en société, dans les relations humaines, et au quotidien, la projet divin de réconciliation du monde.

RP
AJC Antibes, 20.01.2011


mercredi 12 janvier 2011

Dans les tuniques d'oubli, des signes de mémoire





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Introduction : la femme, la Création et la chute dans le catharisme

Le dernier cathare Bélibaste donne un mythe de la chute comme faisant suite au dévoilement de la femme par Satan, ce qui apparemment est parfaitement contradictoire avec le culte de la Dame – je cite ce mythe [1] :

« Satan, l’ennemi du Père saint, voulant troubler sa quiétude et son Royaume, alla à la porte du Royaume du Père et s'y tint pendant trente-deux ans. On ne lui permettait pas d'entrer. A la fin, le gardien de cette porte, voyant qu'il avait attendu longtemps sans avoir la permission d'entrer, le fit entrer dans le Royaume du Père saint. […]
[Où il promet alors en cachette aux bons esprits que, mieux que ce qu’ils ont dans le Royaume céleste,]
« il leur donnerait des champs, des vignes, des eaux, des prés, des fruits, de l'or, de l'argent, et tous les biens de cette nature matérielle, et de plus, à chacun d'eux, des épouses. Et il se mit à faire un grand éloge des épouses et des plaisirs charnels que l'on a avec des femmes, et les esprits lui demandèrent ce que c'était que des épouses. Il leur répondit que c'étaient des femmes, et que s'ils voulaient voir une de celles qu'il promettait de leur donner, il leur en amènerait une, pour qu'ils la voient, à condition qu'ils le laissent rentrer dans le Royaume du Père saint. […]
« Quand ils l'eurent vue, ils furent enflammés de concupiscence pour elle, et chacun d'eux voulait l'avoir. Ce que voyant, Satan l'emmena avec lui hors du Royaume du Père, et les esprits, entraînés par le désir de cette femme, suivirent Satan et la femme. Et ils furent si nombreux à les suivre que pendant neuf jours et neuf nuits ils ne cessèrent de tomber par le trou par lequel Satan était sorti avec la femme, et ils tombèrent plus menu et plus dru du ciel que la pluie ne tombe sur la terre, et il en tomba tant que la place fut vidée d'esprits jusqu'au trône sur lequel le Père saint était assis [lequel découvrant la déperdition bouche le trou de la chute]. »


J’ai parlé de contradiction apparente avec le culte de la Dame. Je proposerai de résoudre cette tension via deux tableaux de peintres célèbres : « L’origine du monde » de Courbet en parallèle avec « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte ; selon le rapport du titre et de l’œuvre. On connaît la toile de Magritte : la représentation d’un objet qui à nos yeux est évidemment une pipe avec cette inscription : « Ceci n’est pas une pipe ». Voilà qui nous invite à aller au-delà des apparences. Dans une autre perspective, la toile de Courbet que l’on connaît aussi, comme représentant un sexe féminin, s’intitule « L’origine du monde ».

Alors, symbolisées dans la toile de Courbet, n’a-t-on pas le résumé de la chute et de la création selon le mythe proposé par Bélibaste ?

Avec ce résultat du drame, comme faisant fondre le mystère : « commencer en poète et finir en gynécologue », ainsi que le dit Cioran, selon ce qu’est d’après lui le malheur de l’amour. Or, on retrouve bel et bien ce processus de dégradation dans le mythe proposé par Bélibaste. Satan entraîne la femme céleste vers ici-bas, où elle rejoint les biens divers, comme champs vignes, or et argent !… Reléguée au rang de propriété parmi d’autres ! Déchargée, donc, évidemment, de son mystère. Or, du coup la distance cathares-troubadours semble se réduire : le projet des troubadours pourrait en effet s’apparenter à une volonté de faire culminer en poésie, de reconduire en poésie, ce qui pourrait sembler débuter en gynécologie, ou pire, en propriété ; retrouver la femme céleste.

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L’anthropologie cathare et la chute

Au centre de la question du dualisme cathare est l'anthropologie préexistentialiste ; ce mythe en est au cœur. Cette anthropologie, qui veut que, nous qui sommes tous venus en ce monde par une femme – ce jusqu’au Christ lui-même –, ayons préexisté au ciel avant de déchoir ici-bas, est évidemment reliée à la tradition post-origénienne, qui rattache le catharisme au lien bogomile.

C'est là en Occident une spécificité théologique du catharisme, qui le distingue de l’orthodoxie romaine, et qui renvoie inévitablement à la patristique orientale post-origénienne. On sait que le mythe de la préexistence des âmes est rejeté par l'orthodoxie en Occident, où s'y substitue de façon de plus en plus clairement définie dogmatiquement, et notamment par les travaux scolastiques, le "créatianisme" qui veut que Dieu crée immédiatement l'âme de chaque individu après la conception biologique de son corps. Cette anthropologie et les anthropologies préexistentialistes revendiquées par le catharisme se veulent inconciliables. L'idée de préexistence des âmes, connue comme remontant à Origène – en fait plus ancienne, reçue déjà dans le judaïsme de l'époque du Nouveau Testament [2] – est condamnée, sous sa forme strictement origénienne en 553 au IIe Concile de Constantinople, Ve œcuménique, après l'avoir été par Justinien en 543. Condamnée, la doctrine se survit, prenant des formes mythiques quelque peu différentes, échappant tant que faire se peut à la stigmatisation conciliaire.

On la retrouve ainsi dans le mythe bogomile de l'Interrogatio Iohannis assumée dans le cadre du traducianisme, qui lui, n'est pas condamné. Ce traducianisme qui voulait que l'âme se transmettre des parents aux enfants sur un mode analogique à celui de la génération physique.

Cette compréhension des choses n'est pas incompatible avec le préexistentialisme personnel de l'origénisme. Préexistentialisme personnel et traducianisme se rejoignent déjà comme deux formes de préexistence dans le judaïsme de l'époque néo-testamentaire. Préexistence en Adam, pour le traducianisme, l'âme préexistante commune se transmettant de génération en génération ; préexistence avec Adam, les âmes personnelles créées aux origines avec Adam descendant dans des corps au moment voulu.

C'est cette dernière forme de préexistence, proprement origénienne, qui est condamnée en 553. Ce sera ainsi la forme traducianiste que l'on trouvera dans la théologie bogomile, et en Occident chez les cathares monarchiens via l’Interrogatio Iohannis, tandis que la forme origénienne sera réactivée par les dyarchiens [3], qui d’ailleurs rejettent, pour les plus stricts, le crédit de l'Interrogatio Iohannis. On a là dans tous les cas deux formes d'une anthropologie inexistante dans l'orthodoxie occidentale, et explicitement rejetée par la scolastique orthodoxe occidentale.

On est avec cette anthropologie, mythique et point scolastique, au cœur du dualisme cathare occidental, qui est fondamentalement, on l'admet aujourd'hui, plus radicalement que pour le bogomilisme, un dualisme de créations. Ce monde mauvais d'une part, et le monde supérieur, création originelle du vrai Dieu, du Dieu bon, de l'Autre. Les racines patristiques, essentiellement origéniennes, mais pas seulement, et largement patristiques orientales, sont indéniables. Un pas supplémentaire a été franchi par rapport au mythe origénien premier: le Père de l'Église n'expliquait pas l'origine de ce monde, le nôtre, celui dans lequel sont déchues par châtiment consécutif à un péché céleste, les âmes originellement créées bonnes, autrement que dans un rapport médiat à Dieu.

Le bogomilo-catharisme pousse l'explication un peu plus loin. La médiation dans le rapport du monde à Dieu doit relever du mauvais, d'une façon ou d'une autre. La douleur et la nostalgie n'en laissent point de doutes. Dans cette perspective, un texte comme l’Interrogatio Iohannis nous propose bien quelque chose de l'ordre de la médiation du problème du mal : certes les quatre éléments sont créés par le Dieu bon, mais en l'état actuel de leur configuration, il ont été façonnés par le diable, l'Ange déchu - ce qui va un peu plus loin qu’Origène.

Car si au plan du façonnement du monde, un pas supplémentaire, ténu, est franchi par rapport à l'origénisme ; quant à la figure du diable en revanche, on n'a nullement dépassé le mythe origénien sur l’origine du diable, le mythe de Lucifer, selon la traduction latine d’Ésaïe 14, popularisée via la Vulgate de saint Jérôme. L'Interrogatio Iohannis le nomme Sathanas. C'est bien le mythe origénien qui est derrière, et qui se fonde, rappelons-le sur une lecture allégorique d'Ésaïe 14 voulant qu'en arrière-plan de la figure du roi de Babylone, qui y reçoit le titre d'"étoile du matin", rendu en latin par "lucifer", soit désigné l'Ange rebelle devenu le satan, le diable.

L'Ange n'est pas tombé seul : les âmes humaines incorporées sont autant d'anges déchus à sa suite, tombés dans les tuniques de peau, les corps – ici c'est le récit de la Genèse qui prend du service – ; les corps lieu de châtiment des anges ayant succombé à la tentation, où le judaïsme intertestamentaire est mis aussi à contribution, et notamment la tradition apocryphe de lecture de Genèse 6 qui est celle du livre d’Hénoch (les "fils de Dieu" déchus pour avoir connu des « filles d’hommes » y sont des anges – cf. Jude 6). On a là ce qui est devenu un lieu commun en christianisme ancien, et tout d'abord oriental, excepté, après la condamnation émise à Constantinople II en 553, cet aspect central qui est la participation de toutes les âmes, y compris humaines, à la catastrophe, et donc leur préexistence requise d'une façon ou d'une autre. Et c'est cet aspect central qui, condamné, se survit dans le bogomilisme sous la forme traducianiste et qui passe dans le catharisme où est réactivée la version origénienne de la préexistence, fondement mythique du dualisme. Ce mythe est l'occasion du basculement actuel du dualisme potentiel du christianisme roman, occidental, du tournant de l'an mil, dans les sphères que l'on a nommées pré-cathares. Ici, le dualisme s’accentue au gré de sa coloration augustinienne, jusqu’à la conception d’un « père du diable ».

Ici, Le Mal est originaire, plus fondamental que le Lucifer déchu qui en devient le ministre. Le Mal est ce qui fait déchoir : le Satan du mythe de Bélibaste est tel. Perspective dyarchienne, donc ; en tout cas s’il est déchu lui-même, c’est dans une antériorité logique aux autres esprits. Diversité de mythes, donc, ici au fond mythe dyarchien.

On a beaucoup spéculé en aval de la question du Père du diable, principe ténébreux, sur les causes secondes de la chute du diable, aspect du mythe devenu, lui, un lieu commun, des hérésies et des orthodoxies… Orgueil, convoitise, etc. Convoitise, mais de quoi ? De tout ce qui est glorieux, dont la Beauté on l’a vu, dévoilée par le ministre du mal dans une femme, selon Bélibaste. Mais au fait, quel est le fondement de la Beauté ? Cette question nous amène à une autre lecture du mythe de la chute angélique comme convoitise de la Beauté.

Dans cette autre lecture, il s’agit de la convoitise de la Beauté de Dieu… Thème très ancien certes, sous la forme de la convoitise de sa grandeur, dont participe évidemment sa beauté. Le mythe connaît plus tard un nouveau développement dans l’islam.

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Le mythe en islam mystique [4]

Selon le Coran, Iblis (le diable en arabe), maudit par Dieu, s'écriait : « J'en atteste ta gloire » (38, 83). C'est le grand mystique Ahmad Ghazâli (ob. 520/1126) - à ne pas confondre avec son frère, le célèbre Abu Hamid Ghazâli (ob. 1111) - c'est Ahmad Ghazâli qui, depuis ce verset coranique, a développé de la façon la plus poussée, le thème du diable damné par amour [5].
Ahmad Ghazâli s'inscrit donc, à partir du Coran, dans la tradition qui remonte à la conception origénienne d'une chute angélique, celle de Lucifer, originant le mal dans un péché pré-existentiel commis par le plus bel ange.
Ahmad Ghazâli dans une très profonde pénétration contemplative, découvre dans ce péché l'amour du diable pour la beauté de Dieu, et sa volonté de s'y unir, qui lui a valu sa malédiction.
*
En arrière plan est aussi un autre personnage célèbre en islam, Hallâj. Louis Massignon a révélé au monde occidental et à son christianisme le soufi al Hallâj (244/857-309/922) [6]. Hallâj, dans sa recherche de Dieu, en venait à envisager ce qu'il vit lui-même comme le blasphème par excellence, l'assimilation à Dieu de la créature, comme le devoir paradoxal du mystique, assimilation qui s'achève et s'assume dans son châtiment, le martyre.
Hallaj est à l'origine d'une vaste tradition d'imitation de Jésus, dans une damnation vécue comme rencontre de Dieu par son amant mystique, rencontre scandaleuse, mais qui devient le plein accomplissement du devoir suprême du musulman, le Tawhîd, ou l'"unification de Dieu", la proclamation de l'unicité divine. Dans un de ses poèmes, Hallâj proclame à Dieu :

« Je Te veux, je ne Te veux pas en raison de la récompense
Mais je Te veux en raison de la punition
Car j'ai tout obtenu ce que je désire
Sauf les délices de ma passion dans la souffrance » [7].

*

La damnation par amour

Autour d'Hallâj, toute une tradition s'est développée, qui voue un grand respect à ce martyr de l'amour de Dieu. C'est le fait de toute une part des soufis, et de nombreux kurdes, les Yézidis, vénérateurs d'Iblis, le diable dans le Coran.(car selon les Yézidis, la cause de sa malédiction, l’amour de Dieu, lui a valu aussi son pardon) [8].

Cette vénération de Hallâj et d'Iblis, trouve son point de départ historique chez les apologètes du soufi martyrisé, accusé de s'être damné comme Iblis.

La malédiction d'Iblis reçue dans cette perspective, repose sur une même cause similaire à celle du martyre d'al Hallâj. C'est la souffrance et la passion de l'amour impossible. C'est cette impossibilité qui se scelle dans la fatwâ, la sentence de condamnation de Hallâj, de 309/922, qui le mènera au supplice.

*

Le désir qu'exprime Hallâj dans ce poème, semble constant chez lui. C'est le désir du martyre, de la passion, à l'imitation de celle de Jésus, comme l'exprime un texte écrit au nom du célèbre soufi (mais attribué par la critique à un de ses disciples) :

« Comme Jésus je suis parvenu au haut du gibet,
m'étant gardé en tout...
Comme Jésus, je me suis précipité dans le Psautier,
j'ai retiré le voile de la face des idées.
Comme Jésus, je ressuscite des morts... » [9].

Car il est une autre question de la lecture musulmane des faits fondateurs du christianisme, qui sous-tend la compréhension soufie du martyre, qu'il faudra traiter sommairement : la crucifixion du Christ.
On sait que la théologie musulmane courante rejette l'idée de la crucifixion historique de Jésus. On a pu insister sur ce point en soulignant même que l'idée d'une telle mise à mort d'un tel prophète est impossible en islam [10]. Ce qui permettra peut-être de souligner encore à quel point un Hallâj pouvait scandaliser, jusqu'à être mis à mort par ses coreligionnaires.

Car il est peu de doute qu'Hallâj ait cru à la crucifixion de Jésus, qu'il voulait imiter, et au plus précis dans son martyre.

La croix, lieu par excellence de l'imitation hallâjienne de Jésus !

Le paradoxe y est plus criant encore en islam qu'en christianisme, comme le souligne encore le développement de l'idée d'une impossibilité théorique d'une crucifixion historique de Jésus.

C'est en cet abîme ultra-paradoxal que se noue l'expérience d'Hallâj ; c'est ici qu'il entend s'unir à Dieu.

Et, ne l'oublions pas, l'"assimilation" d'un homme à Dieu est radicalement blasphématoire en islam, fût-ce comme moment épiphanique. Or, c'est dans ces parages que semble nous mener Hallâj, pour la plus vertigineuse admiration de Louis Massignon.

L'assimilation de la créature à Dieu, que semble friser Hallâj, est même perçue, selon une lecture d'un texte coranique (XXVIII, 83) comme la faute du diable, d'où la double imitation (de Jésus et du diable !) attribuée souvent au fameux soufi [11]. Mais il n'est de sa part de vraie proclamation de l'unicité divine que dans ce blasphème et dans son châtiment, dans ce châtiment-blasphème.

Hors cela, l'unification, la proclamation de l'unicité de Dieu, n'est que discours abstrait d'une créature qui au moment même de sa proclamation abstraite, se pose inconsciemment comme l'autre instance d'une dualité qui persiste face à Dieu, au moment même où elle entend définir comme l'Un, cet Un indéfinissable. Il s'agit de s'inscrire dans l'acte par lequel Dieu lui-même s'unifie dans ses créatures, sous peine de consacrer un échec définitif de l'unification. Il n'est ainsi pour le mystique de vrai Tawhîd, unification de Dieu, que d'un Dieu Amour-Amant-Aimé, s'aimant lui-même dans le regard de la créature aimante pour l'objet de son amour – et au plus fort au moment où cet amour s'exalte dans la mort, sorte d'abolition définitive de la dualité. On en verra le lien avec l'amour « humain ».

Quant à la mort, celle d'Hallâj veut donc imiter celle de Jésus.

S'inscrivant ainsi dans une ligne admettant la crucifixion de Jésus, Hallâj est loin de faire exception dans l'islam primitif, qui, si l'on en croit ses propres textes, admettait assez couramment la réalité de la crucifixion historique de Jésus – interprétant parfois le fameux v. 157 de la sourate IV comme glorification paradoxale de Jésus à la croix [12] – ce qui semble fort proche de l’Évangile de Jean, qui y scelle un lieu par excellence de ce qu'on peut bien appeler la révélation trinitaire.

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Al Hallâj entendait donc mourir à l'imitation de Jésus. Il a de fait été martyrisé, condamné pour sa profession de l'union mystique qui outrait ses coreligionnaires musulmans ; et qui correspond à la souffrance et la passion de l'amour impossible. C'est cette impossibilité qui se scelle dans la fatwâ de 922, la sentence de condamnation qui mènera Hallâj au supplice.

La théologie d'Ibn Dâwûd d'Ispahan (ob. 909) [13], grand juriste – et mystique – qui avait émis une première fatwâ contre Hallâj déjà quelques années avant sa condamnation, révèle le péché que reprochent à ce dernier ses contemporains : l'assimilation à Dieu de la créature, atteinte à la proclamation de l'Unicité de Dieu. C'est le désir même de Hallâj qui est condamné, le désir de l'union avec Dieu qui se scelle dans sa passion.

Ici Ibn Dâwûd est sans doute fort proche d'Hallâj, Ibn Dâwûd qui prônait la non-consommation de l'amour humain, afin de perpétuer le désir. On connaît à ce sujet le mythe de Majnun et Layla, approximatif équivalent arabe de Tristan et Iseult. Cette non-consommation en vue de la perpétuation du désir est l'exaltation ultime de l'amour. C’est cet amour que, selon la légende, vivait, et en mourait, la tribu des Odhrites, les Banû 'Odhra – appelés alors les "virginalistes" – qu'a chantée Ibn Dâwûd lui-même ; tribu où « on mourait quand on aimait [14] », conformément au hadîth :

« Celui qui aime, garde son secret, reste chaste, et meurt d'amour, celui-là meurt martyr ».
Comme Majnun meurt pour Layla.


Marc Chagall - Adam et Ève chassés du Paradis


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Amour de Dieu et amour « humain » ou le retour à la question de la femme

Car il est bien question d'un rapprochement, et des plus étroits, de cet amour mystique de Hallâj et de l'amour « humain ». Car l'amour d'Iblis pour Dieu, selon le mythe développé par Ahmad Ghazâli, et le même amour impossible de Dieu que souffrent les mystiques, est fort proche de la souffrance qui est dans l'amour inabouti de l'amant pour l'aimée.

Tout le problème est précisément celui de la relation entre cet amour, humain, et l'amour porté à Dieu. Si les plus prudents des soufis y verront une simple relation de transposition de type platonicien, les plus assoiffés de Dieu, verront dans cette transposition même, le signe d'un échec de la quête.
Pour eux en effet, s'il n'y a que stricte transposition typologique de l'amour de la créature à l'amour de Dieu, la dualité subsiste, l'unification de Dieu n'est pas accomplie dans la création.

En effet si dans cette transposition, l'assimilation – le tashbîh –, et les risques de glissement panthéistes, voire idolâtres, – y est évitée, ce n'est que pour une profession purement abstraite de l'Unicité divine – le ta'tîl. Et c'est ce que refusent Hallâj ou Ahmad Ghazâli ; à leur côté se trouve aussi Rûzbehân Baqlî de Shiraz (ob. 606/ 1209), qui développe au plus précis la pensée qui situe le dévoilement de Dieu à lui-même – le regard de Dieu sur lui-même –, dans le regard de l'amant humain pour l'être humain objet de son amour [15].

C'est aussi dans cette tradition que se situe Ibn 'Arabi de Murcie, en Espagne (560/1165-638/1240), qui enseigne avec Rûzbehan que c'est Dieu « qui se manifeste à tout être aimé et au regard de tout amant. Il n'y a ainsi qu'un seul Amant dans l'Existence universelle (et c'est Dieu) de telle sorte que le monde tout entier est amant et aimé [16]. »

Comme Rûzbehan, Ibn 'Arabi retire cet enseignement d'un autre hadîth:

« J'étais un Trésor (caché) ; je n'étais pas connu et j'ai aimé être connu. Je créai donc les créatures et je Me fis connaître à elles de sorte qu'elles Me connurent [17]. »

Dans l'enseignement d'Ibn 'Arabi culmine la connaissance d'Ahmad Ghazâli et de Rûzbehân d'une « tri-unité amour-amant-aimé » où « l'amant et l'aimé se transubstancient dans l'unité de la pure substance de l'amour » pour réaliser « le secret du Tawhîd », de l'unification [18].

Le regard de l'amant humain pour l'objet de son amour, se dévoilant comme étant celui de Dieu pour lui-même devient ainsi le lieu trine de l'unification de Dieu, et sans lequel l'unification, purement abstraite se révèle illusoire, consécration d'une dualité infranchissable. Il s'agit ainsi finalement pour le mystique d'entrer dans cette tri-unité divine dévoilée dans l'amour humain en devenant soi-même comme l'œil de Dieu se contemplant soi-même dans le moment où le contemplé et le contemplant ne font plus qu'un - tout comme le papillon ne fait plus qu'un avec la flamme à laquelle il s'unit quand elle fait disparaître la dualité qui l'en séparait.

Ce que ses « successeurs » disent en termes si étonnants, quant à la relation révélatrice, de l'amant et de l'aimé humains, pour un dévoilement de Dieu qui culmine dans le martyre, Hallâj en vit, dans sa chair, le drame et la malédiction pour un amour immédiat de Dieu, d'une façon qui n'est pas sans points communs avec l'Iblis d'Ahmad Ghazâli. Ici, ce que la beauté de la créature humaine contemplée par l'œil de son amant dévoile à Dieu de sa propre Beauté, Hallâj le dévoile dans le moment culminant de son châtiment, martyre et damnation :

Tel « le papillon qui est devenu l'amant de la flamme, [...] il lui faut continuer de voler jusqu'à ce qu'il la rejoigne [...] Un instant fugitif, il devient son propre Aimé (puisqu'il est la flamme). Et sa perfection, c'est cela [19]. »

Hallâj obtient au cœur de la malédiction, de sa « punition », souhaitée, les « délices désirés de sa passion dans la souffrance ».

Il meurt à l'imitation recherchée de Jésus. En cela le mystique s'avère alors être, et au plus précis dans son martyre, le sujet de la rencontre de Dieu avec lui-même, l'amant devenant ainsi le miroir d'un Dieu enfin unifié par sa créature ; étant alors proclamé l'Un et le seul par son amant martyr, anéanti dans son martyre, Dieu seul subsistant comme étant lui-même ainsi l'Amour, l'Amant, et l'Aimé, pour reprendre la traduction de termes de soufis arabes et persans qui est celle d'Henry Corbin.

Henry Corbin, autre grand témoin de la mystique islamique en Occident, avec Massignon, est celui qui a excellemment mis en lumière ce thème du soufisme.

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Quant à la dimension psychologique, dont il faut tout de même toucher un mot, on peut bien sûr se demander si cette exaltation de l'impossible ne relève pas simplement de la névrose.

Un freudien ferait sans doute volontiers remarquer tout ce que peut sous-entendre de complexe de castration la revendication de l'amour odhrite, nécessairement inaccompli, source de tensions proprement insoutenables puisqu'elles débouchent sur la mort.

Dans cette perspective, si l'on admet ce qui parait un fait difficilement contournable, à savoir que la mystique islamique est au moins une des sources de l'amour courtois, la question ne fait que devenir plus criante à la lecture d'un Denis de Rougemont. Analysant le mythe courtois de Tristan et Iseult, Denis de Rougemont [20] remarque que l'amour de Tristan pour Iseult, et réciproquement, n'est jamais que recherche narcissique de soi à l'occasion de l'autre et point amour de l'autre, désir de rencontre. Et évidemment, parlant d'une recherche d'unification de Dieu, et de participation à cette unification de Dieu, la question du narcissisme, de la volonté de totalité, est bel et bien posée.
Dans l'étude de Denis de Rougemont, ce narcissisme névrotique débouche sur la rencontre de soi dans la mort, seule recherchée ultimement dans l'autre inaccessible.

Or la mort dans la poursuite de l'inaccessible est bien ce qui advient à Hallâj. Mieux, c'est ce qu'il dit rechercher. Alors, n'y aurait-il là que narcissisme maladif, masochiste ? Le risque est certain.

L'alternative à un diagnostic de narcissisme névrotique est qu'il y ait au contraire transgression du narcissisme qui nous guette tous nécessairement dans notre recherche du divin, et de là une victoire paradoxale sur cet inévitable narcissisme.

Ce narcissisme inévitable éclate dans toute sa réalité dans la légende du diable « hallâjien » dont nous sommes tous des imitateurs. Etre en totalité avec Dieu, ne faire qu'un avec la racine pré-existentielle de notre être est une tentation telle que nous y voyons parfois confusément une espérance paradisiaque – cf. Job 3, Jr 20, Baudelaire dans « Bénédiction », ou Cioran, parlant de « l'inconvénient d'être né ». Mais il se trouve qu'au lieu de la poursuivre Hallâj ne fait peut-être que l'assumer avant de la dépasser, avant de la reconnaître comme définitivement impossible, rejoignant d'un autre façon les prophètes bibliques ayant traversé leur épreuve (Job, Jérémie). Là apparaît d'ailleurs ce en quoi sa démarche ne débouche pas simplement sur une assimilation à Dieu.

Cette impossibilité de la fusion est la certitude de l'échec dont il meurt. Non pas qu'il y ait retrouvailles de soi-même en Dieu dans la mort, mais perte définitive de l'illusion de la totalité. Aussi l'entretien forcené de la non-rencontre de l'autre, et notamment de la femme vénérée, par des mystiques dont il ne faut pas oublier que par ailleurs ils étaient généralement mariés – Hallâj était père de quatre enfants –, cette non-rencontre peut être aussi perçue comme reconnaissance dans le concret du fait qu'il est une altérité irréductible, une non-totalité définitive de nos êtres, qui loin de se résoudre dans la mort, y devient au contraire incontournablement irréfutable. Ici encore apparaît la proximité d'Hallâj et d'Ibn Dawd qui obtenait sa condamnation.

Ainsi le martyre d'Hallâj, imitation de celui de Jésus, et symbole de l'essentiel du vécu des soufis, s'avèrerait être proclamation définitive d'une altérité irréductible, jusqu'en Dieu même, ce qui est incontournablement trinitaire : altérité définitive, dans l'éternité, du Dieu unique, Amour, Amant, Aimé - tri-unité dans laquelle le disciple est appelé à entrer pour réaliser le Tawhîd, la proclamation de l'unité de Dieu. On ne peut que remarquer la proximité d'avec l’Évangile de Jean : "nous viendrons vers lui et nous ferons notre demeure chez lui" (Jn 14:23) ; « qu'ils soient un comme nous sommes un – moi en eux et toi en moi » (Jn 17:22-23).

On a mentionné la proximité entre Majnun et Layla et Tristan et Iseult. Certes subsiste une différence entre les deux approches, soufie et courtoise, qui pourrait s'illustrer par ce qu'il est advenu de l'héritage de l'amour courtois en Occident, selon Rougemont, quel que soit le pourcentage de l'influence soufie sur les origines de la mystique amoureuse occidentale. Denis de Rougemont montre comment l'Occident est passé de l'idéal courtois à l'amour romantique en suite d'une sécularisation des perspectives et d'une perte de vue de la dimension mystique de l'amour médiéval. L'être aimé ne révèle plus à l'amant le fondement divin de lui-même, son correspondant idéel.

On ne peut s'empêcher de remarquer que parallèlement, la philosophie occidentale en est venue à professer que l'Idée n'a pas d'existence en soi, qu'elle est un nom, instrument du sujet qui pense la matière. Aussi n'est-ce pas par hasard que l'amour est perçu dorénavant que comme phénomène subjectif, la beauté de l'être aimé ne se fondant pas dans l'Idée divine, mais dans la psychologie de l'amant. Ainsi du phénomène de la cristallisation dans l'amour selon Stendhal ; phénomène purement subjectif, l'amant produisant en quelque sorte la beauté de l'objet de son amour.

C'est ainsi que l'amour platonique se trouve ne plus être rien d'autre que sublimation névrotique d'un désir biologique.

Or ce glissement de perspective propre à l'Occident trouve peut-être son origine dans une exaltation vers la transcendance de la relation idéelle de l'amour, de l'amant et de l'aimé, dans une transcendance telle qu'elle en vient à susciter un scepticisme – que n'a pas connu le soufisme.

Dans le soufisme, la beauté sensible des créatures humaines est en soi manifestation de Dieu, nous plaçant d'emblée à ce niveau de l'être qu'Henry Corbin appelle « imaginal ». Car ce n'est toutefois pas le bel être humain qui est épiphanique, mais la beauté de cet être humain. Ce n'en est pas moins la beauté sensible elle-même, qui est épiphanique. Un hadith voit dire au prophète : « j'ai vu mon Dieu sous la plus belle des formes », à savoir sous la forme humaine.

Comme pour le christianisme classique, l'être humain est conçu en Dieu selon son image, sa forme a une réalité objective - on peut parler de réalisme des universaux. De là, la perception de la beauté sensible d'une belle créature humaine est reçue comme relevant non pas seulement de la perception du contemplant historique, terrestre, mais comme étant une réalité objective, fondée en Dieu, et que le sujet terrestre perçoit, son regard s'unissant ainsi à celui de Dieu dont relève la beauté de la créature. C'est le fondement de l'amour platonique des soufis. Les prophètes - et souvent Jésus, mais bien sûr de façon moins exclusive qu'en christianisme –, y deviennent la créature à la beauté explicite, en laquelle Dieu manifeste sa beauté – on pense au hadith : « Dieu est beau et aime la beauté ».

Si le christianisme – en insistant bien sûr sur la pleine réalisation de cette beauté en Jésus – pourrait revendiquer une telle approche, une nuance, me semble-t-il, y est introduite par le fait que la Beauté idéelle y transcende la beauté sensible au point que l'absence apparente de beauté sensible pourrait être le lieu paradoxal de manifestation de la Beauté divine, que l'intelligence de la foi saurait alors y découvrir : ainsi de la laideur d'un crucifié selon le parallèle esthétique qui pourrait se tracer de la première Epître au Corinthiens voyant la sagesse et la puissance de Dieu dans la folie et l'impuissance apparentes de la Croix. La nuance toutefois ne doit pas être pressée puisque d'une façon semblable, Hallâj torturé est perçu comme dévoilant la beauté de Dieu au moment où son martyre le défigure.

*

Vers la Dame des troubadours

Tout le problème est précisément celui de la relation entre cet amour, humain, et l'amour porté à Dieu. Dans la ligne d'Ahmad Ghazâli se trouve aussi Rûzbehân Baqlî de Shiraz et Ibn 'Arabi de Murcie, musulman espagnol donc ; lui enseigne avec Rûzbehan que c'est Dieu "qui se manifeste à tout être aimé et au regard de tout amant. Il n'y a ainsi qu'un seul Amant dans l'Existence universelle (et c'est Dieu) de telle sorte que le monde tout entier est amant et aimé" [21].

Avec cette Espagne en contact nécessaire avec la chrétienté aquitaine et languedocienne, connaissant une mystique de l'amour qui fleurissait chez Ibn 'Arabi, et que pratiquait déjà, au XIe siècle, un Ibn Hazm de Cordoue dans son Collier de la Colombe, apparaît ce fait difficilement contournable que remarquait déjà Sismondi : que la mystique islamique pourrait être au moins une des sources de l'amour courtois. Ce que confirmerait un Raymond Lulle n'hésitant pas à revendiquer l'influence soufie en exergue de son Livre de l'Ami et de l'Aimé.

Amour courtois en Occident, troubadours donc. Le soufisme parlant d'une recherche d'unification de Dieu et de participation à cette unification de Dieu dans l'amour humain, la chantant dans le sama', la question de la proximité des deux traditions est bel et bien posée.

On a signalé à propos d'Hallâj (cf. supra) la proximité d'avec l’Évangile de Jean — "nous viendrons vers lui et nous ferons notre demeure chez lui" (Jn 14:23) ; « qu'ils soient un comme nous sommes un – moi en eux et toi en moi » (Jn 17:22).

Proximité aussi avec le catharisme, pourtant différent, comme l'Évangile de Jean, de l'amour courtois ! Mais que ne disent pas les cathares sur l'altérité irréductible quand ils prient un Dieu étranger à la Création ! Il faudra donc parler d'un complexe de civilisation, qui va de l'Espagne musulmane à l'Europe courtoise, où l'on est au fait à la fois de la splendeur de Dieu et par là même de son inaccessibilité, qui est finalement celle de l'Autre, et de l'autre humain également. L'Autre est dévoilement pour chacun de son propre abîme, intuition de ce que dira le freudisme quant à la vanité du fantasme et à ce qu'il ne peut être assouvi. Cette intuition s'est traduite alors dans l'exaltation de la chasteté et le culte de la Vierge Marie, Dame courtoise par excellence – inaccessible comme un fantasme reste inassouvi. Ou chez les Dante avec Béatrice, les Pétrarque avec Laure, toutes deux voulues inaccessibles, mais vénérées comme dans un jeu frisant sans cesse le mortel, mais au fond se sachant mensonge : cette mystique sait très bien ne fonctionner que comme amour inaccompli.

L'amour s'adresse-t-il en effet à celle que l'on dit exaltée, à la dame concrète, quand son poète devine, au fond, désirer surtout éviter sa vraie rencontre ? L'amour ne se signifierait que dans un engagement concret, charnel, quotidien, qui précisément, serait la ruine de la quête de l'inaccessible.

Kierkegaard l'a exprimé au plus précis, concernant « le jeune homme » de son livre La reprise : « la jeune fille n'était pas aimée ; elle était l'occasion, pour le poétique de s'éveiller en lui ». C'est pourquoi,... ment-il (en toute sincérité !), « il ne pouvait aimer qu'elle [...] ; et pourtant, il ne pouvait que languir auprès d'elle, continuellement [22].». Auprès ou, sans doute mieux, au loin. Pensons ici à Raimbaud de Vaqueiras [en fait plutôt Raimbaud d'Orange, et surtout Jaufré Rudel], vouant un culte exalté, sur simple ouï dire, à la Beauté de sa Dame d’Égypte musulmane, Dame qu'il n'a jamais vue !

L'exil métaphysique que typifie l'exil biblique en Égypte ou à Babylone, et que les cathares ont perçu à la racine de leur théologie, cet abîme de la nostalgie soufie, se dévoile comme étant au cœur de toutes les mélancolies, de tous les blues : les esclaves noirs d'Amérique, autres grands exilés spirituels avec Israël et les cathares, et d'abord géographiques, avec Israël, le traduiront dans les mêmes thèmes bibliques : l'Exode, le passage de la Mer rouge ou du Jourdain, la Pâque – et celle du Christ –, avec leur charge symbolique. « Déportés d'Afrique, depuis le XVIIe siècle, les esclaves noirs d'Amérique ont connu un sort cruel : tribus et familles dispersées, rites et musiques interdits. Dépossédés de toute identité, ils n'ont plus que le grain de leur voix et la couleur de leur peau pour se réinventer un peuple, retrouver enfin une âme [23] »... C'est, des champs de coton aux gospels, le blues, précisément, qui chante et la femme perdue, et au-delà la perte irrémédiable d'une terre-mère désormais inaccessible [24], — mère symbolisée dans un pieu mensonge par une Vierge Marie, une Béatrice de Dante déjà décédée, ou une Dame d'Égypte que Raimbaud ne verra pas, — terre de la préexistence des cathares où l'on ne reviendra pas de ce côté-ci du ciel.

*

« L’incarnation » de la Dame

Mystère comme signe, exprimé au mieux avec Raimbaud de Vaqueiras [Raimbaud d'Orange - cf. supra]. Mystère et signe comme piège, dans le mythe de Bélibaste ; que l’on retrouve en termes plus crus, comme chez Stendhal ; ou d’une crudité plus gynécologique chez Schopenhauer pour lequel l’attrait et la beauté des femmes n’est que le piège de la volonté obscure du vouloir vivre qui cherche à s’accomplir en procréation. Prolifération de la vie, infection parasitaire grouillant sur le Néant de l’Univers ; résultat de la chute depuis la Terre céleste du mythe de Bélibaste. Car c’est bien de cette façon que cela se termine, on le sait, comme vivants tragiques, on est (mal) payé pour le savoir… Cela pour ne pas aller jusqu’aux « Métamorphoses du Vampire » de Baudelaire nous confiant : « Quand […] je me tournai vers elle Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus ! Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante, Et quand je les rouvris à la clarté vivante, A mes côtés, au lieu du mannequin puissant Qui semblait avoir fait provision de sang, Tremblaient confusément des débris de squelette, Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, Que balance le vent pendant les nuits d'hiver. » Remarquons simplement que le propos pourrait se retourner et concerner l’homme aimé par la femme…

Reste qu’il donne un raccourci saisissant du mythe de Bélibaste : c’est probablement savoir cela, la sagesse commune des Parfaits et des Fidèles d’Amour. Une sagesse qui rejoint celle de Paul (1 Co 7) : « usant de ce monde comme n’en usant pas » - et de l’Ecclésiaste (3, 11) : « Dieu a mis dans le cœur de l’homme la pensée de l’Éternité ». Par son tournement vers le ciel, le Parfait enseigne ce qu’il scelle symboliquement dans le Consolamentum : on n’accèdera à sa fin que nu, on ne réintégrera la Terre céleste qu’en ayant dépouillé ce qui est du passager. Par son culte de la Dame, sublime trace de la splendeur perdue, le Fidèle d’Amour creuse pour nous le souvenir tragique qui est au cœur de l’amour. Il nous apprend dès lors à en cueillir hardiment les fruits passagers. Peut-être ensemble annoncent-ils Martin Luther, qui rompant un vœu digne d’éternité au prix de la calomnie du passager, clamait : « pèche hardiment, crois plus hardiment encore ». Et se mariait – accomplissant ce qui, dit-il, ne regarde pas l’Église, le mariage – pour une fidélité tangible à l’égard d’une femme concrète, soumise comme lui à la loi du temps et du passager.

Car alors quittant les espaces froids de la splendeur céleste des rêves poétiques, la femme, pour ce temps, en signe de mémoire, peut prendre chair, et, tragique et vraie, être enfin aimée telle. Et à nouveau l’Ecclésiaste (9, 9-10) : « Goûte la vie avec la femme que tu aimes durant tous les jours de ta vaine existence, puisque Dieu te donne sous le soleil tous tes jours vains ; car c'est là ta part dans la vie et dans le travail que tu fais sous le soleil. Tout ce que ta main se trouve capable de faire, fais-le par tes propres forces ; car il n'y a ni œuvre, ni bilan, ni savoir, ni sagesse dans le séjour des morts où tu t'en iras. »




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[1] Bélibaste, traduit in Jean Duvernoy, Le registre d’Inquisition de Jacques Fournier, Paris/La Haye/New-York, Mouton, 1978, p. 761 - cf. Michel Roquebert, La religion cathare, Paris, Perrin, 2001, p.150.
[2] Sans parler de l'ancêtre Platon.
[3] Ainsi le Livre des deux Principes, trad. Nelli, in Écritures cathares, éd. Nelli/Brenon, Paris, Le Rocher, 1995. (« Monarchiens » désigne ceux des cathares qui admettent un seul Principe ultime, Dieu, « dyarchiens » ceux qui admettent un second Principe incréé face à Dieu.)
[4] Cf. pour ce paragraphe et les deux suivants, R. Poupin, « Hallâj : l’imitation de Jésus-Christ ou le martyre comme damnation », Connaissance des Pères de l’Église (éd. Nouvelle Cité), n°47, 1992 ; R. Poupin, « Is there a trinitarian experience in sufisme ? », in Kevin J. Vanhoozer éd., The Trinity in a pluralistic Age (Papers of the Fifth Edinburgh Dogmatics Conference), Grand Rapids - Michigan / Cambridge - UK, Eerdmans, 1997.
[5] Cf. Henri CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, [1964-1974] 1986, p. 279 ss.
[6] Par son œuvre La passion d'al Hallâj, Paris, 1922, réed. Gallimard, 1975.
[7] HALLAJ, Poèmes mystiques, trad. Sami-Ali, Paris, Sindbad, 1985, n° 6, p. 31.
[8] Cf. Louis MASSIGNON « Les Yezidis du Mont Sindjar "'adorateurs d'Iblis" », Satan, Etudes carmélitaines, collection L'ordinaire, Desclée de Brouwer, 1948, p. 133-134.
[9] In Michel HAYEK, Le Christ de l'islam, Paris, Seuil, 1959 (présentation et traduction de textes musulmans sur le Christ), p. 233.
[10] Cf. G.C. MOUCARRY, « La crucifixion impossible », Nuance, Journal réformé évangélique, n°26, juin-juillet 1992.
[11] Accusation contestée par MASSIGNON, « Perspective transhistorique sur la vie de Hallâj », dans Parole donnée, Paris, René Julliard/U.G.E.-coll. 10/18, 1962, p.62sq. Publié aussi en introduction de la traduction par Massignon du Dîwân d'al Hallâj, Paris, Seuil-coll. Points/Sagesses n°44, [1955] 1981.
[12] Cf. Roland POUPIN, « Exégèses anciennes de la sourate IV, 157-158, et christologie coranique », Etudes théologiques et religieuses, 1996/1.
[13] Cf. Henry CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard [1964], coll. Folio, 1986, p. 279 sq.
[14] Ibid.
[15] Cf. son Jasmin des fidèles d'amour (Kitâb-e 'Abhar al-'ashiqîn), traduit du persan par Henry Corbin, Paris, Verdier - coll. « Islam Spirituel », 1991.
[16] Coll. « Spiritualités vivantes », Paris, Albin Michel, 1986, p. 59.
[17] Cit. ibid.
[18] Henri CORBIN, op. cit., p. 281.
[19] Ahmad GHAZALI, Les intuitions des fidèles d'amour, ch. 39, cit. par Henri CORBIN, op. cit., p. 282.
[20] L'amour et l'Occident, Paris, Plon/U.G.E. - coll. 10/18, 1972.
[21] IBN 'ARABI, Traité de l'amour, trad. M. Gloton, coll. « Spiritualités vivantes », Paris, Albin Michel, 1986, p. 59.
[22] KIERKEGAARD, La reprise, Paris, Flammarion, coll.GF, 1990, p.73-74.
[23] Franck BERGEROT, Arnaud MERLIN, L'épopée du jazz. 1/ Du blues au bop, Paris, Gallimard, coll. Découvertes, 1991, p.13.
[24] Ainsi le dit celui que Michel Jonasz appelle « le Blanc qui chante Toulouse [comme] le Noir [...] chante "I was born to loose" » : ayant précisé : « il y a des races de peau, paraît-il. Pour moi, il y a surtout des peaux de l'âme, des peaux d'âme », Claude Nougaro parle de « cet appel vers un homme transfiguré, vers un paradis perdu » : « je suis né dans un trou de mémoire et au fond de ce trou gît l'étoile, le lingot de ma vie » (in Le Nouvel Observateur n°2228 / 26 juin - 2 juillet 1997, p.35-36).



jeudi 6 janvier 2011

Thomas d’Aquin – Contemplation et théologie négative




Thomas s’inscrit dans un courant classique de la théologie, appelé « théologie négative » en ce sens qu’il pose la nécessité de la négation de tout ce que l’on peut affirmer de Dieu. Dieu est au-delà de toute mesure de ce que l’on peut lui attribuer, qui est toujours en rapport avec ce que nous en connaissons dans les créatures. Qu’il s’agit de la bonté, de la puissance, de la grandeur, nous n’en avons d’approche que par ce que nous en connaissons dans les créatures.

S’il s’agit de connaître Dieu, au sens existentiel, forcément, c’est-à-dire de « faire temple avec » au sens étymologique de « contemplation », la négation de ce que l’on croirait pouvoir affirmer de lui est incontournable — sous peine d’en avoir fait un Dieu à notre image, une idole…

La théologie négative est un classique, qui remonte à l’Antiquité critiquant la « théologie », qui correspond d’abord à la lecture des récits poétiques traditionnels sur les dieux, en discernant qu’il n’y a là que mythologie et que le divin ne s’y lit que de façon allégorique. Une transposition s’opère dans la réflexion métaphysique, qui nie la lettre des mythes, et qui rejoindra la tradition biblique à l’occasion de laquelle s’opérera une distinction entre la théologie, biblique, et la métaphysique relevant d’une approche selon la raison naturelle.

Thomas hérite sa démarche d’un théologien chrétien du Ve siècle, Denys l’Aréopagite, et du philosophe juif du XIIe siècle Moïse Maimonide. Il se distingue des deux : de Denys qui est porté avant tout par un souci mystique, contemplatif ; et de Maimonide qui souligne plus radicalement que Thomas l’impossibilité d’affirmer quelque chose de Dieu…

Trois témoins à travers des textes…


1) Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils

La connaissance de Dieu exige que l'on emploie la voie négative (Livre 1er, § 14) – extraits

Après avoir montré qu'il existe un premier être auquel nous donnons le nom de Dieu, il nous faut rechercher quelles sont ses qualités. C'est dans l'étude de la substance divine que l'usage de la voie négative s'impose avant tout. La substance divine, en effet, dépasse par son immensité toutes les formes que peut atteindre notre intelligence, et nous ne pouvons ainsi la saisir en connaissant ce qu'elle est. Nous en avons pourtant une certaine connaissance en étudiant ce qu'elle n'est pas. Et nous approchons d'autant plus de cette connaissance que nous pouvons, grâce à notre intelligence, écarter plus de choses de Dieu.

Si nous ajoutons ensuite qu'il n'est pas un corps, nous le distinguons encore d'un certain nombre de substances ; et ainsi, progressivement, grâce à cette sorte de négations, nous le distinguons de tout ce qui n'est pas lui. Il y aura alors connaissance propre de la substance divine quand Dieu sera connu comme distinct de tout. Mais il n'y aura pas connaissance parfaite, car on ignorera ce qu'il est en lui-même.


De quels noms peut-on faire usage en parlant de Dieu ? (Livre 1er, § 30)

On peut examiner maintenant quels noms peuvent s'employer en parlant de Dieu, quels autres doivent être exclus, ceux qui lui sont propres, et ceux qui, enfin, peuvent s'appliquer aussi bien à lui qu'aux autres réalités ? N'importe quelle perfection de la créature doit se retrouver en Dieu, mais d'une autre manière, plus noble. Aussi tous les mots qui désignent dans l'absolu une quelconque perfection, sans nuance de limite, se disent à la fois de Dieu et des autres êtres. Ainsi la bonté, la sagesse, l'être, et tout autre nom de cette sorte. Par contre, tout nom qui signifie semblable perfection, mais en incluant cette fois les conditions propres à la créature, ne peut pas s'employer en parlant de Dieu, si ce n'est en vertu d'une certaine ressemblance, par métaphore :

Au contraire, certains noms expriment les perfections dont nous parlons sous l'angle de cette suréminence selon laquelle elles ne se rencontrent qu'en Dieu : on ne peut alors les appliquer qu'à Dieu seul. Ainsi quand je parle du Bien suprême, de l'Être premier, et ainsi de suite. Lorsque je dis de certains de ces noms qu'ils impliquent perfection sans limite, je me place du point de vue de la réalité qu'on a voulu exprimer en lui appliquant ce nom. Quant à la façon dont cette réalité est signifiée, il est en effet trop clair que tous nos mots impliquent une certaine imperfection. Car, par le nom, nous n'exprimons le réel que de la façon dont notre intelligence le conçoit. Or, pour celle-ci le point de départ de tout acte de connaissance se trouve toujours dans l'un ou l'autre de nos sens.

C'est pourquoi les noms dont nous nous servons, du moins quant à la manière dont ils signifient le réel, impliquent une certaine imperfection qui ne peut convenir à Dieu, alors même que la réalité ainsi désignée lui convient bel et bien, d'une manière plus éminente, s'entend. Soit, par exemple, ces expressions, bonté, bon.

Ces noms, on pourra donc, comme l'enseigne Denys, aussi bien les affirmer que les nier de Dieu : l'affirmation se justifie du point de vue du sens même du nom, la négation se légitime à raison de la manière dont le nom exprime son sens. Quant à cette manière suréminente dont les perfections en cause se trouvent réalisées en Dieu, les noms que nous forgeons ne peuvent la désigner que par le biais d'une négation. C'est ce qui se produit quand nous disons, par exemple, que Dieu est éternel, ou infini.


2) Thomas d’Aquin et Denys l’Aréopagite (cf. ici)

I - Le problème de la connaissance de Dieu

Le problème de la connaissance de Dieu a été posé de façon radicale dans un traité attribué à Denys l’Aréopagite : « De la théologie mystique ».

Denys conçoit 2 voies théologiques possibles :

1) cataphatique ou positive qui procède par affirmations et nous fait accéder à une certaine connaissance de Dieu ; cette voie, selon lui, est imparfaite ;
2) apophatique ou négative qui procède par négations et nous conduit à l’ignorance totale.
- Seule cette voie est convenable à l’égard de Dieu, inconnaissable par nature.
En effet, toute connaissance a pour objet ce qui est. Or Dieu est au delà de ce qui est ou existe.
La seule approche possible est de nier tout ce qui lui est inférieur, c’est à dire tout ce qui est.

- C’est donc par l’ignorance que l’on connaît Celui qui est au dessus de tous les objets de connaissances possibles, Celui qui n’est rien du tout dont il est la Cause…
Par les négations on écarte progressivement tout le connu pour s’approcher de l’Inconnu dans les ténèbres de l’ignorance.

- De même que la lumière rend les ténèbres invisibles, de même la connaissance, et surtout l’excès de connaissance supprime l’ignorance, seule voie pour atteindre Dieu en Lui-même.


II - Thomas d’Aquin et l’apophatisme selon Denys.

- Or les 2 voies, transposées sur le plan de la dialectique, sont antinomiques, et c’est pourquoi Thomas d’Aquin chercha à résoudre cela en tentant une synthèse ramenant les 2 voies en une seule. Il fit ainsi de la théologie négative une correction de la théologie affirmative : les perfections finies que nous trouvons dans les êtres, si elles doivent être niées selon le mode de notre conception limitée, doivent être affirmées par rapport à Dieu selon un mode plus sublime, dit-il.

Ainsi les négations se rapportent à la limitation de nos moyens d’expression, alors que les affirmations se rapportent à la perfection que l’on veut exprimer, qui est en Dieu autrement que dans les créatures…
Mais de toute évidence cette synthèse, si ingénieuse d’un point de vue philosophique, ne correspond pas à la pensée dionysiaque.

- Selon Denys, on ne peut mettre sur un même plan les 2 voies antinomiques pour en faire une synthèse car elles ne sont pas de même nature...

Il oppose la voie affirmative, qui est une descente des degrés supérieurs de l’être vers ses degrés inférieurs, à la voie négative, celle des détachements successifs, ascension vers l’ingognoscibilité…

Denys compare cette voie à la montée de Moïse sur le Sinaï, qui renonçant à tout savoir positif, pénètre dans la Ténèbres de l’inconnaissance.
Dieu n’est pas objet de connaissance ; sa nature est inconnaissable…"


3) En regard de Maimonide

Maimonide, Guide des Égarés, 1ère partie § 58. « Le sens négatif des attributs de Dieu » (éd. Verdier p. 134-135) - extraits

"Sache que les vrais attributs de Dieu sont ceux où l'attribution se fait au moyen de négations, ce qui ne nécessite aucune expression impropre, ni ne donne lieu, en aucune façon, attribuer à Dieu une imperfection quelconque; mais l'attribution énoncée affirmativement renferme l'idée d'association et d'imperfection, ainsi que nous l'avons exposé.

Il faut que je t'explique d'abord comment les négations sont, d'une certaine façon, des attributs, et en quoi elles se distinguent des attributs affirmatifs; ensuite je t'expliquerai comment nous n'avons pas de moyen de donner à Dieu un attribut, si ce n'est par des négations, pas autrement.

Après cette observation préliminaire, je dis: C'est une chose démontrée que Dieu, le Très-Haut, est l'être nécessaire, dans lequel, comme nous le démontrerons, il n'y a pas de composition. Nous ne saisissons de lui autre chose, si ce n'est qu'il est, mais non pas ce qu'il est. On ne saurait donc admettre qu'il ait un attribut affirmatif: car il n'a pas d'être en dehors de sa quiddité, de manière que l'attribut puisse indiquer l'une des deux choses; à plus forte raison sa quiddité ne peut-elle être composée, de manière que l'attribut puisse indiquer ses deux parties; et, à plus forte raison encore, ne peut-il avoir d’accident qui puissent être indiqués par l'attribut. Il n'y a donc (pour Dieu), d'aucune manière, un attribut affirmatif.

Les attributs négatifs sont ceux dont Il faut se servir pour guider l'esprit vers ce qu'on doit croire à l'égard de Dieu; car il ne résulte de leur part aucune multiplicité, et ils amènent l’esprit au terme de ce qu'il est possible à l'homme de saisir de Dieu."


R. Poupin,
AJC Antibes, 16.12.2010